Psychologie – TP Psychogénéalogie sur France Culture

Il est bien entendu que les secrets de familles existent, et peuvent avoir un impact psychologique fort lorsqu’ils sont révélés. Il est certain que, génétique ou atavisme, des choses se « transmettent » d’une génération à l’autre. Toutefois, veillons à ne pas confondre cette psychologie de la transmission et la psychogénéalogie, technique pseudoscientifique qui fleurit dans les familles et qui étudie « niches », « fantômes » et autres « syndromes » dont on hériterait inconsciemment (selon un inconscient tout à fait freudien).

S’il est évident qu’un adultère ou une adoption peuvent être un secret transmis, rien à voir avec les connivences et loyautés présentées par Mme Ancelin-Schützenberger dans son livre fondateur Aïe mes Aïeux, où il s’agit par exemple pour l’arrière-petit fils de développer un cancer des testicules par « loyauté » avec l’arrière grand-papa qui s’était pris un coup de pied de chameau dans les mêmes parties. Ne rions pas, c’est douloureux, tant le coup de pied que l’adhésion à cette théorie fausse qui crée parfois de vrais drames familiaux.

Une déconstruction complète de cette dérapie a été effectuée de longue date sur le site de l’Observatoire zététique par notre corticale Géraldine Fabre ici et .


Le documentaire de Sur les Docks sur France Culture diffusé le 12 avril manque justement de discernement, et fait exactement ce mélange des choses.

Les deux seuls experts invités sur un sujet qui se veut scientifique (du moins la psychogénéalogie se présente-elle comme tel, voire comme thérapie) sont

  • une psychogénéalogiste, Denise Allais.

  • un écrivain psychanalyste, François Vigouroux. Jean Lebrun le présente comme « cet explorateur bien connu de la puissance des latences note que s’il est dangereux de laisser se rompre brut les barrages, il peut être utile d’ouvrir les vannes. Il vaut mieux savoir ce que nos ascendants ont fait de nous pour nous faire nous-mêmes » (cf. effet puits, dans Outillage).

Or psychanalyste n’est pas un diplôme à proprement parler, sanctionnant une compétence ; et psychogénéalogiste encore moins, tant les formations fleurissent de manière « sauvage ».

Les psychologues, travailleurs sociaux ou simples membres de famille trouveront ici quelques éléments de discours-type, dont nous retranscrivons quelques extraits archétypaux, tous tirés de l’émission et accolés dans ce document sonore : 

Télécharger (18’25)

Une première partie de « pseudo-théorisation » est placée en introduction par les documentaristes.

On notera comment par une analogie douteuse, on glisse progressivement vers la construction factice d’un « objet » scientifique, le secret de famille.

« À l’image de la Russie soviétique où les compagnons de Staline disparaissent un à un des photos officielles, au rythme des disgrâces, le secret de famille est un tour de passe-passe destiné à escamoter les personnages et les épisodes inavouables.

Pour ne pas troubler les eaux calmes d’une famille apparemment heureuse et aimante, il se noue dans le tabou, le non-dit. Le mensonge se distille jusque dans les chambres d’enfant, avec une violence feutrée. Il se transmet de génération en génération, souvent à l’insu du dépositaire, qui n’en perçoit que des bribes confuses et incertaines. Une crypte peuplée de fantômes, disait Abraham Etörök, tapi dans l’inconscient, impénétrable, et pourtant déterminante dans notre rapport au monde, et de nos relations aux autres. À nous-mêmes en premier lieu, car le secret de famille se rapporte aux origines il touche même de notre même de notre identité. Filiation trouble, adultère, fortune ou faillite honteuse, le secret de famille est fascinant car il porte en lui l’espoir d’apprendre quelque chose de nous-mêmes. Espoir bien souvent déçu. Le sentiment d’étrangeté ne peut être résolu si facilement.

Écrivain, psychanalyste ou psychogénéalogiste, tous ont tenté de sonder cet abime mais les secrets restent bien gardés car même découverts ils continuent d’agir en nous, de conditionner notre place, notre façon de penser, de nous comporter.

De cette énigme originelle on peut cependant en faire le récit, avec des trous et des blancs, des souvenirs qui reviennent subitement, des indices qui ne prendront leur sens que bien plus tard quand tous les fils seront bien tissés. »

La psychogénéalogiste Denise Allais ajoute :

« (…) je pense qu’elle a été prise elle au fil des générations dans une loyauté, c’est-à-dire dans une construction où elle a été finalement prise en otage pour essayer de remettre de la parole par rapport à quelque chose qui n’a pas été dit. Mais c’est vrai que tous les enfants, on le voit bien par exemple dans une fratrie ne sont pas investis de la même manière par leurs parents et qu’est-ce qui fait qu’un enfant le sera plus je pense qu’il n’y a pas de réponse à ça parce que chaque cas est tellement particulier. C’est vrai qu’il y a des secrets de famille qui d’ailleurs finissent par s’éteindre au fil des années et qui ne génèrent pas forcément de catastrophe.

Le secret n’est pas uniquement quelque-chose de pathologique. Il y a vraiment une possibilité de transformer tout ce qui n’a pas été dit en quelque chose de lumineux. Par contre il y a plein de secrets, il y a plein de choses qu’on ne pourra jamais élucider, ni jamais connaître, et ça c’est important de pouvoir lâcher à certains moments. Il y a des tas d’événements, tas d’endroits de l’arbre généalogique dont on ne pourra jamais rien dire, rien savoir » (…)

Cette technique de discours (qu’on pourrait appeler la noyade du poisson ou la technique de la seiche) est plus ou moins consciente et rend totalement irréfutable la théorie de la dame. Le secret peut être pathologique ou non,  générer une catastrophe ou non, un enfant peut être plus ou moins « investi » sans trop savoir ce que signifie investi, il faut parfois lâcher parfois pas… Les phrases sont des phrases-puits, qui ont l’air profondes mais qui n’apportent pas d’information.

S’ensuivent dénis, masquages, et corrélation avec des catastrophes, drames ou pathologies qui ne peuvent que terroriser gratuitement les gens à la recherche d’explications. Soit la personne est mal dans sa peau, et cherchera une cause que la psychogénéalogie (ou de l’analyse transgénérationnelle) se hâtera de lui trouver, soit elle n’en a pas, et le mécanisme de la psychogénéalogie se dépêchera de lui en trouver une. Sans parler du fait que dans ces théories, les solutions au mal-être sont toujours à l’intérieur de la personne, comme si les mal-être ne pouvaient être sociétaux ou politiques (comme les avortements, les adoptions, les filiations « honteuses », dont la représentation psychologique est très dépendante de l’époque et de la morale commune).

Note : il nous semble facile de décortiquer ce genre de discours lorsqu’on a lu les deux articles de Géraldine Fabre. Mais si besoin est, le CorteX pourra sur demande compléter cette fiche.

RM

Sciences politiques – TP Deus ex machina & concepts psychanalytiques

Travail pratique : essayer de déceler les concepts psychanalytiques et les Deus ex machina.

La philosophie et la science politique sont malheureusement propices aux discours pseudoscientifiques.

Par ce petit TP, il est possible d’introduire la question du Deus ex machina et sur la validité des concepts psychanalytiques, particulièrement dans le champ social.

Lorsqu’on écoute l’émission du 23 avril 2010 de Macadam Philo sur France Culture, on ne prête pas forcément attention aux concepts utilisés dans le discours, ni à l’enchaînement des raisonnements.

1ère phase

Faisons écouter le montage de trois extraits tirés de la première partie d’émission, qui voyait François Noudelmann inviter la philosophe Barbara Cassin.

Télécharger le montage ici (2’32)

puis demandons aux étudiants de relever les concepts centraux. S’ils n’y parviennent pas, il est toujours possible de leur présenter la retranscription suivante :

  • (3 et 4ème minutes) Le problème du juge Baltazar Garzon… ce juge célèbre par ses procédures contre les dictateurs d’Amérique latine a touché un tabou. Il veut rouvrir le dossier de la dictature franquiste et faire la lumière sur les cent milles victimes du régime de Franco depuis la guerre civile jusqu’en 1975 (…) C’est tout le refoulé du franquisme qui resurgit (…) Le pays doit-il se réconcilier avec son passé ? Cette volonté de justice va-t-elle ramener les haines de la guerre ?
  • (6ème minute) (…) je rappelle que la transition démocratique s’est faite sur un certain déni, c’est-à-dire voilà Juan Carlos donc a permis une transition démocratique après la dictature de Franco et a instauré la démocratie sur la possibilité justement que tous ceux qui avaient été aussi les bourreaux puissent avoir leur place, enfin c’est le cas aussi dans beaucoup de dictatures ou on a exercé ce déni au nom de la paix civile (…)
  • (10ème minute) ce refoulé qui resurgit qui a permis la transition démocratique, malgré tout ça veut dire qu’il n’a pas autorisé pour longtemps une paix civile (…)

2ème phase

Discuter de la terminologie psychanalytique : tabou, refoulé, déni. Rechercher la définition de ces termes, et évaluer si l’emploi qui en est fait ici est adéquat.

3ème phase

Qu’est-ce qui justifie l’emploi de concepts psychanalytiques ici ?

  • Soit nous sommes dans le transfert d’un champ à un autre de concepts sans justification, ce qui est la base de l’imposture intellectuelle (cf ressources).
  • Soit la métaphore centrale est la psyché humaine selon Freud et adaptée à un pays, c’est-à-dire avec un moi qui dénie, un inconscient dans lequel on refoule, et des tabous bien gardés.

Il y a au moins trois pistes de discussion possibles :

– sommes-nous devant une imposture intellectuelle ?

– sommes-nous devant l’utilisation d’une psychologie humaine périmée ?

– sommes-nous dans un sophisme de population ? (cf Outillage)

Une quatrième piste serait de faire le parallèle avec le deus ex machina.

En effet, poser la question Le pays doit-il se réconcilier avec son passé ? est une question-piège. Tout d’abord elle anthropomorphise le pays, comme une seule et même « volonté ». Puis elle contient une prémisse à laquelle nous n’avons pas forcément adhéré (avant de se réconcilier, le pays était fâché avec son passé) : c’est ce qu’on appelle un Plurium Interrogationum (cf Outillage). Enfin, c’est une lecture simpliste cachant tout le problème posé en science historique de l’accès au passé et à ses sources : l’Allemagne de l’Est était-elle fâchée avec son passé, alors qu’elle n’avait pas accès aux dossiers de la STASI ?

Note : le passage entier (3′-> 15’19) est à disposition (télécharger) pour vérifier que la coupe n’est pas subjective.

Il n’est d’ailleurs pas dénué d’intérêt : on y entend une série de raisonnements aux prémisses peu claires, basés sur des analogies hasardeuses, des phrases-puits, des citations d’anciens philosophes et de notions sans définition, hormis celle plutôt étrange de «vérité qui soigne» posée par la philosophe Barbara Cassin et tout droit tirée de mécanismes de deuil tels que dictées par l’héritage de Freud mais appliqués cette fois à une population et non à un individu (toujours ce sophisme de population).

RM 

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Pensée de Chomsky, et rôle des intellectuels par Jean Bricmont

Nous devons à Noam Chomsky la notion d’autodéfense intellectuelle. On pourra entendre ici une brève analyse de la pensée de Chomsky et du rôle de l’intellectuel par le professeur belge Jean Bricmont, prélevée dans l’une des émissions de Chomsky & Cie, d’Olivier Azam et Daniel Mermet.

Télécharger (3mn41, 3,38Mo).

On touche du doigt sa démarche non-autoritaire visant à « éclairer », non à éduquer, notamment en déconstruisant les discours de « la prêtrise séculière », légitimant les idées dominantes et les pouvoirs temporels.

Cet extrait est tiré de la série de 7 interviews de Chomsky, diffusées dans Là-bas si j’y suis, de Daniel Mermet, sur France Inter du 14 au 22 mai 2007, et qui firent l’objet d’un film disponible ici.

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Jean Bricmont donne par ailleurs son sentiment dans nos vidéos ici, introduisant Chomsky dans la continuité des penseurs de la philosophie politique rationaliste et du courant libertaire. Il vient de publier un ouvrage d’interviews de Chomsky intitulé Raison contre pouvoir, le pari de Pascal, Carnets, L’Herne (2009) sur lequel nous ferons une notice.

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Et si l’on souhaite ancrer ce rationalisme dans un cadre de sciences politiques, on écoutera avec profit cet extrait sur l’éducation populaire de masse, tiré de la conférence donnée par Noam Chomsky au Théâtre de la Mutualité le samedi 29 mai 2010.

Télécharger (5mn28, 5Mo)

Retranscription de la conférence.

Richard Monvoisin

Conférence de Noam Chomsky au Théâtre de la Mutualité (29 mai 2010)

Petit cours d’autodéfense intellectuelle – Normand Baillargeon

En 2006, les éditions Lux ont publié un ouvrage qui pourrait bien devenir une référence dans la littérature sceptique francophone : le Petit cours d’auto-défense intellectuelle de Normand Baillargeon, professeur en sciences de l’éducation à Montréal, membre des sceptiques du Québec, a rassemblé les bases de la pensée critique dans un livre très accessible.

Passant en revue nos principaux biais de perception, nos erreurs de raisonnement et les pièges rhétoriques, ce livre nous incite à plus de vigilance au quotidien, dans notre rapport aux médias comme face à toutes les croyances qui circulent dans nos sociétés et au développement inquiétant des pseudo-sciences et pseudo-médecines. Mais cet ouvrage ne se contente pas de pointer tous nos défauts, il nous donne également quelques outils indispensables pour développer et exercer notre esprit critique comme, le kit de Poutine (voir ci-dessous) et le modèle ENQUETE.
Ponctué d’anecdotes et illustré de dessins humoristiques, ce guide pratique est véritablement un manuel pédagogique d’autodéfense intellectuelle. Il a reçu en 2005 le prix Sceptique.
Interview de l’auteur (réalisée par l’Observatoire zététique)

Observatoire zététique – Qu’est ce qui a motivé l’écriture de ce livre ? Quel était votre but ?

Normand Baillargeon – Ce livre est le point de rencontre de trois séries de préoccupations et d’intérêts qui me sont chers. L’éducation, d’abord : j’enseigne la philosophie de l’éducation à l’université ; le politique, ensuite : je n’ai jamais caché que je suis un anarchiste, et suis connu comme tel au Québec, mais d’un anarchisme rationaliste, qui est celui qui va, disons, de P. Kropotkine à N. Chomsky ; la pensée critique, enfin : je suis un rationaliste et un amoureux des sciences.
Sur ces trois plans, mes idéaux restent, sans aucun repentir, ceux du Siècle des Lumières. Je crois donc que l’éducation devrait viser à garantir l’autonomie rationnelle des êtres dont elle s’occupe ; qu’un espace public de libre délibération devrait exister et rendre possible l’exercice de cette citoyenneté active et critique sans laquelle la démocratie reste un concept largement vide ; que l’autogestion économique et la démocratie participative sont des idéaux raisonnables ; que les sciences sont un modèle sur le plan épistémologique et restent une irremplaçable école de rationalité.
Or, je suis passablement inquiet de ce qui se déroule en ce moment sur tous ces plans dans nos sociétés. L’éducation me semble tendre de plus en plus à être instrumentalisée, transformée en outil d’adaptation fonctionnelle à l’économie et vidée de sa substance, notamment par des travaux de prétendues sciences de l’éducation qui me désolent bien souvent. Par ailleurs, la concentration des médias et le travail, méconnu mais gigantesque, des firmes de relations publiques (pour en rester à ces deux institutions) dévoient la circulation de l’information et sa libre discussion en propagandisme et préparent l’avènement d’une « démocratie de spectateurs ». Finalement, s’il y a toujours eu des formes d’irrationalisme et d’antirationalisme dans le grand public et chez les intellectuels, depuis quelques décennies ces phénomènes sont apparus dans les milieux académiques (sous le nom de postmodernisme, de programme fort en sociologie des sciences et ainsi de suite) où ils ont été vantés et où ils ont eu une audience considérable.
Or, cela me semble déplorable intellectuellement, mais aussi suicidaire sur le plan des combats, notamment politiques et économiques, que nous devons mener. Pour le dire en un mot, lorsque nous confrontons les institutions dominantes, c’est le plus souvent à mains nues, si je peux dire et la seule arme dont nous disposons est celle du savoir, des faits et de la raison : or voilà que des intellectuels voulaient faire croire qu’il serait sage d’y renoncer ! Ma réaction à tout cela, que j’ai lancé ici un peu en vrac, a été d’écrire ce « Petit cours… », comme une sorte de compendium et d’effort pédagogique de vulgarisation de la pensée critique. J’ai fait le livre le plus complet et le plus accessible possible, en fait, je voulais écrire celui que j’aurais aimé qu’on me donne à lire à 20 ans.

OZ – Pourquoi avoir choisi ce titre ?
NB – C’est une référence à Noam Chomsky, qui a déjà dit que notre système d’éducation (il pensait aux États-Unis, mais on peut penser que la remarque se généralise) était un système d’imposition de l’ignorance et que si nous avions un véritable système d’éducation, on y donnerait des cours d’autodéfense intellectuelle. Cette idée de « judo mental », si je peux dire, m’a séduit. Il me semblait aussi que les gens sont en général fort conscients de s’en faire beaucoup conter et qu’une invitation à la résistance formulée de la sorte pouvait être attirante.
[« Si nous avions un vrai système d’éducation, on y donnerait des cours d’autodéfense intellectuelle. », Noam Chomsky ]

OZ – Quelles sont les erreurs de jugement que nous commettons le plus facilement ?
NB – C’est une question empirique et il faudrait donc aller voir. Cependant, si on devait entreprendre une étude de ce genre, je soumettrais pour ma part les candidats suivants, comme étant des erreurs à la fois répandues et lourdes de conséquences.
La tendance à ne considérer que ce qui confirme nos hypothèses préférées et à résoudre ainsi nos dissonances cognitives ; notre difficulté à évaluer les probabilités et partant les coïncidences et le hasard ; la confusion entre corrélation et causalité ; le fait d’accorder à nos perceptions et à notre mémoire un crédit qu’elles ne méritent pas toujours ; le fait de nous fier beaucoup trop à des anecdotes plutôt qu’à des données fiables décrivant plus complètement et plus objectivement une question ou une problème donnés ; enfin, et ceci surtout face aux médias, le fait de ne pas rester constamment vigilant devant l’information qui nous est présentée et de ne pas chercher à nous renseigner à des sources variées et crédibles.

OZ – Les scientifiques sont ils à l’abri de ces erreurs d’interprétation ?
NB – Non, bien sûr, du moins pas en tant que personnes. Mais la science (je veux dire ici : les sciences empiriques et expérimentales) s’institutionnalise comme effort pour rester systématiquement critique, du moins face aux objets, principes, méthodes et conclusions d’un secteur scientifique concerné. Elle a sur ces plans un taux de succès que nous pouvons lui envier. Ceci dit, lorsque les scientifiques sortent de la science ou s’en remettent pour faire de la science à nos outils quotidiens de réflexion, ils sont sujets à l’erreur comme tout le monde. Je raconte dans le livre à ce sujet l’intéressante et instructive histoire des Rayons N, qui le montre bien.

OZ – Comment pouvons nous rester vigilants et éviter d’être influencés et manipulés ?
NB – Je pense sincèrement que c’est d’abord en pratiquant. On devient critique en agissant comme un penseur critique, en décidant de l’être et en le faisant. Je pense aussi que cela ne se fait pas seul et qu’il faut travailler avec d’autres, apprendre d’eux comme ils apprennent de nous. De plus, ce travail suppose que l’on s’informe des sujets à propos desquels on veut être critique. Une des marques caractéristiques des personnes capables de pensée critique est d’être informé.

OZ – L’enseignement de la pensée critique ne devrait-il pas être intégré à l’école ? Est-il accessible à tous ?
NB – En 1962, est paru un article désormais célèbre de R. H. Ennis intitulé : « A concept of critical thinking » (Harvard Educational Review, 32, 1962, pp. 81-111). Il marque en éducation le début d’un mouvement appelé critical thinking, lequel est aujourd’hui très important aux États-Unis et dans le monde anglo-saxon. Ce mouvement est né de préoccupations qui nous sont familières et qu’on pourrait formuler en un mot : les étudiantes et étudiants font peu preuve de pensée critique malgré des études parfois longues. Or, ce mouvement a toujours été traversé par de nombreux débats sur la question de savoir comment s’y prendre pour former des penseurs critiques. Pour certains, il convient de donner des cours de pensée critique ; pour d’autres, d’incorporer des éléments de pensée critique aux divers champs disciplinaires. Le danger de la première option est un certain formalisme un peu vide qui néglige le fait que la pensée critique est toujours pensée critique de quelque chose. Le danger de la deuxième est qu’un enseignement disciplinaire fasse de la pensée critique un parent pauvre. Le premier argument me paraît très fort. Il me semble en effet indéniable que les disciplines elles-mêmes (je veux dire ici : les formes de savoir humain, avec leurs concepts propres et leurs modes de validations particuliers) fournissent une part cruciale des outils du penseur critique. Par exemple, penser de manière critique n’est pas la même chose en morale qu’en physique et il faut être initié aux diverses formes de savoirs et à leurs concepts et contenus pour développer sa pensée critique dans chacun d’eux. Au total j’en suis venu à penser qu’on devrait très tôt accompagner l’enseignement des disciplines d’un enseignement de la pensée critique dans chacune d’elles, qui n’est rien d’autre, en un sens, que la forme même qu’y prend la juste et bonne pensée. Ensuite, plus tard, on pourrait consacrer un enseignement plus général à la pensée critique, qui viendrait consolider tout cela : à mon avis, ce devrait être en classe de philosophie, qui reste pour moi sur ce plan la discipline-phare. Ce que j’ai en tête et que je n’ai fait qu’esquisser ici, est exigeant et demanderait beaucoup des maîtres : mais ça me semble possible.

OZ – Qu’est ce que le « kit de détection de Poutine » ?
NB – Ah ! Il faut être Québécois pour comprendre cela. Je cite dans le livre un ensemble de trucs de pensée critique proposés par le regretté Carl Sagan sous le titre « Baloney detection kit ». Le baloney est une sorte d’assez mauvaise mortadelle américaine et le mot sert aussi, en anglais américain, à exprimer une réaction à une proposition qu’on voudrait nous faire avaler mais qu’on refuse de croire. « Baloney! », veut donc dire quelque chose comme : « Foutaises ! ». Sagan nous proposait donc un kit de détection de foutaises. Je cherchais donc une métaphore culinaire qui dirait la même chose. Or, au Québec, nous utilisons justement poutine dans le même double sens. Une poutine, c’est un mets québécois aussi médiocre que le baloney (des frites, de la sauce à viande chaude et du fromage) et on emploie aussi ce mot pour dire : foutaises.

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