Le modèle finlandais, par Philippe Descamps

Philippe Descamps, dans le Monde Diplomatique janvier 2013, traite du pays qui propose, selon l’enquête PISA, les meilleurs résultats, et qui plus est, pour un coût moindre. On peut lire ci-dessous le début de son article, et l’écouter commenter celui-ci dans l’émission du 14 janvier 2013 de D. Mermet Là-bas si j’y suis, sur France Inter. 

Des établissements sans classements ni redoublements En Finlande, la quête d’une école égalitaire

Au mois de novembre, des parents d’élèves et des enseignants de Seine-Saint-Denis ont organisé la quatrième Nuit des écoles dans le département. Leur objectif : dénoncer les inégalités territoriales en matière d’enseignement. Dans ce domaine, la Finlande s’érige depuis quelques années en modèle, en raison des excellents résultats qu’elle affiche dans les enquêtes internationales mesurant les acquis des élèves.

Par Philippe Descamps, janvier 2013.

Pour entrer dans l’école élémentaire de Rauma, sur la côte du golfe de Botnie, en Finlande, on ne franchit ni portail ni clôture. On passe simplement devant un grand garage à vélos et des jeux. Du gymnase à la salle de musique, tout semble avoir été pensé pour accueillir des enfants. En quarante-cinq minutes de cours, la professeure d’anglais enchaîne cinq activités différentes. Elle capte l’attention de tous dès les premières secondes, grâce à une balle qui circule en même temps que la parole. Un dispositif qui n’est pas inconnu des salles de classe d’autres pays mais qui, avec un nombre moyen de 12,4 jeunes par enseignant finlandais — soit l’un des meilleurs taux d’encadrement pour le primaire en Europe —, semble tout particulièrement efficace ici.

À la mi-août, les moissons n’étaient pas encore terminées lorsque Mmes Fanny Soleilhavoup et Fabienne Moisy ont accompagné leurs enfants pour une seconde rentrée dans ce pays. Enseignantes françaises en disponibilité pour suivre leurs conjoints, elles n’imaginaient pas que leur choix de l’école locale, plutôt que de l’établissement français à leur disposition, bouleverserait leur approche de l’éducation. « Mes trois fils sont en train de devenir des gens bien, ajoute Mme Claire Herpin, décidée à rester loin de la France. On respecte leur différence. Ils respectent les autres. Les professeurs savent les encourager et révéler ce qu’il y a de meilleur en eux. » Dyslexie, simple décrochage ou précocité, ces familles étaient confrontées à des situations pourtant communes, mais que le système français prend difficilement en compte.

Certains auront du mal à croire possible ce qu’elles décrivent : une école sans tension nerveuse, sans compétition entre élèves, sans concurrence entre établissements, sans inspecteurs, sans redoublements, voire sans notes les premières années, et qui aurait les meilleurs résultats du monde.

Les enquêtes du Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA) de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) suscitent une grande inquiétude en Allemagne ou au Royaume-Uni, alors qu’elles sont encore peu commentées en France ou aux États-Unis, pourtant pas mieux classés. Malgré leurs investissements dans l’éducation, ces grands pays apparaissent seulement dans la moyenne de l’OCDE pour les capacités des jeunes de 15 ans en compréhension de l’écrit, en mathématiques et en sciences (1). Outre leur rigueur méthodologique visant à écarter tout biais culturel, ces évaluations présentent l’intérêt de ne pas porter sur l’acquisition d’un programme, mais d’un ensemble de compétences utiles pour comprendre le monde et résoudre des problèmes dans des contextes proches de la vie quotidienne.

Or ces enquêtes ont révélé la Finlande comme un modèle inattendu. Dans la livraison de 2009, qui portait sur soixante-cinq pays, tout comme dans les trois précédentes (2000, 2003 et 2006), elle apparaît dans le groupe de tête pour les performances globales, avec la Corée du Sud et plusieurs villes asiatiques partenaires de l’OCDE (Shanghaï, Hongkong et Singapour). C’est aussi le pays (avec la Corée du Sud) dont les résultats sont les plus homogènes et où les corrélations entre le milieu socio- économique et les performances scolaires s’avèrent les plus faibles. 93 % des jeunes obtiennent par ailleurs un diplôme du niveau bac, contre seulement 80 % en moyenne dans les nations occidentales (2). Le pays se distingue, il est vrai, par des inégalités sociales parmi les plus faibles des membres de l’OCDE.

Les résultats du PISA ont attiré une nouvelle sorte de touristes. A la suite d’une visite au mois d’août 2011, le ministre de l’éducation nationale de l’époque, M. Luc Chatel, expliquait : « Il y a un nombre de recettes, que j’ai vues fonctionner ici, qui sont transposables », notamment « la grande autonomie donnée aux établissements » (3). Un an plus tard,la revue britannique Socialist Review saluait un système « dépourvu d’évaluations » et où « chaque enfant reçoit un déjeuner sain le midi » (4). Qu’il provienne de la droite libérale française ou du trotskisme anglais,chaque observateur étranger vient faire son marché, à la recherche de telle ou telle innovation qui, isolée du reste, validera son propre projet.

Le plus souvent, la presse internationale ignore les conditions spécifiques de la genèse du « modèle » (lire Une lutte politique menée par les parents), auquel plusieurs ouvrages captivants ont été consacrés (5).

Pourtant, ici, décentralisation ne rime pas avec mise en concurrence des territoires, parler de l’implication des professeurs ne se résume pas à vouloir accroître leurs heures de présence dans les établissements, et promouvoir la modération des dépenses ne maquille pas le souhait de promouvoir des prestataires privés. « Oubliez le PISA !, lance M. Jukka Sarjala, l’un des artisans de la réforme scolaire dans les années 1970. Bien sûr, nous sommes fiers de cette consécration de notre travail. Mais il faut regarder notre système comme un ensemble et non pas picorer tel ou tel aspect. »

Le succès finlandais prend racine dans la tradition politique des pays nordiques, attachée aux réalisations concrètes de l’Etat-providence davantage qu’à une doctrine. Sommé de dévoiler la bonne recette pédagogique sur un plateau de la chaîne de télévision américaine PBS, le 10 décembre 2010, le Pr Pasi Sahlberg répond avec un large sourire : « Vous savez, chez nous, l’école est gratuite pour tous, du cours préparatoire à l’université ! »

Difficile, sur la base de tels présupposés, de poursuivre les comparaisons avec le modèle américain…

Méfiance à l’égard des évaluations

En Finlande, la gratuité ne vaut pas seulement pour l’enseignement. Jusqu’à 16 ans, toutes les fournitures sont prises en charge par la collectivité, ainsi que le soutien scolaire, la cantine, les dépenses de santé et les transports jusqu’à l’établissement de secteur.

Le financement provient en majorité des trois cent trente-six municipalités, mais l’Etat harmonise les moyens. S’il ne participe qu’à 1 % du budget scolaire dans la municipalité la plus riche, Espoo (près d’Helsinki), il fournit en moyenne 33 % des ressources (6) et jusqu’à 60 % dans les communes pauvres. Le gouvernement dissuade également l’ouverture d’établissements privés. Ils ont quasiment disparu dans les années 1970 (moins de 2 % des effectifs, contre 17 % en France), à l’exception d’écoles associatives à pédagogie alternative, type Steiner ou Freinet. Ce service public unifié n’apparaît pas particulièrement onéreux, bien au contraire. En parité de pouvoir d’achat, la Finlande dépense moins d’argent par élève du primaire et du secondaire que la moyenne des pays occidentaux, et beaucoup moins que les États-Unis ou le Royaume-Uni (7).

L’accent a été mis sur la qualité de l’encadrement, le nombre et la formation des professeurs. Le métier d’enseignant est devenu hautement considéré et très convoité, même s’il requiert une formation longue (au minimum cinq ans d’université, généralement davantage) et si les salaires suivent grosso modo la moyenne occidentale (8) : nettement plus élevés que les salaires français en début de carrière (36 % de plus dans le primaire, 27 % dans le secondaire), ils s’en rapprochent en fin de carrière. Seul un candidat à l’enseignement sur dix parvient à son but. On attend par ailleurs des professeurs une implication si forte qu’il n’est pas rare que certains confient leur numéro de téléphone ou leur adresse électronique aux parents. Une bonne partie de la formation (au minimum un an) n’est pas consacrée au contenu à transmettre, mais à la pédagogie : la façon de le transmettre.

La directrice adjointe de l’école élémentaire de Rauma, Mme Ulla Rohiola, définit ainsi sa mission : « Nous avons le devoir d’intégrer tous les enfants. Chacun d’eux est important ! » Tout handicap, différence, difficulté sociale, affective ou scolaire doit trouver une réponse. « Si vous êtes à l’aise dans le groupe et que vous apprenez à votre niveau, vous n’avez pas de frustration, précise-t-elle. Un jeune rapide peut vivre toute sa scolarité avec un camarade plus lent, lorsque l’on prend en compte au quotidien les besoins de chacun. ».  Alors que le modèle international promeut les indicateurs de performance, les audits et les classements, les pédagogues finlandais défendent un autre usage des évaluations. Elles doivent demeurer un outil de réajustement des moyens ou des méthodes au service de l’épanouissement des enseignants et des enfants, jamais un outil de contrôle ou de concurrence. C’est pourquoi les évaluations sont réalisées par échantillons et pas au niveau national. Chacun connaît ses résultats, mais pas ceux des autres écoles. Plusieurs municipalités ont d’ailleurs attaqué en justice les journaux qui voulaient publier des classements. Et même quand les tribunaux ont donné tort à l’administration, une bonne partie de la presse a préféré garder le silence.

« Dans les années 1990, on a encouragé la concurrence entre les écoles, un élu conservateur d’Helsinki les a même invitées à faire de la publicité. Aujourd’hui, on a compris que c’était une erreur », explique M. Susse Huhta, professeur de finnois à Helsinki. Avec l’abolition de la carte scolaire, la quête des écoles les plus réputées, marginale ailleurs, devient un phénomène important dans la capitale, où 30 % des enfants de classe 7 (13 ans) ne vont pas dans l’établissement de leur quartier. Elle ne fait que suivre la croissance rapide des inégalités et l’évolution sociale de la Finlande, selon M. Tuomas Kurttila, directeur de la Ligue des parents : « Notre politique éducative risque de devenir une simple vitrine, alors que nos politiques sociales se dégradent. Les succès d’aujourd’hui ont été construits dans les années 1970 et 1980. Le succès de demain se bâtit aujourd’hui. Encore trop d’enfants ne dépassent pas la scolarité obligatoire. Je suis optimiste, mais nous devons rester vigilants devant la montée des disparités. » « On demande à l’école de répondre à tous les problèmes de la société. Ce qu’elle peut difficilement faire », complète M. Petri Pohjonen, directeur adjoint du Bureau national de l’éducation.

Après avoir longtemps dirigé une école puis le service éducation de la ville de Vantaa, voisine d’Helsinki, M. Eero Väätäinen résume un sentiment largement partagé chez les enseignants finlandais : « Nous devons garder en tête que les enfants ne sont pas à l’école pour passer des tests. Ils viennent apprendre la vie, trouver leur propre chemin. Est-ce que l’on peut mesurer la vie ? » Dans le pays européen le mieux classé dans les palmarès internationaux, on se méfie beaucoup des classements.

Notes

(1) OCDE, Résultats du PISA 2009,
en six volumes, Editions OCDE, Paris, 2011.

(2) Statistique de l’OCDE, 2010.

(3) « En visite en Finlande, Chatelprépare la rentrée et 2012 », LesEchos, Paris, 19 août 2011.
(4) Terry Wrigley, « Growing up inGoveland : How Politicians AreWrecking Schools », Socialist Review,Londres, juillet-août 2012.
(5) Paul Robert, La Finlande : unmodèle éducatif pour la France ? Lessecrets de la réussite, ESF éditeur,2008 ; Pasi Sahlberg, FinnishLessons : What Can the World Learn from Educational Change inFinland ?, Teachers College Press,New York, 2011 ; Hannele Niemi, Auli Toom et Arto Kallioniemi,
Miracle of Education : The Principles and Practices of Teaching andLearning in Finnish Schools, Sense Publishers, Rotterdam, 2012.
(6) Données du Bureau national de l’éducation,agence indépendantechargée du suivi des programmes et de l’évaluation de l’enseignement primaire et secondaire.
(7) OCDE, Regards sur l’éducation2010.
(8) Idem.

© 2013 SA Le Monde diplomatique

Difficile, sur la base de tels présupposés,de poursuivre les comparaisons avec le modèle américain…

Méfiance à l’égard des évaluations

En Finlande, la gratuité ne vaut passeulementpourl’enseignement.
Jusqu’à 16 ans, toutes les fournituressont prises en charge par la collectivité, ainsi que le soutienscolaire, la cantine, les dépenses desanté et les transports jusqu’àl’établissementdesecteur.


Le financement provient en majorité des trois cent trente-six municipalités, mais l’Etat harmonise les moyens. S’il ne participe qu’à 1 % du budget scolaire dans la municipalité la plus riche, Espoo (près d’Helsinki), il fournit en moyenne 33 % des ressources (6) et jusqu’à 60 % dans les communes pauvres.
Le gouvernement dissuade également l’ouverture d’établissements privés. Ils ont quasiment disparu dans les années 1970 (moins de 2 % des effectifs, contre 17 % en France), à l’exception d’écoles associatives à pédagogie alternative, type Steiner ou Freinet.

Ce service public unifié n’apparaît pas particulièrement onéreux, bien au contraire. En parité de pouvoir d’achat, la Finlande dépense moins d’argent par élève du primaire et du secondaire que la moyenne des pays occidentaux, et beaucoup moins que les États-Unis ou le Royaume-Uni (7).

L’accent a été mis sur la qualité del’encadrement, le nombre et laformation des professeurs. Le métierd’enseignant est devenu hautementconsidéré et très convoité, même s’ilrequiert une formation longue (auminimum cinq ans d’université,généralement davantage) et si lessalaires suivent grosso modo lamoyenne occidentale (8) : nettementplus élevés que les salaires françaisen début de carrière (36 % de plusdans le primaire, 27 % dans lesecondaire), ils s’en rapprochent enfin de carrière. Seul un candidat àl’enseignement sur dix parvient à sonbut. On attend par ailleurs desprofesseurs une implication si fortequ’il n’est pas rare que certainsconfient leur numéro de téléphone ouleur adresse électronique aux parents.Une bonne partie de la formation (auminimum un an) n’est pas consacréeau contenu à transmettre, mais à lapédagogie : la façon de le transmettre.

La directrice adjointe de l’écoleélémentaire de Rauma, Mme UllaRohiola, définit ainsi sa mission : «Nous avons le devoir d’intégrer tousles enfants. Chacun d’eux estimportant ! » Tout handicap,différence, difficulté sociale, affectiveou scolaire doit trouver une réponse.« Si vous êtes à l’aise dans le groupeet que vous apprenez à votre niveau,vous n’avez pas de frustration,précise-t-elle. Un jeune rapide peutvivre toute sa scolarité avec uncamarade plus lent, lorsque l’onprend en compte au quotidien lesbesoins de chacun. ».

Alors que le modèle international promeut les indicateurs de performance, les audits et les classements,les pédagogues finlandais défendent un autre usage des évaluations.
Elles doivent demeurer un outil de réajustement des moyens ou des méthodes au service de l’épanouissement des enseignants et des enfants, jamais un outil de contrôle ou de concurrence. C’est pourquoi les évaluations sont réalisées par échantillons et pas au niveau national. Chacun connaît ses résultats, mais pas ceux des autres écoles. Plusieurs municipalités ont d’ailleurs attaqué en justice les journaux qui voulaient publier des classements. Et même quand les tribunaux ont donné tort à l’administration, une bonne partie de la presse a préféré garder le silence.
« Dans les années 1990, on a encouragé la concurrence entre les écoles, un élu conservateur d’Helsinki les a même invitées à faire de la publicité.

Aujourd’hui, on a comprisque c’était une erreur », explique M.Susse Huhta, professeur de finnois àHelsinki. Avec l’abolition de la cartescolaire, la quête des écoles les plusréputées, marginale ailleurs, devientun phénomène important dans lacapitale, où 30 % des enfants declasse 7 (13 ans) ne vont pas dansl’établissement de leur quartier. Ellene fait que suivre la croissance rapidedes inégalités et l’évolution sociale dela Finlande, selon M. TuomasKurttila, directeur de la Ligue desparents : « Notre politique éducativerisque de devenir une simple vitrine,alors que nos politiques sociales sedégradent. Les succès d’aujourd’huiont été construits dans les années1970 et 1980. Le succès de demain sebâtitaujourd’hui.

Encoretropd’enfants ne dépassent pas lascolaritéobligatoire.Jesuisoptimiste, mais nous devons restervigilants devant la montée desdisparités. » « On demande à l’écolede répondre à tous les problèmes delasociété.Cequ’ellepeutdifficilement faire », complète M.Petri Pohjonen, directeur adjoint duBureau national de l’éducation.

Après avoir longtemps dirigé une école puis le service éducation de la ville de Vantaa, voisine d’Helsinki,M. Eero Väätäinen résume un sentiment largement partagé chez les enseignants finlandais : « Nous devons garder en tête que les enfants ne sont pas à l’école pour passer des tests. Ils viennent apprendre la vie,trouver leur propre chemin. Est-ce que l’on peut mesurer la vie ? » Dans le pays européen le mieux classé dans les palmarès internationaux, on se méfie beaucoup des classements.