Vélos électriques, cliquet et cambouis : cas pratique de la techno-critique

Le débat sur le vélo à assistance électrique (VAE) revient souvent, et pas seulement dans les ateliers de vélo. Il est désormais un objet du quotidien. Il est présent dans les rues, on en possède ou on connaît des gens qui en possèdent. En cela, il est un objet sur lequel tout le monde ou presque peut prétendre avoir à dire quelque chose d’intéressant. Je ne parle pas d’expertise, mais au moins d’une expérience vécue, ce qui est à prendre en compte sérieusement quand on formule une critique, sans quoi cette dernière est « hors-sol », théoriquement intéressante mais condamnée à flotter dans le monde des idées.
Même s’il est possible de formuler des critiques pertinentes sans les accompagner de propositions d’alternatives réalistes, il est utile de poursuivre la réflexion vers ces alternatives. Mais ne nous trompons pas d’ordre : il faut d’abord critiquer radicalement pour savoir ce qu’on se donne le droit d’imaginer comme alternative, et ce qu’on serait prêt à effectuer comme compromis.

Dans cet article, je m’appliquerai à critiquer le vélo électrique en faisant apparaître des reliefs qui nous échappent dans le cadre de son utilisation quotidienne. Puis je ferai une brève ouverture sur la portée concrète de cette critique.

Acier ou alu ? Le choix du cadre

Très vite, les débats sur les VAE (et en général sur les technologies incluant des éléments électroniques) amènent à parler d’écologie, de production électrique et de fabrication des batteries (Exemples : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7). On sort des chiffres, des rapports, on argue que tel ou tel dégât environnemental est acceptable ou non en regard du bénéfice obtenu, et parfois on s’improvise expert en réseau électrique européen.

Ce sont des discussions très intéressantes dans lesquelles, si on est en présence de personnes renseignées, on peut apprendre énormément d’informations techniques applicables à d’autres sujets : la production d’électricité est liée au nucléaire, aux réseaux, aux sources de production d’électricité non pilotables ; la fabrication des batteries est liée à l’exploitation de métaux dont les procédés entraînent de graves pollutions…

Ce faisant, on rejoue certainement des discussions qui ont déjà eu lieu chez les ingénieurs chargés de la conception des VAE et dans les bureaux d’études d’impact environnementaux. Il s’agit également du cadrage médiatique habituel sur ces questions.

L’enjeu est la résolution de problèmes (pour reprendre les termes d’une typologie proposée par Irène Pereira1), une instrumentalisation de la pensée au service d’un objectif précis, mobilisant des connaissances et des compétences spécifiques, souvent liés à des sciences formelles, à la physique et à la chimie.

Ce cadre de réflexion, si intéressant et pertinent qu’il soit, n’est pas le seul possible.

Son pendant est la contextualisation de problèmes, qui cherche à contextualiser l’objet et les connaissances qu’on en a, en faisant davantage appel à des sciences sociales et humaines. On questionne la pertinence de l’objet et ses liens avec son contexte, plutôt que l’objet lui-même.

Tentons d’appliquer un cadre de contextualisation avec nos VAE. Voyons comment en parler autrement que par la technique et l’écologie, voyons quelles questions se poser face à cet objet, et s’il est possible de le dépasser pour l’inscrire dans un propos plus large.

Angle d’attaque et pertinence

En mécanique, quand on diagnostique un vélo cassé, on identifie plusieurs sources de dégradations et donc plusieurs interventions pour le réparer. Pour un seul problème, il peut y avoir plusieurs sources : une crevaison suppose de vérifier l’état de la chambre à air, du pneu, du fond de jante, du réglage des freins, de questionner les habitudes d’utilisation de la/du cycliste… Chaque intervention possible est un angle d’attaque différent, l’idéal étant d’intervenir sur tous. Mais peut-être que certains angles d’attaque sont plus pertinents que d’autres, car davantage susceptibles d’occasionner un dégât.

Dans l’étude d’un sujet complexe tel que le VAE (N’étant pas certain que l’on puisse qualifier le VAE de « question socio-scientifique » (QSS) tel que définie dans la thèse de Gwen Pallarès2 (chapitre 2), je me contrains ici à parler de sujet complexe, car la grille d’analyse qu’elle fournit pour les QSS me semble s’appliquer dans ce cas-là.), plusieurs angles d’attaques sont aussi possibles : les aspects politique, économique, social, sanitaire, environnemental, scientifique, technique et axiologique (qui a trait aux valeurs) sont autant de manières d’aborder le sujet. Si l’idéal est de l’étudier sous tous ces angles, l’humilité nous rappelle que nous ne disposons pas forcément des connaissances ni des compétences pour ce faire, chaque angle faisant appel à des disciplines, sinon au moins à des savoirs, spécifiques. Néanmoins il faut garder en tête que ces aspects existent et que certains sont probablement plus pertinents à étudier que d’autres selon le sujet. Difficile toutefois d’évaluer cette pertinence à moins d’avoir un tableau d’ensemble déjà bien complet du sujet. Je ne m’aventurerai pas à affirmer que tel angle est plus pertinent qu’un autre dans l’absolu, je soulignerai simplement qu’il vaut la peine d’aller creuser en priorité les angles d’attaque dont il est rarement question dans le traitement médiatique habituel du sujet. L’intérêt est de faire émerger d’autres facettes du débat, pour peser dans la balance et réintroduire de la complexité là où on pensait peut-être avoir fait le tour.

Concernant les VAE, là où les angles d’attaques privilégiés sont techniques et environnementaux, il me semble pertinent d’explorer les angles politiques et axiologiques.

L’inexorable cliquet

Les VAE sont un sujet de discussion même en dehors du monde des cyclistes et des mécanos. Certaines personnes s’offusquent qu’on critique cette technologie dont elles disent ne plus pouvoir se passer. Tout magasin de vélo a dû se positionner et décider si il vendait et réparait, ou non, des VAE. Des entreprises proposent des VAE de fonction à leurs employé·es (ce qui, étant donné le prix de ces engins, s’avère plus intéressant que de proposer cela avec des vélos mécaniques).

Rien qu’avec ces exemples, on constate que le VAE a occasionné des changements d’organisation sociale. C’est là qu’on voit l’aspect politique de cette technologie.

La question se pose alors : Pourquoi on utilise le VAE ? Et si on constate qu’il est devenu indispensable, alors comment l’est-il devenu ?

Une technologie n’est pas neutre. Tout ne dépend pas de ce que l’on en fait. Une technologie est nécessairement conçue dans un but, que l’on peut chercher à contourner, mais jusqu’à certaines limites. Une technologie n’est ni bonne ni mauvaise en soit, mais pas neutre non plus. Elle sert un projet qui reflète la vision du monde de ses concepteurs.

Lorsque le but qu’on cherche à atteindre est envisagé sous sa seule dimension technique, on peut parler de réductionnisme3 technologique. Dans le cas de la mobilité, l’angle d’attaque techno-réductionniste4 cherche à optimiser la vitesse en compromis avec la sécurité et l’accessibilité.

Lorsqu’une technologie a pour seul objectif de répondre aux problèmes posés dans le cadre techno-réductionniste, on parle de solutionnisme technologique (pour reprendre le néologisme de Evgeny Morozov).

Le VAE s’inscrit dans cette logique-là, conçu pour rouler vite facilement tout en conservant l’ergonomie et la sécurité d’un vélo.

Tout pourrait s’arrêter là, mais les réductionnisme et solutionnisme technologiques ont pour conséquence de créer de nouveaux problèmes. En effet, en négligeant les aspects non purement techniques du sujet duquel il est question (en l’occurrence la mobilité), on n’envisage pas les interactions de la technologie avec ceux-ci. Aucune « solution technique » ne saurait être parfaite ni isolée de la société dans laquelle elle évolue. Nécessairement, des problèmes techniques adviendront, qu’ils soient propres à cette « solution » ou issus de ses interactions avec la société.
Le VAE dispose de batteries valant assez cher. Se pose le problème du vol et des assurances spécifiques. Ces batteries consomment du lithium à la fabrication. Se pose le problème des pollutions liées à l’extraction minière. Le VAE est lourd et va en moyenne plus vite que les vélos mécaniques. Se pose le problème de l’interaction avec les autres cyclistes sur les pistes existantes.

En poursuivant la logique des réductionnisme et solutionnisme technologiques, ces nouveaux problèmes sont envisagés sous leur angle technique, et on leur cherche des solutions techniques, lesquelles créeront de nouveaux problèmes, et ainsi de suite.

On en arrive au point crucial : conjointement à ce processus de surenchère technique, la société dans laquelle il prend part s’adapte en intégrant chaque solution technique. Cette adaptation est loin d’être purement technique : les différents aspects évoqués plus haut (social, politique, économique, technique, scientifique, environnemental, sanitaire, axiologique) interagissent toujours entre eux. Ainsi, la loi évolue pour prendre en compte les nouvelles pratiques de mobilité, les assurances pour prendre en compte ces nouveaux véhicules, les routes s’adaptent, les magasins de vélos intègrent des VAE ou militent contre… Inéluctablement, les évolutions techniques provoquent des effets en dehors de la technique. Gardons cela en tête lorsqu’on parle de « problème technique » : aucun problème n’est purement technique.

Une fois que la société dans laquelle évolue cette technologie s’est modifiée en relation avec cette dernière, il est quasi-impossible de revenir en arrière. Tel un cliquet, les implémentations techniques avancent mais ne reculent pas. Leur existence s’insère dans un réseau d’interdépendances. Chaque nouveau problème qu’elles causent est alors plus simple à régler par une nouvelle solution technique, plutôt que par le retrait de la précédente. Ce retrait nécessiterait techniquement de vastes chantiers, et socialement de renoncer unanimement aux bénéfices qu’on retire de cette technologie.

Si l’on a accepté l’arrivée de la technologie, pourquoi ne pourrait-on pas se mettre d’accord pour son rejet ? Car les processus ne sont pas équivalents. Le développement des technologies ne dépend d’aucun processus démocratique, et parfois ne répond à aucun besoin. Les technologies sont projetées dans la société sans qu’une demande de celle-ci n’ait été formulée.
Leur rejet nécessite en revanche des efforts considérables, en raison justement du réseau d’interdépendances dans lesquels elles s’insèrent.
Pour se figurer l’ampleur du chantier, tentons d’imaginer tout ce que supposerait l’abandon d’une technologie comme celle du smartphone…

Le progrès technique est assimilé au progrès social, ce qui est une erreur si on souhaite se donner le temps d’évaluer les conséquences des technologies. Une fois insérée dans son réseau d’interdépendances, une technologie est pratiquement intouchable. Les problèmes que ses critiques identifient sont réduits à leur aspect technique, prétextes à développer de nouvelles solutions techniques.

Conflit de valeurs

Les conséquences de ce cliquet de la technologie sont objectivables, mais soumises à des jugements de valeurs, qui dépendent de nos positions sociales, de nos intérêts matériels et de nos visions du monde. C’est-à-dire que même si l’on reconnaît tous les changements sociaux que l’introduction d’une technologie comme le VAE occasionne, on ne sera pas d’accord avec tout le monde avec le caractère « souhaitable » ou non de ces changements.

Même les anarchistes ne sont pas d’accord sur la posture à adopter vis-à-vis de la technologie : des libristes qui codent des crypto-monnaies aux anti-tech convaincus, le spectre est large.

Considérons d’abord que le mécanisme de cliquet est anti-démocratique. La technologie progresse, se complexifie et s’étend de façon quasiment autonome, comme n’importe quel phénomène culturel. Elle n’est pas soumise à un processus démocratique qui aurait éventuellement le pouvoir de la stopper, ou au moins de la questionner.5

Or, si une société ne peut pas complètement contraindre des technologies et que ces technologies modèlent cette société, cette société se retrouve en partie dépossédée des choix de sa propre trajectoire.

Quelle trajectoire une technologie induit-elle ? Si l’on ne peut pas le prévoir avec certitude ni généraliser les exemples de ce que des technologies ont eu comme effets, on peut dégager des tendances.

Ivan Illich6, dans ses analyses des institutions, identifie ce qu’il nomme des « contre-productivités paradoxales »7 : « On peut présenter ce concept au moyen d’une formule faite pour choquer : passé certains seuils critiques de développement, plus croissent les grandes institutions de nos sociétés industrielles, plus elles deviennent un obstacle à la réalisation des objectifs mêmes qu’elles sont censées servir […] »8

Résumons ici les trois types de contre-productivité qu’il identifie. Ainsi, passé un certain seuil critique de développement, une institution produit :

– Les externalités négatives : Des effets négatifs directs sur les systèmes qui lui sont extérieurs. Pollutions, augmentation des coûts, risques sanitaires…

– Une contre-productivité du système envers lui-même : Il s’agit en quelque sorte de la spirale de solutions techniques à produire pour répondre aux problèmes techniques causés par les précédentes solutions techniques, mais en restreignant l’analyse à l’institution dont on parle. L’institution crée elle-même les problèmes qui entravent son bon fonctionnement, elle engendre son propre blocage.

– Une contre-productivité du système envers ses alternatives autonomes9 : « […] le monopole d’un produit hétéronome prive les personnes de toute capacité d’accomplir par leurs propres forces une action homologue. » 10

L’illustration des externalités négatives des VAE est déjà couverte, comme évoqué plus haut : pollutions dues à l’extraction des composants électroniques, augmentation des coûts, gestion des déchets électroniques…

Concernant l’auto-blocage du système hétéronome, je ne sais pas s’il a ou aura lieu. En revanche, le VAE poursuit les mêmes objectifs que la voiture, qui elle, subit son auto-blocage notamment en permettant d’agrandir constamment les distances quotidiennes à parcourir. Le VAE s’inscrit dans cette logique d’accepter les grandes distances et donc de devoir recourir systématiquement à des véhicules toujours plus rapides et puissants.

C’est dans sa contre-productivité envers les alternatives autonomes que le VAE a le plus d’impact.

Là où un vélo musculaire 11 est relativement simple à entretenir au quotidien et ne représente pas un grand danger si certaines pièces sont défaillantes, le VAE demande beaucoup plus de soins (son poids et sa vitesse rendent nécessaires de bons réglages) et est plus complexe du fait de son système électronique.

De fait, beaucoup de mécanicien·nes de magasins et d’ateliers ne sont pas formé·es aux réparations spécifiques aux VAE et ne disposent pas des outils nécessaires. Certaines pièces comme les batteries ne sont réparables que par le constructeur, il faut donc lui envoyer en colis et attendre un renvoi.

Cette complexité d’entretien va à l’encontre d’une des revendications politiques des mouvements vélorutionnaires : la « vélonomie », ou tout simplement le fait d’être autonome dans l’entretien et la réparation mécanique d’un vélo et plus largement dans sa capacité à se déplacer à vélo librement et sans entrave.12

Une raison de l’adoption du VAE, souvent déclarée par ses utilisateurs eux-mêmes, est sa facilité d’usage comparée à celle du vélo musculaire. Cette facilité, pour les utilisateurs de VAE, est un facteur de remplacement du vélo musculaire par le VAE. En effet, le VAE n’est pas différent du vélo au même titre que la voiture l’est du train. Avoir une voiture ne remplace pas l’usage qu’on peut faire du train, alors que le VAE tend plus facilement à remplacer l’usage du vélo.

Enfin, le prix des VAE encourage le développement d’entreprises de locations à destination des particuliers ou du personnel d’entreprises (en tant que vélo de fonction). Quelle meilleure incitation à acquérir un VAE qu’une location à prix très réduit suivie d’un rachat à un très faible pourcentage du coût d’origine ? 13

Ce qu’il faut faire

Dernier point que je voudrais aborder, qui peut sembler un peu fumeux au premier abord : la dimension prescriptive implicite des technologies (en l’occurrence du VAE).

Comme évoqué plus haut, toute technologie est conçue dans un but. L’utilisation optimale qui doit en être faite est donc prescrite. Même si on peut tenter de détourner cette utilisation en vue d’autres objectifs, on ne peut le faire qu’à la marge, et l’efficacité de la technologie baisse. En tant qu’usager d’une technologie qui ne tolère que peu de détournements de son utilisation optimale, on en vient à conclure que l’usage optimal est nécessaire, qu’il faut le réaliser.

À plus large échelle et également évoqué plus haut, la technologie s’insère dans une société et la modèle. Elle modifie la manière dont on évolue dans cette société au quotidien et produit ainsi de nouvelles normes sociales.

Ces deux mécanismes, l’un à l’échelle individuelle et l’autre à l’échelle des transformations sociales, participent à brouiller les limites entre le descriptif et le prescriptif.

Si le VAE dispose d’une batterie et d’un moteur, c’est bien que celle-ci doit être chargée pour que celui-ci nous permette de circuler vite et sans effort.

Si le VAE permet de parcourir de grandes distances, c’est bien que les grandes distances sont normales.

Ce qu’on fait, ce qui se fait, devient ce qu’il faut faire.

Ouverture : mettre les mains dans le cambouis

Cette critique de la technologie ne doit pas occulter les avantages que peuvent en tirer les utilisateurs, ni les raisons qui les poussent parfois malgré eux à l’utiliser.

En l’occurrence, il faut reconnaître qu’il est bien plus pratique, voire indispensable, de disposer d’une assistance électrique quand on parcoure plusieurs dizaines de kilomètres chaque jour en livraison, quand on doit porter de lourdes charges ou des enfants, quand on habite dans un coin avec de forts dénivelés, quand les transports en commun ne desservent pas nos destinations, quand nos trajets quotidiens sont longs, ou tout simplement quand on galère à pédaler !

Une proposition que j’ai parfois entendue, qui souhaite faire la synthèse entre la critique de la technologie et la prise en compte des usages réels, est qu’il faudrait réserver les VAE aux personnes en ayant vraiment besoin.

Au-delà des questions d’organisation que cela poserait (Comment faire concrètement pour éviter un marché noir ou des fraudes ? Comment catégoriser ce qui relève du besoin ou du confort ?), il faut garder en tête que la conséquence de l’introduction d’une technologie dans une société est, pour toutes les raisons détaillées plus haut, qu’elle se généralise et fait ressentir ses effets à l’extérieur de la sphère de ses utilisateurs. On ne peut pas, par le droit, restreindre les utilisations possibles d’une technologie. Le fait précède le droit.

Cette critique n’a évidemment pas pour but de prôner l’interdiction du VAE, et surtout pas aux personnes qui déclarent en avoir besoin. Elle ne vise pas à fermer le débat, mais tente de montrer une complexité, pour imaginer des alternatives (qui ne soient pas simplement des solutions technologiques) les plus cohérentes possibles et prenant en compte un maximum d’aspects (politiques, axiologiques, sociaux…).

Si on ne peut pas se contenter de critiquer sans apporter d’alternatives, ces alternatives doivent être réfléchies. Mettre les mains dans le cambouis c’est bien, mais un cambouis critique.

Un exemple (dont je me permets de parler parce que je le connais de l’intérieur) : Aujourd’hui une majorité des livreurs de Deliveroo et Uber Eats roulent en VAE. Une solution technique dont le seul objectif serait de ne pas utiliser le VAE, serait de trouver un autre moyen de transport, ce qui laisse les problèmes de fond intacts : pourquoi les livreurs utilisent-ils des VAE ? Pour rentabiliser la moindre seconde étant donnée leur paye dérisoire, et pour ne pas s’épuiser à la tâche.

Payer décemment les livreurs et leur fournir un vrai cadre de travail remettrait en cause l’utilisation de VAE. Mais aussi l’existence des plate-formes pour qui ils travaillent : peut-être qu’au fond, le réel problème réside dans le modèle économique de celles-ci ?
Ce qu’on voit dans cet exemple, c’est bien que le problème n’est pas l’usage qu’on fait des technologies, mais le contexte (social, économique, politique…) qui les rend indispensables, ainsi que les conséquences de leur développement.

La question n’est pas « Peut-il y avoir une bonne utilisation du vélo électrique ? » mais « Pourquoi et comment s’est-il imposé ? ».

Je vous laisse le soin d’étendre cette réflexion à d’autres domaines…14

En bonus, une petite biblio de références qui ont énormément nourri cette réflexion, sans que je puisse les citer précisément :

Relevé provisoire de nos griefs contre le despotisme de la vitesse à l’occasion de l’extension des lignes du TGV.
Ce texte, publié par l’Encyclopédie des nuisances en 1998, reste très actuel. Prenant pour prétexte le TGV, il s’agit d’une critique sociale de la technique et de l’injonction à la vitesse.

L’idéologie sociale de la bagnole
Court texte d’André Gorz publié en 1973, qui décrit avec un ton acerbe la contre-productivité de la voiture et la manière dont elle modèle la société.

Énergie et équité
Livre d’Ivan Illich sur les transports. Il se focalise sur la voiture, pour en faire une critique sociale. Il y expose son concept de vitesse généralisée : à l’aide d’un calcul (à la méthodologie douteuse, il l’admet lui-même) prenant en compte le temps passé à travailler pour payer sa voiture, ainsi que tout le temps passé immobile dans les bouchons ou à la pompe à essence, il avance que les automobilistes ont une vitesse moyenne plus faible que les cyclistes.
De joyeuses pensées pour tout vélorutionnaire !

Dans les rouages de la ville-machine – enquête sur la smart-city lyonnaise
Brochure de 50 pages par le collectif Les Décâblés (leur écrire : lesdecables@riseup.net). Ce texte examine différentes innovation technologiques urbaines déjà en place ou en projet, dans les environs de Lyon. Un chapitre traite des transports.

Reprendre la terre aux machines
Livre du collectif L’Atelier Paysan, paru en 2021 au Seuil, qui explique la manière dont les technologies agricoles se sont répandues et ont progressivement verrouillé le système agricole en rendant dépendants les exploitants. C’est une illustration ciblé du principe de cliquet que j’expliquais dans l’article.

L’intelligence artificielle ou l’enjeu du siècle
Livre du philosophe Éric Sadin, paru en 2018 à L’Échappée. À travers son analyse des enjeux sociaux de l’intelligence artificielle, il développe des concepts à mon avis applicables en partie à d’autres technologies, notamment le « pouvoir d’infléchissement des comportements ».

« Esprit critique : détrompez-vous ! » Une exposition… critiquable

L’exposition « Esprit critique : détrompez-vous ! » a été co-conçue par les CCSTI (Centre de Culture Scientifique, Technique et Industrielle) Cité des Sciences (Paris), Cap Sciences (Bordeaux) et le Quai des savoirs (Toulouse). Elle a été présentée au public la première fois en mai 2021 et elle l’est encore à l’heure où j’écris.
Il me semblait important de proposer un point de vue… critique, justement, sur cette exposition. En effet l’esprit critique est connoté très positivement et on ne peut que saluer l’initiative d’établissements de culture scientifique de proposer une exposition sur ce thème. Mais il faut questionner les bases sur lesquelles repose l’exposition et la réussite de l’objectif pédagogique. Pourquoi avoir voulu concevoir cette exposition ? Quelle conception de l’esprit critique est véhiculée ? Que produit le dispositif dans son ensemble pour le public ? Prises isolément, les différentes parties de l’exposition atteignent-elles leur objectif ?

ATTENTION, si vous n’avez pas visité l’exposition, cet article révèle TOUT.

Avant de mettre en ordre ces questions, un mot sur moi.

Je n’ai pas fait d’études ni de travaux de recherche liés à l’esprit critique. Si vous avez le sentiment que j’affirme des choses qui ne correspondent pas à la littérature sur le sujet, c’est sûrement vrai. La majorité des choses que je connais sur la littérature provient de vulgarisation effectuée par des chercheur·euses, donc c’est incomplet et peut-être que j’ai mal compris ce que j’ai lu et entendu.

J’ai un lien d’intérêt à déclarer puisque j’ai travaillé pour un des établissements qui a accueilli l’exposition. Toutefois dans la mesure où je n’ai signé aucune clause de confidentialité, où je ne diffuserai pas de photo prises dans l’exposition et surtout où je ne critiquerai personne, mon propos est relativement libre.
C’est aussi parce que j’ai travaillé dans l’exposition que je me permets d’en parler : à force d’éprouver les dispositifs, de discuter avec le public et d’observer ses réactions, de mener des visites pour des groupes scolaires, j’ai pu comprendre ce qui fonctionnait ou non et faire des liens avec mes (quelques) connaissances théoriques sur l’esprit critique.

Globalement, à quoi ressemble l’exposition ?

La scénographie représente une ville composée de plusieurs pôles correspondant à des lieux emblématiques tels qu’une pharmacie, une salle de spectacle, une mairie, etc. Chaque lieu dispose de plusieurs modules interactifs. On peut circuler comme on le veut dans la ville et découvrir les lieux comme on le souhaite.

À l’entrée, on s’équipe d’un bracelet connecté qui va permettre d’interagir avec les modules. Le bracelet enregistre nos interactions et donne un « bilan » à la fin de l’exposition (j’en reparle à la fin).

Chaque lieu est également agrémenté d’un panneau de présentation avec un petit texte faisant le lien entre l’esprit critique et le thème du lieu. J’y reviendrai également à la fin.

Je tiens à souligner que je considère cette exposition comme un excellent support de médiation dans le cadre de visites de groupes (scolaires ou autres). Elle offre de nombreuses accroches pour aborder des sujets intéressants, pour creuser des aspects assez pointus de l’esprit critique, pour générer des discussions critiques avec des élèves. Le parcours étant libre, en tant que médiateur·ice on peut facilement passer d’un thème à l’autre pour satisfaire au mieux les intérêts qui émergent dans le groupe.

Toutefois cela demande beaucoup d’agilité et de concentration, car comme je tente de l’expliquer plus bas, le contenu de l’exposition et la conception des dispositifs interactifs véhiculent des idées sur l’esprit critique que j’estime dommageables, d’où la nécessité de « corriger le tir » en permanence.

Les médiateur·ices sont bien sûr présent·es dans l’exposition pendant les temps de visite libre en grand public, mais d’une part nous ne sommes pas tenu·es de pallier les manques d’une exposition et d’autre part nous ne pouvons pas accompagner tout le monde en permanence. C’est cette visite libre qui m’inquiète le plus, car je me demande bien ce qu’on peut apprendre sur l’esprit critique et quels questionnements peuvent être amenés pendant la visite.

Je le répète et j’insiste, l’exposition prend tout son intérêt avec une visite guidée. Toutes les critiques que j’émets ci-dessous peuvent être contrebalancées par le discours des médiateur·ices, et les échanges permettent d’engager une réflexion beaucoup plus riche que ce que les seuls dispositifs proposent.
Derrière ma critique, je reconnais tout le travail abattu par un grand nombre de personnes. Le sujet de l’esprit critique n’est pas facile à mettre en scène ainsi, et je ne prétends pas pouvoir faire mieux. Ne connaissant rien du processus de création de l’exposition, je me contente de critiquer le produit fini dans le contexte d’une visite non accompagnée.

Passons maintenant en revue les différents lieux de l’exposition. Cela peut paraître superflu de détailler certains dispositifs mais je ne peux pas justifier ma critique sans décrire ce qui l’a motivée.

La mairie

Le thème est ici assez flou puisqu’il mélange politique, argumentation, stéréotype et surconfiance.

Dans un coin on trouve une vidéo avec trois personnages joués par le même acteur, tenant chacun un discours sur le changement climatique. On nous demande de voter pour le personnage qui nous a le plus convaincu, puis on nous propose une brève analyse des discours qui décortique les paralogismes utilisés (faux dilemme, appel à la nature, effet puits, etc.) ainsi que les allures des personnages (l’un d’eux correspond par exemple au stéréotype du politicien en cravate).

À côté se trouve un petit jeu qui apprend à détecter des arguments fallacieux en se basant sur une liste d’exemples.

Plusieurs problèmes sautent au yeux.

Ces deux premières activités, faites dans le cadre de la « mairie », établissent de fait un lien direct entre le champ politique et les tromperies argumentatives volontaires. Le thème des arguments fallacieux n’étant pas repris par la suite dans l’exposition, le lien avec le champ politique semble exclusif. Ce lien est questionnable puisque la distinction entre sophismes et paralogismes n’est pas précisée : là où le sophisme est un argument fallacieux énoncé avec la volonté de tromper, le paralogisme est une faute sincère de logique. Ainsi il est ici implicite que les erreurs argumentatives sont uniquement faites dans un but manipulatoire et lié à la politique.

De plus, aucune nuance n’est apportée à ces « sophismes ». Leur pertinence est écartée d’emblée, sans considérer qu’ils relèvent pour la plupart d’erreur de logique informelle (c’est-à-dire que l’erreur ne vient pas de leur structure logique mais plutôt du contexte d’émission), qu’ils peuvent donc connaître un certain domaine de validité et qu’ils sont émis rationnellement d’après les données disponibles par leur émetteur1.

Petit détail qui fait tache sur le jeu présentant la liste d’exemples de sophismes : une bonne partie des exemples donnés ne correspondent pas aux noms des sophismes en question.
Pour résumer, ces deux activités tombent dans la critique maintenant classique faite à l’utilisation de la notion de « sophisme » en zététique : on apprend des listes d’arguments fallacieux qui semblent pouvoir disqualifier une argumentation (voire la thèse défendue ou la personne qui argumente) dès lors qu’on les détecte, sans s’intéresser au contexte d’argumentation. Quelle pertinence peut-il y avoir à faire la chasse aux sophisme, par exemple, dans une conversation en plein repas de famille ?

Passé cela, un autre jeu propose d’associer des images de personnes à des métiers dans un temps très limité. Évidemment, la plupart des gens réagissent d’après des stéréotypes culturels : associer l’homme avec un chapeau de paille au métier de jardinier, une femme accompagnée d’enfants au métier d’enseignante, un homme penché sur son ordinateur avec un smartphone à la main au métier d’informaticien, etc. Et… c’est tout ! Un écran de correction nous indique ensuite qu’au dos des images des personnes se trouvaient des descriptions qui donnaient des indices quant à leur véritable métier. Sauf que :

– Le temps imparti est de toute façon insuffisant pour lire ne serait-ce qu’une seule des descriptions. Dans le but de réussir ce petit jeu, réagir avec des stéréotypes est finalement très rationnel puisque ce sont les seuls indices disponibles (de plus les stéréotypes mobilisés sont plutôt innocents, rien de basé sur la couleur de peau par exemple).

– Une fois qu’on prend le temps de lire toutes les descriptions, on se rend compte qu’aucune d’elle ne mentionne explicitement le métier des personnes. La conclusion qui semble raisonnable est alors que n’importe laquelle de ces personnes pourrait exercer n’importe lequel des métiers. Même si cette conclusion part certainement d’une volonté humaniste et inclusive, je doute qu’elle soit transférable en dehors des personnages de ce jeu.

Le jeu tombe donc dans un autre travers qui est d’amalgamer heuristiques et biais, ou stéréotypes et discrimination dans ce cas précis. Toute pensée rapide et intuitive n’est pas un biais, et toute expression d’un stéréotype n’est pas une discrimination. Le jeu n’explicitant pas cette distinction, il suggère implicitement un amalgame malheureux : là où l’heuristique (de jugement) est une opération mentale automatique, intuitive et rapide, le biais (cognitif) est une déviation systématique de la pensée logique et rationnelle par rapport à la réalité. (wikipédia)
Là où le stéréotype est une opinion acceptée sans réflexion et répétée sans avoir été soumise à un examen critique, la discrimination est un traitement différencié, inégalitaire, appliqué à des personnes sur la base de critères variables (ces critères peuvent être des stéréotypes). (CNRTL).

Le plus gros problème de ce jeu selon moi est qu’il ne met pas en condition pour s’interroger sur l’origine des stéréotypes, ni de leurs conséquences négatives, ni des manières de lutter contre celles-ci. On invite implicitement à conclure que les stéréotypes sont issus de la bêtise ou d’une pensée trop rapide, ce qui n’est évidemment pas le cas.

Un petit jeu termine la zone en prétendant parler du biais de surconfiance (aussi appelé effet Dunning-Kruger) alors qu’il ne le démontre pas du tout2.

On nous présente un schéma de vélo incomplet et on nous demande de le terminer avec un nombre de traits limité. La plupart des gens placent mal le dernier trait, ce qui a pour conséquence de dessiner un vélo non fonctionnel.

Le biais de surconfiance advient lorsqu’une personne surestime ses compétences relativement à une tâche. Là où c’est cocasse, c’est que le jeu débute en demandant au public d’auto-évaluer sa capacité à redessiner un vélo et que la plupart des gens répondent 50 % ou moins : c’est-à-dire que la plupart des gens s’estiment peu confiants ! Leur auto-évaluation se révèle donc plutôt bonne dans ce contexte.

Évidemment il ne s’agit pas ici d’un protocole expérimental rigoureux censé répliquer une expérience historique. Seulement voilà, le but était de démontrer la surconfiance, ce qui ne marche pas et c’est finalement le discours d’un·e médiateur·ice qui vient encore corriger le tir en expliquant ce qui était censé se passer. Sur ce jeu comme sur d’autres, l’effet à démontrer n’est pas du tout explicite et beaucoup de gens ont fait remarquer (qu’ils aient réussi le schéma correct ou non) qu’ils ne comprenaient pas l’exercice.

Kiosque à journaux

Ce lieu est dédié à l’information et il est à mon avis un peu trop focalisé sur les fake news.

Premier dispositif, un quiz énonçant une quinzaine d’idées reçues ayant trait aux sciences de la nature, auxquelles il faut répondre par « vrai » ou « faux ». S’ensuit un corrigé qui rétablit la « vérité scientifique » et donne quelques explications.

L’exercice est plutôt rigolo et fonctionne bien, on y apprend quelques informations scientifiques qui bousculent nos intuitions et idées reçues. Mais ce n’est pas un exercice d’esprit critique, c’est un QCM sur des connaissances scientifiques. À aucun moment on ne se demande pourquoi on croit ce qu’on croit. On attend passivement le corrigé. La seule conclusion qu’on peut tirer après ce quiz est que la science contredit plusieurs de nos croyances, fausses.

La vision de l’esprit critique est ici absolutiste : il existe des choses vraies, des choses fausses et l’esprit critique a pour seule utilité de déterminer quelles choses sont vraies ou fausses3. C’est extrêmement réducteur même si on reste focalisé sur la thématique des fake news.

Les connaissances sont bien une des trois composantes de l’esprit critique selon la littérature sur le sujet4. Cependant je doute que ce petit jeu montre bien le lien que les connaissances ont avec l’esprit critique, puisqu’il se contente de pointer des idées reçues (qui sont en plus complètement inoffensives, par exemple le fait que les tournesols suivent le soleil. On n’a aucun enjeu à se documenter sur ce genre d’informations au quotidien à moins de préparer un cours de biologie).

Un grand panneau plus loin dans la pièce arbore une grande infographie montrant plusieurs procédés de manipulation de l’image en contexte infomédiatique. C’est très bien réalisé, on comprend vite les techniques utilisées et leur but manipulatoire.

Plusieurs problèmes déjà listés sont ici cumulés : l’information est considérée soit vraie soit fausse, l’information fausse est censée être diffusée dans un but manipulatoire, aucun outil n’est donné pour vérifier l’information. On saute à pieds joints dans les problèmes induits par la définition classique des « fake news » (information fausse diffusée dans un but manipulatoire) : comment déterminer ce qui relève du vrai et du faux ? Comment prétendre connaître les intentions des auteur·ices des informations ? De manière pratique, peut-on vraiment dédier autant de temps à une vérification aussi rigoureuse de tout ce qui nous passe sous les yeux5 ?

Le dernier atelier de la zone est de loin le plus intéressant. Cinq fausses couvertures de magazine traitant du même sujet nous sont présentées. Elles sont conçues pour mimer des degrés différents de rigueur scientifique et avec des visuels très variés : l’une fait penser à un numéro de La recherche tandis qu’une autre semble singer Paris Match. Le but est de classer ces cinq magazines de celui qui nous inspire le plus de confiance à celui qui nous en inspire le moins, relativement au sujet traité. Nous sommes donc invité·es à vérifier si les articles sont signés, si les auteur·ices sont des expert·es du sujet, si des sources sont apparentes, si des informations précises et vérifiables sont communiquées dans les articles, ou encore si les photographies illustrent bien le texte. Rien qu’avec ces critères, il est possible d’établir une gradation dans la confiance à accorder a priori à ces magazines, de celui qui semble le plus rigoureux à celui qui traite son sujet par-dessus la jambe.

Là où je vois un problème, c’est que d’autres critères moins pertinents peuvent servir à établir cette gradation, comme l’aspect visuel du magazine ou son prix, et qu’en utilisant ces critères on aboutit à la même gradation qu’en utilisant les critères de rigueur journalistique cités plus haut. Le magazine le moins cher et ayant une charte graphique très colorée et pleine de fantaisies est aussi le moins rigoureux.

Implicitement, l’atelier associe le prix et le visuel à la rigueur journalistique, ce qui à mon avis brouille les pistes de l’évaluation de l’information. Bien sûr, l’aspect visuel et le prix d’un magazine sont intéressants à analyser, mais ils ne nous renseignent pas a priori sur la qualité du média.

Salle de spectacle de magie

Deux activités sont ici proposées. Un écran interactif annonce pouvoir deviner notre personnalité. Il nous pose deux questions « personnelles » auxquelles on répond en cliquant sur un des choix possibles, puis nous déballe un discours calqué sur le modèle du discours de Bertram Forer, provoquant le fameux effet Barnum : il nous livre son analyse de notre personnalité en quelques phrases sonnant assez justes, mais qui sont en fait assez floues et générales pour correspondre à tout le monde.

On trouve aussi une vidéo présentant quelques tours très simples de mentalisme. Le mentaliste fait sa démonstration puis explique comment il s’y est pris.

La qualité pédagogique est là : on sait qu’on va être trompé par les tours et par la voyance, on l’est effectivement, puis les astuces sont présentées de manière très simple et juste.

Le problème de cette zone est lié au problème global de l’exposition, dont le message est en substance (c’est ce qui ressort des panneaux explicatifs) « Constatez tous les domaines où vous êtes manipulé·es ». L’exposition nous laisse avec ce message, à nous de voir ce qu’on en fait. Si l’on comprend très vite la pertinence de savoir qu’on peut être manipulé par des politiciens ou des médias, quel en est l’intérêt concernant la magie ? Les tours présentés le sont dans le contexte d’une salle de spectacle, un lieu avec lequel on signe un contrat tacite de consentement à être trompé·e. On sait déjà qu’il y a des manipulations et qu’elles n’auront pas d’incidences négatives sur nos vies ou sur la société.
On touche ici au manque de liens explicites entre les différents thèmes traités par l’exposition. Elle ne nous fait pas comprendre l’intérêt qu’il peut y avoir à démonter méthodiquement des tours de magie. Or il me semble que cet intérêt existe bien : les manipulations utilisées (effet Barnum, mauvaises intuitions statistiques, détournement d’attention, induction d’hypothèses alternatives coûteuses, etc.) peuvent ici être expliquées dans un cadre ludique et (presque) sans risque de provoquer de la réactance. La magie représente un exemple de plus sur lequel décliner l’application des compétences propres à l’esprit critique.6

Je tiens à préciser que je ne considère pas que la magie a pour seul intérêt son usage pédagogique pour l’enseignement de l’esprit critique. C’est un art à part entière7. Ici je traite la magie depuis un certain point de vue car c’est censé être le but de cette exposition que d’initier à l’esprit critique.

La pharmacie

Certainement la meilleure zone de l’exposition, présentant deux activités très pédagogiques.
La première nous confronte à des paires de situations dont nous devons répondre s’il s’agit d’une causalité (une situation a causé l’autre plus ou moins directement), si elles viennent d’une cause commune (une cause tierce, non dévoilée ici, qui a causé ces deux situations), ou s’il n’y a aucun lien entre les deux situations (coïncidence). Le jeu a la finesse de proposer des situations évidentes et d’autres très contre-intuitives, ainsi qu’une explication sommaire en fin de jeu.

Rien à dire, le concept de confusion entre causalité et coïncidence passe très bien, décliné sur plusieurs exemples clairs.
Seul point noir : À la toute fin du jeu, l’écran donne un bonus sous forme d’un petit texte explicatif de notre perception du hasard, accompagné de schémas avec des points plus ou moins espacés. Le texte et les schémas sont tellement confus que personne dans l’équipe n’a su se les approprier pour ne serait-ce qu’en faire une accroche pour parler plus rigoureusement de la perception intuitive du hasard. Heureusement ce bonus est un détail au milieu du reste.

Deuxième jeu, une enquête épidémiologique fictive sous forme de quiz. Nous sommes mis·es en situation en devons répondre en temps limité à des questions qui touchent à la méthode scientifique expérimentale, notamment liée à son usage en santé.

Que nos réponses soient bonnes ou mauvaises, une petite voix se fait entendre avant de passer à la question suivante, nous expliquant pourquoi notre réponse était bonne ou mauvaise. Ainsi tout le monde profite du message scientifique, même les personnes chanceuses qui répondent au pif.

On apprend par exemple ce qu’est une confusion entre corrélation et causalité (ce qui poursuit habilement le jeu précédent), ce qu’est une manipulation des échelles sur un graphique, ou ce qu’est un groupe témoin lors d’un test clinique.

Test de logique

Entre plusieurs zones se trouve une grande table dont chaque place est pourvue de boutons qui permettent de répondre à un test de logique effectué à plusieurs joueur·euses.

Les trois questions posées sont des tests de logique (du style de l’énigme du nénuphar qui double de surface…) qui proposent trois réponses possibles, dont nous sommes prévenu·es qu’une seule est juste.

À chaque question il faut sélectionner individuellement une réponse dans un temps limité tandis que les réponses des autres s’affichent. Il est possible, tant que le temps pour répondre n’est pas écoulé, de changer sa réponse. La consigne précise que les points sont attribués au groupe de joueur·euses seulement si tout le monde donne la bonne réponse, les joueur·euses sont donc implicitement encouragé·es à s’entraider.

Sur le papier c’est très bien, mais plusieurs éléments viennent faire échouer la coopération et les raisonnements logiques.

Déjà, le temps limité est beaucoup trop court pour réfléchir individuellement et beaucoup de gens se retrouvent à répondre au hasard. Les personnes connaissant ou ayant trouvé le bon raisonnement n’ont pas le temps de l’expliquer aux autres pour les faire changer de réponse à temps. Le manque de temps profite aux personnes possédant déjà de l’autorité (légitime ou non) au sein d’un groupe, ou qui savent s’affirmer face aux autres. Combien de groupes d’élèves avons-nous vus s’aligner sur la réponse (souvent fausse) d’un de leurs camarade qui parlait plus fort… On est à fond dans l’effet de halo : des caractéristiques non pertinentes des personnes répondantes servent aux autres personnes pour évaluer sa fiabilité.

Ensuite, il manque un corrigé. Beaucoup de personnes ont été frustrées de ne pas pouvoir, faute de se souvenir des questions, poser leur raisonnement calmement suite à l’exercice. Ainsi le jeu se limite à une mauvaise note sans possibilité de s’améliorer.

Enfin, à la fin du jeu s’affichent à la fois le score du groupe et les scores individuels. « Haïssez le jeu, pas les joueurs » est un proverbe s’appliquant parfaitement à la situation : le simple fait de mettre en avant des scores individuels laisse la possibilité (voire incite) les joueurs à transformer un jeu pensé pour être coopératif en un jeu compétitif, ce qui le vide de son sens.

En résumé, l’idée initiale d’entraîner les compétences de raisonnement logique et d’entraide au sein d’un groupe au moyen d’argumentation était louable, mais échoue selon moi à cause d’éléments qu’il aurait été facile de corriger. Il était parfaitement possible de ne pas afficher les réponses des autres joueur·euses (pour éviter toute influence sur les réponses des autres) ; de ne pas afficher des scores (qui nuisent à la coopération) ; voire d’expliquer l’effet de halo en début de jeu.

Food truck

Une réplique de food truck fait office de zone dédiée à la fois aux biais mnésiques et attentionnels : les failles de la mémoire et de l’attention.

Sur un des pans du camion on regarde un petit film diffusé en boucle, qui est en fait une variante du monkey business tournée spécialement pour l’exposition8. Le début du film donne pour consigne de compter certains éléments à l’écran, ce qui détourne l’attention et fait rater l’apparition d’autres éléments pourtant insolites. Le film fonctionne très bien, personne ne remarque les dits éléments insolites. L’écran de fin invite à passer sur un autre pan du camion pour voir un « making of » du premier film, sur lequel on se rend compte de la supercherie. On comprend très bien la manière dont nous avons été trompé·es.

Si on s’arrête là ça fonctionne très bien. Ce qui m’embête c’est l’absence de recul par rapport à la tromperie. Lors du visionnage du film nous n’avons rien raté d’important pour nous, de crucial à la compréhension de l’exposition, ou encore de dangereux. Est-ce réellement une faille de notre esprit que de se focaliser sur certains éléments ? Ou est-ce justement la preuve d’un fonctionnement efficace pour l’écrasante majorité du temps ?

Une fois de plus, la fin du jeu nous lâche avec pour seule conclusion immédiate que nous sommes faillibles. Rien n’interroge les conditions de cette faillibilité, les conséquences qui peuvent en découler, les moyens de contourner cette faillibilité ni la pertinence de le faire.
Cette faillibilité en est-elle vraiment une, si elle permet de se concentrer efficacement sur une seule tâche en faisant par exemple abstraction d’un contexte bruyant ? Serait-il pertinent de faire attention à tout, tout le temps, dans tous les contextes ? Ou pourrait-on se contenter d’identifier certains contextes requérant une attention soutenue ?

Le deuxième jeu fonctionne moins bien. Il tente de démontrer les effets de primauté et de récence, en présentant une liste à retenir et à restituer dans l’ordre, le tout en un temps limité. L’écran de fin montre les statistiques des 100 dernières personnes à avoir joué, sans préciser que nous sommes censé·es remarquer que les premiers et derniers éléments de la liste ont été plus souvent retenus que les autres. De fait personne ne le remarque car ce n’est pas ce qui se passe. Le jeu, avec toutes ses contraintes techniques et un environnement aussi perturbé que celui d’une exposition, ne peut évidemment prétendre à répliquer des expériences de psychologie sociale.

Ainsi, on constate simplement que notre mémoire est imparfaite. Même problème que précédemment concernant l’absence de conclusion autre que le constat de notre faillibilité.

Le supermarché

Dernière zone thématique contenant quatre activités. Pour moi, c’est la zone la plus confuse.

Une première activité propose de s’asseoir successivement sur deux chaises rigoureusement identiques, posées l’une à côté de l’autre. Après avoir essayé les deux, nous devons voter pour notre « préférée ». Des statistiques des 100 derniers votes du public s’affichent ensuite, où l’on constate un équilibre relatif entre les préférences pour la chaise de gauche et pour celle de droite. L’écran de fin mentionne rapidement l’effet placebo.

Le dispositif ne peut en fait pas prétendre parler d’effet placebo : l’effet placebo est un procédé n’ayant pas d’efficacité propre mais agissant sur une personne par des mécanismes physiologiques ou psychologiques. Plus largement on parle d’effets contextuels. Or ici ces effets contextuels sont totalement absents (ce qui explique l’équilibre des votes). Rien ne permet de distinguer les chaises, ni directement à leur apparence ni dans le décor qui les entoure. On voit mal ce qui induirait une préférence. Peut-être que l’ajout d’autocollants sur une des chaises, ou d’une différence ténue dans la teinte du bois, aurait induit un effet.

La deuxième activité prétend démontrer un biais d’ancrage mais son dispositif rend cela impossible. Nous sommes face à deux vases très différents et un écran nous demande d’estimer le prix de celui de gauche. L’écran affiche ensuite une fausse publicité mentionnant un nombre qui n’a rien à voir avec les vases. Il nous demande de donner le prix du deuxième vase, puis nous affiche les statistiques des 100 derniers votes. On est censé observer que les prix estimés pour le deuxième vase sont plutôt proches du nombre qui a été affiché dans la fausse publicité, car on aurait « ancré » ce nombre dans notre esprit, lequel nous servirait à présent de référence pour faire des estimations.
Or on n’observe aucun groupement des réponses sur le nombre donné pendant la publicité. Ce qui aurait été intéressant d’observer, c’est si pour chaque personne le deuxième prix donné était proche du premier. Hélas le dispositif ne permet pas d’accéder à ces données.

Induire un réel biais d’ancrage ressemblerait davantage à ceci : l’écran demanderait si, d’après nous, le prix d’un unique vase était inférieur ou supérieur à un prix A, puis nous demanderait d’estimer ce prix. Alternativement, il demanderait à certaines personnes si ce prix était inférieur ou supérieur à un prix B, puis leur demanderait également une estimation. On observerait, selon toute vraisemblance, que les personnes à qui on montre le prix A donneraient des estimations proches de A, et que les personnes à qui on montre le prix B donneraient des estimations proches de B9

La troisième activité parle d’intelligence collective et le fait plutôt bien. Un caddie rempli de produits nous est présenté, chaque personne devant estimer le poids total en kilogrammes de l’ensemble sans connaître les estimations des personnes précédentes. Une fois notre estimation donnée, on découvre les 100 dernières estimations du public ainsi que leur médiane et le « vrai » poids du caddie. La moyenne est toujours très proche du vrai poids, ce qui est vaguement expliqué par l’écran de fin, qui ajoute un résumé de l’expérience de Galton (il demandait à des gens dans une foire d’estimer le poids d’un bœuf. La médiane des estimations était très proche de la réalité.).

Seule remarque : les conditions de l’effectivité de cette intelligence collective ne sont pas exposées. Il semblerait que ce type d’expérience fonctionne très bien pour des variables quantifiables et ne demandant pas d’expertise particulière pour se faire un avis (ça ne marcherait pas en demandant le montant en dollars nécessaire pour solutionner la faim dans le monde par exemple). De plus, il semblerait que chaque estimation doive être faite sans concertation pour éviter les influences10. Les personnes qui s’essayent à l’exercice, ne respectant pas forcément ces conditions, ne font donc pas émerger d’intelligence collective. En effet, si l’influence entre en jeu, le phénomène observé change complètement et on peut observer l’estimation d’un groupe s’enfoncer dans l’erreur11.

La dernière activité est un faux rayon de supermarché dans lequel tous les produits sont disponibles sous deux versions, de marques et emballages différents. Par exemple deux types de bouteille d’eau, deux types de maquillage, deux types de lessive… Les emballages sont plutôt réalistes et sont de vrais condensés de manipulations classiques du marketing : prix finissant en « …,99 centimes », appels à la nature, des couleurs criardes, des « Vu à la TV », des photos de gens heureux, etc.

Nous devons choisir un des deux produits pour chaque paire de produits, puis soumettre notre sélection à une caisse virtuelle qui passe en revue chaque paire de produit en nous donnant une brève analyse des manipulations utilisées. Chaque emballage incarne une ou plusieurs techniques de manipulation.

On peut ainsi faire des liens entre des manipulations similaires utilisées sur différents produits, par exemple entre une photo aérienne de champs de thé, un « 100 % naturel » et un « Sans OGM ».

Si l’exercice s’arrêtait ici il aurait été plutôt bon, mais le côté interactif brouille encore une fois le message. En effet, chaque paire de produit analysée par la caisse virtuelle est accompagnée des statistiques des 100 derniers choix des personnes précédentes. On constate très souvent un relatif équilibre entre les deux produits, ce qui nous fait nous demander si le but du dispositif était de démontrer qu’une manipulation fonctionnait systématiquement avec plus de puissance qu’une autre. Si tel était le but, alors pourquoi ne pas avoir opposé un emballage manipulatoire à un autre plus « neutre » ? Si tel n’était pas le but, alors pourquoi avoir affiché les statistiques ?

Cette activité est pour moi représentative de l’exposition : même là où les effets manipulatoires recherchés sont bien présents et où les explications données sont valides, il est difficile de comprendre ce qu’on peut tirer de l’expérience. On a passé un bon moment mais on n’a rien appris. Une camarade médiatrice le formule ainsi : « On a appris qu’on était faillibles et qu’il fallait être vigilant, mais on n’a pas la méthode pour l’être correctement. Des publics nous disent, en sortant de l’expo, qu’il faut faire attention, se méfier, ce qui n’est ni constructif ni critique, mais tout simplement une émotion connotée négativement dont on ne sait que faire. »

Bilan

Terminons la visite avec le « Bilan ». Tel que je l’avais précisé en début d’article, nous récupérons un bracelet connecté au début de l’exposition qui nous permet d’interagir avec tous les dispositifs. Chaque interaction enregistre nos choix, lesquels sont finalement traduits sous forme d’un bilan sur un dernier écran interactif. Nous recevons ainsi un « score d’esprit critique » sur un diagramme en toile d’araignée avec plusieurs sujets.

Évidemment ces scores n’ont aucune prétention scientifique, ni aucune prétention à mesurer quoi que ce soit à l’intérieur de l’exposition. En effet les visiteur·euses venues à plusieurs n’ont pas forcément toustes un bracelet, ne font pas forcément toutes les activités, les refont parfois plusieurs fois jusqu’à obtenir la « bonne » réponse, etc. Au-delà de ce faux problème (qui est plutôt une limite assumée par les concepteur·ices de l’exposition), ce bilan laisse croire que l’esprit critique serait une liste de compétences mesurables, les différents sujets étant notés par un pourcentage de réussite. Or l’esprit critique, en tout cas si l’on se réfère à ce qu’on trouve dans la littérature récente (je vous renvoie à la note de bas de page 5), se compose de compétences mais aussi de connaissances et de dispositions. De plus, quantifier ces compétences (et ces connaissances et dispositions) n’aurait aucun sens puisque l’esprit critique ne s’active pas automatiquement en toutes situations, il est contextuel : selon le sujet12, selon les dispositions du moment, selon nos connaissances, on sera en mesure ou non d’exercer notre esprit critique.

Un regard d’ensemble

De la même manière que traiter les arguments d’un discours de façon indépendante, en ignorant leurs liens et la thèse qu’ils soutiennent, fait passer à côté d’une analyse réellement pertinente du discours, critiquer chaque zone de l’exposition sans chercher à analyser l’ensemble fait courir le risque de ne pas saisir un propos global plus pertinent.

J’expose ci-dessous une critique en tentant d’appréhender l’exposition dans son ensemble.

Je le redis, cette exposition est une très bonne opportunité pour parler d’esprit critique : les visites de groupes accompagnés par un·e médiateur·ice permettent de développer de nombreux points non traités dans l’exposition, d’en préciser et d’en nuancer d’autres.
En revanche comme aucun lien n’est fait entre chaque zone, lors d’une visite solo on a certainement du mal à percevoir la relation entre les sujets traités et l’esprit critique, ainsi que les relations que ces sujets entretiennent. Quand bien même chaque zone fonctionnerait bien et véhiculerait un message clair (ce qui n’est selon moi pas le cas comme exposé plus haut), elles fonctionneraient indépendamment.

Le seul message explicite qui semble lier les zones entre elles est la nécessité d’exercer son esprit critique pour se protéger des manipulations. Chaque zone s’ajoute ainsi à une liste de thèmes sur lesquels nous sommes susceptibles de nous faire manipuler.

Il y a plusieurs problèmes à cette conception de l’esprit critique :

– Si le message est bien qu’il faut exercer son esprit critique pour éviter de se faire manipuler, il faut déjà avoir une définition, même minimale, de l’esprit critique. Or à aucun moment l’exposition n’en donne. Pour dégager une définition d’après le contenu de l’exposition, il faudrait recouper l’ensemble des panneaux textuels et des discours de fin des écrans interactifs ou… travailler dans l’exposition pendant plusieurs mois. C’est le problème de l’apprentissage par l’informel : les notions ne sont pas acquises ou risquent de l’être avec des contre-sens. Certes, une exposition n’est pas un cours, elle n’a pas pour objectif premier de transmettre des notions et de contrôler leur bonne compréhension. Cependant elle transmettra forcément un propos, qui se doit alors d’éviter le plus possible les interprétations erronées.
– L’utilité de l’esprit critique en tant que protection contre les manipulations se défend, mais c’est très réducteur. Où sont l’évaluativisme13, le réflexe du doute et l’humilité intellectuelle ? L’apprentissage de l’argumentation ? La nécessité de se documenter à propos des sujets sur lesquels exercer notre esprit critique ? Finalement, la mise en scène de l’exposition cache une caricature de zététicien en recherche de faussetés sur lesquelles pointer un doigt accusateur.

– Même en suivant cette conception réductrice de l’esprit critique qui ne serait qu’une protection, l’exposition n’est pas satisfaisante. Elle ne fait que pointer nos erreurs de raisonnement, nos intuitions maladroites, nos stéréotypes, etc. mais sans nous donner d’outils pour réellement repérer des manipulations et les contourner, ce qui serait un objectif minimal. Si on ne le savait pas déjà, l’exposition nous apprend que des manipulations existent, mais ne nous démontre pas leurs conséquences (ou alors très minimalement) ni ne nous donne les moyens de nous en prémunir.

– À aucun moment on ne sort de ce pointage de nos biais et autres raisonnements fallacieux. L’exposition s’inscrit dans un paradigme cognitiviste, une « idéologie des biais cognitifs »14 qui met sur un piédestal la seule rationalité épistémique : nous humains raisonnons mal à cause de notre cerveau, nos choix sont irrationnels. Cette approche est faible épistémologiquement15 et dangereuse politiquement. Elle est incapable d’expliquer le fait que différents individus se comportent différemment dans une même situation, elle naturalise nos comportements et réduit le champ des possibles pour changer la société16.

Le cerveau qui sert de logo et d’illustration récurrente à l’exposition résume bien le propos : les autres approches, issues des sciences humaines et sociales principalement, n’ont pas leur place ici.

Encore une fois, cette exposition est un support pédagogique bienvenu. Les visites avec des groupes permettent d’explorer en profondeur certains sujets, d’établir des liens entre les zones et avec les vécus des personnes. J’encourage les enseignant·es qui le pourront à y emmener des classes pour profiter des visites guidées. En revanche je ne sais que dire des visites libres, qui à mon avis brouillent les pistes sur l’esprit critique. Si au moins cela permet de découvrir ce concept et de commencer à y réfléchir, c’est déjà une bonne chose. Ce que je regrette, c’est que le message principal qui reste potentiellement en tête soit quelque chose comme « Les pubs et les politiques nous arnaquent, faisons attention. »

Merci à ma camarade Julie pour sa relecture critique.

Agenda Cortecs & co

Vous trouvez ici les diverses interventions du Cortecs à venir ou passées.

Octobre 2023

Sciences, information et médias : un enjeu éducatif – Journée professionnelle et conférence grand public – Avec David Engelibert

Quand : le 11 Octobre.
Où ? Mont-de-Marsan.

Infos : Affiche de la journée

Intervention sur la Naturopathie – Sohan Tricoire

Quand : le 28 Octobre.
Où ? Bruxelles

Infos : à venir

Septembre 2023

Skeptics In the Pub Brussels : Le « documenteur », un outil pour l’enseignement de l’esprit critique ? Avec Vivien Soldé

Quand : le 30 Septembre à 19h30.
Où ? La Fleur en Papier Doré, Bruxelles.

Infos : https://www.facebook.com/events/676855967325257/?active_tab=discussion/

Février 2023

Conférence Écologie et Esprit critique pour l’inauguration de la collection écocitoyenneté – Nicolas Martin

Quand : le 11 Février, à 16h.
Où ? Médiathèque de Blagnac (31700).

Infos : https://medialudo.blagnac.fr/node/content/nid/339125

Conférence Esprit Critique pour les luttes sociales et écologistes avec l’Union Communiste Libertaire – Nicolas Martin & Sohan Tricoire

Quand : le 18 Février, à 17h
Où ? Maison des Syndicats de Saint Gaudens (31800).

Janvier 2023

Formation pour les services civiques du Talus à Marseille – Jérémy Attard

Quand : les 12 et 13 Janvier
Où ? Marseille.

Formation « Connaissance du métier de la recherche » pour les Master IA et ID3D – Jérémy Attard

Quand : Mois de Janvier
Où ? Université de Lyon 1.

Mai 2022

Science et pseudo sciences : Comment s’y retrouver ? Université du Temps Libre – Jérémy Attard

Quand : Le 5 Mai à 14h30
Où ? Aix-Marseille Université, Site Schuman. Bâtiment Pouillon, Amphi Dumas.

Infos : https://utl.univ-amu.fr/enseignements-a-aix-provence

Table ronde : Communicateurs scientifiques : sommes-nous utiles ? AFCAS Congrès – Nicolas Martin

Quand : Journées des 11 et 12 Mai. Table ronde le 12 à 15h00
Où ? En ligne. Université Laval.

Infos : https://www.acfas.ca/evenements/congres

Mars 2022

Biais cognitifs et scepticisme scientifique, à l’occasion de la préconférence du 15eme Congrès de la Médecine Générale – Nicolas Martin

Quand : Le 23 Mars
Où ? Palais des Congrès à Paris

Infos : https://fayrgp.org/nos-evenements/preconferences/#preconf2022

Janvier 2022

Cours à l’Université du Temps Libre – Jérémy Attard

Quand : tous les lundis du mois de Janvier
Où ? Université Aix-Marseille (campus Schuman, Aix-en-Provence)

Cours Zététique, esprit critique et autodéfense intellectuelle – Jérémy Attard & Denis Caroti

Quand : Tous les mercredis matin 8h-10h, à partir du 19 Janvier.
Où ? Université de Nîmes, L1 Psychologie.

Cours Sciences et esprit critique – Jérémy Attard & Denis Caroti

Quand : Lundi 24 Janvier, à 16h
Où ? Université Claude Bernard (Lyon 1)

Réouverture du Eurêkafé à Toulouse

Quand : courant Janvier !
Où ? 5 impasse de la Colombette, Toulouse

Infos ici sur le site du café : https://www.eurekafe.fr/

Septembre 2021

Table ronde Esprit critique et éducation – ateliers animés par Denis Caroti et Nicolas Martin

Quand : Samedi 18 Septembre, à 16h
Où ? Centre de congrès et d’exposition DIAGORA 150 Rue Pierre Gilles de Gennes 31670 Labège

Et en ligne : https://www.rec2021.com/?playlist=6c2214d&video=ff1c1d0

Tout public.

Soirée zététique à Toulouse – Nicolas Martin

L’invité est l’auteur de BD, Meybeck qui nous parlera de biodynamie

Quand : Mardi 28 Septembre
Où ? Toulouse

Juillet-Aout

C’est les vacances !

Juin 2021

Programme des manifestations passées à venir prochainement

Mai 2021

Conférence Éducation à l’esprit critique et zététique,
par Denis Caroti :

Quand ? Mercredi 26 Mai, 11h.
Où ? École Nationale Supérieure des Sciences de l’Information et des Bibliothèques (Enssib) de Lyon, dans le cadre de journées d’études autour de l’éducation aux médias et à l’information.
Public : étudiants et médiateurs en EMI de tous horizons (bibliothécaires, enseignants, journalistes, etc.)

Conférence Développer l’esprit critique. Pourquoi et comment faire ? par Denis Caroti :

Quand ? Jeudi 20 Mai, 12h15.
Où ? BU du campus de Luminy, Marseille.
Tout public.
https://www.youtube.com/watch?v=R5kfb2wzs7w

Conférence La Nature et ses dérives, par Denis Caroti :

Quand ? Lundi 17 Mai, 18h30.
? en ligne, UPOP Marseille.
Tout public.
à visionner ici ! https://youtu.be/kKRXXiZxUb0

Avion repeint en vert par des militants de Greenpeace pour dénoncer le greenwashing. Mars 2021.

« Si ma grand-mère avait des ailes, ce serait un avion vert » : Flou sémantique et greenwashing

Avion repeint en vert par des militants de Greenpeace pour dénoncer le greenwashing. Mars 2021.

Si l’on me demandait si la transition vers une aviation verte est possible, il me semble que le plus sage serait de répondre : « Cela dépend de ce que l’on appelle transition, de ce que l’on appelle vert et de ce que l’on appelle aviation1… »
Suivant le cadre que l’on se fixe alors la réponse peut varier de « clairement oui » à « absolument pas » avec tout un éventail de nuances entre les deux. Dans cet article nous allons donc proposer de considérer différentes définitions à travers lesquelles nous posons la question de la transition vers une aviation verte.
En plus de faire le point sur l’impact écologique de l’aviation et ses perspectives d’avenir, cet article vise à appeler à la prudence face à l’ambiguïté cachée des mot – ambiguïté dont certains peuvent largement tirer profit. Dévoyer le sens d’un mot c’est aussi ce que l’on appelle l’« effet paillasson », vous pouvez retrouver un article du Cortecs à ce sujet.

Est-il possible de faire…

… un appareil volant qui n’émet pas de carbone pendant son vol ?

Oui et cela existe déjà plus ou moins. On peut penser tout d’abord aux « avions solaires », des appareils recouverts de panneaux photovoltaïques fournissant de l’énergie solaire. Ceux-ci sont testés depuis les années 1970 mais le modèle le plus performant en est probablement le Solar Impulse (I & II) qui aux dernières nouvelles est capable de transporter qu’une seule personne à une vitesse d’environ 80 km/h. On est loin des 4 milliards de passagers annuels.

On peut aussi évoquer les planeurs qui, une fois lancés, profitent des courants pour voler et n’utilisant aucun moteur n’émettent effectivement aucun gaz à effet de serre.

Les avions volant avec des huiles de friture ne rentrent pas vraiment dans cette catégorie : d’une part parce que celles-ci émettent du carbone (certes, en plus faible quantité) d’autre part parce qu’elles sont nécessairement mélangées avec du kérosène classique.

Jean-Baptiste Djebbari, alors ministre délégué chargé des Transports, se félicite d’un vol-test utilisant des huiles de cuisson faisant miroiter la promesse d’une aviation verte. Voir cet article de Révolution Permanente qui dénonce ce greenwashing.

… un avion avec des passagers qui n’émet pas de carbone pendant son vol ?

Alors là c’est déjà plus compliqué : les vols précédents ne peuvent transporter qu’une seule personne (ou à peine plus) et il y a un gouffre à franchir avant de pouvoir utiliser ces solutions pour des vols commerciaux. On peut identifier au moins trois obstacles majeurs pour y parvenir : trouver les solutions technologiques pour pouvoir transporter une masse très importante (ce qui est a priori impossible pour l’avion solaire 2 ou le planeur par exemple), rendre le prix du vol économiquement viable et obtenir les certifications nécessaires.
Certes on en est loin mais en théorie rien ne l’empêche. Toutefois il semble pertinent de se demander à quel date et à quel coût ces innovations pourraient être accessible ?
Les deux géants de l’aviation Boeing et Airbus ont annoncé la date de 2035 pour leurs premiers vols commerciaux bas-carbone. Le premier grâce à des agrocarburants, le second avec de l’hydrogène3. Notons ici deux choses : premièrement, cette annonce est probablement davantage influencée par son impact marketing et politique que par une réelle prédiction technologique. Deuxièmement, la réalisation de cet objectif ne peut se faire qu’au prix d’énormes moyens financiers et de choix politiques privilégiant le secteur aérien sur d’autres secteurs4.
Au vu de l’urgence climatique en cours, envisager d’utiliser l’aviation actuelle pendant encore une quinzaine d’années semble relativement déraisonnable.

… un avion avec des passagers qui n’émet pas de carbone pendant tout son cycle de vie ?

Reprenons l’exemple du planeur : certes en vol il n’émet aucun gaz à effet de serre mais encore faut-il le lancer. Il y a deux moyens pour cela : le treuillage ou le remorquage par un autre avion. Dans les deux cas ce sont des opérations qui demandent beaucoup d’énergie.

De la même manière, imaginons qu’il soit possible de faire des avions transportant des passagers qui volent en émettant peu (ou pas) de carbone. Est-il possible que l’ensemble des opérations en amont et en aval soient également peu émettrices ?

Cela pose en premier lieu la question de la création des vecteurs d’énergies, à savoir agrocarburant ou hydrogène. Pour le premier se pose, entre autres, la question de la déforestation et de l’utilisation des sols qui détruiraient des potentiels puits de carbone. Pour le second, la question de l’hydrogène décarboné reste aussi un défi à résoudre5.

D’autre part, le transport de ces carburants, la construction et le démantèlement des avions, la construction et la gestion des aéroports ainsi que de toutes les infrastructures physiques et logistiques sont d’autres défis pour parvenir à des vols émettant peu de carbone sur l’ensemble du cycle de vie.

… une aviation entièrement bas-carbone ?

Lorsque Airbus annonce le début de ces vols commerciaux bas-carbone pour 2035, il faut rappeler que cela ne concerne que ses vols les plus courts. D’après Carbone 4, seuls les vols inférieurs à 1500 km seraient concernés, ce qui représente 6 % des émissions de l’aviation. Toujours d’après cette source, pour les vols plus longs il faudrait attendre 2040 ou 2045, et la part de l’hydrogène en 2050 pourrait n’atteindre que 10 % des carburants utilisés…

… une aviation entièrement bas-carbone inscrite dans une société bas-carbone ?

Quand bien même, il serait possible d’avoir une aviation avec une empreinte carbone relativement faible, pour toute sa flotte et en considérant les éléments en amont et en aval (ce qui rappelons-le serait trop tardif, trop cher et en fait hautement improbable), pourrait-elle s’inscrire dans une société elle-même bas-carbone ?

Autrement dit, si l’on ne considère plus l’aviation comme un système isolé mais comme le rouage d’un système plus global, avec ce que ce secteur demande et ce qu’il implique, peut-on espérer atteindre des émissions carbone basses ?

C’est une question sur laquelle a travaillé Vincent Mignerot et qui montre qu’aujourd’hui il n’y a aucune preuve qu’il soit possible de se passer des énergies fossiles6. Au contraire, selon lui, dans notre système économique et politique, les liens entre le secteur aérien et le reste du système ne feraient que déplacer le problème. Les économies d’énergies faites au sein du sous-système « aviation » seraient en réalité déplacées à l’extérieur, voire pire elles pourraient contribuer à augmenter les dépenses énergétiques totales7.

Ainsi même une aviation bas-carbone, de part les interactions qu’elle entretient avec le reste de notre système économique, ne permettrait en aucun cas d’obtenir un système globalement bas-carbone.

… une flotte entière d’avions qui ne nuit pas aux conditions de vie ?

Voilà enfin la question qui est probablement la plus pertinente. Étant donné que la réponse aux questions précédentes est très probablement non et qu’elles sont des conditions nécessaires à cette question-là, on pourrait presque faire l’économie de développer ici.
Mais si l’on ne se contente pas de considérer l’empreinte carbone et que l’on envisage la possibilité d’une aviation ayant un impact « acceptable » sur le vivant en général et sur les humains en particulier, on se heurte à de nouveaux obstacles. En premier lieu le tourisme de masse qu’induit l’aviation est néfaste pour les écosystèmes ainsi que pour les populations et les cultures locales8.
D’autre part, les inégalités liées à l’aviation sont une grande injustice sociale9. Pour une justice sociale, il faudrait – en plus des défis précédents – réfléchir à une aviation accessible équitablement pour tous.

Différents cadres dans lesquels on peut parler d'avion vert.
Différents cadres dans lesquels on peut parler d’avion vert.

À qui profite le crime ?

Le plus souvent, quand on utilise ou que l’on entend le terme d’« avion vert », on ne distingue pas les différentes définitions que cela peut recouvrir. Ainsi suivant le contexte, l’un pensera à un prototype réduisant l’empreinte carbone alors que l’autre pensera à une flotte complète avec une empreinte écologique nulle. D’où l’importance d’éclaircir nos propos quand on discute de termes potentiellement ambigus comme ici.
Cette confusion peut être analysée d’un point de vue de notre système cognitif et de notre traitement du langage (possiblement que nous nous satisfaisons en partie de cette ambiguïté pour pouvoir conserver nos habitudes vis-à-vis de l’avion). Mais il semble plus pertinent de l’analyser d’un point de vue plus global. Que ce soit dans le traitement médiatique, dans les annonces politiques ou dans les discours d’industriels, il semble que jouer sur ces ambiguïtés linguistiques soit un ressort plutôt efficace de ce que l’on peut appeler du greenwashing.

Il y a tout intérêt de ce point de vue-là à annoncer un avion vert pour 2035 sans trop s’étaler sur ce dont on parle et également sur les moyens pour y arriver.

Pour approfondir

Cet article s’inscrit dans un travail plus global sur l’esprit critique et l’écologie. Concernant l’aviation en particulier, vous pouvez retrouver un panorama des enjeux actuels dans la vidéo ci-dessous.

« Faut-il vraiment vraiment vraiment arrêter l’avion ? » sur Enfin, peut-être

L’idée de cet article est née d’une discussion avec Vincent Mignerot où l’on s’est rendu compte que l’on ne disait pas tout à fait la même chose quand on parlait de transition vers un « avion vert ». Merci à lui pour son regard sur cet article.
Pour accéder à des références beaucoup plus pointues sur l’avion et le climat je vous invite à consulter les rapports Aviation et Cli

Couverture du manuel

Un manuel d’esprit critique pour le militantisme écologiste

Couverture du manuel

En Septembre 2020, nous proposions avec Valentin Vinci une formation à l’esprit critique auprès des militant·e·s écologiste du Camp Climat de Grenoble. En réalité, nous étions assez dubitatif sur la réception de cette formation. On risquait de passer pour les donneurs de leçon qui viennent expliquer comment penser correctement et que c’était pas bien de planter ses légumes en fonction de la lune. Et ce, d’autant plus qu’elle était intitulée Zététique, un terme parfois mal vu dans les milieux alternatifs.

Mais au contraire, les retours avait été plutôt positifs (du moins parmi celleux qui sont venu·e·s bavarder après la formation) et demandeurs de ce genre de contenu.

De là est née l’idée de produire un document écrit reprenant les notions d’esprit critique que l’on présentait et qui nous paraissait utile à l’exercice militant. Trouvant sur son chemin un troisième auteur, Sébastien Pétillon, ayant également donné une formation sur l’esprit critique au Camp Climat PACA, le projet de ce petit manuel prend forme et va vivoter pendant presque 2 ans. Pendant ce temps, ont continue de donner des formations à l’esprit critique dans des milieux militants écologistes à Grenoble, Toulouse ou Nice.

Finalement, c’est à l’été 2022 que sort ce manuel après avoir gagné un peu d’épaisseur et le soutien de plusieurs personnes et organismes. J’en profite pour les remercier à nouveaux ici : Rodolphe « le Réveilleur » Meyer pour la préface, Meybeck pour la couverture et une grosse vingtaine de relecteur·ice·s1 !
Le document se structure ainsi : dans une première partie sont abordés les pièges de nos raisonnements et les altérations de l’information qui peuvent nous tromper et qui conduisent au doute et à la prudence. Mais puisque le militant ne peut se contenter de la passivité et de l’indifférence d’un doute trop zélé, la deuxième partie offre un panel de principe et de méthodes permettant d’aller plus loin en se forgeant un avis éclairé et robuste. La troisième partie enfin aborde la confrontation et le débat qui sont au centre du militantisme en proposant des outils pour communiquer plus efficacement les convictions pour lesquelles on se bat. Sans jamais rentrer frontalement dans des sujets polémiques -ce qui desservirait notre objectif- des exemples en rapport avec les enjeux écologiques et climatiques sont utilisés tout au long du manuel.

Ce manuel est écrit par des militants pour des militant·e·s.
Ce qui signifie premièrement que l’esprit critique est un outil au service d’une cause qui nous parait primordiale. L’idée n’est donc pas de mettre des bâtons dans les roues de ces luttes, mais au contraire de contribuer à les renforcer.
Cela signifie également que nous tenons à ce que le manuel soit disponible gratuitement et puisse être librement distribué2. Vous le trouverez ici : ecomanuelespritcritique.frEnfin, ce manuel est amené à évoluer. Toutes critiques et propositions d’amélioration sont les bienvenus. Pour cela, n’hésitez pas à nous contacter via le formulaire sur le site ci-dessus.

Dessin par Maja Visual au Camp Climat Grenoble 2020. Représentant la formation de Nicolas et Valentin sous une serre végétalisée
Dessin par Maja Visual au Camp Climat Grenoble 2020


La verité sortant du puits, tableau de Jean-Léon Gérome

Quand faut-il dépendre son jugement ? Ou l’objectif du scepticisme

La vérité est au fond du puits, nous dit-on1.
Voilà ce que nous répètent les sceptiques de tout poil depuis la nuit des temps : illusions d’optique, faux souvenirs, erreurs de jugement, limites de notre langage, erreurs de logique, sophisme, conformisme social, bulles de filtre, constructions socio-culturelles et toujours la possibilité d’un rêve, d’une simulation ou d’un malin génie, … et puis si ça se trouve vous n’êtes qu’un papillon en train de rêver d’être un humain2.
Les distorsions de l’information sont nombreuses et apparaissent à toutes les échelles. Il est alors tentant, à la manière de Pyrrhon, de sombrer dans l’indifférence, de ne donner pas plus de crédit à ceci qu’à cela, et laisser son jugement suspendu pour toujours. Ou alors il faut décider de dépendre son jugement – si celui-ci est suffisamment affiné.
Cet article propose quelques pistes de réflexion sur cet acte crucial dans la démarche sceptique : la dépendaison du jugement.

Juger et choisir

La vérité est au fond du puits, vous dis-je. Et il y a une solution toute trouvée : n’allons plus au puits. L’univers qui m’entoure m’est éternellement inaccessible – et encore, même ceci n’est pas certain – il n’y a pas de raison d’aller y chercher une quelconque vérité.

C’est, en tout cas, la réponse qu’apporte la première grande école du scepticisme1, celle de Pyrrhon, qui suspend son jugement aussi vite qu’il le peut. « Épochè« , nous dit-il2. C’est la suspension, l’interruption, l’arrêt du jugement. Alors, on s’assoit sur le bord de la réalité et on la regarde défiler.

Appliquer cette doctrine à des enjeux actuels donnerait quelque chose comme ça : Catastrophes écologiques ? Mouais, peut-être ; Inégalités sociales ? Pas plus que ça ; Covid ? J’en sais rien ; Guerre en Ukraine ? Je m’abstient3 ; Tu boiras quand même un petit coup ? Bof, à la rigueur.

Pyrrhon ira voter blanc. Ou il n’ira pas voter. Ou bien il ira. Cela importe bien peu au final. Rien n’est mieux que rien, rien n’est plus beau que rien. Même « rien n’est mieux que rien » n’est pas mieux que « certaines choses sont mieux que d’autres ». C’est dire.

Ainsi, puisqu’il n’affirme rien, le sceptique radical ne se trompe jamais. À la bonne heure. Mais évidemment, en contrepartie, il se condamne à ne plus dire, à ne plus faire, autant dire à ne plus être. Ou à être tout juste une plante.

S’il [le sceptique] ne forme aucun jugement, ou plutôt si, indifféremment, il pense et ne pense pas en quoi différera-t-il des plantes ?

Aristote, Métaphysique4

Cela semble être une position bien peu satisfaisante.
Pourtant, la suspension du jugement, lorsqu’elle est appliquée temporairement, est une position épistémologiquement très saine, voire indispensable. Tant que je ne connais pas suffisamment un sujet, il est raisonnable de rester prudent, jusqu’à ce que la cumulation de connaissance me permette de trancher.

S’il veut prétendre être davantage qu’un cactus au soleil, le sceptique doit, tôt ou tard, faire le choix de dépendre son jugement qu’il avait soigneusement suspendu quelque temps.

“Certes, nous pouvons pour un moment déclarer que tout est égal, que la réalité n’est qu’un rêve. C’est très bien, cela nous fait sourire comme Bouddha ; mais ensuite, si nous choisissons de continuer à vivre dans la réalité, nous ne pouvons que nous remettre en jeu, comprendre et choisir. Nous pouvons se faisant continuer à sourire, mais nous ne continuons pas moins à nous mettre en jeu, à comprendre et décider.[…] Parce que juger et choisir est la même chose que penser et vivre”

Carlo Rovelli, Anaximandre ou la naissance de la pensée scientifique
Photo de Carlo Rovelli devant un tableau noir
Carlo Rovelli, physicien et philosophe des sciences, devant un tableau noir avec des équations (ça fait plus intelligent)

Cette position philosophique s’appelle scepticisme scientifique. On suspend prudemment son jugement (c’est la partie sceptique), jusqu’à ce que toute la puissance de la rigueur et de la démarche intellectuelle (c’est la partie scientifique) nous en libère. C’est ce que nous appellerons ici « dépendre son jugement ».

Mais donc une tension apparait : la vérité absolue nous est à jamais étrangère et pourtant il faut finir par trancher. Trancher ce qui est suffisamment fiable pour qu’on puisse le tenir pour vrai.
Et réfléchir à la manière dont on fait ce choix semble crucial pour avoir une démarche sceptique raisonnable.

Quand faut-il « dépendre » son jugement ?

Considérons une affirmation A sur un sujet que je ne connais vraiment pas. Dans un premier temps, je n’exprime pas mon opinion sur le sujet. C’est ce que l’on appelle la suspension du jugement et c’est une position épistémologiquement saine (manière un peu pompeuse de dire « c’est pas con »).
Découvrant de mieux en mieux le sujet, j’accorde à l’affirmation A une vraisemblance croissante.
Mais à partir de quel degré de confiance en A, par rapport à non-A, est-il judicieux de commencer à exprimer mon opinion sur le sujet ? 51 % ? 75% ? 99% ? 100% ?
La réponse sceptique radicale serait 100% – autrement dit jamais – alors qu’une réponse assez crédule serait 51%.

Précisons, avant d’aller plus loin, que cela dépend fortement du contexte : je m’exprimerais avec plus ou moins de prudence suivant que ce soit au cours d’un repas de famille, d’une publication sur les réseaux ou d’un article scientifique. Mais ceci étant dit, cela ne change pas grand-chose à la suite de l’article.

Probablement que le plus judicieux est de naviguer quelque part entre ces deux positions. Mais pour trancher, il faut répondre à une question fondamentale : Qu’est-ce que l’on vise ?
Finalement, pourquoi sommes-nous sceptique, zététicien, ou penseur critique (selon votre terminologie préférée) ?5
L’importance de cette question était déjà identifiée par le philosophe David Hume :

Car voici la principale objection et la plus ruineuse qu’on puisse adresser au scepticisme outré6, qu’aucun bien durable n’en peut jamais résulter tant qu’il conserve sa pleine force et sa pleine vigueur. Il nous suffit de demander à un tel sceptique : Quelle est son intention ? Que se propose-t-il d’obtenir par toutes ces recherches curieuses ? Il est immédiatement embarrassé et ne sait que répondre.

Hume, Enquête sur l’entendement humain, cité dans Le scepticisme, Thomas Bénatouil
David Hume

Hume reconnait par ailleurs la puissance des principes sceptiques. Selon lui, ceux-ci « fleurissent et triomphent dans les écoles où il est difficile, sinon impossible, de les réfuter ».
Il leur reproche en revanche leur inutilité quand ils sont employés dans leur « pleine force » : « Mais un pyrrhonien ne peut s’attendre à ce que sa philosophie ait une influence constante sur l’esprit, ou, s’il en a une, que son influence soit bienfaisante pour la société ».

Héritier de ce scepticisme, les zététiciens aujourd’hui ne tombent pas dans le piège de l’indifférence interminable des pyrrhoniens qui laissent pour toujours leurs jugements suspendus. Non, bien au contraire, les zététiciens, dépendent leur jugement : ils démystifient, ils enquêtent, ils trouvent, ils se positionnent, ils s’opposent, ils twittent, etc.
Ceci dit, cela ne devrait pas nous exempter de répondre à la question de Hume : Qu’est-ce que l’on vise en faisant cela ? Quelle règle permet de trancher si un niveau de connaissance est suffisant pour donner son avis ?

Ce qui est et qui doit être

Pour trancher sur ce qu’il faut faire, ou autrement dit, ce qui doit être, il peut-être utile de s’en remettre au principe de la guillotine de Hume7 que l’on pourrait formuler ainsi : « Ce qui doit être ne peut se déduire de ce qui est« .

Une proposition sur ce qui doit être, que l’on qualifiera de prescriptive (ou normative, éthique, morale, axiologique, politique selon les contextes) ne se déduit pas d’une proposition descriptive – sur ce qui est – mais d’une autre proposition prescriptive8.
Par exemple : la proposition prescriptive « L’homéopathie doit être déremboursée » ne peut se déduire ipso facto de la prémisse descriptive « L’homéopathie n’a pas d’effet propre ». Il faut y adjoindre une autre prémisse prescriptive comme « Ce qui est inefficace doit être déremboursée ». Dans ce cas, la démonstration est rigoureuse (ce qui ne signifie pas que la conclusion est vraie, mais que la véracité des prémisses implique la véracité de la conclusion).

Ainsi, pour savoir quand dépendre son jugement, inutile de contempler l’univers ou de charcuter des équations mathématiques. Ce n’est pas dans ce qui est que l’on trouvera une réponse. Il faut avant tout adopter une prémisse prescriptive. Il faut s’adosser à un système éthique, une règle (ou un ensemble de règles) axiomatique qui guident ce qu’il est éthique de faire ou de ne pas faire, ce que l’on considère comme bien et mal9.

En conjuguant des propositions prescriptives à des descriptions factuelles, il est alors possible de déduire de nouvelles affirmations prescriptives.

Illustration du principe de la guillotine de Hume
Illustration du principe de la guillotine de Hume

Ce prisme-là permet, d’ailleurs, de justifier la position des sceptiques pyrrhoniens. Leur objectif primordial est d’atteindre l’ataraxie, c’est-à-dire l’absence de trouble. Voilà donc leur prémisse prescriptive.
D’autre part, ils développent un argumentaire qui ressemble à cela : La suspension du jugement (épochè), engendre l’absence de jugement (adoxastous) qui engendre l’absence d’affirmation (aphasie). Enfin, puisque ne rien affirmer épargne les déceptions, erreurs et faux espoirs, il s’ensuit l’absence de trouble (ataraxie). 10.
Conclusion implacable : Il faut toujours suspendre son jugement.

Guillotine de Hume appliquée au pyrrhonisme
Guillotine de Hume appliquée au pyrrhonisme

Il est évidemment possible de discuter de cette construction argumentaire en prenant soin de traiter les propositions descriptives et prescriptives en tant que telles. Il n’y a pas de sens à dire que la recherche de l’ataraxie est vraie ou fausse, comme il n’y a pas de sens à dire que le fait que l’aphasie implique l’ataraxie soit bien ou mal.

« Le sceptique, parce qu’il aime les hommes… »

La construction précédente n’est qu’une interprétation du scepticisme pyrrhonien – peut-être un peu naïve – qui ne rend pas entièrement hommage à cette pensée complexe qui ne se laisserait pas si simplement capturée dans un cadre aussi rigide.
Voyons maintenant, une autre interprétation du pyrrhonisme, qui permet également d’illustrer le principe de la guillotine de Hume. Elle se fonde sur cet extrait de Sextus Empiricus :

Le sceptique, parce qu’il aime les hommes , veut les guérir par le discours autant qu’il le peut, de la témérité et de la présomption dogmatique.

Sextus Empiricus , Esquisses Pyrrhoniennes

D’après ce passage, le principe prescriptif fondateur du scepticisme serait l' »amour des humains » ou autrement la défense des individus11 . En le conjuguant à une proposition descriptive implicite ici (quelque chose comme « La présomption dogmatique nuit aux humains »), on en déduit qu’il faut lutter contre la présomption dogmatique.

Interpertation de Sextus Empiricus du point de vue de la guillotine de Hume
Interprétation de Sextus Empiricus du point de vue de la guillotine de Hume

Petite parenthèse : ce passage semble mettre à jour un paradoxe entre deux justifications du scepticisme. D’une part la recherche de l’ataraxie, qui justifie de suspendre éternellement son jugement, d’autre part un engagement « humaniste » qui, semble-t-il, peine à justifier cette incessante aphasie (Si « le sceptique aime les hommes » doit-il suspendre son jugement devant les pires des injustices ?).
Une réponse à ce paradoxe est peut-être donnée un peu plus loin dans le texte de Sextus Empiricus dans un paragraphe intitulé « Pourquoi le sceptique s’applique-t-il parfois à proposer des arguments d’une faible valeur persuasive ? »

[Le sceptique] use d’argument de poids propres à venir à bout de cette maladie qu’est la présomption dogmatique pour ceux qui sont fortement atteints de témérité, mais il use de plus léger pour ceux qui sont superficiellement atteints par le mal de la présomption et facile à soigner et qu’il est possible de rétablir par une persuasion plus légère.

Sextus Empiricus, Esquisses Pyrrhonienne
Sextus Empiricus

Ce point de vue pourrait expliquer la position extrême des sceptiques de l’antiquité : en réalité, la force de leur discours s’adapte en fonction de leur interlocuteur et ce seraient les arguments les plus radicaux qui auraient été retenus par l’histoire.
Peut-être alors que le vrai projet pyrrhonien n’était pas tant de défendre un doute absolu et inconditionnel, presque insensé, mais plutôt de protéger les hommes des discours dogmatiques et la tradition n’aura retenu que les positions les plus radicales qu’ils tenaient face à leurs adversaires les plus coriaces. Peut-être.

Refermons cette parenthèse antique qui permettait surtout d’illustrer différentes constructions argumentaires qui aboutissent à différents projets sceptiques : suivant la prémisse prescriptive qui fonde le discours, les conclusions peuvent différer. Elle influence donc notre rapport à la suspension du jugement, mais pas seulement. Elle guide également le choix des sujets que l’on va traiter, le ton que l’on va adopter, l’audience à qui l’on veut diffuser ces idées, etc.

Prenons un exemple.
Considérons les deux propositions descriptives suivantes : « X prétend être atteint de la pathologie P »; « Il est très probable que X ne soit pas vraiment atteint de la pathologie P ». Doit-on, face à une telle situation, suspendre son jugement sur ce qui est vrai ou faux et sur ce qui est bien ou mal de faire ?
La réponse dépend de la prémisse prescriptive ; par exemple : « Il faut maximiser le bonheur de X », « Il faut dévoiler coute que coute la vérité sur P », « Il faut informer au mieux sur P sans nuire à X », etc.

Posture morale par défaut

Est-il possible d’échapper au choix ?

Non seulement le sceptique doit choisir. Mais pire, il le fait. Aussi attaché soit-il à la suspension du jugement, un sceptique finira tôt ou tard par choisir. La prétention à une indifférence absolue ne survit guère en dehors du confort d’un cabinet de philosophe. Elle s’évapore à l’instant où l’on quitte ces élégantes constructions mentales.

« Comme le doute sceptique résulte naturellement d’une réflexion profonde et intense […], il augmente toujours à mesure que nous poursuivons nos réflexions, qu’elles s’opposent à lui où lui soit conformes. Seules la négligence et l’inattention peuvent nous apporter quelques remèdes.
C’est pourquoi je leur fais entière confiance et j’admets sans discussion que, quelle que soit l’opinion du lecteur à cet instant, il sera dans une heure persuadé qu’il existe à la fois un monde extérieur et un monde interne ».

David Hume, Traité de la nature humaine, I,IV, II

Ainsi, impossible de se croire exempté de la laborieuse tâche qui consiste à s’interroger sur le fondement de son entreprise sceptique.
Que ce soit réfléchi ou non, toute démarche sceptique (et intellectuelle plus généralement) s’appuie sur des hypothèses sous-jacentes sur ce qui doit être.
La vérité est au fond du puits. Qu’est ce qui me donne suffisamment soif pour m’y pencher ?

Quelles valeurs par défaut ?

On pourrait alors réfléchir, à ce qui guide inconsciemment les choix moraux, aux prémisses prescriptives que l’on applique par défaut sans en avoir conscience. On prendrait alors le risque de sortir du champ de cet article (et de mes compétences) alors que d’autres l’ont déjà fait très bien (ici par exemple, ou plus récemment ).
Simplement, il semble que l’on peut remonter à quelques invariants dans notre manière de faire des choix inconscients parmi lesquels la consistance avec son groupe social. Qu’on l’appelle conformisme à la façon de Asch, ou capital symbolique à la manière de Bourdieu, notre conception du monde, et à fortiori notre conception du bien, s’aligne souvent sur la conception que s’en font nos semblables.

Beaucoup de nos actions sont mises en œuvre, non pas pour ce qu’elles sont, mais pour acheter le regard de l’autre.

Aurélien Barrau, extrait de conférence samplé dans Nouveau Monde de Rone.

Évidemment, les milieux sceptiques ne sont pas épargnés par ce mécanisme et certains comportements ou prises de position sont motivés, au moins partiellement, non pas par leur valeur épistémique intrinsèque ou leur bénéfice espéré, mais par ce qu’elles sont valorisées par la communauté.
Que ce soit dans le choix des sujets, dans le ton adopté, dans l’audience visée. Ainsi, semblent apparaitre certaines valeurs qui s’éloignent de la démarche sceptique et humaniste défendue il y a 2000 ans déjà par Sextus Empiricus : le sceptique, parce qu’il aime les hommes…

Application : Zététique et psychophobie.

Certains discours reprochent à la zététique d’être psychophobe notamment en ce qu’elle utiliserait à tort le champ lexical de la psychiatrie et/ou banaliserait des termes péjoratifs sur la santé mentale (fou/folle, démence, parano, perché, …). Une synthèse de cette critique peut être retrouvé dans l’article « Zététique & Psychophobie » de Sohan Tricoire.
D’autres voix se sont élevées contre cette critique parce qu’elle leur paraissait infondées, moralisatrice ou inutilement tatillonne.

Du haut de mon ignorance, difficile d’avoir un avis péremptoire sur la question :
Quel est l’impact réel de l’utilisation de ces termes ? Est-ce que le fait de décrire ces termes comme violents ne contribue-t-il pas, justement, à les faire ressentir comme violents ? Cette critique procède-t-elle, comme on peut l’entendre, d’une pureté militante propre à la culture « woke » ?
D’un autre coté, les personnes qui s’opposent à cette critique ne sont-elle pas, simplement sur la défensive face à un discours qui remet en cause leurs habitudes et qui les accuse d’une certaine violence ?
Est-ce que je peux, moi, remettre en question la violence ressentie par d’autres ? Et d’ailleurs, n’étant pas concerné, est-il judicieux que je m’exprime sur cette question ?

Toutes ces questions demandent des connaissances en linguistique, en psychologie, en sociologie, en philosophie voire en politique, que je n’ai absolument pas. De ce fait, comment me positionner face à cette question ?

Si, à la manière de Sextus, on adopte la défense des individus comme objectif premier, il en découle (assez naturellement) que la défense des individus marginalisés ou soumis à des oppressions, est d’autant plus important.
Ainsi, face aux doutes que je peux avoir, mon raisonnement revient à cet objectif premier et, dans certains contextes au moins, il me semble plus important de défendre la voix des oppréssé.e.s que de laisser mon jugement suspendu.

Il me semble que personne (ou peu) refuserait consciemment la posture « humaniste » proposée ici et déciderait à la place d’adopter un autre objectif comme le triomphe coute que coute de la vérité.
En réalité, ce qui empêche certaines personnes d’adopter cette position « humaniste » relève davantage d’un aveuglement par rapport à leur valeur morale implicite qui risque de se retrouver de facto calqué sur une idéologie dominante. Ce qui ramène à l’importance cette question déjà posée plus haut : « Qu’est ce que l’on vise ? »

Découvrir la psychologie pour mieux enseigner

Le MOOC « La Psychologie pour les enseignants » a suscité avant même sa diffusion un très fort engouement de la part de la communauté des enseignants, pédagogues, et formateurs en France. Les contenus riches proposés par ce cours en ligne (MOOC) sont suivis par des centaines de personnes chaque semaine. Sous l’égide de l’ENS et du Réseau Canopé, le MOOC aborde en trois grands chapitres, trois clefs de voute des apprentissages : les notions de mémoire, de punition/récompense et de motivation en milieu scolaire. Avec autant d’informations désormais en accès libre sur les bonnes pratiques d’enseignement, plus question d’ignorer l’architecture cognitive des élèves ou de se laisser submerger par un comportement perturbateur en classe.

Pourquoi utiliser la psychologie en classe ?

La psychologie, c’est l’étude du comportement humain. Et plus spécifiquement, lorsque l’on parle de psychologie en classe, il s’agit d’étudier les facteurs qui sont à l’origine des comportements individuels (ou collectifs), de mettre à l’épreuve les conditions d’apprentissage et de formation, et de mieux comprendre les interactions entre la tâche, l’apprenant, et le contexte d’apprentissage.

Apprendre … à apprendre

Alors que les travaux en psychologie cognitive, sociale et du développement s’enrichissent et ne cessent de spécifier les contextes et conditions les plus adaptés à l’enseignement, les milieux éducatifs ne s’emparent pas véritablement de la somme des connaissances acquises dans ces disciplines expérimentales. Et pour cause – peut-être -la place occupée par la psychologie en France, rarement considérée comme une science, et encore trop souvent (et tristement) associée aux tenants psychanalytiques et pseudo-scientifiques convoyés par la presse et quelques pédagogues faisant figure d’autorité dans le champ éducatif. Il faut dire aussi, que les axes de formation proposés par les INSPE en 2021 n’intègrent guère dans leurs programmes de modules consacrés à la psychologie.

Récemment (2016), Le socle commun de connaissances, de compétences et de culture a orienté l’attention sur la nécessité de donner aux élèves des outils pour apprendre. Avec le concours du CSEN (Conseil Scientifique de l’Education Nationale), les programmes scolaires peuvent désormais s’appuyer et intégrer les connaissances acquises dans le champ de la psychologie expérimentale pour établir une éducation basée sur les preuves (evidence-based en anglais).

Un cours de 8 heures consacré à débroussailler le paysage cognitif et motivationnel de l’élève

Alors que propose le MOOC « La psychologie pour les enseignants » et à qui s’adresse t-il ? S’appuyant sur des travaux empiriques, réalisés en laboratoire ou sur le terrain, les trois intervenants (Franck Ramus, Jean-François Parmentier et Joëlle Proust) offrent une introduction de haut vol à des concepts phares de la psychologie, comme la mémoire de travail, le conditionnement opérant, ou la métacognition.

Les cours sont présentés sous forme de vidéos et d’exercices individuels, et ont la volonté de répondre à un objectif pratique. Des réponses sont (enfin!) données à des questions qui reviennent fréquemment chez celles et ceux qui enseignent : dois-je punir cet élève pour son comportement perturbateur ? comment créer une évaluation efficace à l’aide de QCM ? comment (re)motiver mes élèves ? Même si les réponses à ces questions sont complexes et multifactorielles, les intervenants fournissent aux enseignants des pistes de réponses fondées sur les meilleures connaissances scientifiques en la matière.

Notre avis est que ce cours est destiné à toute personne désireuse de faire avancer ses élèves dans leurs apprentissages : instituteur, professeur.es du secondaire, ingénieur.es pédagogiques, formateurs.trices, sans oublier les doctorant.es qui s’apprêtent à réaliser une charge d’enseignement à l’Université…

Et pour achever de vous convaincre, voici 5 bonnes raisons de suivre ce cours en ligne

Infos pratiques

Le MOOC « La psychologie pour les enseignants » est accessible gratuitement sur la plateforme FUN (pour France Université Numérique). Pour s’inscrire, il suffit d’une adresse mail valide.

Les inscriptions sont ouvertes jusqu’au 30 décembre, et la clôture du MOOC est prévue pour le 10 janvier 2022. Alors plus question de niaiser… à vos claviers !

Les grands esprits critiques se rencontrent ? (REC 2021)

“En 20 ans dans le scepticisme, c’est l’événement en français, le plus impressionnant auquel je suis allé”, c’est avec ses mots que Jean-Michel Abrassart du Comité Para, a commencé son intervention lors de la première édition des Rencontres de l’Esprit Critique organisée en septembre à côté de Toulouse. Deux membres du Cortecs y sont également intervenus, on vous raconte !

Le but de ces rencontres était de faire converger en un même lieu, des acteurs de l’esprit critique francophone et un public familial intéressé par cette thématique (mais possiblement déjà acquis à ces idées). L’événement a rassemblé plus de 800 personnes au cours de la journée.
Après une inauguration avec les élus locaux (tradition oblige ?), la première table ronde avait pour thème “la place de l’esprit critique aujourd’hui” et réunissait un parterre de quatre vulgarisateurs et vulgarisatrices web. Une uniformité des point de vue possiblement dommageable à la richesse du débat, mais certainement profitable au succès de l’évènement !

Pendant la journée se sont enchaînées des tables rondes où différents intervenants ont échangé sur les liens entre Esprit Critique et Recherche, Sciences humaines et sociales, Santé, Éducation et enfin Informations1.
Si la présence d’universitaires était plus importante au cours de ces tables rondes, on pourrait reprocher la surreprésentation de vulgarisateurs à la défaveur des chercheurs (surreprésentation parfois pointée du doigt par les vulgarisateurs eux-mêmes). 

En parallèle de ces tables rondes, se tenaient également une série d’interventions à destination des plus jeunes utilisant des sujets ludiques (Harry Potter, jeux vidéos, insectes & araignées, …) pour parler d’esprit critique.

Enfin, la journée s’est conclue par deux moments divertissants présentés par le mentaliste Clément Frèze : Un burger quiz, sauce zététique, et son spectacle “La séance”.

La très longue file d'attente à l'entrée
La très longue file d’attente à l’entrée

Intervention des « cortexiens »

Denis Caroti est intervenu lors de la table ronde sur le thème “Esprit critique et éducation”, thématique au cœur du projet du Cortecs. Dans cette table ronde, il était accompagné du vulgarisateur “vieux de le vieille” (sic) Jean-Michel Abrassart auteur de la BD pour enfant “Zack et Zoé, zététiciens en herbe”, de Philippe Hubert coresponsable de l’IRES, groupe de recherche sur l’enseignement de l’esprit critique et de Bertrand Monthubert ancien président de l’Université Paul Sabatier à Toulouse. Cette table ronde a notamment permis de discuter de la place et de l’enjeu de l’éducation à l’esprit critique, que ce soit pour la formation des enseignants ou celle des élèves. Vous pouvez retrouver cet échange en vidéo ici

En dehors de ces tables rondes qui concentraient l’essentiel de la programmation et du public, se tenaient également des ateliers où vous pouviez tester vos dons de sourciers, découvrir les biais cognitifs et les sophismes, porter un regard critique sur l’histoire via un jeu vidéo, ou encore créer votre propre recherche bidon.

C’est dans ce cadre que Nicolas Martin a proposé lui aussi un atelier pour discuter de l’approche bayésienne de l’esprit critique en proposant, notamment, de participer à un QCM bayésien.
Dans cette forme d’évaluation, le questionné n’est pas contraint de donner une réponse unique (et potentiellement aléatoire) à la question, mais doit au mieux estimer son incertitude en exprimant la vraisemblance de chacune des réponses. Le questionné donne donc à chaque réponse un score correspondant à la crédibilité qu’il lui assigne2.

Le QCM bayésien de Nicolas (et bien d’autres) est disponible ici sur le site bayes-up.

Si cet exercice semble a priori favoriser la nuance, la métacognition et (donc) l’esprit critique, il serait intéressant d’avoir davantage de recul et d’étude sur celui-ci.
Nicolas a également présenté les résultats de l’enquête “Combien t’y crois ?” qui proposait aux questionnés de donner leur degré de croyances en une trentaine de propositions. Les résultats seront également disponibles (très) prochainement en ligne.

Une belle fête de l’esprit critique

Cet événement est une première en France à cette échelle et on peut s’en féliciter. Bien entendu, tout n’était pas parfait et on pourra reprocher à l’organisation de ne pas avoir fait venir l’ensemble des scientifiques qui travaillent au quotidien sur ces sujets. Nous commettrions néanmoins deux erreurs : celle de la solution parfaite (à l’impossible nul n’est tenu et on peut déjà se satisfaire de ce premier pas), et celle du biais du survivant (on ne voit que les personnes qui ont répondu oui à l’invitation, pas celles qui ont été invitées…). Cependant, il reste encore du travail pour que cet événement reflète plus que des tendances médiatiques et populaires, et mette davantage en avant le travail des personnes de terrain (notamment sur le terrain éducatif), qu’elles soient chercheuses, formatrices ou enseignantes, et dont l’expérience pourrait apporter un discours plus proche de la réalité. D’ici à en faire un colloque de recherche/enseignement, il n’y a qu’un pas qu’on pourrait souhaiter pour les années à venir…

Malgré les quelques reproches (être critique, sur un évènement d’esprit critique, c’est de bonne guerre !), l’événement est une belle réussite et a permis, nous l’espérons, de donner une certaine visibilité à la diffusion de l’esprit critique et de son enseignement pour lequel nous militons depuis toujours. Nous tenons également à saluer la gratuité de l’événement ainsi que l’invitation à donner une contribution libre au profit de l’association “Tout le monde contre le cancer”.

Le public dans la grand place !

Nous remercions l’organisation de nous avoir invités à partager nos points de vue et espérons que les Rencontres de l’Esprit Critique se poursuivront et s’amélioreront au fil des années en n’oubliant pas un objectif qui nous semble fondamental : Apporter au plus grand nombre, et notamment à celles et ceux qui n’y ont pas facilement accès, les outils épistémologiques et méthodologiques nécessaires pour exercer une pensée critique affûtée, tournée aussi bien vers ses propres opinions que vers l’examen des discours de tout ordre !

La charge de la preuve sous l’angle bayésien

Un ami du cortecs, Antonin, en dernière année de licence de philosophie et avec un bon nombre d’années de réflexions critiques derrière lui, nous propose cette petite discussion autour du concept de charge de la preuve. Une occasion de s’inscrire dans la continuité de l’éclaircissement par l’approche bayésienne des outils pédagogiques de la zététique.

La charge de la preuve est un argument couramment utilisé par les sceptiques. Lors d’un débat, c’est à la partie qui porte la charge de la preuve d’amener des preuves de ce qu’elle affirme, et si elle ne le fait pas, il n’y a pas de raisons d’accepter ses affirmations. Il est souvent utilisé face à des défenseurs de médecines alternatives, de scénarios complotistes ou autres croyances ésotériques. Mais il n’est pas toujours évident de déterminer de manière rigoureuse qui doit porter la charge de la preuve, et d’expliciter les critères qui permettent d’assigner cette charge. Je me propose ici d’apporter quelques clarifications, en m’aidant de l’approche bayésienne.

L’argument de la charge de la preuve est souvent exprimé sous cette forme “c’est à la personne qui affirme quelque chose de prouver ce qu’elle affirme”, ou encore “ce qui est affirmé sans preuve peut être rejeté sans preuve”. Mais il importe de clarifier ce que l’on entend par “affirmer”, et ce que signifie le rejet d’une affirmation.

Prenons un exemple : je me promène en forêt avec un ami lorsque nous tombons sur un champignon. J’affirme « ce champignon est comestible », ce à quoi mon ami me répond : « je suis prêt à te croire si tu me le prouves, mais tant que tu ne me l’as pas prouvé, je n’accepte pas ton affirmation. Je considère donc a priori que ce champignon n’est pas comestible. » Cela semble sensé, si l’on considère que la négation de l’affirmation est la position par défaut. Mais c’est en réalité un écueil à éviter.

Car si j’avais au contraire affirmé en apercevant ce champignon « Il est vénéneux », en suivant les mêmes principes, mon ami aurait dû avoir comme position a priori la négation de cette affirmation, « ce champignon n’est pas vénéneux », à savoir « ce champignon est comestible », soit la négation de la proposition a priori du premier cas ! Le fait que j’affirme en premier que ce champignon soit comestible ou vénéneux semble contingent et arbitraire ; cela ne peut pas déterminer une position rationnelle a priori sur la toxicité du champignon.

On voit ici que la notion de ce qu’est une affirmation ou une négation semble floue : je peux affirmer qu’un champignon est vénéneux : d’un point de vue logique, cela est strictement équivalent à affirmer qu’il est pas comestible, c’est-à-dire à nier qu’un champignon est comestible. Nous nous sommes fait piéger ici par la grammaire de notre langage. Cela est très fréquent et a incité les philosophes à essayer de construire un langage purement logique. Mais la syntaxe et la grammaire de nos langues façonnent tellement notre manière de penser qu’il est extrêmement difficile de voir à travers elles pour déceler la structure logique réelle de nos idées. Retenons simplement que l’affirmation logique n’est pas liée à la forme grammaticale de l’affirmation. Une affirmation, dans le sens qui nous intéresse ici, c’est le fait de défendre une position, même si cette position consiste à nier grammaticalement une proposition.

Il faut donc bien garder en tête que “rejeter une affirmation” qui n’est pas soutenue par des preuves, ce n’est pas “accepter la négation de cette affirmation” : c’est simplement suspendre son jugement. Que l’on fasse une affirmation positive ou négative, on porte la charge de la preuve.

Mais lors d’un débat, on a bien souvent deux opinions contraires qui s’opposent. Lorsque quelqu’un m’affirme que le crop circle qui est apparu dans la nuit est d’origine extra-terrestre, je ne me contente pas de rejeter son affirmation et de suspendre mon jugement, je fais une affirmation à mon tour en disant que ce crop circle n’a PAS été réalisé par des extra-terrestres. Qui porte la charge de la preuve dans ce cas ?

Examinons plusieurs catégories d’affirmations.

Premièrement, celles qui touchent directement à des questions scientifiques.

A l’échelle du débat scientifique dans sa généralité, la partie qui porte la charge de la preuve est celle qui vient contredire le résultat scientifique le plus solide dont on dispose. La charge de la preuve a déjà été remplie par ce résultat scientifique même, qui porte en lui sa justification. Cela peut-être une étude isolée qui n’a pas été répliquée, qui ne présente donc qu’un faible degré de confiance, mais si c’est la seule étude dont on dispose sur un sujet donné, elle a rempli son devoir de la charge de la preuve. La charge de la preuve réside donc sur la partie qui viendrait contredire ce résultat. Elle devra fournir au moins une étude de portée au moins équivalente pour remettre en cause l’affirmation du statu-quo, ou bien mettre en évidence le manque de fiabilité de l’étude précédente. Si elle présente une étude statistiquement plus fiable, ou une méta-analyse, ce sont ces nouveaux résultats qui contredisent les précédents qui deviennent le statu-quo scientifique, et la charge de la preuve revient maintenant à qui veut remettre en cause ce nouveau statu-quo, (cela peut être en produisant une méta-analyse plus impactante, en prouvant que les données sur lesquelles s’appuie la méta-analyse sont mauvaises, ou que les scientifiques qui l’ont produite sont corrompus…) et ainsi de suite.

Lors d’un débat entre deux individus sur une question scientifique, il suffit donc d’introduire l’état de l’art du débat scientifique dans le débat personnel pour porter la charge de la preuve qui soutient le statu-quo scientifique. Encore faut-il apporter la preuve, en fournissant les sources, que l’avis scientifique se range bien de son côté.

Mais souvent, le débat porte sur des questions qui n’ont pas encore traitées directement par la science, soit qui sortent du cadre de la science, soit qui n’ont pas encore été tranchées. Qui doit donc commencer par porter la charge de la preuve dans ce cas ?

Cela nous amène à une deuxième catégorie, celles qui affirment l’existence d’une entité, métaphysique ou non.

Par exemple, Dieu. On observe souvent une utilisation fallacieuse de la charge de la preuve dans ce débat. L’existence de Dieu est affirmée par une des parties, et fait porter la charge de la preuve à la partie adverse pour réfuter son existence. Si la partie adverse ne le peut pas, la première partie en conclut donc que Dieu existe.

Un argument pour répondre à cela est celui de la théière de Russell. Il reprend la structure de l’argument, mais en remplaçant Dieu par une petite théière en orbite dans le système solaire, indétectable par les télescopes. Puisqu’il n’est pas possible de prouver la non-existence de cette théière, si on suit le même raisonnement, alors on doit conclure qu’elle existe. Pourtant, peu de personnes seraient prêtes à accepter la conclusion de cet argument, qui semble absurde, et il faut donc rejeter la validité de l’inférence. Ce que cherche à illustrer cette théière cosmique, c’est que l’irréfutabilité de l’existence d’une entité, quelle quelle soit, ne permet pas d’affirmer l’existence de cette entité.

Mais si la charge de la preuve ne repose pas sur la partie qui nie l’existence de Dieu, repose-t-elle pour autant sur celle qui l’affirme ? On l’a vu, affirmer ou nier l’affirmation sont tous deux des affirmations. Et pourtant, dans ce cas, la charge de la preuve repose bien sur la personne qui affirme l’existence de Dieu. C’est le fameux rasoir d’Occam qui permet de justifier cela, qui dit qu’il faut préférer les hypothèses les moins “ontologiquement coûteuse”, c’est-à-dire les hypothèses qui mobilisent le moins d’entité possible pour expliquer un phénomène. Affirmer l’existence d’une entité à un coût qui doit se justifier : ce coût est la charge de la preuve.

Pour assumer la charge de la preuve d’une hypothèse ontologiquement plus coûteuse qu’une autre, il faut montrer qu’elle permet de rendre compte de certains phénomènes qui ne peuvent pas être expliqué avec les hypothèses plus parcimonieuses.

Il y a ensuite une 3ème catégorie, les questions qui touchent à des cas qui n’ont pas été traités directement par la science.

Par exemple, lorsque quelqu’un affirme : “ce crop circle a été fait par des aliens”, je ne me contente pas de rejeter cette affirmation, et de suspendre mon jugement. Je vais affirmer que ce crop circle n’a PAS été réalisé par des aliens, même si je n’ai aucune information sur ce crop circle précis. A l’aide d’un calcul bayésien, basé sur des données antécédentes à ce crop circle particulier, il semble peu probable que le CC soit fait par des aliens.

Voyons en détail : pour la théorie T : “les extra-terrestres ont fait ce CC”, la donnée D « un CC est apparu pendant la nuit”, on a la probabilité que « la théorie T soit vrai en sachant la donnée D » égale à P(D|T)xP(T) / P(D). P(D) peut s’exprimer sous la forme P(D|T)P(T) + P(D|A)P(A) ou A est l’ensemble des théories alternatives qui expliqueraient D (principalement, et pour la totalité des CC jusque ici, des humains blagueurs).

Il faut maintenant estimer subjectivement la valeur de ces probabilités. P(D|T)=1, puisqu’il est certain que si des aliens étaient venus faire un CC, nous observerions un CC. J’estime ensuite que la probabilité a priori de la visite des aliens est très faible, mais soyons charitable et admettons une probabilité de 0,5 (cette valeur influe peu sur le calcul de toute façon), j’estime P(D|A) à environ 0,95 puisqu’on a été capable d’expliquer la majorité des CC avec une explication autre que celle extra-terrestre (il est donc très probable d’observer un CC même si les aliens ne visitaient pas la terre), et P(A) très élevée (disons 0,999 puisqu’on observe tous les jours des humains blagueurs).

Le résultat du calcul nous donne une probabilité de 0,34 (inférieur à 0,5)

Je vais donc affirmer qu’il a une autre origine que celle extra-terrestre. Mon interlocuteur devra m’apporter des nouvelles données sur ce CC particulier de manière à modifier le résultat du calcul bayésien et faire pencher la probabilité du côté opposé (supérieur à 0,5), c’est-à-dire qu’il devra m’apporter des nouvelles données qui ont une probabilité très faible d’arriver dans le cadre d’une explication alternative, ou de me fournir des éléments qui amèneraient à penser que la probabilité a priori de la visite des extra-terrestres est proche de 1. S’il le fait, la charge de la preuve pèse maintenant sur mes épaule si je veux continuer à affirmer qu’il a une origine autre qu’extra-terrestre.

Cette approche bayésienne de la charge de la preuve permet de la faire porter aux personnes qui prétendent qu’une nouvelle médecine alternative fonctionne. Ces dernières fleurissent à un rythme bien supérieur à celui de la marche de la science, il est donc impossible de toute les réfuter scientifiquement. Mais même sans information précise sur une médecine alternative particulière, on peut quand même se permettre d’en nier l’efficacité et de faire porter la charge de la preuve à la personne qui affirme son efficacité. Du fait que ces déclarations du pouvoir guérisseur miraculeux de toutes sortes de choses pullulent autant, et que beaucoup ont quand même pu être réfutées, on sait que la probabilité qu’une personne affirme qu’une médecine alternative marche alors qu’elle ne marche pas est très élevée, ainsi que le probabilité a priori qu’elle ne marche pas. Du fait de ces hautes grandeurs dans le dénominateur de la formule de Bayes, la probabilité qu’une médecine marche en sachant qu’une personne affirme qu’elle marche est toujours inférieur à 0,5 a priori.

En conclusion, la charge de la preuve n’est pas une règle épistémologique absolue, elle reflète simplement la position du curseur de probabilité bayésien en fonction des nouvelles données qui s’ajoute au calcul. Mais ce calcul reste lié à des données subjectives a priori, antécédente au débat, et la position de ce curseur ne peut donc être une position objective. La charge de la preuve est un outil pratique dans le débat, mais il serait peut-être plus judicieux de le traduire en terme bayésien, et plutôt que de dire “tu portes la charge de la preuve”, dire “mon curseur bayésien attribue une faible probabilité à la croyance que tu défends. A toi de m’apporter des nouveaux éléments susceptible de faire pencher ce curseur de l’autre côté.”

CorteX_Chiffres_de_la_delinquance_Diagrammes_Surrepresentation

Sciences politiques et Statistiques – Analyse de chiffres sur la délinquance

Dans les nombreux débats sur la délinquance 1 pleuvent chiffres et statistiques, la plupart du temps sans qu’aucune précaution ne soit prise pour replacer ces chiffres dans leur contexte ou pour expliquer ce qu’ils traduisent réellement.
Pourtant, ces chiffres, particulièrement difficiles à obtenir que ce soit pour des raisons techniques ou éthiques, ont un impact très fort sur les représentations que nous nous faisons de la situation. Il m’a donc semblé important de faire un bilan de ce qui était vérifié et ce qui ne l’était pas, pour lutter contre les idées reçues et leurs conséquences sociales.
 
Le matériau de base de cet article est le fameux débat entre B. Murat et E. Zemmour chez T. Ardisson.
Une des notions statistiques clés abordées ici est la notion de surreprésentation.

Extrait de Salut les terriens, 6 Mars 2010.

Retranscription de la fin de la discussion :
B. Murat :
Quand on est contrôlé 17 fois dans la journée, ça modifie le caractère
E. Zemmour :
Mais pourquoi on est contrôlé 17 fois par jour ? Pourquoi ? Parce que la plupart des trafiquants sont noirs et arabes. C’est comme ça, c’est un fait !
B. Murat :
Pas forcément, pas forcément.
E. Zemmour :
Ben, si.

A la suite de cette émission, E. Zemmour déclare dans Le Parisien du 08.03.2010 :

Ce n’est pas un dérapage, c’est une vérité. Je ne dis pas que tous les Noirs et les Arabes sont des délinquants ! Je dis juste qu’ils sont contrôlés plus souvent parce qu’il y a plus de délinquance parmi eux. Demandez à n’importe quel policier.

Avant-propos

Si le but premier de ce travail est d’analyser ces échanges d’un point de vue statistique, il me semble tout de même nécessaire de commencer par faire quelques remarques :

  • Autorité
    Quelle est la l’expertise de E. Zemmour et B. Murat sur le sujet ? Ont-ils une expertise scientifique c’est-à-dire dépassant le cadre de la simple opinion ? Ont-ils réalisé une étude sociologique sur la question ? Ont-ils réalisé un bilan des connaissances sur le sujet ? Si la réponse est non, il y a de fortes chances qu’ils n’expriment sur ce plateau qu’une opinion personnelle. Se poser cette question (et aller chercher la réponse) est essentiel pour déceler d’éventuels arguments d’autorité.
  • Source de l’information – Le témoignage
    Quelles sont les sources des deux protagonistes ?
    Pour B. Murat, on ne sait pas.
    Pour E. Zemmour, n’importe quel policier. Mais n’oublions pas ce proverbe critique (ou facette zététique) : un témoignage, mille témoignages, ne font pas une preuve. Le fait que mille personnes assurent avoir vu des soucoupes d’extra-terrestres n’est pas une preuve de leur existence.
  • Prédiction auto-réalisatrice
    Les propos d’E. Zemmour constituent une prédiction auto-réalisatrice. Considérons en effet qu’un délinquant est quelqu’un qui a été qualifié comme tel après avoir été arrêté par la police et acceptons momentanément les prémisses d’E. Zemmour :
    (a) La plupart des trafiquants sont Noirs et les Arabes
    (b) Le contrôle d’identité est efficace pour détecter des trafiquants.
    Si une majorité de policiers pensent que la phrase (a) est vraie, ils tendront à contrôler plus les Noirs et les Arabes. Et si la phrase (b) est vraie, ils tendront à trouver, de fait, plus de délinquants Noirs et Arabes. Ils conforteront ainsi les dires d’E. Zemmour.
  • Plurium interrogationum, essentialisation et effet cigogne
    Dans la dernière partie de ce travail, nous discutons du sens et de la validité statistique de la phrase Il y a plus de délinquance chez les Noirs et les Arabes, mais nous n’aborderons pas une autre prémisse qui, même si ce n’est pas l’intention de l’auteur, est très souvent entendue dans cette même phrase : Les Noirs et les Arabes sont plus délinquants (par essence) que les Autres.
    L’analyse de cette prémisse, ou plus exactement du raisonnement Il y a plus de Noirs et d’Arabes en prison ; on peut en déduire que les Noirs et les Arabes sont plus délinquants que les Autres fera l’objet d’un TP à part entière. C’est un bel exemple d’effet cigogne.
    En attendant, vous pouvez lire un article sur ce sujet dans le livre Déchiffrer le monde de Nico Hirtt, intitulé Méfiez-vous des grandes pointures ; il y est expliqué comment d’autres variables sont corrélées, tout autant que la variable « être Noir ou Arabe », à la fréquentation des prisons : pauvreté économique mais aussi niveau scolaire faible, avoir des parents analphabètes ou… avoir de grands pieds – nous laissons soin au lecteur de trouver une raison à cette dernière observation. Ce dernier exemple permet, il me semble, de mesurer à quel point une corrélation interprétée sans précaution comme une causalité peut se révéler être un non sens total.

Première partie : que représentent les chiffres de la délinquance ?

B. Murat comme E. Zemmour s’appuient sur des chiffres pour étayer leurs propos et placent ainsi le débat dans le domaine des statistiques. Ils ont tous les deux beaucoup d’assurance et s’expriment comme si les chiffres allaient de soi et étaient connus de tous.
Or, quand des chiffres sont avancés pour étayer un argumentaire sur la délinquance, il est parfois très difficile de comprendre de quoi l’on parle exactement, ce que l’on aurait voulu dénombrer et ce que l’on a vraiment compté.
D’ailleurs, les organismes qui produisent ces chiffres précisent et décrivent très minutieusement ce qu’ils ont dénombré exactement ; leurs chiffres sont à prendre pour ce qu’ils sont, et non pour ce qu’on voudrait qu’ils soient.

Voici quelques citations parmi d’autres issues de la description de la méthodologie utilisée par la Direction centrale de la police judiciaire pour réaliser le rapport intitulé Criminalité et délinquance constatées en France (2007).

Que choisit-on de compter pour décrire la criminalité et la délinquance en France ?

Page 12 : B – LA REPRÉSENTATIVITÉ DES STATISTIQUES
Que représentent les statistiques de la criminalité et de la délinquance constatées par les services de police et les unités de gendarmerie ? Autrement dit, quelles en sont les limites dans le champ des infractions ?

1 – LE CHAMP DES STATISTIQUES
Il ne comprend pas les infractions constatées par d’autres services spécialisés (Finances, Travail…), les contraventions, les délits liés à la circulation routière ou à la coordination des transports.
La statistique ne couvre donc pas tout le champ des infractions pénales. Elle est limitée aux crimes et délits tels que l’opinion publique les considère. Elle correspond bien à ce que l’on estime relever de la mission de police judiciaire (police et gendarmerie).

Tri sélectif de données : on peut constater un premier tri sélectif des données : ne sont comptés que les crimes et délits constatés. On sait cependant que dans certains cas, les victimes n’osent pas parler, comme par exemple les victimes de viols, les hommes et les femmes battus ou le harcèlement au travail…

Opinion publique pour légitimer un second tri sélectif : on peut également se demander qui est l’opinion publique et le on qui définissent si clairement ce qu’est ou non une infraction pénale. Et quelles sont les bases qui permettent à l’auteur du rapport d’affirmer que l’opinion publique ne considère pas comme infraction relevant du pénal des infractions au droit du travail, ou les circuits financiers clandestins, le blanchiment d’argent, voire le financement du terrorisme 2, qui relèvent du service TRACFIN du ministère des finances. Un deuxième tri sélectif des données est opéré.


Plus précisément, comment sont créées les variables statistiques (ici, les désignations de tel ou tel délit) ?

Page 13 : 2 – LE RAPPORT DES STATISTIQUES À LA RÉALITÉ
Il n’y a pas de criminalité « en soi » mais des comportements désignés comme illicites par la collectivité. Tout naturellement, ces comportements sont alors dénombrés à partir des « désignations » que constituent les procédures judiciaires. Un comportement illicite non « désigné » aux autorités judiciaires n’est donc pas pris en compte.

«comportements désignés» : par qui ?
Comme illicites : donc en vertu d’une loi, qui peut changer ; par exemple, l’adultère n’est plus puni pénalement depuis 1975
– par la collectivité : qui est la collectivité ? Comment s’exprime-t-elle ?

Au regard des trois derniers points, le Tout naturellement semble pour le moins incongru ; d’autant plus quand, dans la phrase précédente, il est explicitement dit Il n’y a pas de criminalité « en soi ». Il semble donc, au contraire, que la désignation des délits relève d’un choix : il est décidé que l’on comptera un acte comme délit s’il peut être désigné par une des procédures judiciaires répertoriées au préalable, cette liste étant décidée par la collectivité. Et ce choix peut évoluer. Rien de naturel donc.

Comment interpréter la variation d’une variable ?

Page 13 : Par ailleurs, il faut noter que le nombre de faits constatés peut s’accroître ou diminuer selon l’importance des moyens mis en oeuvre pour combattre un phénomène (comme par exemple la toxicomanie) ou à la suite de variation dans le mode de sanction des infractions (par exemple, la dépénalisation en 1991 des chèques sans provision d’un faible montant)

Effet cigogne : ce qui se dit ci-dessus permet de prédire une floppée d’effets cigognes dans les médias, lors de repas dominicaux ou sur les terrasses de cafés : la variation d’un chiffre ne reflète pas nécessairement la variation du nombres de délits effectifs mais peut refléter une hausse des moyens mis en oeuvre pour le combattre. C’est un biais très sérieux. Par exemple, plus il y a d’agents sur le terrain pour mesurer la vitesse des automobilistes, plus il y a d’excès de vitesse constatés. Il n’est absolument pas possible d’en conclure qu’il y a de plus en plus de chauffards.
Vous repèrerez quasiment tous les jours des effets cigognes à ce sujet dans vos médias préférés.


Comment sont produites les données ?

Page 13 : 3 – LA QUALIFICATION DES FAITS
[…] Chaque fait à comptabiliser est affecté à tel ou tel index de la nomenclature de base en fonction des incriminations visées dans la procédure. Naturellement, il ne s’agit que d’une qualification provisoire attribuée par les agents et officiers de police judiciaire en fonction des crimes et délits que les faits commis ou tentés figurant dans les procédures sont présumés constituer. Seules les décisions de justice établiront la qualification définitive, quelques mois et parfois plus d’une année après la commission des faits. Or, il ne saurait être question d’attendre les jugements pour apprécier l’état de la criminalité, de la délinquance et de ses évolutions.

Effet paillasson : Une fois les variables créées, il est dit explicitement que, par manque de temps, il n’est pas possible d’attendre une désignation définitive des faits, ce qui rajoute un biais. Comment, en effet, s’assurer que la qualification des faits par un agent de police est celle qui sera retenue par la suite ? D’autant plus que l’agent n’est pas un observateur neutre, la qualification des faits pouvant influencer sa propre évaluation par ses supérieurs ; il est alors envisageable que cela puisse modifier, même de manière involontaire, son évaluation de la situation. Par ailleurs, rien n’assure que la personne poursuivie pour ce crime ou ce délit sera jugée coupable.


Conclusion

Tris sélectifs et invocation de l’opinion publique voire pour définir ce qui constitue un acte de délinquance, non indépendance des variables « nombre de délinquants » et « nombre d’agents luttant contre la délinquance », relevé des données biaisé : ces chiffres sont à utiliser avec de nombreuses précautions.


2ème partie : quelles statistiques sur le contrôle d’identité

Propos de B. Murat :

« Quand on est contrôlé 17 fois par jour »

ou

  • Quelles sources disponibles ? Quelle méthodologie ? Quels résultats ?
  • Quelles conséquences d’une mauvaise utilisation des chiffres ?

D’où vient le chiffre 17 ?

Comme B. Murat ne cite pas ses sources, on peut émettre différentes hypothèses : il connaît quelqu’un qui connaît quelqu’un (Ami d’un ami) et l’information mériterait d’être vérifiée ; ou il utilise une exagération pour mettre en relief son propos (effet impact d’une hyperbole) ; ou il a lu une étude sur le sujet ; ou il propage une idée commune mais non vérifiée. Je n’ai trouvé trace d’aucune étude énonçant ces chiffres, mais il existe une étude sur le sujet, menée en 2009 par deux membres du CESDIP – laboratoire de recherche du CNRS mais également service d’études du ministère de la Justice – F. Jobard et R. Lévy , intitulée Police et minorité visible : les contrôles d’identité à Paris.
Je n’en ai pas trouvé d’autres. Il est d’ailleurs dit p. 9 du rapport : Cette étude, qui présente des données uniques sur plus de 500 contrôles de police, est la seule menée à ce jour, propre à détecter le contrôle à faciès en France.

Quelle méthodologie et quelles notions pour établir des satistiques sur les contrôle au faciès ?

F. Jobard explique la méthodologie employée :

{avi}CorteX_Delinquance1_Jobard_Methodologie_controle_identite{/avi}

Les notions de surreprésentation et d’odds-ratio :
Que signifie la phrase « Telle catégorie est plus contrôlée que telle autre » ? Comment le mesurer ?
Quand on parle de surreprésentation, il faut faire attention à ne pas détacher des données importantes ; par exemple, si 10 Noirs et 5 Blancs ont été contrôlés, on ne peut pas affirmer pour autant que les Noirs sont 2 fois plus contrôlés que les Blancs. En effet, si les contrôles se font dans un lieu où se trouvent deux fois plus de Noirs que de Blancs, la population Noire contrôlée n’est pas surrepésentée dans la population contrôlée.

CorteX_Chiffres_de_la_delinquance_Diagrammes_Surrepresentation

Dans la première population imaginée, nous avons :
– 1 000 Noirs ou Arabes (bleu)
– 500 Blancs (orange)
– 10 trafiquants Noirs ou Arabes (bleu)
– 2 trafiquants Blancs (orange)

Les Noirs et les Arabes sont surreprésentés.

Dans la deuxième population imaginée, nous avons :
– 1 000 Noirs ou Arabes (bleu)
– 500 Blancs (orange)
– 10 trafiquants Noirs ou Arabes (bleu)
– 5 trafiquants Blancs (orange)

Les Noirs et les Arabes ne sont pas surreprésentés.

Il faut donc impérativement connaître la composition de la population globale du lieu d’observation avant de conclure à la surreprésentation et utiliser un outil statistique qui en rende compte, par exemple le odds-ratio dont vous pourrez trouver une définition sur wikipedia.

F. Jobard et R. Lévy nous expliquent comment l’interpréter :

L’odds-ratio compare entre elles les probabilités respectives de contrôle des différents groupes Les odds-ratios présentés dans ce rapport ont tous comparé les groupes relevant des minorités visibles à la population blanche, de sorte que l’odds-ratio se lit de la manière suivante : « Si vous êtes Noir (ou Arabe, etc.), vous avez proportionnellement x fois plus de probabilités d’être contrôlé par la police que si vous étiez Blanc ». L’odds-ratio est reconnu comme la meilleure représentation statistique de la probabilité affectant différents groupes d’une même population compte tenu de la composition de cette population.
L’absence de contrôle au faciès correspond à un odds-ratio de 1,0 : les non-Blancs n’ont pas plus de probabilité d’être contrôlés que les Blancs. Les odds-ratios allant de 1,0 à 1,5 sont considérés comme bénins, ceux allant de 1,5 à 2,0 comme le signe d’un traitement différencié probable. Les ratios supérieurs à 2,0 indiquent qu’il existe un ciblage des minorités par les contrôles de police.

Quels sont les résultats de l’étude ?

  1. Sur l’ensemble des 5 lieux d’observation, les Noirs (resp. les Arabes) ont entre 3,3 et 11,5 fois (resp. entre 1,8 et 14,8) plus de chances d’être contrôlés que les blancs. Le contrôle « au faciès » est donc avéré.
  2. Cependant, d’autres variables sont importantes, en particulier la tenue vestimentaire. Comme il l’est précisé dans le résumé de l’étude p. 10.
    Il ressort de notre étude que l’apparence vestimentaire des jeunes est aussi prédictive du contrôle d’identité que l’apparence raciale. L’étude montre une forte relation entre le fait d’être contrôlé par la police, l’origine apparente de la personne contrôlée et le style de vêtements portés : deux tiers des individus habillés « jeunes » relèvent de minorités visibles. Aussi, il est probable que les policiers considèrent le fait d’appartenir à une minorité visible et de porter des vêtements typiquement jeunes comme étroitement liés à une propension à commettre des infractions ou des crimes, appelant ainsi un contrôle d’identité.
    Il est important de noter que plusieurs corrélations – entre « être Noir ou Arabe », « être habillé jeune » et « être contrôlé »- sont établies. La relation de causalité « être Noir ou Arabe » implique « être contrôlé » mérite donc d’être discutée. En effet, si nous exagérons les faits et que nous supposons que tous les Noirs et Arabes et seuls les Noirs et les Arabes s’habillent jeunes, on ne saurait pas si le critère du contrôle est « être Noir ou Arabe » ou « être habillé jeune ».
    En réalité, la force prédictive de ces deux variables est à peu près équivalente.[…]En tout état de cause, même si l’apparence vestimentaire était la variable-clé de la décision policière, cela aurait un impact énorme sur les minorités visibles, dans la mesure où leurs membres sont plus susceptibles que les Blancs d’arborer une tenue « jeune ». En effet, deux tiers des personnes en tenue « jeune » appartiennent également à une minorité non-Blanche. Si l’on considère les trois groupes principaux, seulement 5,7% des Blancs de la population de référence portent une tenue « jeune », contre 19% des Noirs et 12,8% des Arabes. En d’autres termes, on peut dire de la variable « tenue jeune » qu’elle est une variable racialisée : lorsque la police cible ce type de tenues, il en résulte une surreprésentation des minorités visibles, en particulier des Noirs, parmi les contrôlés.
  3. Sur la fréquence des contrôles (attention, ces chiffres sont basés sur la déclaration des personnes contrôlées et n’ont pas été établis de manière rigoureuse).
    À la question de savoir si c’était la première fois qu’elles étaient contrôlées, une grande majorité de personnes interrogées (82%) a répondu par la négative. 38% ont indiqué être contrôlées souvent, 25% ont indiqué avoir été contrôlées de deux à quatre fois par mois, et 16% ont indiqué être contrôlées plus de cinq fois par mois. Il faut remarquer que l’éventail du nombre de contrôles dans cette dernière catégorie était étendu, les personnes indiquant avoir été contrôlées entre cinq et neuf fois le mois précédent, jusqu’à un total de 20 fois.

Quelles conséquences des approximations contenues dans les propos de B. Murat ?

Il est probable que B. Murat ait gonflé ce chiffre pour appuyer son discours, et qu’il ne pensait pas vraiment que le fait de contrôler les mêmes personnes 17 fois par jour est une pratique courante dans les banlieues.

Cependant, n’oublions pas que B. Murat pour répond à l’argument : « Il y a de la délinquance dans les banlieues ». On peut alors penser qu’il sous-entend qu’une des causes de cette délinquance est la répétition des contrôles. Si cela semble plausible pour, par exemple, ce qui concerne le délit d’outrage à agents – plus on est contrôlé, plus le nombre d’occasions « d’outrager » un agent de police est élevé – je ne connais pas d’étude qui démontrerait cette relation de cause-conséquence dans le cadre général. Ceci est probablement un effet cigogne.

En revanche, ce que tend à montrer la partie qualitative du rapport de F. Jobard et R. Lévy, c’est que le contrôle d’identité est perçu comme une agression par les personnes qui en sont les cibles, même si la plupart du temps et selon l’avis même des personnes contrôlées, le contrôle est mené sans agressivité de la part des agents.

Malgré le caractère généralement neutre ou positif des jugements sur le comportement de la police, ces contrôles ont suscité des sentiments très négatifs. Quelques personnes ont simplement déclaré que la police ne faisait que son travail et que le contrôle ne les avait pas dérangées. Mais près de la moitié des personnes interrogées ont indiqué être agacées ou en colère du fait du contrôle.[…] Le préjudice que les pratiques de contrôle de police causent à la relation que la police entretient avec les personnes objet de contrôle est manifeste.

Cette pratique est ressentie comme violente et humiliante par ceux qui la vivent donc la question de son efficacité mérite d’être posée. Je précise ma pensée : si le but de la politique est de minimiser la souffrance globale de la population et si le contrôle est vécu comme violent, il me semble tout de même nécessaire de s’assurer du fait que cette pratique est indispensable pour lutter contre une autre violence, celle dite « de la délinquance ». Savoir si cette condition est suffisante pour légitimer le contrôle d’identité est encore une autre question.


Partie 3 : quelles statistiques ethniques de la délinquance ?

Propos d’E. Zemmour :

« La plupart des trafiquants sont noirs et arabes. »

Quelles variables aléatoires ? Quelles sources ? Quelles conclusions ?

Trame du raisonnement :
a. La plupart des trafiquants sont noirs et arabes
+ b. Le contrôle d’identité permet d’attraper les trafiquants
=> c. En contrôlant plus les noirs et les arabes, on attrapera plus de trafiquants,

Pour tester la validité de la prémisse a, notons que la phrase La plupart des trafiquants sont Noirs et Arabes est une affirmation statistique, mal énoncée certes, mais relevant de la statistique tout de même. E Zemmour sous-entend donc que ces satistiques existent et que quelqu’un a dénombré tous les trafiquants (T), puis les trafiquants Arabes (Ta) ou Noirs (Tn) et a calculé le rapport (Ta+Tn)/T et a trouvé ainsi une probabilité supérieure à 0,5.

Quelles variables statistiques dans la prémisse (a) ?

Le « nombre de trafiquants » est une mauvaise variable statistique. On ne sait même pas de quel trafic on parle : de voitures, de drogue, de subprimes, d’armes, de sous-marins, de cigarettes, d’organes, de diamants, d’oeuvres d’art… ?
On peut supposer qu’E. Zemmour pense au trafic de drogue. Soit. Mais de quelle drogue ?
Comment peut-on compter les trafiquants ? Ceux qu’on a attrapés ? Ceux qui détenaient beaucoup de drogue ? Un peu ? Sont-ils représentatifs de la population des trafiquants ? Considère-t-on qu’on est trafiquant dès lors qu’on a « trafiqué » une fois ?
Une variable statistique pertinente – dans le sens : que l’on peut dénombrer convenablement – serait, par exemple, le « nombre de personnes condamnées pour détention de cannabis ». Une phrase qui aurait un sens statistique serait : « Il y a plus de Noirs et d’Arabes parmi les personnes condamnées au moins une fois dans les 5 dernières années pour une infraction sur les drogues ». Cette phrase a un sens; elle peut être vraie ou fausse.

« Etre Noir » ou « être Arabe » ou « être Blanc » sont également de mauvaises variables statistiques. Quand commence-t-on ou arrête-t-on d’être Noir, Arabe ou Blanc ? Quand un des parents l’est ? Ou bien les deux ? Ou une grand-mère suffirait ? Pour « trancher » la question, certains pensent même à utiliser la consonance du nom de famille, comme cela a déjà été fait dans un article du Point :

Le Point a pu consulter ces notes, dans lesquelles il apparaît que plus de la moitié, voire 60 ou 70%, des suspects répertoriés ont des noms à consonance étrangère. Cet élément est délicat à manipuler. En aucun cas l’on ne saurait déduire avec certitude une origine d’un patronyme. Il ne s’agit pas non plus de tirer des conclusions absurdes sur un caractère « culturel » de la criminalité. Mais écarter ces constatations d’un revers de manche est une grave erreur qui occulte l’échec de l’intégration.

On remarquera que la gravité de la conclusion, occulter l’échec de l’intégration, méritait pourtant qu’on s’assure de la qualité des prémisses du raisonnement.

Quelles sources pour les statistiques ethniques ou raciales dans la prémisse (a) ?

Si le fait d’établir des statistiques ethniques est en général illégal, certaines dérogations sont accordées par la CNIL. Par exemple, elle peut autoriser sous certaines conditions la collecte d’informations sur le pays d’origine des individus ou de leurs parents (on pourra aller consulter les 10 recommandations de la CNIL ). Comme le rapporte un article du Monde du 05/02/2010 :

De fait, si la loi Informatique et liberté de 1978 énonce une interdiction de principe sur le traitement statistique des données sensibles, elle permet d’y déroger, sous contrôle de la Commission nationale informatique et libertés (CNIL) et à condition de respecter certains critères (consentement individuel, anonymat, intérêt général…).

Notons toutefois qu’il n’existe pas de statistiques sur des « variables » du type Blancs, Arabes et Noirs, à une exception près, exception de taille : à mon grand étonnement je l’avoue, il existe un fichier confidentiel, nommé Fichier Canonge, qui classe les « délinquants » par « type » physique. Voici ce qu’en dit l’Express du 07/02/2006 :

A quoi ressemblent les délinquants de tous les jours? Pour le savoir, il suffit de se plonger dans un fichier méconnu, baptisé «Canonge», qui comporte l’état civil, la photo et la description physique très détaillée des personnes «signalisées» lors de leur placement en garde à vue. Grâce à cette base de données présentée à la victime, celle-ci peut espérer identifier son agresseur. Or ce logiciel, réactualisé en 2003, retient aujourd’hui 12 «types» ethniques: blanc-caucasien, méditerranéen, gitan, moyen-oriental, nord-africain-maghrébin, asiatique-eurasien, amérindien, indien, métis-mulâtre, noir, polynésien, mélanésien.

Cet outil est à manier avec prudence. D’abord, parce que, même si le Canonge est légal, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) interdit d’exploiter ses renseignements à d’autres fins que celle de la recherche d’un auteur présumé. Ensuite, parce qu’il ne dit rien de la nationalité et de l’origine de l’individu – qui peut être français depuis plusieurs générations malgré un physique méditerranéen, par exemple. Enfin, parce que les mentions sont portées par l’officier de police, avec la part de subjectivité que cela suppose.

Remarque : les mêmes précautions sont à prendre qu’avec les chiffres du rapport Criminalité et délinquance constatées en France (tris sélectifs de données, prédicion auto-réalisatrice, subjectivité des observateurs…)

Quelle population de référence pour établir la surreprésentation dans la prémisse (a) ?

Quand E. Zemmour prétend que la plupart des trafiquants sont Noirs ou Arabes, il énonce un résultat de surreprésentation : les Noirs ou les Arabes sont surreprésentés dans la population des trafiquants. Mais cela ne vous a pas échappé : cette notion n’a de sens que si l’on connaît la population de référence. Il est probable qu’E. Zemmour considère la population résidant en France, mais cela n’a pas vraiment de sens, puisque toutes ces personnes ne vivent pas forcément dans des conditions externes égales. Pour savoir si les Noirs ou les Arabes sont surreprésentés, il me semblerait préférable de considérer la population « susceptible d’être délinquante » (si tant est qu’on puisse donner un sens rigoureux à cette expression), c’est-à-dire celle qui vit dans les mêmes conditions que les « délinquants ».

Quelle probabilité conditionnelle dans l’implication (a)+(b) => c ?

Les prémisses (a) et (b) n’entraînent pas (c). Nous avons là un bel exemple de sophisme Non sequitur, dû à une erreur d’inversion de probabilité conditionnelle.
On retrouve le même sophisme dans les phrases suivantes, où il est plus facile à repérer

La plupart des pédophiles sont Blancs donc il faut plus contrôler les Blancs.
OU
La plupart des inculpés français dans l’affaire des frégates de Taïwan sont Blancs donc il faut plus contrôler les Blancs.
OU
Tous les incestes sont commis par un membre de la famille donc il faut contrôler tous les membres de sa famille

En fait, E. Zemmour s’emmèle les probabilités conditionnelles.

Ce n’est pas parce que la proportion de Noirs et d’Arabes est importante dans la population des trafiquants – dans ce cas on considère P(N U A/T) – que la proportion de trafiquants est importante dans la population Noire et Arabe – ici on regarde P(T/N U A). Vous en serez encore plus convaincu si vous prenez les autres versions du sophisme.

Exemple :
Imaginons une population composée de 1 000 personnes, dont :
– 400 Noirs ou Arabes
– 600 Blancs
– 7 trafiquants : 5 Noirs ou Arabes et 2 Blancs
Dans cet exemple,
P(NUA / T) = Nombre de Trafiquants Noirs ou Arabes / Nombre de Trafiquants ≈ 71,4%
P(T / NUA) = Nombre de Trafiquants Noirs ou Arabes / Nombre de Noirs ou Arabes ≈ 1,2%
Les ordres de grandeur sont radicalement différents.

Notons qu’E. Zemmour revient sur ce point dans le Parisien et le rectifie. Cependant, quand il dit « Je dis juste qu’ils sont contrôlés plus souvent parce qu’il y a plus de délinquance parmi eux« , le parce que légitime la pratique du contrôle et sous-entend qu’on a des chances d’attraper des trafiquants de cette manière et donc que la probabilité P(T/A U N) est élevée ; sa prémisse de départ est, rappelons-le, que P(A U N/T) est élevée.

Quelles conséquences des approximations contenues dans les propos d’E. Zemmour ?

Ces propos sont très essentialistes même, encore une fois, si ce n’était pas l’intention de l’auteur. La phrase « La plupart des trafiquants sont Noirs ou Arabes » est très souvent entendue comme « Ils sont délinquants parce qu’ils sont Noirs ou Arabes » (effet cigogne), ce qui n’a aucun fondement scientifique et qui exacerbe le racisme.


Mais au fait, quelle est la probabilité d’attraper un trafiquant lors d’une journée de contrôles d’identité ?

Cette partie est conçue pour pousser votre public à se méfier des statistiques, y compris quand c’est vous qui les présentez. Je vous propose pour cela de faire de mauvaises statistiques sans en avoir l’air. Si un membre du public réagit, vous avez gagné la partie. S’il n’y a pas de réactions spontanées, cela vous donnera l’occasion de pointer du doigt
1. la nécessité d’être vigilant en permanence : même averti, on n’est pas à l’abri d’une entourloupe, volontaire ou non,
2. qu’il ne faut pas croire sur parole la personne qui essaie de vous transmettre des outils critiques.

Attention : Mauvaises statistiques ! Les chiffres obtenus dans ce qui suit ne représentent absolument rien.
– Dans l’article de l’Express sur le fichier Canonge, il est dit que sur 103 000 trafiquants fichés, il y a 29% de Nord-Africains et 19% de Noirs.
En tout, cela fait 49 440 trafiquants Noirs ou Arabes.

– On peut évaluer à environ 2 988 745 personnes Noires ou Arabes en France.

– La probabilité de tomber sur un délinquant en contrôlant un Noir ou un Arabe au hasard est donc à peu près de 49 440 / 2 988 745 ≈ 1,7%.

– F. Jobard et R. Lévy rapportent p. 62 que le nombre moyen de contrôles observés par heure est de 1,25. Ce qui fait 8,75 contrôles pour 7 heures travaillées. Disons 9 contrôles par jour.

– En remarquant que la variable aléatoire « nombre de trafiquants attrapés dans la journée » suit une loi binomiale, on obtient la conclusion suivante :
la probabilité d’attraper au moins un trafiquant dans la journée en contrôlant les Noirs et les Arabes est d’environ 14,2%. Sur 100 journées de contrôles d’identité, une équipe qui pratique les contrôles d’identité revient sans trafiquant 85 fois.

Vous venez de créer une occasion pour votre public d’analyser vos propos de manière critique :
Vous êtes-vous posé la question de savoir d’où sortait le chiffre du nombre de Noirs et Arabes en France ? Ce n’est en fait qu’une estimation, très mauvaise, faite avec les moyens du bord et très critiquable.
Je suis allée sur le site de l’INSEE où figurent des données – cliquer sur Données complémentaires, sur cette page et consulter le graphique 2 – sur le nombre de personnes entre 15 et 50 ans dont au moins un des parents est immigré de Turquie, d’Afrique Subsaharienne, du Maroc, de Tunisie ou d’Algérie : il y en a 1 282 000.
Par ailleurs, sur le site de l’INED, on peut télécharger le document Immigrés selon le sexe, l’âge et le pays de naissance 2007. Dans l’onglet France détail, on peut lire qu’il y a en France en 2007, 1 706 745 immigrés issus du continent Africain et qui ont entre 18 ans et 59 ans.

Ensuite, j’ai appliqué une grande dose de racisme ordinaire : ceux qui viennent (ou dont un parent vient) d’Europe sont blancs, ceux qui viennent du Maghreb sont Arabes et ceux qui viennent d’Afrique Noire sont Noirs. Les Antillais qui sont Français sont comptés comme Blancs, les Français dont les deux parents sont Français sont comptés comme Blancs etc…

Remarquez que, sur wikipedia (version du 19/01/2011), on peut lire

En 2010, la France accueille 6,7 millions d’immigrés (nés étrangers hors du territoire) soit 11% de la population. Elle se classe au sixième rang mondial, derrière les Etats-Unis (42,8 millions), la Russie (12,3), l’Allemagne (9,1), l’Arabie Saoudite (7,3), le Canada (7,2) mais elle devance en revanche le Royaume-uni (6,5) et l’Espagne (6,4). Les enfants d’immigrés, descendants directs d’un ou de deux immigrés, représentaient, en 2008, 6,5 millions de personnes, soit 11 % de la population également. Trois millions d’entre eux avaient leurs deux parents immigrés. Les immigrés sont principalement originaires de l’Union européenne (34 %), du Maghreb (30 %), d’Asie (14 %, dont le tiers de la Turquie) et d’Afrique subsaharienne (11 %).

En reprenant les calculs avec ces chiffres – à savoir 41% de 6,7 millions + 6,5 millions-, on obtient une probabilité d’attraper au moins un trafiquant en une journée de 8% environ. Encore faudrait-il savoir à quoi correspondent ces données exactement ? Les sources de l’article de wikipedia sont :

Les immigrés constituent 11% de la population française [archive], TF1, Alexandra Guillet, le 24 novembre 2010, source : Ined

Etre né en France d’un parent immigré [archive], Insee Première, N° 1287, mars 2010, Catherine Borel et Bertrand Lhommeau, Insee

Bref, le calcul est biaisé et il m’est impossible d’évaluer la marge d’erreur commise. Ce chiffre n’a aucune légitimité et ne pourra être brandi d’aucune manière sur un quelconque plateau télé ou lors d’un quelconque dîner de famille.
Mais il permet d’énoncer une conclusion : les chiffres ne parlent pas d’eux-mêmes. Il est important de savoir comment ils ont été élaboré.