Le géocentrisme comme intrusion spiritualiste dans la cosmographie moderne – dossier de Timothée Gallen

Timothée Gallen est en troisième année de licence d’histoire à l’Université de Grenoble-Alpes. Il a travaillé de conserve avec Guillaume Guidon (histoire), Richard Monvoisin (épistémologie) et Clara Egger (mouvements religieux) sur un sujet étonnant : le géocentrisme, théorie contestée au moins depuis Copernic et qui consiste à poser la Terre est au centre de l’Univers, et son retour en force dans certains travaux religieux musulmans et catholiques, et en particulier dans un documentaire intitulé The Principle.

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Timothée Gallen, en pleine réflexion

Ce travail est le fruit d’un stage court, par un jeune étudiant, sur un sujet dont les sources sont difficiles. A ce titre, nous diffusons son travail, certes non exempt de coquilles ou d’imprécisions, mais qui motivera probablement des recherches ultérieures sur cette nouvelle forme d’intrusion spiritualiste en science.

 Le dossier en pdf – Télécharger ici.

Le géocentrisme comme intrusion spiritualiste dans la cosmographie moderne.

Sous la direction de Richard Monvoisin et Clara Egger, CORTECS, Université Grenoble-Alpes.

Introduction

    Le géocentrisme est la théorisation antique selon laquelle la Terre serrait au centre de l’univers, toute autre objet céleste tournant autour d’elle. Cette représentation cosmologique fut très répandue dans l’Antiquité, cela depuis au moins le Timée (env. 360 av. EC) de Platon (428/427-348/347 av. EC) 1. Héraclide du Pont (v 388-v 310 av. EC) est la plus ancienne source dont nous disposons qui admette la rotation de la Terre autour d’elle même, suivi d’ Aristarque de Samos (env. 310-230 av. EC) qui ajoute à celui de Héraclite une rotation autour du Soleil 2. Le modèle géocentrique fut discuté plusieurs fois jusqu’à ce que, 1800 ans plus tard, Copernic (1473-1543) commence à la remettre réellement en cause dans ses travaux publiés en 1543 (« De la révolution des orbes célestes ») , puis que Galilée (1564-1642) y apporte son soutien de par ses observations. Ce n’est cependant qu’en 1727, à la suite de la publication des travaux de James Bradley sur le problème dit d’ « aberration de la lumière »3, qu’est apportée la première preuve expérimentale du mouvement de la Terre autour du Soleil, suivi en 1851 par l’expérience de Foucault et de son pendule. Aujourd’hui, l’observation pragmatique de l’univers par nos télescopes et satellites nous donne une carte relativement précise de l’univers observable. Dans le monde scientifique actuel, aucun débat n’a lieu sur le modèle cosmographique régissant notre galaxie. La science actuelle a dés-anthropocentré notre vision et compréhension du monde en changeant progressivement de paradigmes, certes, mais en abandonnant progressivement les lectures théistes, téléologiques ou concordistes. .

     Après avoir progressivement remplacé le géocentrisme chez les savants post-coperniciens, le modèle héliocentrique a continué de rencontrer chez les autorités religieuses du XVIe au XVIIIe siècle, des obstacles épistémologiques et des résistances de deux types, que nous retrouvons encore aujourd’hui dans certaines communautés religieuses fondamentalistes ayant une lecture littérale des textes :   

 – celle d’ordre théologique qui tient à celui de l’image de l’univers apporté par la Bible, la Torah ou le Coran. Les autorités catholiques condamnèrent les héliocentristes tels que Galilée ou Bruno, ainsi que leurs propos jusqu’à ce que le Pape Benoît XIV autorise en 1741 puis 1757 l’édition des œuvres de Galilée auparavant censurées et les autres travaux héliocentriques. Les théologiens protestants ayant une lecture littérale de la Bible tel que Martin Luther 4 (1483-1546) ou encore Philipp Melanchthon 5 (1497-1560) condamnèrent eux aussi de manière plus ou moins soutenu ce modèle dans leurs écrits.

– celui de l’expérience physique intuitive d’une terre immobile et d’un soleil en mouvement. Le philosophe et théoricien politique Jean Bodin (1529-1596) disait déjà des thèses de Copernic, qu’aucun homme ne pourra jamais croire au mouvement de la Terre 6.
    Il ne sera pas ici question de déconstruire les arguments pseudo-scientifiques des néo-géocentristes, ce travail ayant déjà été fait entre autres par David Palm et le Dr. Alec MacAndrew 7 sur le site www.geocentrismdebunked.org 8, mais de pointer les structures épistémologiques du géocentrisme. Une série de vidéos est aussi disponible sur youtube analysant les arguments géocentristes face aux connaissances scientifiques actuelles 9.

Qu’est ce qu’une intrusion spiritualiste en science ? Définition 

   Afin de comprendre ce qu’est une intrusion spiritualiste en science, il est important dans un premier temps, de définir ce que nous entendons par science, et par la même occasion de rappeler les fondements épistémologiques et les outils méthodologiques de cette dernière. Dans un second temps, nous verrons donc en quoi la démarche scientifique diverge du spiritualisme et de l’acte de foi.

Science :

    Pour notre propos, nous prendrons la définition de la science au tant que démarche intellectuelle contraignante visant à une compréhension rationnelle du monde naturel et social. La démarche scientifique, sous peine de se saborder, souscrit à un contrat matérialiste en méthode 10. Le matérialisme scientifique n’est pas ontologique et ne dit pas que tout est matière, mais que ce avec quoi nous pouvons travailler rationnellement est matière ou résulte d’elle-même. Le matérialisme méthodologique impose donc un contrat laïc à la science. Le scientifique ne peut donc pas ajouter sans aucune preuve ou réelle nécessitée une entité inconnue à ses travaux. Le tronc commun des méthodes scientifiques contient aussi le principe de parcimonie, aussi appelé rasoir d’Occam. Ce raisonnement nous indique qu’il est plus raisonnable, de ne pas multiplier les entités au-delà du nécessaire afin d’expliquer un phénomène. Si plusieurs hypothèses sont en compétition, notre choix doit, dans un premier lieu, préférer l’hypothèse la moins coûteuse cognitivement 11. La science nous apporte donc, dans sa démarche, mais aussi dans ses apports historiques, un message essentiel d’humilité. En effet, la science essaie de comprendre le monde qui nous entoure, malgré nos contingences matérielles et intellectuelles, et en s’imposant des contraintes rigoureuses afin de les pallier. La science ne s’est pas proclamée meilleure méthode d’investigation du réel, mais elle a été modelée, sur un temps long, pour l’être.

Spiritualisme :

    Le spiritualisme 12 quant à lui, postule des entités non matérielles, non appréhendables par la science et qui agissent sur le monde tangible. Le spiritualisme fait entrer des entités in-démontrées dans son raisonnement et ses prétentions explicatives du monde matériel.

    « Le spiritualisme nie le recours exclusif à la matière pour expliquer les phénomènes du monde réel (…) et dans ce but convoque l’Esprit » 13.
Comme le spiritualisme procède d’un acte de foi, il devient de fait incompatible avec la démarche scientifique. Notons que les croyances se veulent régionales et n’ont pas la prétention universelle de la démarche scientifique qui transcende les cultures et les idéologies. Le spiritualisme et le matérialisme méthodologique de la science sont donc deux démarches probablement compatibles dans un cerveau humain, mais incompatibles dans une démarche de description du monde, le spiritualisme niant un des fondements de la méthode scientifique. Certaines personnes ou institutions, comme la fondation John Templeton, ou l’Université Interdisciplinaire de Paris, présentent science et spiritualité/foi/religion sur le même plan, comme conciliable, en compétition, convergente. Voici comment le site www.scienceetfoi.com  présente cette convergence :
     « Loin de s’opposer, la Science et la Foi chrétienne contribuent chacune à nous donner une vision complémentaire et harmonieuse de l’univers qui nous entoure ».
Ces différents discours sont cependant biaisés et nous font accepter, sans raison légitime, le fait de mettre science et foi sur un même plan. Comme le dit Guillaume Lecointre :
    « les deux n’ont rien à se dire. En plus de sophismes, forçant Science et Foi à cohabiter, ces positions mettent une équivalence quantitative entre Science et Foi en sous-entendant que vérité scientifique et vérité spirituelle se vaudrait.»14.
    De plus, il m’est rationnellement possible d’expliquer pourquoi je soutiens telle ou telle théorie face à une autre, mais je n’ai aucun moyen de savoir comment ou même pourquoi privilégier la genèse de la Bible à la cosmogonie grecque antique.

Structure épistémologique du géocentrisme dans le monde chrétien et musulman

    Pour faire ma recherche sur les représentants modernes du géocentrisme, j’ai fait comme suit : après avoir pris connaissance que le film géocentriste « The Principle » allait sortir aux États-Unis, j’ai recherché qui étaient les producteurs et réalisateurs ainsi que les travaux sur lesquels ils s’appuyaient. En élargissant ma recherche sur le mouvement néo-géocentrisme chrétien actuel, j’ai pu constater qu’il n’était pas un fait nouveau, mais qu’il avait commencé au moins avec Walter van der Kamp et l’« Association for Biblical Astronomy », originellement appelé la «Tychonian Society» à sa création en 1971 15. J’ai ensuite cherché à connaître les différents néo-géocentristes actuels afin de comprendre quels sont leurs propos et le contexte dans lequel ils évoluent. Comme le détaille très bien le site www.geocentrismdebunked.org, les néo-géocentristes chrétiens actuels adhèrent généralement en lot à de nombreux scénarios complotistes et alternatives sur les thèmes du 11 septembre, de la NASA, du peuple Juif, ainsi que des scénarios simili-créationnistes : par exemple que l’humain et les dinosaures auraient co-existé 16. Nous étudierons plus bas de quelle manière ces croyances s’inscrivent et influent dans leur adhésion au néo-géocentrisme. A la sortie de la bande annonce de The Principle, j’ai pu constater qu’une controverse était née, suite aux réactions des différents scientifiques entrevus dans le film. Par conséquent, j’ai recherché les différentes réactions non seulement des scientifiques, mais aussi celles des réalisateurs et producteurs du film. Après avoir constaté et eu la confirmation par courriel de David Palm 17 que les producteurs de The Principle, et surtout Robert Sungenis, sont actuellement les principaux promoteurs du néo-géocentrisme, j’ai choisi de focaliser mon étude sur eux. J’ai ainsi recherché dans différents articles, dans leurs sites ou dans des entrevues leurs propos afin d’analyser leurs structures épistémologiques. Dans mes recherches sur le géocentrisme, je suis en outre tombé sur la vidéo d’un cheikh saoudien, Al-Bandar Khaibar, soutenant que la terre était stationnaire. Après avoir visionné la vidéo, j’ai décidé de rechercher si le néo-géocentrisme musulman était comparable au néo-géocentrisme chrétien. Après avoir utilisé les options de recherche de Google et avoir demandé à un arabophone de m’aider dans mes recherches, il s’est avéré que le cheikh n’avait jamais fait parler de lui avant cette vidéo. J’ai donc décidé de rechercher quelles sont les raisons pouvant amenant un cheikh saoudien à soutenir le géocentrisme dans une conférence universitaire. N’ayant pas pu connaître l’obédience exacte du cheikh Al-Bandar Khaibar, j’ai recherché les spécificités historico-politiques et religieuses de l’Arabie- Saoudite dont il est originaire. Après avoir pris connaissance que le wahhabisme était la religion officielle de l’Arabie Saoudite, ainsi que du pays organisant la conférence, je suis parti du postulat que le cheikh était wahhabite.
    Dans mes recherches, je n’ai pu trouver aucun néo-geocentriste militant ne revendiquant pas son interprétation par rapport à un texte sacré. Les biais d’interprétations, sophismes et manipulations des mouvements religieux sur le géocentrisme sont, dans les grandes lignes, les mêmes que l’on retrouve le plus souvent dans les mouvements voulant concilier science et religion comme le créationnisme et le dessein intelligent . Au même titre que le créationnisme n’accepte pas le dés-anthropocentrisme de l’évolution, le géocentrisme n’accepte pas le dés-anthropocentrisme de la cosmographie moderne. Le fait que l’humain ne soit plus au centre de l’univers et au centre de la création divine n’est pas accepté par les néo-géocentristes. Ils développent donc une vision téléologique de la science, ainsi que des raisonnements à rebours, interprétant des données dans le but de servir un résultat déjà prédéfini. Les tenants du géocentrisme dans le monde chrétien sont, comme nous l’avons dit en introduction, majoritairement présents aux États-Unis. Le promoteur du néo-géocentrisme le plus actif est Robert Sungenis qui, avec Rick Delano a réalisé le film The Principle (2014), basé sur le livre de Robert Sungenis et Robert Bennett « Galileo was wrong the church was wright ». Ce film est présenté comme un documentaire mettant en lumière de nouvelles observations scientifiques stupéfiantes défiant le principe copernicien, postulant qu’il n’y a aucun point de vue privilégié dans l’univers. Robert Sungenis est le fondateur et président de la Catholic Apologetics International Publishing. Le but de sa fondation et de son œuvre a donc une visée apologétique, à savoir, faire la promotion et la défense de la foi chrétienne, et non la recherche scientifique. Dans une entrevue, nous pouvons entendre Sungenis et Delano déclarer que les scientifiques de l’époque moderne 18 tel que Johannes Kepler (1571-1630), faisaient leurs recherches afin de connaître la pensée de Dieu 19.Ils poursuivent leur constat en déclarant «This days, if you talk like that, you’re crazy». Cette réflexion est anachronique et ne prend pas en compte le contexte historique dans lequel les scientifiques de l’époque modernes évoluaient. La science actuelle s’est en effet construite sur les erreurs et corrections de ce que la lecture la plus réaliste possible renvoyait. La pensée scientifique actuelle est bien loin de la pensée scientifique moderne, le plus souvent emprunte d’herméneutique, d’alchimie et d’autres croyances. Il est vrai que les qualités d’historien des deux protagonistes ne se sont pas non plus ressenties quand dans une entrevue, traitant du concile de Vatican II, convoqué en majeure partie à cause de l’affaire Galilée, l’Église devait trouver un nouveau moyen de parler au monde de cette l’affaire et de s’excuser : « Comment l’Église a-t- elle pu se tromper sur l’affaire Galilée, alors qu’elle avait raison sur tout le reste ? » 20. L’impasse est vite faite sur les échecs et erreurs consécutifs qu’a connu l’Église à propos de son récit pseudo-historique, la condamnation à mort de Giordano Bruno, la nécessité de la chasse aux sorcières, l’authenticité du suaire de Turin, celui du « miracle » du « sang » de Saint Janvier… Sungenis & Delano, tout en réduisant et maltraitant la science et ses méthodes dans un premier temps, affirment ensuite, que ce sont en fait les données scientifiques elles-mêmes qui prouvent que la Terre est au centre de l’univers. Cet effet bi-standard 21 crédite donc la science quand elle peut servir les intérêts de l’idéologie de Sungenis & Delano, mais la discrédite quand elle va à son encontre. Dans la même lignée, les deux protagonistes affirment que les données qui démontrent le géocentrisme ne sont pas les leurs, mais celles des scientifiques reconnus, comme ceux du Massachusetts Institute of Technology en partie interviewés dans leur film. D’après leurs propos, le modèle géocentrique serait donc le résultat de la science actuelle. Afin de convaincre leurs lecteurs et auditeurs, ils font ici appel à un argument d’autorité, mélangé à une technique de l’épouvantail et un reductio ad absurdum. Effectivement, le fait qu’un scientifique soit professeur dans une université réputée ne justifie pas que ses théories soient véridiques. En même temps, la position actuelle de la science est déguisée afin de nous faire accepter la position des géocentristes au détriment de celle des autres. Dans une autre entrevue dans le Chicago Tribune en 2011, nous pouvions aussi lire :
« But Sungenis said the renewed interest in geocentrism is
due, in part, to the efforts of Christians entering the scientific domain previously dominated by secularists. These Christian scientists, he said, showed modern science is without scientific foundation or even good evidence.
 »22
montrant une fois de plus, l’effet bi-standard et ou l’ignorance des propos de Sungenis à propos de la science. Enfin, nous pouvons entendre les deux protagonistes dirent que ce serait Satan qui mettrait dans la pensée des scientifiques le fait que l’on soit insignifiant (à l’échelle de l’univers)[23]. Le géocentrisme ne s’inscrit donc pas seulement dans une vision téléologique de la science mais aussi dans un contexte complotiste. Le rasoir d’Occam a donc ici bien à couper, et le contrat laïc de la science est totalement oublié. Plus que de manipuler les données scientifiques, c’est donc tout un scénario qui se met en place et enlève la possibilité à l’ensemble d’être réfuté, ne respectant plus le critère de Popper 23.
    Comme le montre une vidéo 24 filmée lors d’une conférence universitaire organisée dans l’émirat de Charjah, aux Émirats Arabes Unis, le modèle géocentrique perdure encore dans une partie des mentalités musulmanes « fondamentalistes » ayant une lecture littéraliste du Coran (« fondamental » dans le sens où est revendiqué la religion musulmane dénuée de toute Bid’a : «  innovation » condamnable du point de vue du dogme religieux 25. Dans cette vidéo nous pouvons entendre le cheikh saoudien Al-Bandar Khaibar répondre à la question de savoir si la terre est mobile ou immobile, par les arguments suivants :
    « Nous partons de l’aéroport afin de rejoindre la Chine. Si la terre tourne sur elle-même, si l’avion s’arrête sur lui-même dans les airs, la Chine devrait venir sous l’avion toute seule. Par contre, si la terre tourne dans l’autre sens, l’avion serait incapable de rejoindre la Chine, par ce que la Chine tournerait en même temps que l’avion. »
    Mes hypothèses à propos du géocentrisme wahhabite sont, en conclusion, que le géocentrisme peut encore perdurer à cause de deux principaux facteurs : d’un coté, la religion conservatrice qui caractérise l’Arabie Saoudite et les Émirats Arabes Unis, joue un rôle important dans le rejet de pensées ne se conformant pas à leur idéal religieux. La science et ses apports ne sont globalement pas pas rejetés. Quand les innovations vont à l’encontre de l’interprétation qu’ils ont des textes sacrés, elles peuvent alors se voir discréditées au profit d’un attachement à la pensée des « pieux ancêtres »26. D’un autre coté, le contexte politique de tension avec les États-Unis, et de volonté d’affirmation de l’Arabie Saoudite comme leader de l’islam sunnite, crée un climat aussi propice au rejet d’idées perçues comme celles des infidèles. Mes hypothèses découlent de mon analyse, ainsi que des données que j’ai pu récolter. Je n’ai cependant pas pu tester, ni avoir la preuve de mes hypothèses qui sont difficilement expérimentables.
    Les raisons pouvant ramener le modèle géocentrique dans les mentalités fondamentalistes musulmanes s’inscrivent dans un contexte historique, religieux et politique complexe qu’il parait important de restituer.
    L’Arabie Saoudite est une monarchie absolue, dont le droit est basée sur le Coran et la Sunna selon la compréhension des compagnons de Muhammad, contemporains du prophète l’ayant rencontré qui sont de fait les premiers Musulmans. Le Coran est le livre sacré de l’islam considéré par les musulmans comme la parole d’Allah, transmise par l’archange Gabriel au prophète Muhammad. La Sunna : la « coutume » dont tout fidèle doit s’inspirer est « l’ensemble des paroles du Prophète, de ses actions et de ses jugements tels qu’ils sont fixés dans les hadith », « Théorie et pratique religieuse des musulmans réputés orthodoxes, ou sunnites 27» . La politique saoudienne est inscrite dans le mouvement wahhabite prônant une lecture littéraliste du Coran et des hadiths. Le wahhabisme est la religion officielle de l’Arabie Saoudite, du Qatar et de l’émirat de Charjah, membre des Émirats Arabes Unis. Ce mouvement salafiste idéalise les premiers siècles de l’islam comme l’âge d’or 28 de la civilisation islamique 29. La science et les savoirs acquis aux cours des siècles précédents la vie des compagnons de Muhammad, sont donc pour les musulmans wahhabites non légitimes, et seules les connaissances apportées par le Coran et les premiers Musulmans sont légitimes à leurs yeux. Les innovations d’interprétations des textes sacrés (bid’a) sont rejetées de façon radicale. Toute chose qui n’est pas explicitement autorisée par le Coran risque, dans le doute, d’être interdite. A ce titre, le chef religieux Ibn Abd al-Wahhab déconseillait d’ériger des minarets, ces derniers étant inconnus au temps du Prophète et pouvant distraire les croyants 30. En Arabie Saoudite, l’éducation publique, du primaire jusqu’à l’université n’est jamais totalement séparée de l’islam, la politique en éducation imposant parmi ses objectifs, la promotion de « la croyance en Dieu », en « l’islam en tant que mode de vie» et en « Mahomet comme messager de Dieu »31. Si l’Arabie Saoudite voit sa politique intrinsèquement liée à l’idéologie wahhabite, c’est que le royaume saoudien s’est construit sur une alliance théologico-politique entre les chefs politiques de la famille Al Saoud, et la famille du chef religieux Muhammad Ibn Abd al-Wahhab (1703-1792). La famille Al Saoud s’engageait à éradiquer les autres pensées étrangère au wahhabisme dans le royaume, en échange de quoi, l’établissement du wahhabisme sur le territoire assurerait la soumission des fidèles à la couronne saoudienne 32. Venant de plus renforcer le radicalisme des positions saoudiennes, l’Arabie Saoudite joue, dans le contexte politique international actuel, un rôle de défenseur du sunnisme, face à la crainte de l’affirmation de l’Iran chiite dans la région du moyen-orient 33.
    À cette religion caractérisée par un ultra-conservatisme, s’ajoute un autre aspect idéologique que traduit le cheikh dans sa conférence.
    Comme on le constate dans la vidéo, un anti-étasunianisme est présent dans le discours de Al-Bandar Khaibar. Officiellement, l’Arabie saoudite et les États-Unis sont alliés par le pacte Quincy depuis 1945. On constate malgré tout un rejet résultant en grande partie des conflits impérialistes tels que la guerre en Irak ou la guerre en Afghanistan, dans lesquels les États-Unis ont notamment, cherché à s’assurer un contrôle des ressources pétrolières. La politique menée par les États-Unis dans les pays arabo-musulman, ainsi que son soutien à Israël est sans nul doute , un des principaux vecteurs de l’amertume des civilisation musulmane envers les Etats-Unis 34. Dans la conférence 35, Al-Bandar Khaibar illustre cet anti-étasuinianisme lorsqu’il explique qu’il pense que l’alunissage, n’est qu’une tromperie des étasuniens et de Hollywood, afin de détourner les Musulmans de leur religion. Pour information, ce cheikh n’est pas le premier à défendre le géocentrisme en Arabie Saoudite : Dans les années 1980, un cheikh saoudien, grand mufti et président du Conseil des grands oulémas d’Arabie Saoudite du nom de Abd al-Aziz ibn Baz, défendait lui aussi le géocentrisme 36 et que la terre était plate 37. Il changea cependant d’avis lorsqu’un membre de la famille royale saoudienne ayant participé à une mission Discovery, lui explique qu’il avait vu la terre tourner. Il est important de voir qu’ici, contrairement aux principaux tenants du géocentrisme chrétien, les cheikhs ne font pas passer leur croyance sous le couvert de la science. Leurs enseignements n’ont ordinairement pas de visée scientifique. Cependa
nt, comme les textes parlent parfois de la création de l’univers, il est possible de les entendre s’exprimer sur ces sujets, en tirant leur compréhension du monde non pas de l’expérience et des savoirs universels mais des « vérités révélées », sorties du Coran. La pensée wahhabite s’attache non seulement à une lecture littéraliste des textes sacrés en rejetant les innovations d’interprétations apparues au fil des siècles, mais semble aussi vouloir s’inscrire dans la pensée des premiers musulmans. Le cheikh qualifie péjorativement de « rationaliste » 38 le physicien Mohammad al-Massari 39, à qui l’on ne doit pas donner de crédit car il défend que la terre est mobile. Il justifie sa position et ses croyances en se référant aux chiekh Abd alAziz ibn Baz et Saleh Al-Fawzan, ainsi et qu’aux textes sacrées et « à la raison » 40 Le Coran évoque les trajectoires du soleil et de la lune dans la sourate 36 :
    « et le soleil court vers un gîte qui lui est assigné; telle est la détermination du Tout-Puissant, de l’Omniscient. Et la lune, Nous lui avons déterminé des phases jusqu’à ce qu’elle devienne comme la palme vieillie. Le soleil ne peut rattraper la lune, ni la nuit devancer le jour; et chacun vogue dans une orbite. » (Ya-Sin, 38-40)
    Sans être entièrement explicite, nous pouvons comprendre que ce texte est d’inspiration géocentriste, comme l’était le paradigme général lors de son écriture. Cela justifierait donc le raisonnement pré-copernicien du cheikh, voyant la vérité dans les textes et la compréhensions qu’en avaient les premiers musulmans.    

La genèse du documentaire

    Alors que le livre « Galileo was wrong the Church was right » s’accapare des figures telles qu’Albert Einstein, le film quant à lui, recherche sa crédibilité scientifique en faisant apparaître des figures telles que le Dr Laurence Krauss (docteur en physique, professeur de physique et fondateur de la School of Earth and Space Exploration) , le Dr Michio Kaku (physicien théoricien, professeur de physique au City College of New York) et Max Tegmark (cosmologiste, professeur de physique au Massachusetts Institute of Technology).
    Une controverse est apparue après la sortie de la première bande-annonce quand les scientifiques et la voix off (Kate Mulgrew, ancienne actrice dans Star Trek Voyager) se sont exprimés sur leurs étonnement et incompréhension d’apparaître dans un documentaire « géocentrique ». Sur le site www.popsci.com, nous pouvons entendre Max Tegmark dire :
« They cleverly tricked a whole bunch of us scientists into thinking that they were independent filmmakers doing an ordinary cosmology documentary, without mentioning anything about their hidden agenda or that people like Sungenis were involved. » 41
    L’attitude générale des principaux intéressés a été de témoigner leur méconnaissance du contexte dans lequel les réalisateurs comptaient détourner leurs propos, et ont appelé l’audience à ne pas polémiquer sur le film afin de ne pas leur faire de la publicité 42. Sungenis et Delano ont répondu aux accusations en disant que personne n’avait encore vu le film et ne connaissait le propos, mais que tout le monde l’avait déjà calomnié. Pourtant, les propos géocentriques tenus par Sungenis et Delano avec les journalistes, sont souvent plus modérés et leur projet est présenté comme un simple film posant la question de la pertinence du modèle géocentrique. Sommes-nous insignifiants, ou spéciaux, au centre de l’univers ? Notre existence est-elle le fruit du hasard, ou d’une volonté divine ? Voila les questions auxquelles tente de répondre le documentaire. Tout le documentaire est donc articulé sur une question qui n’est pas d’ordre scientifique mais métaphysique, et pour lesquels des arguments scientifiques sont apportés comme réponses et arguments. La science ne répond pas à la question de pourquoi, mais de comment, ce que ne semblent pas comprendre ou savoir les personnes engagées dans ce projet. J’ai tenté d’écrire plusieurs fois à Robert Sungenis et Rick Delano par le truchement de leur site web mais ils n’ont jamais répondu à propos de leurs films ou de leurs propos et positions. Cependant, les scientifiques à qui j’ai pu écrire ne m’ont pas répondu non plus. Il a été impossible pour moi d’obtenir le film, celui-ci n’étant présenté que dans très peu de cinémas étasuniens. D’après le responsable du site www.geocentrismdebunked.org, le film connaît un faible succès et a comme but de préparer le public aux croyances de Sungenis. Cela corrobore les dires des producteurs, annonçant que ce film n’est qu’une introduction pour un prochain projet cinématographique. Analyser chacun des discours donnée par les géocentristes pourrait constituer une étude à part entière : vous en trouvez ici une liste non exhaustive, mais suffisamment explicite à la compréhension des biais majeurs que l’on retrouve dans les propos tenus par les néo-géocentristes.

Conclusion

    Le principal enseignement que nous apprend la science est l’humilité intellectuelle. Nous savons maintenant que nos sens, notre logique, notre expérience du quotidien ou nos croyances sont souvent biaisées. Comme nous l’avons vu, la science s’efforce de nous soustraire, au maximum, de notre condition d’humain et de nos limites afin d’obtenir une vision objective et universelle du monde. Même si les aspects théoriques ne sont pas dans mon propos, il est important de souligner que la science est aussi faite pour être remise en cause et que nos théories et modèles les plus solides, le sont grâce à leurs résistances face à ces remises en question. Pouvoir critiquer les théories est la meilleure façon de prouver leurs crédibilités. Cependant, les acteurs majeurs du néo-géocentrisme ne critiquent quasiment jamais la théorie, mais orientent et manipulent les données à des fins idéologiques tout en donnant un sens finaliste à la science. Enfin si cela n’avait pas encore était clair, je tiens à préciser que la croyance au géocentrisme ne touche qu’une partie marginale du monde musulman et chrétien. Le modèle néo-géocentrique se place de plus, contre l’observatoire du Vatican, et certains sites chrétiens créationnismes, ou partisans de l’intelligent design déconstruisent eux aussi leurs arguments comme pseudo-science. Le néo-géocentrisme soutenu par les chrétiens fondamentalistes est cependant largement plus préjudiciable que le géocentrisme soutenu par une partie de l’islam, en cela qu’il se présente comme compétant en la matière et agit le plus souvent sous le couvert de la science qu’ils instrumentalisent. De plus, ils sont foncièrement engagés dans leurs prêches et n’hésitent pas à faire des conférences et financer des films, alors que les cheikhs saoudiens ne s’expriment qu’aléatoirement sur ces sujets. L’adhésion aux différentes croyances reste un choix personnel, et le préjudice à croire que la Terre occupe une place ayant un sens dans l’univers peut en effet être relativisé. Cependant, il est important pour la communauté scientifique de dénoncer, et de ne pas accepter les discours pseudo-scientifiques mêlant science et religion, qui pourrait laisser croire aux gens une équivalence entre les deux discours sur le plan explicatif, et réduirait grandement sa liberté.

Bibliographie

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Webographie

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Lutte féminine et paysanne – Émilie Carles, institutrice libertaire du briançonnais

CorteX_Emilie-CarlesC’est un remarquable ouvrage-témoignage que le livre de la vieille Émilie Carles, Une soupe aux herbes sauvages.

Survol de la vie d’une femme du briançonnais engoncée dans de rudes montagnes, cette autobiographie sans complaisance narre l’histoire de cette institutrice, qui épousa un ouvrier anarchiste pacifiste, rallia ses luttes et ses idées, et affronta les affres de son temps : 14-18, l’affaire Sacco & Vanzetti, 39-45, pétainisme, guerre d’Algérie et même, sur la fin, des revendications écologistes sur sa vallée, la vallée de la Clarée.

Ce court ouvrage, à offrir ou prêter, participe à montrer que le vent de la contestation libertaire et des principes de justice ne naît pas forcément de la haute instruction et des bancs de l’université, et émerge parfois des terreaux les plus arides. La dureté de son existence, mis en rapport avec la solidité de ses engagements m’ont fait monter plus d’une fois les larmes aux yeux. Vous me direz, dans tout rationaliste il y a un sensible qui se cache et ne fait pas le malin.

Grand merci à Gilbert Charles pour m’avoir fait découvrir ce petit trésor.

Pour découvrir d’autres luttes du même type, vous pouvez ouvrir notre page « Histoire et luttes des  femmes – Projet Histoire des luttes sociales« .

RM

Emilie Carles, Une soupe aux herbes sauvages (1977) Pocket.CorteX_Carles_Soupe

couverture les mondes insurgés

Manuel d'histoire critique et altermanuel d'histoire contemporaine

Parution d’outils prometteurs : le manuel d’histoire critique, hors-série du Monde diplomatique, et Les Mondes insurgés, altermanuel d’histoire contemporaine, chez Vuibert ; deux tentatives de sortir des vulgates et autres romans nationaux si chers à Lorànt Deutsch et ses collègues narrateurs.

 Nous ne les avons pas encore lu, mais nous les avons commandés*, et avons écouté Benoît Bréville et Laurence de Cock, deux des co-auteurs des ouvrages, lors de l’émission La Fabrique de l’histoire, sur France Culture, le 19 septembre 2014, ici, ou bien ci-dessous.

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Avec ces ouvrage, le Monde Diplomatique s’attaque aux idées reçues sur le passé (1830-2010).

Présentation :

Visage de Benoît Bréville
Benoît Bréville

Les Français se passionnent pour l’histoire. Mais laquelle ? Les médias en proposent une version superficielle et conservatrice, où foisonnent les images d’Epinal et les grands hommes. Dans les manuels scolaires, chiffres, dates et traités défilent comme les noms d’un annuaire.

Le Monde diplomatique a conçu un contre-manuel accessible, critique et exigeant. Une équipe d’universitaires, de journalistes et de professeurs d’histoire-géographie y retrace l’évolution du monde de la révolution industrielle à nos jours : grands événements, transformations sociales, débats intellectuels, découvertes scientifiques…

Ce contre-manuel ne se contente pas d’énoncer des faits : il les explique, les compare, les met en perspective. Il souligne les résistances et les jeux d’influence. Le propos s’adosse à une cartographie originale ainsi qu’à une iconographie qui privilégie le travail des artistes plutôt que des images convenues.

Parce que le passé est une construction qui varie suivant les pays et les configurations politiques, Le Monde diplomatique a également sélectionné de nombreux extraits de manuels scolaires étrangers (chinois, algérien, israélien, etc.).

visage de Laurence de Cock
Laurence de Cock

Cet ouvrage s’adresse aux enseignants, aux lycéens, aux étudiants. Et surtout à tous

ceux qui veulent que l’histoire ne soit pas le musée de l’ordre, mais la science du changement.

Pour aller plus loin :

* Au jour du 30 septembre 2014, RM a reçu le Manuel critique. Pour l’instant, 20 pages lues, c’est remarquable.

Renversement de sociologie – Quand les étudiants du 9.3. enquêtent sur le 8ème arrondissement

Il nous faut rendre hommage à ce spectaculaire renversement qu’a opéré Nicolas Jounin dans ses travaux pratiques de sociologie : envoyer non plus des « bourgeois » enquêter sur des « primitifs » ou des « défavorisés », mais l’inverse, envoyer des étudiants de Seine-Saint-Denis enquêter chez les indigènes des beaux quartiers. Dépaysement garanti !

Quelques stations de métro séparent les quartiers parmi les plus pauvres de France de ses zones les plus riches. Partis de Saint-Denis (93), dans la banlieue nord de Paris, une centaine d’étudiants ont fondu sur trois quartiers bourgeois du VIIIe arrondissement de la capitale pour enquêter. Afin de s’initier à la démarche sociologique, ils ont dû se familiariser avec un monde nouveau et étrange, dont les indigènes présentent des coutumes et préoccupations insolites. Nicolas Jounin, leur enseignant, sociologue qui enseigne à l’Université Paris-8 à Saint-Denis, décrit leur appropriation des méthodes et outils de la sociologie, les formes de discrimination sociale à leur égard et leur exploration des rapports de classe.CorteX_Nicolas_Jounin

Autant donner la parole à l’auteur lui-même, qui a été invité dans Comme un bruit qui court sur France Inter le 27 septembre 2014, et dans La suite dans les idées, sur France Culture le 6 décembre 2014.

 L’ouvrage relatant cette expérience vient de paraîtreCorteX_Jounin_Voyage_de_classe : Voyage de classes : des étudiants de Seine-Saint-Denis enquêtent dans les beaux quartiers (éditions La Découverte, octobre 2014).

Ce livre est un guide précieux pour tous ceux qui souhaitent s’engager dans une démarche ethnographique. Tout est passé en revue avec rigueur et méthode : des premiers contacts avec les « indigènes » du terrain, aux dépassements des préjugés par la confrontation aux données statistiques, en passant par les ficelles pour mener un entretien. On ne peut regretter d’ailleurs que le livre laisse peu la parole aux étudiants, convoqués seulement en filigrane par le recours à des citations parfois croustillantes, et toujours très pertinentes. Au final, le défi d’inverser la charge de la domination sociologique est relevé avec un brio doublé d’un humour piquant. Terminons en mentionnant les autres travaux que Nicolas Jounin a réalisé sur d’autres travaux réputés difficiles en sociologie, en particulier l’ouvrage tiré de sa thèse de doctorat : Chantier interdit au public. Enquête parmi les travailleurs du bâtiment, La Découverte, Collection « Textes à l’appui », 2008.

Richard Monvoisin et Clara Egger

 

 

 

CorteX_Raymonde_Litalien

Géographie déviée par la religion – Cartographie et religion au XVIe siècle

Nous cherchions depuis quelque temps des éléments d’esprit critique faciles en rapport avec la géographie  Il y aurait bien sûr toute une littérature à éplucher sur l’archéofiction, les traces de l’Atlantide, de Mu, ou sur les cartes extraordinaires comme celles de Piri Reis.  Mais hors des sentiers de l’étrange, voici quelques extraits radios pouvant servir pour un enseignant de géographie à montrer que la composition des cartes n’est pas toujours exempte du cadre idéologique qui l’entoure, avec l’exemple à l’appui de l’Amérique.
Ceci est un appel pour tout-e géographe qui souhaiterait nous fournir d’autre matière.

Ce qui suit est un découpage à peine complété de l’excellente émission La Fabrique de l’Histoire par Emmanuel Laurentin, qui a pour invités  l’historienne Raymonde Litalien et le professeur de littérature en Sorbonne Franck Lestringant.CorteX_Lestringant

Puissent-ils nous pardonner d’en avoir reproduit quelques morceaux.

  • Histoire « sexiste » du nom d’Amérique, offert à Amerigo Vespucci – sans se poser la question du nom « natif ».

E. Laurentin commence par lire un extrait du texte tiré du chapitre 9 du livre de Martin Waldseemüller, Universalis Cosmographiæ, «Introduction à la cosmographie avec quelques éléments de géométrie et d’astronomie nécessaires à l’intelligence de cette science, ainsi que les quatre voyages d’Amerigo Vespucci et la reproduction du monde entier tant en projection sphérique qu’en surface plane, y compris les régions que Ptolémée ignorait et qui n’ont été découvertes que récemment…» 1507, Saint-Dié.
Commentaires de Franck Lestringant

(1mn26)

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Le texte :

«Nunc Vero et hae partes (Europa, Africa, Asia) sunt latius lustratae, et alia quarta pars per Americum Vesputium (ut in sequentibus audietur) inventa est, quam non viecto cur quis jure vetet ah Amerigo inventore, sagacis ingenii viro Amerigen quasi Americi terram, sive Americam dicendam : cum et Europa et Asia a mulieribus sua sortita sint nomina. Ejus situm et sentis mores ex bisbinis Americi navigationibus quae sequuntur liquide intelligidatur».

Traduction :  

« Aujourd’hui ces parties de la terre (l’Europe, l’Afrique et l’Asie) ont été plus complètement explorées, et une quatrième partie a été découverte par Amerigo Vespucci, ainsi qu’on le verra plus loin. Et comme l’Europe et l’Asie ont reçu des noms de femmes, je ne vois aucune raison pour ne pas appeler cette autre partie Amerigé c’est-à-dire terre d’Amerigo, d’après l’homme sagace qui l’a découverte. On pourra se renseigner exactement sur la situation de cette terre et sur les coutumes de ses habitants par les quatre navigations d’Amerigo qui suivent ». (Merci à Jean-Pierre Urvoy, Herodote.net).

Cosmographie

  • Résistance de la cartographie biblique

L’Amérique est considérée longtemps comme un archipel d’îles avant d’être représenté comme un tout à partir de Verazzano. Avant cela, pas de continent, car il y a une résistance de la représentation biblique « en trèfle » de la planète – le monde étant divisé entre les trois fils de Noé.

Explication de Raymonde Litalien : 

(1mn33)  Télécharger

Complément de Franck Lestringant :

(0mn58) Télécharger

II faudra attendre Mercator en 1538 pour ancrer définitivement le nom Amérique.

  • Toscanelli et les hémisphères « supérieur » et « inférieur »,  conception de l’Orient en haut, où se lève le soleil, Occident en bas séjour des morts.

On comprend ainsi que la représentation de la carte du monde obéit à des règles implicites, comme situer le haut du bas, et quel centrage choisir (en l’occurrence, dans de nombreux atlas de l’époque, on place Jérusalem au centre de la croix christique).

Carte christique de Toscanelli

 (3mn12) Télécharger

Pour l’anecdote, sachons que fut l’objet d’un long débat en 1945 le positionnement de la mappemonde dans le logo de l’ONU (Organisation des Nations Unies), afin de récuser le positionnement arbitraire des États-Unis pile au centre.

(1mn33) Télécharger

Drapeau de l'ONU en 1945

Drapeau de l'ONU en 1947

Source : P. Gelinet, France Inter, 2000 ans d’Histoire, narré par Yves Berthelot, 6 décembre 2010.

 

  • Hypothèses ad hoc : un quatrième continent, alors qu’il n’y a que trois fils de Noé ?

Commencent alors les hypothèses ad hoc, crées de toutes pièces pour faire coller les découvertes à la religion. Des phéniciens à la 10ème tribu d’Israël, des frères vénitiens Nicolò et Antonio Zeno, l’histoire de Saint-Brandent, les Islandais, Jean Cousin, les Chinois (qui auraient découvert l’Amérique vers 1421) et les Vikings qui l’auraient découverte au VIIIe siècle. Mais peut-on prétendre découvrir l’Amérique quand des populations vivaient dessus ?

(12mn16) Télécharger

Et l’on relève avec Anaïs Kin qu’on parle à l’époque non pas de géographe, mais de « cosmographe », terme théologique par définition, mais pas exempts de conflits d’intérêt.

Et dans la manière de positionner les lignes de démarcation, les Moluques, grand enjeu économique pour ses épices, entrent sous influence soit des Portugais ou des Espagnols. Ainsi, la délimitation cartographique devient un enjeu impérialiste et de réunification du monde « chrétien ».

On cherchera alors dans le nouveau continent les origines du monde et le Paradis, corroborées par le fait de trouver des humains nus comme aux tous premiers temps. Paradis que trou

Colomb, d’ailleurs, aux sources de l’Orénoque, qu’il dessinera à la pointe d’un « sein » de femme dans une représentation cartographique en poire de la planète.

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Le sein de Christophe Colomb

 (2’25) Télécharger

  • Concordisme

Tout le monde n’a pas vu d’un bon œil l’affranchissement de la cartographie de la coupe théologique, aussi certains durent en quelque sorte « tortiller » et faire du concordisme, comme Mercator qui fait précéder son atlas de Méditations cosmographiques portant sur la genèse, tentant de réconcilier la cartographie avec l’Écriture sainte.

 (1mn16) Télécharger

Cela n’est pas sans nous rappeler ce dessin de Sack :

Terre plate

Assez pour aujourd’hui sur la leçon de biologie à propos du « Dessein Intelligent »,

et passons à la « Géographie Intelligente ».

RM