L'Histoire officielle a parfois mauvaise vue – Travail sur l'image de Carlos et Smith, poings gantés, aux Jeux Olympiques de 1968

Il est des images qui marquent les esprits, ancrant un événement dans une sorte de culture collective. Seulement une image n’est pas un fait historique. Son cadre, son grain, son plan, sont autant de manières d’orienter le propos. Et en l’absence de légende ou de notice, la photographie peut occulter des éléments nécessaires à la compréhension pleine et entière du sujet abordé. Faisons nôtre ici le travail d’enquête de Riccardo Gazzaniga : il permet à un-e enseignant-e non seulement d’aborder la sémiotique de l’image, mais également des pans assez méconnus de l’Histoire des États-Unis et de l’Australie, notamment la ségrégation racial pour les premiers, une politique d’apartheid pour la seconde. Pour ma part, il m’a suffisamment frappé pour que j’envisage d’incorporer le sujet dans mes enseignements de critique des médias, en particulier dans les parties traitant du poids des images, de leur construction, de leur viralité.

Merci à l’inconnu-e qui m’a fait suivre cet article – impossible de me rappeler.

Cet article a été écrit et publié originalement ici en italien par l’écrivain gênois Ricardo Gazzaniga, et en français.

Parfois, les images peuvent nous tromper.
Prenez cette photographie, par exemple. Vous la reconnaissez sans doute, elle est extrêmement célèbre et se trouve dans tous les livres d’histoire : c’est le geste de rébellion de deux coureurs afro-américains, John Carlos et Tommie Smith, brandissant le poing pour protester contre la ségrégation raciale, alors qu’ils se trouvaient sur le podium après avoir couru les 200 mètres lors des Jeux Olympiques de 1968, à Mexico.

CorteX_Norman_Carlos-Smith-1Eh bien cette photo m’a trompé, pendant très longtemps… Et il est probable qu’elle vous ait trompé, vous aussi. J’ai toujours vu cette photo comme une image extraordinairement puissante de deux hommes de couleur, pieds nus, tête baissée, leur poing ganté de noir brandi vers le ciel tandis que l’hymne national Américain retentissait.  J’ai toujours vu dans cette image un geste symbolique fort (note RM : le salut Black Power) pour défendre l’égalité des droits pour les personnes de couleur, dans une année notamment marquée par la mort de Martin Luther King et de Bobby Kennedy. J’ai toujours vu dans cette image une photographie historique de deux hommes de couleur. Et c’est pour ça, sans doute, que je n’ai jamais vraiment fait attention à ce troisième homme. Un blanc, immobile, figé sur la deuxième marche du podium. Il ne brandit pas le poing en l’air. J’ai toujours vu dans ce troisième homme une sorte d’intrus, une présence en trop, arrivé là un peu par hasard et malgré lui.

En fait, je pensais même que cet homme représentait, dans toute sa rigidité et son immobilité glacée, l’archétype du conservateur blanc qui exprime le désir de résister à ce changement que Smith et Carlos invoquaient en silence derrière lui.  Mais je me trompais. Pire que ça : je ne pouvais pas mieux me tromper.

La vérité, c’est que cet homme blanc sur la photo, celui qui ne lève pas le bras, est peut-être le plus grand héros de ce fameux soir d’été 1968.

Il s’appelait Peter Norman, il était australien et ce soir-là, il avait couru comme un dingue, terminant la course avec un temps incroyable de 20 s 06. Seuls l’Américain Tommie Smith avait fait mieux, décrochant la médaille d’or tout en inscrivant un nouveau record du monde, avec un temps de 19 s 78. Un deuxième Américain, un certain John Carlos, se trouvait sur la troisième marche avec seulement quelques millisecondes d’écart avec Norman.

En fait, on pensait que la victoire se départagerait entre les deux américains. Norman, c’était un coureur inconnu, un outsider, qui a soudain eu un coup de fouet inexpliqué dans les derniers mètres et s’est retrouvé propulsé sur le podium. Cette course, c’était la course de sa vie.

Pourtant, le plus mémorable ne fut pas la performance en elle-même, mais bien les événements qui s’ensuivirent lors de la montée des coureurs sur le podium après la course. 

Smith et Carlos allaient bientôt montrer à la face du monde entier leur protestation contre la ségrégation raciale. Ils se préparaient à faire quelque chose d’énorme, d’un peu risqué aussi, et ils le savaient. 

Norman, lui, était un blanc d’Australie. Oui, d’Australie : un pays qui avait à l’époque des lois d’apartheid extrêmement strictes, presque aussi strictes que celles qui avaient cours en Afrique du Sud. Le racisme et la ségrégation étaient extrêmement violents, non seulement contre les Noirs mais aussi contre les peuples aborigènes.

Les deux afro-américains ont demandé à Norman s’il croyait aux droits humains. Norman a répondu que oui.
« Nous lui avions dit ce que nous allions faire, nous savions que c’était une chose plus glorieuse et plus grande que n’importe quelle performance athlétique » racontera plus tard John Carlos.  « Je m’attendais à voir de la peur dans les yeux de Norman… Mais à la place, nous y avons vu de l’amour. »

Norman a simplement répondu : « Je serai avec vous ».

CorteX_Norman_Carlos-Smith-2Smith et Carlos avaient décidé de monter sur le podium pieds nus pour représenter la pauvreté qui frappait une grande partie des personnes de couleur. Ils arboreraient le badge du Projet Olympique pour les Droits de l’Homme, un mouvement d’athlètes engagés pour l’égalité des hommes. CorteX_Norman_Carlos-Smith-3

Mais ils ont bien failli ne pas porter les fameux gants noirs, le symbole des Black Panthers, qui ont finalement fait toute la force de leur geste.

C’est Norman qui a eu l’idée. En fait, juste avant de monter sur le podium, Smith et Carlos ont réalisé qu’ils n’avaient… qu’une seule paire de gants. Ils allaient renoncer à ce symbole, mais c’est Norman qui a insisté, en leur conseillant de prendre un gant chacun.
Et c’est ce qu’ils ont fait.

Si vous regardez bien le cliché, vous verrez que Norman porte, lui aussi, un badge du Projet Olympique pour les Droits de l’Homme, épinglé contre son cœur1.

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Les trois athlètes sont montés sur le podium ; le reste fait partie de l’Histoire, capturé par la puissance de cette photo qui a fait le tour du monde.

« Je ne pouvais pas voir ce qui se passait derrière moi » se souviendra plus tard Norman, « mais j’ai su qu’ils avaient mis leur plan à exécution lorsque la foule qui chantait l’hymne national Américain s’est soudainement tue. Le stade est devenu alors totalement silencieux. »

Cet événement a provoqué l’immense tollé que l’on sait. Les deux coureurs ont été immédiatement bannis de la discipline et expulsés du village olympique. Une fois de retour aux États-Unis, ils ont fait face à de nombreux problèmes et ont reçu d’innombrables menaces de mort. 

Ce que l’on sait moins, c’est que Peter Norman, lui aussi, a subi de lourdes conséquences. Pour avoir apporté son soutien à ces deux hommes, il a dû dire adieu à sa carrière qui aurait pu être extrêmement prometteuse.

Quatre ans plus tard, malgré son excellence dans la discipline, il n’est pas sélectionné pour représenter l’Australie pour les Jeux Olympiques de 1972. Il ne sera pas non plus invité pour les JO qui se dérouleront dans son propre pays, en 2000.

Dégoûté, Norman a laissé tomber les compétitions athlétiques, et s’est remis à courir au niveau amateur. En Australie, où le conservatisme et la suprématie raciale avait la peau dure, il a été traité comme un paria, un traître. Sa famille l’a renié, et il n’arrivait pas à trouver de travail à cause de cette image qui lui collait à la peau. Il a travaillé un temps dans une boucherie, puis en tant que simple prof de gym.
Après une blessure mal soignée, il a fini ses jours rongé par la gangrène, la dépression et l’alcoolisme.

Pourtant, Norman a eu pendant des années une chance de se racheter, de sauver sa carrière et d’être à nouveau considéré comme le grand sportif de talent qu’il était : Il a maintes fois été invité à condamner publiquement le geste de John Carlos et de Tommie Smith, de demander pardon, bref de se repentir face à ce système qui avait décidé de l’exclure.

Un simple pardon aurait pu lui permettre de revenir dans la discipline, et plus tard de faire partie des organisateurs des jeux olympiques de Sydney en 20002.  Mais il n’en a rien fait. Norman n’a jamais laissé ses opinions faiblir, et n’a jamais accepté de trahir les deux américains pour se « racheter ».

Avec le temps, Carlos et Smith ont été considérés comme de véritables héros ayant défendu la cause de l’égalité raciale envers et contre tous. En Californie, une statue a même été érigée en hommage à ces deux athlètes aux poings levés…Sauf que l’Australien ne figure pas sur cette statue3.

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Gommé, supprimé de l’histoire et pourtant détesté de tous en son pays, voilà ce qu’il était devenu.  Son absence semble être l’épitaphe d’un héros que personne n’avait remarqué, et que l’histoire n’aura malheureusement pas retenu.

En 2006, Peter Norman décède finalement à Melbourne, en Australie. Pendant des décennies, il a a donc été pour beaucoup « l’homme qui n’a pas levé le poing » tout en étant complètement déconsidéré par son propre pays puis, pire encore, oublié.

À son décès, les deux sprinteurs américains ont tenu à porter son cercueil.CorteX_Norman_Carlos-Smith-6

N’oublions jamais Peter Norman, héros sans gants, effacé de l’histoire, qui n’a jamais cessé de lutter pour l’égalité des hommes.

Pour aller plus loin : le réalisateur et acteur Matt Norman, neveu de Peter, a réalisé et produit un documentaire intitulé Salute (2008) sur les trois coureurs.

Quand la pensée critique rencontre la psychologie sociale – mémoire de Romain Veillé

Romain Veillé, étudiant à l’Université de Caen, s’est intéressé dans son mémoire de Master 1 de psychologie sociale à la façon dont varie la persuasion d’individus en fonction des types d’arguments auxquels ils sont exposés. Il a pour cela évalué l’attitude d’une centaine de lycéen.ne.s vis-à-vis des organismes génétiquement modifiés (OGM) avant et après les avoir soumis à différentes interventions, comprenant la lecture et l’analyse de textes remplis d’arguments fallacieux. En plus de réaliser une intéressante synthèse des études expérimentales antérieures, il présente le matériel pédagogique utilisé auprès des élèves, qui peut être ré-utilisé. Pour en savoir plus, on lira le mémoire de Romain, qu’il met à disposition ici. Bonne lecture !

L'autobiographie de Dawkins sur la plage

CorteX_An_Appetite_for_Wonder_Dawkins_couvUSJ’ai eu le plaisir de lire cet été (2016) le premier volume de l’autobiographie de Richard Dawkins, An Appetite for Wonder: The Making of a Scientist, (non traduit) qui racontait la vie du scientifique depuis l’enfance jusqu’à l’écriture du célèbre Gène égoïste (The selfish gene) en 1976. Dawkins a toujours cette plume qui enchante, alternant passages croustillants d’humour et exposés scientifiques. J’ai regretté un certain nombre de poésies incrustées dans le texte, probablement parce que mon anglais ne me permet pas d’en saisir les subtilités. N’empêche, cela montre aux tristes sires qu’on peut être un scientifique matérialiste athée et pourtant aimer la poésie.

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Comme j’aime bien fureter, j’ai trouvé le pdf du livre. Comme j’aime bien partager, je voulais le mettre ici (en anglais). Et comme Dawkins n’est pas pauvre, je ne pensais pas le léser (et je vais lui écrire quand même pour le prévenir). Mais… je ne remets plus la main dessus. Je vais farfouiller mes archives, comptez sur moi.

Le deuxième volume de l’autobiographie, Brief candle in the dark: my life in science, a paru en septembre 2015, n’est pas traduit non plus. Je pensais que le titre faisait explicitement filiation avec le bouquin de Carl Sagan The demon-haunted world: Science as a candle in the dark (dont nous avons déjà parlé à propos du Dragon dans le garage) et cela semble le cas, comme il le dit quelque part dans le bouquin. Mais cela aurait pu être aussi un clin d’œil au livre Candle in the Dark: Or, A Treatise Concerning the Nature of Witches & Witchcraft, du médecin anglais Thomas Ady de 1656 (que la Cornell Library met à disposition ici pour les curieux fans de démonologie). Peu de gens connaissent Ady, mais pour qui est friand d’anecdotes, on lui doit entre autres une ancienne dénonciation du pseudo-Latin de la formule Hocus Pocus.1

Bref, dans ce tome, Richard Dawkins continue son autobiographie jusqu’au présent, donne ses idées, et convoque son panthéon, de Darwin à Attenborough, de Medawar à Hamilton, autant de noms qui chanteront aux oreilles des biologistes.
Je n’ai pas la version e-book, mais j’ai la version lue par Dawkins lui-même, en 15 épisodes.

De quoi écouter en effectuant vos tâches ménagères.

Épisode 1. Télécharger ou écouter ci-dessous

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 En bonus, voici le texte d’une conférence de Dawkins donnée à la BBC1 le 12 novembre 1996, intitulée Science, delusion and the appetite for wonder (en anglais). Télécharger

La loi de Stigler (qui n'est pas de Stigler)

Oeuvre "Palimpseste" de l'artiste RERO (Allemagne, 2011)
Oeuvre « Palimpseste » de l’artiste RERO (Allemagne, 2011)

En 2013, alors que nous passions nos nuits sur le K, notre projet de manuel sur les thérapies manuelles, qui parut à l’orée de l’année suivante chez les PUG (voir ici), Nicolas Pinsault et moi illustrions la loi de Stigler : « Une découverte scientifique ne porte jamais le nom de son auteur ».

Nous travaillons à l’époque sur un paradoxe statistique appelé paradoxe de Simpson (à venir). En creusant un peu, nous avons constaté que cet effet statistique est notoirement attribué au statisticien Edward Hugh Simpson qui l’exposa en 1951 dans son article The Interpretation of Interaction in Contingency Tables. Pourtant, près de cinquante ans plus tôt, en 1903, George Udny Yule en faisait état1. Aussi Nicolas et moi nous sommes dit : il est légitime de parler désormais du paradoxe de Yule-Simpson. Las ! Farfouillant encore un peu, on se  rend compte que quatre ans plus tôt, en 1899, le paradoxe était déjà découvert par Karl Pearson et son équipe2. Là, nous avons arrêté de creuser.

C’est la confirmation d’une autre loi dite loi de Stigler, du nom de son présumé auteur Stephen Stigler : « Une découverte scientifique ne porte jamais le nom de son auteur ». C’est d’ailleurs le cas de cette loi, que Stigler lui-même attribue à Robert K. Merton3.

Comme l’aurait prétendument dit le mathématicien Alfred North Whitehead, à moins que ce ne soit quelqu’un d’autre, « tout ce qui compte a déjà été dit par quelqu’un qui ne l’a d’ailleurs pas découvert lui-même ».

Cet article est tiré du livre « Tout ce que vous n’avez jamais voulu savoir sur les thérapies manuelles« , pp. 206-207, écrit par Pinsault et Monvoisin, mais il est probable que l’essentiel de ce qui y est écrit a déjà été dit ailleurs, et mieux.