« Esprit critique : détrompez-vous ! » Une exposition… critiquable

L’exposition « Esprit critique : détrompez-vous ! » a été co-conçue par les CCSTI (Centre de Culture Scientifique, Technique et Industrielle) Cité des Sciences (Paris), Cap Sciences (Bordeaux) et le Quai des savoirs (Toulouse). Elle a été présentée au public la première fois en mai 2021 et elle l’est encore à l’heure où j’écris.
Il me semblait important de proposer un point de vue… critique, justement, sur cette exposition. En effet l’esprit critique est connoté très positivement et on ne peut que saluer l’initiative d’établissements de culture scientifique de proposer une exposition sur ce thème. Mais il faut questionner les bases sur lesquelles repose l’exposition et la réussite de l’objectif pédagogique. Pourquoi avoir voulu concevoir cette exposition ? Quelle conception de l’esprit critique est véhiculée ? Que produit le dispositif dans son ensemble pour le public ? Prises isolément, les différentes parties de l’exposition atteignent-elles leur objectif ?

ATTENTION, si vous n’avez pas visité l’exposition, cet article révèle TOUT.

Avant de mettre en ordre ces questions, un mot sur moi.

Je n’ai pas fait d’études ni de travaux de recherche liés à l’esprit critique. Si vous avez le sentiment que j’affirme des choses qui ne correspondent pas à la littérature sur le sujet, c’est sûrement vrai. La majorité des choses que je connais sur la littérature provient de vulgarisation effectuée par des chercheur·euses, donc c’est incomplet et peut-être que j’ai mal compris ce que j’ai lu et entendu.

J’ai un lien d’intérêt à déclarer puisque j’ai travaillé pour un des établissements qui a accueilli l’exposition. Toutefois dans la mesure où je n’ai signé aucune clause de confidentialité, où je ne diffuserai pas de photo prises dans l’exposition et surtout où je ne critiquerai personne, mon propos est relativement libre.
C’est aussi parce que j’ai travaillé dans l’exposition que je me permets d’en parler : à force d’éprouver les dispositifs, de discuter avec le public et d’observer ses réactions, de mener des visites pour des groupes scolaires, j’ai pu comprendre ce qui fonctionnait ou non et faire des liens avec mes (quelques) connaissances théoriques sur l’esprit critique.

Globalement, à quoi ressemble l’exposition ?

La scénographie représente une ville composée de plusieurs pôles correspondant à des lieux emblématiques tels qu’une pharmacie, une salle de spectacle, une mairie, etc. Chaque lieu dispose de plusieurs modules interactifs. On peut circuler comme on le veut dans la ville et découvrir les lieux comme on le souhaite.

À l’entrée, on s’équipe d’un bracelet connecté qui va permettre d’interagir avec les modules. Le bracelet enregistre nos interactions et donne un « bilan » à la fin de l’exposition (j’en reparle à la fin).

Chaque lieu est également agrémenté d’un panneau de présentation avec un petit texte faisant le lien entre l’esprit critique et le thème du lieu. J’y reviendrai également à la fin.

Je tiens à souligner que je considère cette exposition comme un excellent support de médiation dans le cadre de visites de groupes (scolaires ou autres). Elle offre de nombreuses accroches pour aborder des sujets intéressants, pour creuser des aspects assez pointus de l’esprit critique, pour générer des discussions critiques avec des élèves. Le parcours étant libre, en tant que médiateur·ice on peut facilement passer d’un thème à l’autre pour satisfaire au mieux les intérêts qui émergent dans le groupe.

Toutefois cela demande beaucoup d’agilité et de concentration, car comme je tente de l’expliquer plus bas, le contenu de l’exposition et la conception des dispositifs interactifs véhiculent des idées sur l’esprit critique que j’estime dommageables, d’où la nécessité de « corriger le tir » en permanence.

Les médiateur·ices sont bien sûr présent·es dans l’exposition pendant les temps de visite libre en grand public, mais d’une part nous ne sommes pas tenu·es de pallier les manques d’une exposition et d’autre part nous ne pouvons pas accompagner tout le monde en permanence. C’est cette visite libre qui m’inquiète le plus, car je me demande bien ce qu’on peut apprendre sur l’esprit critique et quels questionnements peuvent être amenés pendant la visite.

Je le répète et j’insiste, l’exposition prend tout son intérêt avec une visite guidée. Toutes les critiques que j’émets ci-dessous peuvent être contrebalancées par le discours des médiateur·ices, et les échanges permettent d’engager une réflexion beaucoup plus riche que ce que les seuls dispositifs proposent.
Derrière ma critique, je reconnais tout le travail abattu par un grand nombre de personnes. Le sujet de l’esprit critique n’est pas facile à mettre en scène ainsi, et je ne prétends pas pouvoir faire mieux. Ne connaissant rien du processus de création de l’exposition, je me contente de critiquer le produit fini dans le contexte d’une visite non accompagnée.

Passons maintenant en revue les différents lieux de l’exposition. Cela peut paraître superflu de détailler certains dispositifs mais je ne peux pas justifier ma critique sans décrire ce qui l’a motivée.

La mairie

Le thème est ici assez flou puisqu’il mélange politique, argumentation, stéréotype et surconfiance.

Dans un coin on trouve une vidéo avec trois personnages joués par le même acteur, tenant chacun un discours sur le changement climatique. On nous demande de voter pour le personnage qui nous a le plus convaincu, puis on nous propose une brève analyse des discours qui décortique les paralogismes utilisés (faux dilemme, appel à la nature, effet puits, etc.) ainsi que les allures des personnages (l’un d’eux correspond par exemple au stéréotype du politicien en cravate).

À côté se trouve un petit jeu qui apprend à détecter des arguments fallacieux en se basant sur une liste d’exemples.

Plusieurs problèmes sautent au yeux.

Ces deux premières activités, faites dans le cadre de la « mairie », établissent de fait un lien direct entre le champ politique et les tromperies argumentatives volontaires. Le thème des arguments fallacieux n’étant pas repris par la suite dans l’exposition, le lien avec le champ politique semble exclusif. Ce lien est questionnable puisque la distinction entre sophismes et paralogismes n’est pas précisée : là où le sophisme est un argument fallacieux énoncé avec la volonté de tromper, le paralogisme est une faute sincère de logique. Ainsi il est ici implicite que les erreurs argumentatives sont uniquement faites dans un but manipulatoire et lié à la politique.

De plus, aucune nuance n’est apportée à ces « sophismes ». Leur pertinence est écartée d’emblée, sans considérer qu’ils relèvent pour la plupart d’erreur de logique informelle (c’est-à-dire que l’erreur ne vient pas de leur structure logique mais plutôt du contexte d’émission), qu’ils peuvent donc connaître un certain domaine de validité et qu’ils sont émis rationnellement d’après les données disponibles par leur émetteur1.

Petit détail qui fait tache sur le jeu présentant la liste d’exemples de sophismes : une bonne partie des exemples donnés ne correspondent pas aux noms des sophismes en question.
Pour résumer, ces deux activités tombent dans la critique maintenant classique faite à l’utilisation de la notion de « sophisme » en zététique : on apprend des listes d’arguments fallacieux qui semblent pouvoir disqualifier une argumentation (voire la thèse défendue ou la personne qui argumente) dès lors qu’on les détecte, sans s’intéresser au contexte d’argumentation. Quelle pertinence peut-il y avoir à faire la chasse aux sophisme, par exemple, dans une conversation en plein repas de famille ?

Passé cela, un autre jeu propose d’associer des images de personnes à des métiers dans un temps très limité. Évidemment, la plupart des gens réagissent d’après des stéréotypes culturels : associer l’homme avec un chapeau de paille au métier de jardinier, une femme accompagnée d’enfants au métier d’enseignante, un homme penché sur son ordinateur avec un smartphone à la main au métier d’informaticien, etc. Et… c’est tout ! Un écran de correction nous indique ensuite qu’au dos des images des personnes se trouvaient des descriptions qui donnaient des indices quant à leur véritable métier. Sauf que :

– Le temps imparti est de toute façon insuffisant pour lire ne serait-ce qu’une seule des descriptions. Dans le but de réussir ce petit jeu, réagir avec des stéréotypes est finalement très rationnel puisque ce sont les seuls indices disponibles (de plus les stéréotypes mobilisés sont plutôt innocents, rien de basé sur la couleur de peau par exemple).

– Une fois qu’on prend le temps de lire toutes les descriptions, on se rend compte qu’aucune d’elle ne mentionne explicitement le métier des personnes. La conclusion qui semble raisonnable est alors que n’importe laquelle de ces personnes pourrait exercer n’importe lequel des métiers. Même si cette conclusion part certainement d’une volonté humaniste et inclusive, je doute qu’elle soit transférable en dehors des personnages de ce jeu.

Le jeu tombe donc dans un autre travers qui est d’amalgamer heuristiques et biais, ou stéréotypes et discrimination dans ce cas précis. Toute pensée rapide et intuitive n’est pas un biais, et toute expression d’un stéréotype n’est pas une discrimination. Le jeu n’explicitant pas cette distinction, il suggère implicitement un amalgame malheureux : là où l’heuristique (de jugement) est une opération mentale automatique, intuitive et rapide, le biais (cognitif) est une déviation systématique de la pensée logique et rationnelle par rapport à la réalité. (wikipédia)
Là où le stéréotype est une opinion acceptée sans réflexion et répétée sans avoir été soumise à un examen critique, la discrimination est un traitement différencié, inégalitaire, appliqué à des personnes sur la base de critères variables (ces critères peuvent être des stéréotypes). (CNRTL).

Le plus gros problème de ce jeu selon moi est qu’il ne met pas en condition pour s’interroger sur l’origine des stéréotypes, ni de leurs conséquences négatives, ni des manières de lutter contre celles-ci. On invite implicitement à conclure que les stéréotypes sont issus de la bêtise ou d’une pensée trop rapide, ce qui n’est évidemment pas le cas.

Un petit jeu termine la zone en prétendant parler du biais de surconfiance (aussi appelé effet Dunning-Kruger) alors qu’il ne le démontre pas du tout2.

On nous présente un schéma de vélo incomplet et on nous demande de le terminer avec un nombre de traits limité. La plupart des gens placent mal le dernier trait, ce qui a pour conséquence de dessiner un vélo non fonctionnel.

Le biais de surconfiance advient lorsqu’une personne surestime ses compétences relativement à une tâche. Là où c’est cocasse, c’est que le jeu débute en demandant au public d’auto-évaluer sa capacité à redessiner un vélo et que la plupart des gens répondent 50 % ou moins : c’est-à-dire que la plupart des gens s’estiment peu confiants ! Leur auto-évaluation se révèle donc plutôt bonne dans ce contexte.

Évidemment il ne s’agit pas ici d’un protocole expérimental rigoureux censé répliquer une expérience historique. Seulement voilà, le but était de démontrer la surconfiance, ce qui ne marche pas et c’est finalement le discours d’un·e médiateur·ice qui vient encore corriger le tir en expliquant ce qui était censé se passer. Sur ce jeu comme sur d’autres, l’effet à démontrer n’est pas du tout explicite et beaucoup de gens ont fait remarquer (qu’ils aient réussi le schéma correct ou non) qu’ils ne comprenaient pas l’exercice.

Kiosque à journaux

Ce lieu est dédié à l’information et il est à mon avis un peu trop focalisé sur les fake news.

Premier dispositif, un quiz énonçant une quinzaine d’idées reçues ayant trait aux sciences de la nature, auxquelles il faut répondre par « vrai » ou « faux ». S’ensuit un corrigé qui rétablit la « vérité scientifique » et donne quelques explications.

L’exercice est plutôt rigolo et fonctionne bien, on y apprend quelques informations scientifiques qui bousculent nos intuitions et idées reçues. Mais ce n’est pas un exercice d’esprit critique, c’est un QCM sur des connaissances scientifiques. À aucun moment on ne se demande pourquoi on croit ce qu’on croit. On attend passivement le corrigé. La seule conclusion qu’on peut tirer après ce quiz est que la science contredit plusieurs de nos croyances, fausses.

La vision de l’esprit critique est ici absolutiste : il existe des choses vraies, des choses fausses et l’esprit critique a pour seule utilité de déterminer quelles choses sont vraies ou fausses3. C’est extrêmement réducteur même si on reste focalisé sur la thématique des fake news.

Les connaissances sont bien une des trois composantes de l’esprit critique selon la littérature sur le sujet4. Cependant je doute que ce petit jeu montre bien le lien que les connaissances ont avec l’esprit critique, puisqu’il se contente de pointer des idées reçues (qui sont en plus complètement inoffensives, par exemple le fait que les tournesols suivent le soleil. On n’a aucun enjeu à se documenter sur ce genre d’informations au quotidien à moins de préparer un cours de biologie).

Un grand panneau plus loin dans la pièce arbore une grande infographie montrant plusieurs procédés de manipulation de l’image en contexte infomédiatique. C’est très bien réalisé, on comprend vite les techniques utilisées et leur but manipulatoire.

Plusieurs problèmes déjà listés sont ici cumulés : l’information est considérée soit vraie soit fausse, l’information fausse est censée être diffusée dans un but manipulatoire, aucun outil n’est donné pour vérifier l’information. On saute à pieds joints dans les problèmes induits par la définition classique des « fake news » (information fausse diffusée dans un but manipulatoire) : comment déterminer ce qui relève du vrai et du faux ? Comment prétendre connaître les intentions des auteur·ices des informations ? De manière pratique, peut-on vraiment dédier autant de temps à une vérification aussi rigoureuse de tout ce qui nous passe sous les yeux5 ?

Le dernier atelier de la zone est de loin le plus intéressant. Cinq fausses couvertures de magazine traitant du même sujet nous sont présentées. Elles sont conçues pour mimer des degrés différents de rigueur scientifique et avec des visuels très variés : l’une fait penser à un numéro de La recherche tandis qu’une autre semble singer Paris Match. Le but est de classer ces cinq magazines de celui qui nous inspire le plus de confiance à celui qui nous en inspire le moins, relativement au sujet traité. Nous sommes donc invité·es à vérifier si les articles sont signés, si les auteur·ices sont des expert·es du sujet, si des sources sont apparentes, si des informations précises et vérifiables sont communiquées dans les articles, ou encore si les photographies illustrent bien le texte. Rien qu’avec ces critères, il est possible d’établir une gradation dans la confiance à accorder a priori à ces magazines, de celui qui semble le plus rigoureux à celui qui traite son sujet par-dessus la jambe.

Là où je vois un problème, c’est que d’autres critères moins pertinents peuvent servir à établir cette gradation, comme l’aspect visuel du magazine ou son prix, et qu’en utilisant ces critères on aboutit à la même gradation qu’en utilisant les critères de rigueur journalistique cités plus haut. Le magazine le moins cher et ayant une charte graphique très colorée et pleine de fantaisies est aussi le moins rigoureux.

Implicitement, l’atelier associe le prix et le visuel à la rigueur journalistique, ce qui à mon avis brouille les pistes de l’évaluation de l’information. Bien sûr, l’aspect visuel et le prix d’un magazine sont intéressants à analyser, mais ils ne nous renseignent pas a priori sur la qualité du média.

Salle de spectacle de magie

Deux activités sont ici proposées. Un écran interactif annonce pouvoir deviner notre personnalité. Il nous pose deux questions « personnelles » auxquelles on répond en cliquant sur un des choix possibles, puis nous déballe un discours calqué sur le modèle du discours de Bertram Forer, provoquant le fameux effet Barnum : il nous livre son analyse de notre personnalité en quelques phrases sonnant assez justes, mais qui sont en fait assez floues et générales pour correspondre à tout le monde.

On trouve aussi une vidéo présentant quelques tours très simples de mentalisme. Le mentaliste fait sa démonstration puis explique comment il s’y est pris.

La qualité pédagogique est là : on sait qu’on va être trompé par les tours et par la voyance, on l’est effectivement, puis les astuces sont présentées de manière très simple et juste.

Le problème de cette zone est lié au problème global de l’exposition, dont le message est en substance (c’est ce qui ressort des panneaux explicatifs) « Constatez tous les domaines où vous êtes manipulé·es ». L’exposition nous laisse avec ce message, à nous de voir ce qu’on en fait. Si l’on comprend très vite la pertinence de savoir qu’on peut être manipulé par des politiciens ou des médias, quel en est l’intérêt concernant la magie ? Les tours présentés le sont dans le contexte d’une salle de spectacle, un lieu avec lequel on signe un contrat tacite de consentement à être trompé·e. On sait déjà qu’il y a des manipulations et qu’elles n’auront pas d’incidences négatives sur nos vies ou sur la société.
On touche ici au manque de liens explicites entre les différents thèmes traités par l’exposition. Elle ne nous fait pas comprendre l’intérêt qu’il peut y avoir à démonter méthodiquement des tours de magie. Or il me semble que cet intérêt existe bien : les manipulations utilisées (effet Barnum, mauvaises intuitions statistiques, détournement d’attention, induction d’hypothèses alternatives coûteuses, etc.) peuvent ici être expliquées dans un cadre ludique et (presque) sans risque de provoquer de la réactance. La magie représente un exemple de plus sur lequel décliner l’application des compétences propres à l’esprit critique.6

Je tiens à préciser que je ne considère pas que la magie a pour seul intérêt son usage pédagogique pour l’enseignement de l’esprit critique. C’est un art à part entière7. Ici je traite la magie depuis un certain point de vue car c’est censé être le but de cette exposition que d’initier à l’esprit critique.

La pharmacie

Certainement la meilleure zone de l’exposition, présentant deux activités très pédagogiques.
La première nous confronte à des paires de situations dont nous devons répondre s’il s’agit d’une causalité (une situation a causé l’autre plus ou moins directement), si elles viennent d’une cause commune (une cause tierce, non dévoilée ici, qui a causé ces deux situations), ou s’il n’y a aucun lien entre les deux situations (coïncidence). Le jeu a la finesse de proposer des situations évidentes et d’autres très contre-intuitives, ainsi qu’une explication sommaire en fin de jeu.

Rien à dire, le concept de confusion entre causalité et coïncidence passe très bien, décliné sur plusieurs exemples clairs.
Seul point noir : À la toute fin du jeu, l’écran donne un bonus sous forme d’un petit texte explicatif de notre perception du hasard, accompagné de schémas avec des points plus ou moins espacés. Le texte et les schémas sont tellement confus que personne dans l’équipe n’a su se les approprier pour ne serait-ce qu’en faire une accroche pour parler plus rigoureusement de la perception intuitive du hasard. Heureusement ce bonus est un détail au milieu du reste.

Deuxième jeu, une enquête épidémiologique fictive sous forme de quiz. Nous sommes mis·es en situation en devons répondre en temps limité à des questions qui touchent à la méthode scientifique expérimentale, notamment liée à son usage en santé.

Que nos réponses soient bonnes ou mauvaises, une petite voix se fait entendre avant de passer à la question suivante, nous expliquant pourquoi notre réponse était bonne ou mauvaise. Ainsi tout le monde profite du message scientifique, même les personnes chanceuses qui répondent au pif.

On apprend par exemple ce qu’est une confusion entre corrélation et causalité (ce qui poursuit habilement le jeu précédent), ce qu’est une manipulation des échelles sur un graphique, ou ce qu’est un groupe témoin lors d’un test clinique.

Test de logique

Entre plusieurs zones se trouve une grande table dont chaque place est pourvue de boutons qui permettent de répondre à un test de logique effectué à plusieurs joueur·euses.

Les trois questions posées sont des tests de logique (du style de l’énigme du nénuphar qui double de surface…) qui proposent trois réponses possibles, dont nous sommes prévenu·es qu’une seule est juste.

À chaque question il faut sélectionner individuellement une réponse dans un temps limité tandis que les réponses des autres s’affichent. Il est possible, tant que le temps pour répondre n’est pas écoulé, de changer sa réponse. La consigne précise que les points sont attribués au groupe de joueur·euses seulement si tout le monde donne la bonne réponse, les joueur·euses sont donc implicitement encouragé·es à s’entraider.

Sur le papier c’est très bien, mais plusieurs éléments viennent faire échouer la coopération et les raisonnements logiques.

Déjà, le temps limité est beaucoup trop court pour réfléchir individuellement et beaucoup de gens se retrouvent à répondre au hasard. Les personnes connaissant ou ayant trouvé le bon raisonnement n’ont pas le temps de l’expliquer aux autres pour les faire changer de réponse à temps. Le manque de temps profite aux personnes possédant déjà de l’autorité (légitime ou non) au sein d’un groupe, ou qui savent s’affirmer face aux autres. Combien de groupes d’élèves avons-nous vus s’aligner sur la réponse (souvent fausse) d’un de leurs camarade qui parlait plus fort… On est à fond dans l’effet de halo : des caractéristiques non pertinentes des personnes répondantes servent aux autres personnes pour évaluer sa fiabilité.

Ensuite, il manque un corrigé. Beaucoup de personnes ont été frustrées de ne pas pouvoir, faute de se souvenir des questions, poser leur raisonnement calmement suite à l’exercice. Ainsi le jeu se limite à une mauvaise note sans possibilité de s’améliorer.

Enfin, à la fin du jeu s’affichent à la fois le score du groupe et les scores individuels. « Haïssez le jeu, pas les joueurs » est un proverbe s’appliquant parfaitement à la situation : le simple fait de mettre en avant des scores individuels laisse la possibilité (voire incite) les joueurs à transformer un jeu pensé pour être coopératif en un jeu compétitif, ce qui le vide de son sens.

En résumé, l’idée initiale d’entraîner les compétences de raisonnement logique et d’entraide au sein d’un groupe au moyen d’argumentation était louable, mais échoue selon moi à cause d’éléments qu’il aurait été facile de corriger. Il était parfaitement possible de ne pas afficher les réponses des autres joueur·euses (pour éviter toute influence sur les réponses des autres) ; de ne pas afficher des scores (qui nuisent à la coopération) ; voire d’expliquer l’effet de halo en début de jeu.

Food truck

Une réplique de food truck fait office de zone dédiée à la fois aux biais mnésiques et attentionnels : les failles de la mémoire et de l’attention.

Sur un des pans du camion on regarde un petit film diffusé en boucle, qui est en fait une variante du monkey business tournée spécialement pour l’exposition8. Le début du film donne pour consigne de compter certains éléments à l’écran, ce qui détourne l’attention et fait rater l’apparition d’autres éléments pourtant insolites. Le film fonctionne très bien, personne ne remarque les dits éléments insolites. L’écran de fin invite à passer sur un autre pan du camion pour voir un « making of » du premier film, sur lequel on se rend compte de la supercherie. On comprend très bien la manière dont nous avons été trompé·es.

Si on s’arrête là ça fonctionne très bien. Ce qui m’embête c’est l’absence de recul par rapport à la tromperie. Lors du visionnage du film nous n’avons rien raté d’important pour nous, de crucial à la compréhension de l’exposition, ou encore de dangereux. Est-ce réellement une faille de notre esprit que de se focaliser sur certains éléments ? Ou est-ce justement la preuve d’un fonctionnement efficace pour l’écrasante majorité du temps ?

Une fois de plus, la fin du jeu nous lâche avec pour seule conclusion immédiate que nous sommes faillibles. Rien n’interroge les conditions de cette faillibilité, les conséquences qui peuvent en découler, les moyens de contourner cette faillibilité ni la pertinence de le faire.
Cette faillibilité en est-elle vraiment une, si elle permet de se concentrer efficacement sur une seule tâche en faisant par exemple abstraction d’un contexte bruyant ? Serait-il pertinent de faire attention à tout, tout le temps, dans tous les contextes ? Ou pourrait-on se contenter d’identifier certains contextes requérant une attention soutenue ?

Le deuxième jeu fonctionne moins bien. Il tente de démontrer les effets de primauté et de récence, en présentant une liste à retenir et à restituer dans l’ordre, le tout en un temps limité. L’écran de fin montre les statistiques des 100 dernières personnes à avoir joué, sans préciser que nous sommes censé·es remarquer que les premiers et derniers éléments de la liste ont été plus souvent retenus que les autres. De fait personne ne le remarque car ce n’est pas ce qui se passe. Le jeu, avec toutes ses contraintes techniques et un environnement aussi perturbé que celui d’une exposition, ne peut évidemment prétendre à répliquer des expériences de psychologie sociale.

Ainsi, on constate simplement que notre mémoire est imparfaite. Même problème que précédemment concernant l’absence de conclusion autre que le constat de notre faillibilité.

Le supermarché

Dernière zone thématique contenant quatre activités. Pour moi, c’est la zone la plus confuse.

Une première activité propose de s’asseoir successivement sur deux chaises rigoureusement identiques, posées l’une à côté de l’autre. Après avoir essayé les deux, nous devons voter pour notre « préférée ». Des statistiques des 100 derniers votes du public s’affichent ensuite, où l’on constate un équilibre relatif entre les préférences pour la chaise de gauche et pour celle de droite. L’écran de fin mentionne rapidement l’effet placebo.

Le dispositif ne peut en fait pas prétendre parler d’effet placebo : l’effet placebo est un procédé n’ayant pas d’efficacité propre mais agissant sur une personne par des mécanismes physiologiques ou psychologiques. Plus largement on parle d’effets contextuels. Or ici ces effets contextuels sont totalement absents (ce qui explique l’équilibre des votes). Rien ne permet de distinguer les chaises, ni directement à leur apparence ni dans le décor qui les entoure. On voit mal ce qui induirait une préférence. Peut-être que l’ajout d’autocollants sur une des chaises, ou d’une différence ténue dans la teinte du bois, aurait induit un effet.

La deuxième activité prétend démontrer un biais d’ancrage mais son dispositif rend cela impossible. Nous sommes face à deux vases très différents et un écran nous demande d’estimer le prix de celui de gauche. L’écran affiche ensuite une fausse publicité mentionnant un nombre qui n’a rien à voir avec les vases. Il nous demande de donner le prix du deuxième vase, puis nous affiche les statistiques des 100 derniers votes. On est censé observer que les prix estimés pour le deuxième vase sont plutôt proches du nombre qui a été affiché dans la fausse publicité, car on aurait « ancré » ce nombre dans notre esprit, lequel nous servirait à présent de référence pour faire des estimations.
Or on n’observe aucun groupement des réponses sur le nombre donné pendant la publicité. Ce qui aurait été intéressant d’observer, c’est si pour chaque personne le deuxième prix donné était proche du premier. Hélas le dispositif ne permet pas d’accéder à ces données.

Induire un réel biais d’ancrage ressemblerait davantage à ceci : l’écran demanderait si, d’après nous, le prix d’un unique vase était inférieur ou supérieur à un prix A, puis nous demanderait d’estimer ce prix. Alternativement, il demanderait à certaines personnes si ce prix était inférieur ou supérieur à un prix B, puis leur demanderait également une estimation. On observerait, selon toute vraisemblance, que les personnes à qui on montre le prix A donneraient des estimations proches de A, et que les personnes à qui on montre le prix B donneraient des estimations proches de B9

La troisième activité parle d’intelligence collective et le fait plutôt bien. Un caddie rempli de produits nous est présenté, chaque personne devant estimer le poids total en kilogrammes de l’ensemble sans connaître les estimations des personnes précédentes. Une fois notre estimation donnée, on découvre les 100 dernières estimations du public ainsi que leur médiane et le « vrai » poids du caddie. La moyenne est toujours très proche du vrai poids, ce qui est vaguement expliqué par l’écran de fin, qui ajoute un résumé de l’expérience de Galton (il demandait à des gens dans une foire d’estimer le poids d’un bœuf. La médiane des estimations était très proche de la réalité.).

Seule remarque : les conditions de l’effectivité de cette intelligence collective ne sont pas exposées. Il semblerait que ce type d’expérience fonctionne très bien pour des variables quantifiables et ne demandant pas d’expertise particulière pour se faire un avis (ça ne marcherait pas en demandant le montant en dollars nécessaire pour solutionner la faim dans le monde par exemple). De plus, il semblerait que chaque estimation doive être faite sans concertation pour éviter les influences10. Les personnes qui s’essayent à l’exercice, ne respectant pas forcément ces conditions, ne font donc pas émerger d’intelligence collective. En effet, si l’influence entre en jeu, le phénomène observé change complètement et on peut observer l’estimation d’un groupe s’enfoncer dans l’erreur11.

La dernière activité est un faux rayon de supermarché dans lequel tous les produits sont disponibles sous deux versions, de marques et emballages différents. Par exemple deux types de bouteille d’eau, deux types de maquillage, deux types de lessive… Les emballages sont plutôt réalistes et sont de vrais condensés de manipulations classiques du marketing : prix finissant en « …,99 centimes », appels à la nature, des couleurs criardes, des « Vu à la TV », des photos de gens heureux, etc.

Nous devons choisir un des deux produits pour chaque paire de produits, puis soumettre notre sélection à une caisse virtuelle qui passe en revue chaque paire de produit en nous donnant une brève analyse des manipulations utilisées. Chaque emballage incarne une ou plusieurs techniques de manipulation.

On peut ainsi faire des liens entre des manipulations similaires utilisées sur différents produits, par exemple entre une photo aérienne de champs de thé, un « 100 % naturel » et un « Sans OGM ».

Si l’exercice s’arrêtait ici il aurait été plutôt bon, mais le côté interactif brouille encore une fois le message. En effet, chaque paire de produit analysée par la caisse virtuelle est accompagnée des statistiques des 100 derniers choix des personnes précédentes. On constate très souvent un relatif équilibre entre les deux produits, ce qui nous fait nous demander si le but du dispositif était de démontrer qu’une manipulation fonctionnait systématiquement avec plus de puissance qu’une autre. Si tel était le but, alors pourquoi ne pas avoir opposé un emballage manipulatoire à un autre plus « neutre » ? Si tel n’était pas le but, alors pourquoi avoir affiché les statistiques ?

Cette activité est pour moi représentative de l’exposition : même là où les effets manipulatoires recherchés sont bien présents et où les explications données sont valides, il est difficile de comprendre ce qu’on peut tirer de l’expérience. On a passé un bon moment mais on n’a rien appris. Une camarade médiatrice le formule ainsi : « On a appris qu’on était faillibles et qu’il fallait être vigilant, mais on n’a pas la méthode pour l’être correctement. Des publics nous disent, en sortant de l’expo, qu’il faut faire attention, se méfier, ce qui n’est ni constructif ni critique, mais tout simplement une émotion connotée négativement dont on ne sait que faire. »

Bilan

Terminons la visite avec le « Bilan ». Tel que je l’avais précisé en début d’article, nous récupérons un bracelet connecté au début de l’exposition qui nous permet d’interagir avec tous les dispositifs. Chaque interaction enregistre nos choix, lesquels sont finalement traduits sous forme d’un bilan sur un dernier écran interactif. Nous recevons ainsi un « score d’esprit critique » sur un diagramme en toile d’araignée avec plusieurs sujets.

Évidemment ces scores n’ont aucune prétention scientifique, ni aucune prétention à mesurer quoi que ce soit à l’intérieur de l’exposition. En effet les visiteur·euses venues à plusieurs n’ont pas forcément toustes un bracelet, ne font pas forcément toutes les activités, les refont parfois plusieurs fois jusqu’à obtenir la « bonne » réponse, etc. Au-delà de ce faux problème (qui est plutôt une limite assumée par les concepteur·ices de l’exposition), ce bilan laisse croire que l’esprit critique serait une liste de compétences mesurables, les différents sujets étant notés par un pourcentage de réussite. Or l’esprit critique, en tout cas si l’on se réfère à ce qu’on trouve dans la littérature récente (je vous renvoie à la note de bas de page 5), se compose de compétences mais aussi de connaissances et de dispositions. De plus, quantifier ces compétences (et ces connaissances et dispositions) n’aurait aucun sens puisque l’esprit critique ne s’active pas automatiquement en toutes situations, il est contextuel : selon le sujet12, selon les dispositions du moment, selon nos connaissances, on sera en mesure ou non d’exercer notre esprit critique.

Un regard d’ensemble

De la même manière que traiter les arguments d’un discours de façon indépendante, en ignorant leurs liens et la thèse qu’ils soutiennent, fait passer à côté d’une analyse réellement pertinente du discours, critiquer chaque zone de l’exposition sans chercher à analyser l’ensemble fait courir le risque de ne pas saisir un propos global plus pertinent.

J’expose ci-dessous une critique en tentant d’appréhender l’exposition dans son ensemble.

Je le redis, cette exposition est une très bonne opportunité pour parler d’esprit critique : les visites de groupes accompagnés par un·e médiateur·ice permettent de développer de nombreux points non traités dans l’exposition, d’en préciser et d’en nuancer d’autres.
En revanche comme aucun lien n’est fait entre chaque zone, lors d’une visite solo on a certainement du mal à percevoir la relation entre les sujets traités et l’esprit critique, ainsi que les relations que ces sujets entretiennent. Quand bien même chaque zone fonctionnerait bien et véhiculerait un message clair (ce qui n’est selon moi pas le cas comme exposé plus haut), elles fonctionneraient indépendamment.

Le seul message explicite qui semble lier les zones entre elles est la nécessité d’exercer son esprit critique pour se protéger des manipulations. Chaque zone s’ajoute ainsi à une liste de thèmes sur lesquels nous sommes susceptibles de nous faire manipuler.

Il y a plusieurs problèmes à cette conception de l’esprit critique :

– Si le message est bien qu’il faut exercer son esprit critique pour éviter de se faire manipuler, il faut déjà avoir une définition, même minimale, de l’esprit critique. Or à aucun moment l’exposition n’en donne. Pour dégager une définition d’après le contenu de l’exposition, il faudrait recouper l’ensemble des panneaux textuels et des discours de fin des écrans interactifs ou… travailler dans l’exposition pendant plusieurs mois. C’est le problème de l’apprentissage par l’informel : les notions ne sont pas acquises ou risquent de l’être avec des contre-sens. Certes, une exposition n’est pas un cours, elle n’a pas pour objectif premier de transmettre des notions et de contrôler leur bonne compréhension. Cependant elle transmettra forcément un propos, qui se doit alors d’éviter le plus possible les interprétations erronées.
– L’utilité de l’esprit critique en tant que protection contre les manipulations se défend, mais c’est très réducteur. Où sont l’évaluativisme13, le réflexe du doute et l’humilité intellectuelle ? L’apprentissage de l’argumentation ? La nécessité de se documenter à propos des sujets sur lesquels exercer notre esprit critique ? Finalement, la mise en scène de l’exposition cache une caricature de zététicien en recherche de faussetés sur lesquelles pointer un doigt accusateur.

– Même en suivant cette conception réductrice de l’esprit critique qui ne serait qu’une protection, l’exposition n’est pas satisfaisante. Elle ne fait que pointer nos erreurs de raisonnement, nos intuitions maladroites, nos stéréotypes, etc. mais sans nous donner d’outils pour réellement repérer des manipulations et les contourner, ce qui serait un objectif minimal. Si on ne le savait pas déjà, l’exposition nous apprend que des manipulations existent, mais ne nous démontre pas leurs conséquences (ou alors très minimalement) ni ne nous donne les moyens de nous en prémunir.

– À aucun moment on ne sort de ce pointage de nos biais et autres raisonnements fallacieux. L’exposition s’inscrit dans un paradigme cognitiviste, une « idéologie des biais cognitifs »14 qui met sur un piédestal la seule rationalité épistémique : nous humains raisonnons mal à cause de notre cerveau, nos choix sont irrationnels. Cette approche est faible épistémologiquement15 et dangereuse politiquement. Elle est incapable d’expliquer le fait que différents individus se comportent différemment dans une même situation, elle naturalise nos comportements et réduit le champ des possibles pour changer la société16.

Le cerveau qui sert de logo et d’illustration récurrente à l’exposition résume bien le propos : les autres approches, issues des sciences humaines et sociales principalement, n’ont pas leur place ici.

Encore une fois, cette exposition est un support pédagogique bienvenu. Les visites avec des groupes permettent d’explorer en profondeur certains sujets, d’établir des liens entre les zones et avec les vécus des personnes. J’encourage les enseignant·es qui le pourront à y emmener des classes pour profiter des visites guidées. En revanche je ne sais que dire des visites libres, qui à mon avis brouillent les pistes sur l’esprit critique. Si au moins cela permet de découvrir ce concept et de commencer à y réfléchir, c’est déjà une bonne chose. Ce que je regrette, c’est que le message principal qui reste potentiellement en tête soit quelque chose comme « Les pubs et les politiques nous arnaquent, faisons attention. »

Merci à ma camarade Julie pour sa relecture critique.

Agenda Cortecs & co

Vous trouvez ici les diverses interventions du Cortecs à venir ou passées.

Octobre 2023

Sciences, information et médias : un enjeu éducatif – Journée professionnelle et conférence grand public – Avec David Engelibert

Quand : le 11 Octobre.
Où ? Mont-de-Marsan.

Infos : Affiche de la journée

Intervention sur la Naturopathie – Sohan Tricoire

Quand : le 28 Octobre.
Où ? Bruxelles

Infos : à venir

Septembre 2023

Skeptics In the Pub Brussels : Le « documenteur », un outil pour l’enseignement de l’esprit critique ? Avec Vivien Soldé

Quand : le 30 Septembre à 19h30.
Où ? La Fleur en Papier Doré, Bruxelles.

Infos : https://www.facebook.com/events/676855967325257/?active_tab=discussion/

Février 2023

Conférence Écologie et Esprit critique pour l’inauguration de la collection écocitoyenneté – Nicolas Martin

Quand : le 11 Février, à 16h.
Où ? Médiathèque de Blagnac (31700).

Infos : https://medialudo.blagnac.fr/node/content/nid/339125

Conférence Esprit Critique pour les luttes sociales et écologistes avec l’Union Communiste Libertaire – Nicolas Martin & Sohan Tricoire

Quand : le 18 Février, à 17h
Où ? Maison des Syndicats de Saint Gaudens (31800).

Janvier 2023

Formation pour les services civiques du Talus à Marseille – Jérémy Attard

Quand : les 12 et 13 Janvier
Où ? Marseille.

Formation « Connaissance du métier de la recherche » pour les Master IA et ID3D – Jérémy Attard

Quand : Mois de Janvier
Où ? Université de Lyon 1.

Mai 2022

Science et pseudo sciences : Comment s’y retrouver ? Université du Temps Libre – Jérémy Attard

Quand : Le 5 Mai à 14h30
Où ? Aix-Marseille Université, Site Schuman. Bâtiment Pouillon, Amphi Dumas.

Infos : https://utl.univ-amu.fr/enseignements-a-aix-provence

Table ronde : Communicateurs scientifiques : sommes-nous utiles ? AFCAS Congrès – Nicolas Martin

Quand : Journées des 11 et 12 Mai. Table ronde le 12 à 15h00
Où ? En ligne. Université Laval.

Infos : https://www.acfas.ca/evenements/congres

Mars 2022

Biais cognitifs et scepticisme scientifique, à l’occasion de la préconférence du 15eme Congrès de la Médecine Générale – Nicolas Martin

Quand : Le 23 Mars
Où ? Palais des Congrès à Paris

Infos : https://fayrgp.org/nos-evenements/preconferences/#preconf2022

Janvier 2022

Cours à l’Université du Temps Libre – Jérémy Attard

Quand : tous les lundis du mois de Janvier
Où ? Université Aix-Marseille (campus Schuman, Aix-en-Provence)

Cours Zététique, esprit critique et autodéfense intellectuelle – Jérémy Attard & Denis Caroti

Quand : Tous les mercredis matin 8h-10h, à partir du 19 Janvier.
Où ? Université de Nîmes, L1 Psychologie.

Cours Sciences et esprit critique – Jérémy Attard & Denis Caroti

Quand : Lundi 24 Janvier, à 16h
Où ? Université Claude Bernard (Lyon 1)

Réouverture du Eurêkafé à Toulouse

Quand : courant Janvier !
Où ? 5 impasse de la Colombette, Toulouse

Infos ici sur le site du café : https://www.eurekafe.fr/

Septembre 2021

Table ronde Esprit critique et éducation – ateliers animés par Denis Caroti et Nicolas Martin

Quand : Samedi 18 Septembre, à 16h
Où ? Centre de congrès et d’exposition DIAGORA 150 Rue Pierre Gilles de Gennes 31670 Labège

Et en ligne : https://www.rec2021.com/?playlist=6c2214d&video=ff1c1d0

Tout public.

Soirée zététique à Toulouse – Nicolas Martin

L’invité est l’auteur de BD, Meybeck qui nous parlera de biodynamie

Quand : Mardi 28 Septembre
Où ? Toulouse

Juillet-Aout

C’est les vacances !

Juin 2021

Programme des manifestations passées à venir prochainement

Mai 2021

Conférence Éducation à l’esprit critique et zététique,
par Denis Caroti :

Quand ? Mercredi 26 Mai, 11h.
Où ? École Nationale Supérieure des Sciences de l’Information et des Bibliothèques (Enssib) de Lyon, dans le cadre de journées d’études autour de l’éducation aux médias et à l’information.
Public : étudiants et médiateurs en EMI de tous horizons (bibliothécaires, enseignants, journalistes, etc.)

Conférence Développer l’esprit critique. Pourquoi et comment faire ? par Denis Caroti :

Quand ? Jeudi 20 Mai, 12h15.
Où ? BU du campus de Luminy, Marseille.
Tout public.
https://www.youtube.com/watch?v=R5kfb2wzs7w

Conférence La Nature et ses dérives, par Denis Caroti :

Quand ? Lundi 17 Mai, 18h30.
? en ligne, UPOP Marseille.
Tout public.
à visionner ici ! https://youtu.be/kKRXXiZxUb0

En pratique, la naturopathie, ça donne quoi ?

Cet article (2/12) s’inscrit dans une série de douze articles sur la naturopathie rédigée avec la volonté de porter un regard détaillé et critique sur la discipline, et dont vous pourrez trouver le sommaire ici. Il ne s’agit pas de partir en quête d’une vérité absolue, mais d’alimenter des réflexions destinées à éviter de causer ou laisser perdurer des souffrances inutiles, de permettre à chacun.e de faire les meilleurs choix en termes de santé. Dans ce deuxième article, il s’agira de définir les modalités pratiques de la naturopathie.

Au regard du manque d’encadrement de la discipline, les pratiques observées en naturopathie sont très variables. On peut cependant dégager quelques points qui semblent communs à la quasi-totalité des naturopathes, et que je vais détailler ci-dessous.

Les naturopathes reçoivent leurs client.es en consultation individuelle, le plus souvent pour une durée minimale d’une heure. Une consultation est facturée en moyenne entre 50 et 80 euros, mais les tarifs sont très variables, notamment en fonction du lieu d’exercice. A la manière des professionnel.les de santé, les naturopathes mènent une anamnèse : c’est à dire qu’iels posent de nombreuses questions sur les antécédents médicaux de la personne, son histoire de vie, d’éventuels événements marquants, ses pathologies et troubles actuels, ses données de santé de manière plus générale (bilan biologique récent, poids, éventuels traitements en cours…), son activité professionnelle, ses habitudes en terme d’hygiène de vie (sommeil, tabac, activité physique, gestion du stress…), son environnement familial, ses habitudes alimentaires, son état émotionnel etc.

Iels vont aussi tenter d’évaluer la qualité du « terrain » en posant des questions censées donner des informations sur chacun des systèmes principaux de l’organisme (respiratoire, cardio-vasculaire, immunitaire, cutané, urinaire, digestif, hormonal, locomoteur et nerveux) et en observant certains détails de la physionomie de la personne reçue (pilosité, ongles, yeux/iridologie, traits du visage/morphopsychologie…). De ce dernier aspect découle la préférence des naturopathes pour les consultations en présentiel, car iels peuvent ainsi analyser de près leurs client.es.

A l’issue de ce long temps d’échange, où la personne reçue a l’occasion de s’exprimer librement et d’être écoutée (ou bien au fur et à mesure de la consultation), les naturopathes vont formuler des recommandations supposément destinées à préserver ou améliorer l’état de santé de cette personne. Le plus souvent il s’agira de recommandations diététiques (éviter absolument certains aliments, en privilégier d’autres, revoir ses habitudes alimentaires, composer ses repas autrement, changer de lieux d’approvisionnement etc) associées à des recommandations d’hygiène de vie (activité physique, sommeil, tabac…) et des recommandations de compléments alimentaires plus ou moins coûteux (gélules de plantes, minéraux, vitamines, huiles essentielles, probiotiques, complexes détox…). Il est fréquent que des recommandations relevant du développement personnel soient également prodiguées (outils de CNV, pensée positive, PNL…), ainsi que des exercices de gestion du stress (cohérence cardiaque, relaxation de Jacobson, méditation…) et des conseils d’ordre énergétique (exercice des bonhommes allumettes, lithothérapie, techniques réflexes, EFT…).

Les naturopathes étant considéré.es comme les « généralistes » des médecines dites alternatives, il est courant qu’iels renvoient leurs client.es vers des collègues perçu.es comme complémentaires : ostéopathes, sophrologues, kinésiologues, magnétiseurs, chamanes, praticien.nes de médecine traditionnelle chinoise (acupuncture), homéopathes, réflexologues, hypnothérapeutes, géobiologues etc. A moins d’être elleux-même formé.es à ces pratiques, auquel cas les naturopathes peuvent s’auto-recommander pour plusieurs séances supplémentaires…

Habituellement, les recommandations formulées par les naturopathes visent à suivre une logique bien établie, qui présente trois étapes distinctes et qui justifie un suivi régulier :

– En premier lieu, la cure de désintoxication, pour prétendument nettoyer et drainer l’organisme, le libérer des surcharges et toxines accumulées.

– Puis, la cure de revitalisation, supposément destinée à combler les carences et mettre en place des habitudes alimentaires et d’hygiène de vie optimales (c’est à dire qui soient moins sources de toxines et surcharges).

– Et enfin, la cure de stabilisation, censée permettre de maintenir les bénéfices acquis dans les précédentes phases, pour un parfait équilibre physique, émotionnel, et énergétique sur le long terme.

Notons que si certain.es naturopathes sont également professionnel.les de santé (médecins, infirmier.es, pharmacien.nes…), l’immense majorité ne le sont pas et exercent après une formation en naturopathie de durée et contenu extrêmement variables. Et encore, cela n’est pas obligatoire puisque, faute d’encadrement de la pratique, il est possible en France d’installer sa plaque de naturopathe et d’ouvrir son cabinet sans avoir suivi la moindre formation ni obtenu la moindre certification.

Et en matière de formation, on trouve absolument de tout : à distance ou en présentiel, sur quelques week-ends ou sur une année entière, avec ou sans période de stage, avec ou sans contrôle continu, certifiée par la fédération française de naturopathie ou pas, condensée en quelques dizaines de pages de pdf ou en des centaines d’heures de cours… Mais pour avoir eu l’occasion de comparer les enseignements prodigués dans une formation à distance à 69 euros et dans une formation en présentiel à presque 12.000 euros, je peux me permettre d’affirmer que l’essentiel du programme est identique.1

Et pour ce qui concerne la clientèle des naturopathes, un récent sondage nous apprend que 44 % des français.es auraient déjà eu recours à la naturopathie pour prévenir ou guérir des maladies. En tout, 4 % des français.es se soigneraient « principalement grâce à la naturopathie » et un quart jugent cette pratique « autant ou plus efficace que la médecine conventionnelle ».2

Pour lire les articles précédents et suivants de cette série sur la naturopathie : cliquer ici.

La naturopathie, qu’est-ce que c’est ?

Cet article (1/12) s’inscrit dans une série de douze articles sur la naturopathie rédigée avec la volonté de porter un regard détaillé et critique sur la discipline, et dont vous pourrez trouver le sommaire ici.
Il ne s’agit pas de partir en quête d’une vérité absolue, mais d’alimenter des réflexions destinées à éviter de causer ou laisser perdurer des souffrances inutiles, de permettre à chacun.e de faire les meilleurs choix en termes de santé.

Dans ce premier article, il s’agira de définir dans les grandes lignes ce qu’est la naturopathie : sa définition, ses outils et ses prétentions.

Il existe plusieurs définitions de la naturopathie, cette discipline n’étant pas vraiment encadrée. Mais celle-ci, extraite des cours d’une école de la fédération française de naturopathie, semble plutôt complète :

« Fondée sur le principe de l’énergie vitale de l’organisme, la naturopathie rassemble les pratiques issues de la tradition occidentale et repose sur les 10 agents naturels de santé. Elle vise à préserver et optimiser la santé globale de l’individu, sa qualité de vie, ainsi qu’à permettre à l’organisme de s’auto-régénérer par des moyens naturels. »

Les 10 agents naturels de santé mentionnés dans cette définition sont les suivants :

  • La bromatologie = diététique, nutrition, conseils diététiques.
  • La chirologie = techniques manuelles (massage, ostéopathie, chiropraxie…).
  • La kinésilogie = activité physique, activité sportive, mouvement.
  • L’actinologie = bienfaits du soleil, de la lumière, des couleurs…
  • La psychologie= prendre soin du mental, du psychisme (psychothérapie, psychanalyse, sophrologie, hypnose, psychogénéalogie, fleurs de Bach, EMDR…).
  • La pneumologie = exercices respiratoires inspirés du yoga ou des arts martiaux notamment.
  • L’hydrologie = soins par l’eau (hydrothérapie du côlon, bains dérivatifs, sauna…).
  • La magnétologie = techniques énergétiques (reiki, biomagnétisme, chakras, aimants, lithothérapie…).
  • La phytologie = phytothérapie, compléments alimentaires à base de plantes (tisanes, teintures-mères, gélules de poudre de plantes, gemmothérapie, huiles essentielles/aromathérapie…).
  • La réflexologie = techniques réflexes (réflexologie plantaire, auriculothérapie, sympathicothérapie…).

On notera l’astuce qui consiste à remplacer le suffixe « -thérapie » par « -logie » (hydrologie au lieu d’hydrothérapie, phytologie au lieu de phytothérapie…) pour donner l’impression que l’on n’a pas de prétention thérapeutique.1 C’est voulu, et nous en reparlerons dans un prochain article.

Bien que revendiquant l’ancienneté de ses outils, la naturopathie est une discipline récente. Elle a en effet été conceptualisée au 19ème siècle seulement, inspirée des théories hygiénistes2 qui avaient cours à l’époque en Europe et aux États-Unis. Les fondateurs de la naturopathie (John Scheel, Benedict Lust et ceux qui ont complété leurs travaux) revendiquent une affiliation avec des médecines plus anciennes, notamment la médecine hippocratique, la médecine traditionnelle chinoise et l’ayurveda3, bien qu’il s’agisse en réalité de récupérations opportunistes de divers concepts ou outils susceptibles de coller avec le cadre récemment créé de la naturopathie.

Hippocrate

La naturopathie emprunte en effet ponctuellement aux médecines traditionnelles de tous les continents, qui sont plus ou moins remises au goût du jour. Par exemple avec les humeurs et tempéraments hippocratiques, l’énergie vitale (empruntée au prana hindouiste ou au chi de la médecine traditionnelle chinoise), le jeûne (d’inspiration religieuse), les soins à l’argile, la théorie des signatures4, etc. Ainsi, il n’est pas rare que les naturopathes revendiquent l’ancienneté de leurs outils comme preuve de leur efficacité : les pratiques anciennes (ou prétendues anciennes) de santé sont perçues comme meilleures car à la fois plus « naturelles » et plus « traditionnelles ». Cela constitue un appel à la tradition ou à l’ancienneté5. Il s’agit d’un argument fallacieux, car ce qui est perçu comme traditionnel ou ancien n’est bien évidemment pas nécessairement bon ou meilleur. En terme de santé et de médecine par exemple, on a fort heureusement abandonné de nombreuses pratiques traditionnelles qui ont pourtant eu un fort succès à une époque : les interventions chirurgicales sans anesthésie, les saignées systématiques, mais aussi la thériaque de Galien ou bien encore les remèdes à base de mercure ou d’urine de vache… Ainsi, le caractère « ancien » ou « traditionnel » d’une pratique ne dit absolument rien sur le fait qu’elle soit préférable ou pas. Pourtant, les naturopathes continuent à défendre une prétendue supériorité des thérapeutiques anciennes ou traditionnelles.

Pour lire les articles suivants de cette série sur la naturopathie : cliquer ici.

Regard critique sur la naturopathie

La naturopathie est une médecine alternative et complémentaire (MAC) particulièrement médiatisée ces derniers mois, notamment après le scandale relatif à l’hébergement sur Doctolib de nombreux.ses naturopathes1, mais aussi et surtout autour des désormais célèbres Irène Grosjean2, Thierry Casasnovas3 et Miguel Barthéléry4. On en parle beaucoup, mais au final, on en parle rarement de manière très précise.

Cette série d’articles a donc été rédigée avec la volonté de porter un regard détaillé et critique sur la discipline. Critiquer la naturopathie, en effet, mais je précise qu’il n’est pour autant pas question ici de remettre en cause les intentions louables des naturopathes, ni leur volonté sincère de prendre soin d’autrui. Il ne s’agit pas non plus de partir en quête d’une vérité absolue, mais d’alimenter des réflexions destinées à éviter de causer ou laisser perdurer des souffrances inutiles, de permettre à chacun.e de faire les meilleurs choix en termes de santé.

Le contenu de cette série d’articles concerne la naturopathie, mais comme vous pourrez le constater, beaucoup des aspects abordés concernent également la plupart des autres MAC, que ce soit dans les fondements philosophiques de la discipline, son rapport à la médecine ou bien encore ses effets thérapeutiques et ses dangers.

Les articles qui composent cette série sont listés dans le sommaire ci-dessous. Le premier article sera mis en ligne en même temps que cette introduction, la suite suivra à raison d’un article publié chaque semaine.

Bonnes lecture et réflexions !

Au sommaire :

Ce contenu est conçu pour être accessible aux personnes qui connaissent peu ou pas la naturopathie, ainsi qu’aux personnes n’ayant que peu ou pas de connaissances scientifiques ou médicales.

Les ressources partagées en note de bas de page n’indiquent pas que je suis en accord avec l’ensemble des positions des personnes à l’origine des articles, vidéos ou autres publications référencées. J’ai choisi de mentionner ces ressources car elles sont, au moment de la rédaction de ces articles, celles que j’estime les plus complètes et accessibles parmi celles dont j’ai connaissance.

Au passage, un grand MERCI à mes relecteurices !

Affiche d'Opération Lune

« Opération Lune », un documenteur en faveur de l’esprit critique

Affiche d'Opération Lune

Le 16 octobre 2002, les téléspectateurs des Mercredis de l’Histoire sur ARTE découvrent un documentaire étonnant. Réalisé par William Karel, Opération Lune défend la thèse selon laquelle les images du premier pas de l’Homme sur la Lune lors de la mission Apollo 11 auraient été tournées en studio par Stanley Kubrick. Ce documenteur, jouant avec habileté des codes télévisuels, mélange intelligemment le vrai et le faux afin d’interroger nos processus de croyances. C’est un magnifique outil pédagogique en faveur de l’esprit critique. Nous vous proposons ici de nombreuses ressources afin de nourrir et construire une séquence pédagogique autour de ce film.

Ce dossier est également disponible en format PDF.

Introduction

Le Cortecs n’ayant encore jamais communiqué autour de ce film, je propose de corriger cette infamie en réalisant cet article qui se veut le plus complet possible afin que chacun puisse l’utiliser à des fins pédagogiques. D’une durée de 52min, il peut facilement être projeté dans les milieux scolaires et post-scolaires. Il va de soi qu’une discussion doit impérativement suivre la découverte du film afin d’éviter toute mécompréhension. Pour cela, nous allons étudier en détail la construction de ce documenteur. Il n’aura bientôt plus de secret pour vous.

Le film est disponible en intégralité sur Youtube :

Version complète d’Opération Lune, William Karel (2002), Arte / Point du Jour

Fiche technique

RéalisationWilliam Karel
CoproductionArte / Point du Jour
PaysFrance 🇫🇷
Durée52 min
Première diffusionMercredi 16 octobre 2002 dans l’émission Les Mercredis de l’Histoire
Rediffusion1er et 11 avril 2004
Parution en DVD14 novembre 2006
Intervenants/intervenantesBuzz Aldrin (Astronaute d’Apollo 11)
Loïs Aldrin (Femme de Buzz Aldrin)
Jan Harlan (Directeur de production de Kubrick)
Farouk El-Baz (Directeur technique de la Nasa)
Christiane Kubrick (Femme de Stanley Kubrick)
Lawrence Eagleburger (Conseiller de Nixon)
Henry Kissinger (Secrétaire d’État)
Jeffrey A. Hoffman (Astronaute)
Richard Helms (Directeur de la CIA)
Alexander Haig (Chef d’État Major)
Donald Rumsfeld (Secrétaire à la Défense)
David Scott (Astronaute)
Vernon Walters (Ancien directeur de la CIA)
Faux personnages [Acteurs/actrices]David Bowman (Centre de Houston) [joué par Tad Brown] ;
Maria Vargas (Sœur de Buzz Aldrin) [Jacquelyn Toman] ;
Dimitri Muffley (Ancien agent du KGB) [Bernard Kirschoff] ;
W.A. Koenigsberg (Rabbin) [Binem Oreg] ;
Eve Kendall (Secrétaire personnelle de Nixon) [Barbara Rogers] ;
Ambrose Chapel (Ancien agent de la CIA) [John Rogers] ;
Jack Torrance (Producteur) [David Winger]
Voix offPhilippe Faure
ExtraitsAustralie, route de Tanami (H. Rébillon, A. Mansir)
L’archipel des savants (L. Graffin, F. Landesman)
La vallée des rizières éternelles (P. Boitet)
Païlin, le refuge des criminels (H. Dubois)
Chine, union furtive (W. Fanghi)
Laos, les montagnards de l’opium (E. Pierrot)
ArchivesArchives S. Kubrick
NARA
NASA
MusiquesTheme From Ghost World de David Kitay
Old Newspaper de Angelo Badalamenti, BO du film Arlington Road
Jordania de Alberto Iglesias, BO du film Parle avec elle
– BO du film Vertigo
– BO du film Le Parrain
Le Danube bleu, BO du film 2001 L’odyssée de l’espace
Bahire ful de Lalita Sinha, BO du film Prem Juddho
End credits de Danny Elfman, BO du film Black Beauty
Castle Keep de Howard Shore, BO du film Panic Room
Ainsi parlait Zarathoustra, de Richard Strauss, BO du film 2001 l’odyssée de l’espace
– The Beautiful de Stephen Quinn
Louis’ Revenge de Elliot Goldenthal, BO du film Entretien avec un vampire
Back To The Pier de John Ottman, BO de The Usual Suspects
Ele Chomdo Libi – Yismechu Hashamayim (May the Heavens Rejoice) – Yossel Yossel
Dionysos Avenge – Epilogue de Petros Tabouris
Clarice de Vince Giordano & the Nighthawks, BO du film Ghost World
Conseillers historiquesYves Le Maner (Centre d’Histoire et de Mémoire du Nord Pas-de-Calais)
Jacques Villain
Prix– Prix du meilleur film Science et Société (Festival International du Film Scientifique du Québec « Va Savoir » – 2003) Canada
– Prix d’Excellence Cinématographique ou Télévisuelle (Festival International du Film Scientifique du Québec « Va savoir » – 2003) Canada
– Prix Adolf Grimme (2002) Allemagne

Opération Lune, un documenteur ?

Le film de William Karel s’ancre dans un genre bien particulier, le documenteur. « Documenteur » est un mot-valise apparu lors de la sortie du film éponyme d’Agnès Varda en 1981 (même si celui-ci ne rentre pas dans la catégorie des « documenteurs »). Dans sa large acception, il définit un faux-documentaire, c’est-à-dire une fiction qui adopte les codes esthétiques du cinéma documentaire. De nombreux films représentent ce genre avec brio : C’est arrivé près de chez vous (Rémy Belvaux, André Bonzel et Benoît Poelvoorde, 1992), La bombe (Peter Watkins, 1966), Spinal Tap (Rob Reiner, 1984), Forgotten Silver (Peter Jackson, 1995), etc.

J’appelle « documenteur » […] un faux documentaire qui, au lieu de vouloir se faire passer pour ce qu’il n’est pas (un documentaire), révèle progressivement qu’il a réussi à en produire l’illusion mais qu’il n’en est justement pas un. « Documenteur » correspond assez bien au mockumentary inventé par les anglophones, combinaison de documentary et mock qui comme adjectif veut dire « stimulé » et comme verbe « parodier, moquer ». Contrairement à la manœuvre frauduleuse, le documenteur trompe pour mieux détromper, tout comme un trompe-l’œil n’est apprécié et appréciable que s’il est reconnu comme tel, c’est-à-dire s’il fonctionne comme un détrompe l’œil.

François Niney, Le documentaire et ses faux-semblants, Klincksieck, 2009, p. 158-159.

Nicolas Landais, directeur du festival spécialisé dans le documenteur On vous ment ! y inclue même les found footage 1 à l’instar de Cannibal Holocaust (Ruggero Deodato, 1980), du Projet Blair Witch (Daniel Myrick et Eduardo Sánchez, 1999) ou de Paranormal Activity (Oren Peli, 2009). Ce sont en majorité des films qui reprennent des codes (caméra portée, interview, montage cut 2, etc.) qui créent des effets de réalité qui permettent d’augmenter la croyance du spectateur dans ce qu’il voit. On comprend ainsi l’intérêt qu’y porte le cinéma d’horreur et d’épouvante ; ce sont des procédés simples et peu coûteux qui favorisent grandement la suspension d’incrédulité des spectateurs et donc la peur et le dégoût qu’on cherche à lui faire ressentir.

Avec cette définition plus large, Opération Lune correspond à un sous-genre du documenteur : le canular. En effet, de nombreux documenteurs, même s’ils utilisent des effets de réalité, ne cachent pas leur ambition fictionnelle. Le canular, quant à lui, cherche à nous tromper. À l’inverse du mensonge, il est révélé, il est désintéressé et ne vise aucun enrichissement. Il n’est par essence pas sérieux, très lié à la blague tout en ayant un aspect pédagogique :

« Il pousse sa dupe ainsi piégée, à s’interroger sur ses propres croyances et sur les mécanismes qui les enclenchent, sur sa capacité de distanciation par rapport à l’institution et sur son esprit critique. »

(Delaunoy, p. 10)

Le sociologue Florent Montaclair propose une définition du canular assez complète :

Le canular suppose d’abord une dimension ludique à la plaisanterie réalisée. (…). (Il) suppose ensuite une dimension sociale (par sa fonction de prendre à défaut l’institution qu’il vise). (Il) demande ensuite une médiatisation de la plaisanterie. (Enfin il implique) la révélation de la supercherie.

(Montaclair Florent, « La littérature fantastique romantique » in Majastre J-O., Pessin A. Du canular
dans l’art et la littérature
, p. 44 ; cité par Delaunoy, p. 10)

Opération Lune n’est cependant pas le seul canular audiovisuel. Il s’ancre dans la lignée de l’adaptation radiophonique de la Guerre des mondes d’Orson Welles (1938) ou des Documents interdits de Jean-Teddy Filippe diffusés sur Arte entre 1986 et 1989. En 1995, l’émission l’Odyssée de l’étrange diffuse la vidéo fake de Ray Santilli sur la dissection de l’extraterrestre de Roswell. Ce « canular » ne sera vraiment révélé que 10 ans plus tard. D’autres suivront à l’instar du faux journal de la RTBF (Bye bye Belgium, 2006).

L’honnêteté nous pousse cependant à dire que cette définition du documenteur n’est pas la seule. Une autre définition tendrait à le décrire comme un documentaire de propagande mensongère (ce qui est radicalement à l’opposé de la première définition). Elle est notamment de plus en plus utilisée dans les milieux dits « sceptique » ou « zététique »3.

Bien qu’on n’aille pas creuser les enjeux de distinction ici (c’est un travail à venir), la première définition est de loin la plus populaire dans l’usage ; du moins au niveau des milieux de la recherche en Études cinématographiques et en Sciences de l’information et de la communication – où la théorisation proposée par François Niney, bien qu’ultérieur à l’usage, semble faire autorité – et des milieux cinéphiles, en particulier par les revues et les festivals 4. L’usage du terme documenteur en ce qui concerne le cinéma de propagande est proposé par Jean-Pierre Bertin-Maghit, mais faute de théorisation valable, celle-ci ne fait pas date et n’est nullement réutilisée 5.

Un épisode du podcast Cinétique revient longuement sur Opération Lune : https://castopod.cinetique-asso.fr/@cinetique_cinema_et_scepticisme/episodes/operation-lune-s01e03

William Karel, un documentariste reconnu

William Karel, réalisateur d’Opération Lune, est né dans une famille juive à Bizerte en Tunisie en 1940. En 1964, il émigre en France, il a alors 23 ans. Il devient soudeur puis tourneur-fraiseur chez Renault tout en suivant des cours du soir de photographie à l’École Vaugirard. Il devient reporter-photographe pour le Nouvel observateur. Dans les années 1970, il vit dix ans dans un kibboutz en Israël. Il y rencontre sa femme, « la réalisatrice Blanche Finger, dont les grands-parents ont été assassinés par les nazis en Pologne pendant la guerre » [La Croix].

Pilier de l’extrême gauche pacifiste israélienne et sous la menace [Télérama], il revient en France dans les années 1980. Il rencontre Raymond Depardon puis travaille comme photographe pour les agences Gamma et Sigma. « Il côtoie François Truffaut, Gérard Lauzier, et surtout Maurice Pialat, qui lui fait prendre une caméra et l’engage comme scénariste » [La Croix]. Il devient documentariste et se spécialise dans les thèmes historique et politique.

Karel devient un réalisateur très reconnu dans les milieux télévisuels. Il signe des dizaines de documentaires pour les différentes chaînes (TF1, France 2, Arte, M6, etc.) sur la politique française, la politique internationale, la politique américaine, la Shoah et divers sujets de société.

Son unique objectif : inviter le spectateur à réfléchir, lui faire partager les interrogations du réalisateur, ses doutes, sans jamais lui dicter ce qu’il doit penser. Montrer sans démontrer.

Le Monde, 29 octobre 1999.

Il se lance dans le documenteur avec Hollywood en 2000 avant de récidiver avec Opération Lune soutenu par Thierry Garrel, le directeur de l’unité documentaire d’Arte, qui défend l’idée d’une télévision d’auteur (cf. Ledoux Alice). En effet, c’est Arte qui fait la proposition à Karel de travailler autour de la manipulation des images et des falsifications de l’histoire. Il choisit le complot lunaire afin d’éviter des sujets trop graves (mort d’homme ou enjeux décisifs) et pour avoir un thème qui puisse être universel, dont la terre entière avait entendu parler.

William Karel
© Roche Productions

La face cachée de la conquête lunaire

Contrairement à ce qui est souvent dit, Opération Lune n’a jamais avancé la thèse que l’homme n’avait pas marché sur la Lune. Ce qu’avance le film, c’est que dans un contexte de Guerre froide, les États-Unis n’avaient pas le droit à l’erreur et devaient largement communiquer sur leur réussite. Cependant, la précipitation des Américains face aux Soviétiques les pousse à lancer la mission alors que le programme voué à la transmission des images depuis la Lune n’est pas finalisé :

Le président s’est tourné vers le responsable de la NASA : « Est-ce qu’on est prêts ? ». le directeur du Centre spatial ne l’a rassuré qu’à moitié : « On ne prend qu’un risque : ne pas pouvoir envoyer d’images des premiers pas sur la Lune ». Mais le président Nixon a refusé : « Hors de question ! Le monde entier veut voir un Américain marcher sur la Lune ». […] Et brusquement, un de ses conseillers, je ne sais plus si c’était Alexander Haig ou Donald Rumsfeld, a demandé, timidement : « Et si on faisait tourner en studio les premiers pas sur la Lune ? En cas d’échec, on pourra toujours diffuser ces images ». […] Nixon s’est enfoncé dans son fauteuil, a fermé les yeux quelques minutes, puis s’est levé et a dit : « Messieurs, vous avez moins de deux semaines pour tout mettre en place ».

Eve Kendall (fausse ancienne secrétaire personnelle de Richard Nixon), Opération Lune, 24m45s à 26m35s

Cette thèse principale n’arrive qu’au milieu du film. Les 25 premières minutes sont vouées à créer la suspicion au travers de plusieurs sous-entendus. De vraies et de fausses informations sont minutieusement entremêlées (activités mafieuses de l’État, tractation avec Hollywood, impact de 2001, l’Odyssée de l’espace, etc.). Par la suite, le film décrit le tournage du film par Stanley Kubrick (nullement inventé par le film, c’est une théorie du complot déjà populaire) et la traque lancée par Nixon après l’équipe de tournage pour effacer toutes preuves. Les cibles se réfugient au Vietnam avant de fuir et de se faire éliminer les uns après les autres.

Créer le faux

Il n’est pas difficile dans le cadre d’un documentaire télévisé de créer le faux. En effet, l’image souvent utilisée comme illustration et non comme élément de preuve peut être très facilement détournée grâce à un montage habile et au texte de la voix off. Cette dernière nous flatte dès le début du film en nous positionnant dans la catégorie des « intelligents » face aux naïfs :

Il faut être d’une naïveté déconcertante pour croire qu’on a été sur la Lune pour rapporter quelques kilogrammes de roche lunaire.

Voix off

Ici, Karel insère le faux grâce à la voie off qui, dans la première partie du film, instille le doute. Elle permet également de créer artificiellement des liens entre les informations. Mais le réalisateur sait bien qu’il doit ruser un peu pour rendre plus crédible son message. C’est ainsi qu’il crée de faux témoignages grâce à l’aide d’acteurs et d’actrices dont les noms des personnages sont issus de grands films hollywoodiens (pouvant interpeller les plus cinéphiles)

C’est le dispositif même de l’interview : un témoin/spécialiste à l’écran s’adresse à un interlocuteur hors champ qui lui pose des questions dont on nous montre uniquement les réponses. Les témoins/spécialistes sont présentés par le biais d’un titre présentant la source de leur légitimité à intervenir dans ce documentaire. De fait, ces informations renforcent notre adhésion aux différents propos. En effet, si Dimitri Muffley est un ancien agent du KGB, il nous est plus difficile de douter de son expérience et de son expertise. Ce dispositif traditionnel des interviews télévisées donne de la crédibilité à ces personnages. L’intervieweur, par lequel transite le message, est alors considéré comme une personne de confiance (à l’instar du documentariste et de la voix off) qui atteste de l’authenticité de ce qui est présenté.

Comme vu plus haut, c’est le personnage de Eve Kendall qui évoque la thèse principale du film. En outre, le personnage de Dimitri Muffley (KGB) permet d’intégrer de nombreuses théories du complot déjà populaires à l’époque (le flottement du drapeau américain, pellicule inadaptée, problème de gravité et de l’empreinte sur le régolite, les ombres étranges dues à des projecteurs de studios). La plupart de ces arguments sont issus de l’ouvrage complotiste, We Never Went to the Moon : America’s Thirty Billion Dollar Swindle de Bill Kaysing (1974) 6.

Karel ne s’embête pas non plus pour mentir au niveau des sous-titres. S’il ne s’aventure pas à déformer les propos en anglais (bien que face à un public non anglophone cela pourrait parfaitement fonctionner), il modifie les sous-titres des Vietnamiens et Laotiens. Il y a ici peu de risque que la supercherie soit découverte. Ainsi, au lieu de parler d’espions américains, ces sympathiques agriculteurs partagent leur connaissance de la culture du riz et/ou du maïs.

Karel a également créé de faux doublages d’Armstrong sur la Lune. En effet, l’astronaute n’a jamais parlé de ce qu’il avait mangé à la cafétéria lorsqu’il était sur la Lune… Cet élément flatte une de nos représentations (pour ne pas dire préjugé) à propos des astronautes. En effet, ceux-ci sont souvent décrits dans la culture populaire comme des personnes détendus, en parfaite maîtrise du danger et de leurs émotions. Ainsi, dans de nombreux films, l’humour est utilisé pour dédramatiser des situations complexes ou comme un moyen de gestion du stress avant un événement notable (comme un décollage).

En termes d’effets spéciaux appliqués sur l’image elle-même, on ne relève que deux cas de falsification. La plus connue étant sans doute celle de la photo de Kubrick oubliée sur le sol lunaire. Mais cette image est plus un indice de la facticité qu’un véritable mensonge. La deuxième image falsifiée est celle de l’article du New York Herald Tribune à propos de la mort de Vernon Walters (bien que l’information, quant à elle, soit vraie). En vérité, c’est un article de Tina Kelley du New York Times, comme cela est indiqué en légende de la photo.

Plus retord, Karel aurait utilisé des images de films de fiction (notamment les images du décollage de la fusée), mais « cela passe d’ailleurs inaperçu tant information et fiction s’empruntent l’une à l’autre leurs codes narratifs dans la télévision d’aujourd’hui » (Delaunoy Elisa, p. 52).

Nous reviendrons aux indices plus tard. Dévoilons un autre procédé, bien plus sournois, qu’utilise Karel et les documentaires TV en général : le rythme. À la télévision, les documentaires ne font généralement pas plus d’une heure pour rentrer dans des cases spécifiques. De plus, on craint généralement que le téléspectateur s’ennuie et zappe chez une chaîne concurrente. Il faut donc attiser son intérêt et le rythme du montage sert généralement à ça. Ainsi, Opération Lune est un gigantesque millefeuille argumentatif qui se déroule à un rythme effréné. Le spectateur ne peut réfléchir 2 secondes à un argument avant qu’un autre ne soit présenté. Il ne propose aucun moment de pause ou de suspension permettant de prendre du recul sur ce qui nous a été dit (c’est généralement mauvais signe).

Il y a le commentaire qui vous prend aussi dès le début et ne s’arrête jamais de parler, donc il vous raconte une histoire et vous n’avez pas le temps de vous poser des questions sur ce qui vient de se passer déjà il vous entraîne dans une autre histoire, etc.

William Karel, conférence du CERIMES

Le téléspectateur doit donc maintenir sa concentration sur ce qui est dit pour suivre quitte à délaisser son esprit critique. Il y est également encouragé par la musique très présente en fond. Celle-ci, loin de marquer une distance avec les propos, fonctionne plutôt comme une redondance du discours complotiste. Elle appuie l’aspect mystérieux, dangereux et spectaculaire de l’enquête. Mis à part les musiques en référence à 2001, l’odyssée de l’espace et celles des génériques, toutes sont plutôt discrètes et renforcent insidieusement le rythme du documentaire. Une très grande part est d’ailleurs issue de métrages de fiction : de thrillers (Arlington Road, Panic Room, The Usual Suspects, Vertigo, Le Parrain), de drames mystérieux (Parle avec elle), de films d’aventures (Black Beauty) voire de films fantastiques et d’horreur (Entretien avec un vampire).

[La playlist de la musique d’Opération Lune est disponible ici].

Quand le vrai soutient le faux

Pour que le faux puisse être crédible, il faut qu’il soit emballé dans du vrai. Ici, ce sont les images d’archives qui, utilisées comme témoignage, semblent appuyer l’histoire racontée. Inconsciemment, on se dit qu’il y a eu de la recherche et que c’est un travail sérieux.

Par exemple, le personnage d’Eve Kendall est présenté en surimpression sur une image d’archive où l’on voit une jeune secrétaire. Le fondu, appuyé par la voix off, nous fait croire que c’est la même personne.

« Eve Kendall, l’ancienne secrétaire personnelle de Richard Nixon, nous avait laissés entendre qu’il ne lui déplairait pas…

…de remuer des souvenirs vieux de 30 ans…

… C’est Henry Kissinger, qui l’avait engagé comme stagiaire à la Maison-Blanche. Elle avait alors 20 ans. » [Voix off]

Mais le procédé le plus habile est sans doute de mélanger de vrais témoignages avec des faux. Parmi les vrais témoins, tout le monde connaît Buzz Aldrin par exemple, mais d’autres figures sont également très connues : Donald Rumsfeld, Henry Kissinger ou Christiane Kubrick. De plus, une courte recherche sur internet nous permet de savoir qui ils sont très rapidement.

La scène la plus parlante à ce propos est sans doute celle de la réunion au Pentagone réunissant (artificiellement) Donald Rumsfeld, Henry Kissinger, Alexander Haig, Richard Helms, Lawrence Eagleburger et Eve Kendall. Alors que cette dernière dévoile le complot, les paroles des véritables intervenants semblent aller dans son sens. Voici la retranscription du dialogue (en rouge : les propos créés dans le cadre du documentaire) :

Voix off : « L’histoire était stupéfiante, Nixon embourbé au Vietnam jusqu’au cou venait d’être élu. Il lui fallait un grand coup pour redonner un peu de lustre à l’image désastreuse qu’avait de lui une très large partie de l’opinion publique.

Eve Kendall : « Le Président Nixon, suspendu au téléphone, réfléchissait, jouant nerveusement avec le fil. Le bureau ovale était dans la pénombre. J’avais du mal à prendre des notes pendant la réunion. [C’est ici une description des images d’archive diffusées simultanément à l’interview donnant du crédit au discours (cf. ci-dessous)]

Donald Rumsfeld : « On s’est tous réunis pour en discuter. Il avait déjà pris certaines décisions, pour calmer un peu le jeu. »

Eve Kendall : « Le directeur de la CIA avait l’air affolé. Il surestimait depuis toujours la capacité des Soviétiques. « Les Russes vont envoyer un homme sur la Lune. C’est une question de mois, peut-être de jours. On a des informations très précises. On ne peut pas encore attendre un an. Il faut lancer Apollo 11, le plus vite possible ».

Richard Helms : « J’étais tout le temps au téléphone, essayant de les convaincre, leur demandant un peu plus d’énergie, d’agressivité. »

Lawrence Eagleburger : « J’ai dit au président : « Vous ne pouvez pas les laisser gagner. Il faut tout faire pour qu’ils n’y arrivent pas ». »

Eve Kendall : « Le président s’est tourné vers le responsable de la NASA : « Est-ce qu’on est prêts ? ». le directeur du Centre spatial ne l’a rassuré qu’à moitié : « On ne prend qu’un risque : ne pas pouvoir envoyer d’images des premiers pas sur la Lune ». Mais le président Nixon a refusé : « Hors de question ! Le monde entier veut voir un Américain marcher sur la Lune ». »

Richard Helms : « Il était en colère, hors de lui. Quelque chose avait mal tourné, et il s’estimait responsable. »

Donald Rumsfeld : « Le président était fou de rage. »

Henry Kissinger : « Je me souviens de cet événement, comme étant l’un des plus dramatiques. »

Eve Kendall : « Et brusquement, un de ses conseillers, je ne sais plus si c’était Alexander Haig ou Donald Rumsfeld [Fausse hésitation qui relie avec le dialogue suivant donnant l’impression que Rumsfeld se souvient mieux de la réunion qu’Eve Kendall], a demandé, timidement : « Et si on faisait tourner en studio les premiers pas sur la Lune ? En cas d’échec, on pourra toujours diffuser ces images ». »

Donald Rumsfeld : « J’en ai parlé au Président, et Kissinger m’a soutenu. » [la citation de Kissinger renvoie directement au dialogue suivant. Cet effet donne réellement l’impression que les interviewés se répondent]

Henry Kissinger : « Au début, je n’ai pas pris tout cela au sérieux, mais peu à peu, l’idée s’est imposée. »

Alexander Haig : « Le Président était prêt à le faire, et j’étais prêt à le soutenir. »

Lawrence Eagleburger : « La décision a été prise par Henry, Al Haig, et le Secrétaire à la Défense. »

Richard Helms : « Mais en fin de compte, la seule personne qui pouvait donner l’ordre, c’était le Président des États-Unis. Lui seul pouvait décider. »

Eve Kendall : Nixon s’est enfoncé dans son fauteuil, a fermé les yeux quelques minutes, puis s’est levé et a dit : « Messieurs, vous avez moins de deux semaines pour tout mettre en place ».

Donald Rumsfeld : « C’était grandiose, une idée géniale. Un premier pas important, qui a demandé beaucoup d’efforts. »

Alexander Haig : « Pour Nixon, c’était une décision douloureuse à prendre. Mais je pense qu’il a eu raison. »

Henry Kissinger : « C’était le Président… Et il a eu le courage de le faire. »

Lawrence Eagleburger : « Il l’a décidé tout seul. La seule chose à faire d’ailleurs. »

Eve Kendall : « Puis il s’est approché de moi, a pris mon carnet et mes notes, les a déchirés en petits morceaux et a jeté le tout dans la corbeille. »

Henry Kissinger : « A aucun moment de ma vie, je n’aurais pu imaginer qu’une chose pareille soit possible. Même lorsque j’étais conseiller du président au NSC. Que cela ai pu, ne serait-ce qu’être envisagé, est une preuve supplémentaire de la puissance des États-Unis. »

Donald Rumsfeld : « Il fallait le faire, afin de montrer que nous étions encore les USA. Nous sommes sortis dans le jardin et le Président Nixon m’a dit : « J’ai besoin de vous pour tout mettre au point. » C’était incroyable. Nous avons cherché qui pourrait le faire, quand et comment. Il fallait trouver la personne idéale pour ce travail. Quelqu’un de compétent et que nous connaissions bien. Je lui ai dit : « Je ne vois qu’une personne ».

Voix off : C’est Donald Rumsfeld qui, le premier, avance le nom de Stanley Kubrick. Il faut que ce film soit parfait… [La voix off se substitue à Rumsfeld pour le dévoilement du nom, qui n’aurait pas été celui de Stanley Kubrick]

On voit bien à travers la retranscription de ce dialogue que le faux se glisse au milieu du vrai. On voit également que les éléments des interviews des véritables protagonistes de l’époque ne sont absolument pas signifiants. Ils n’apportent aucune information, mais simplement des bribes de phrases qui semblent soutenir la thèse avancée par la voix off et le personnage de Eve Kendall. Pris dans le rythme du montage, le spectateur n’y voit que du feu. Il perçoit des discours allant tous dans le même sens et interprète donc les informations qu’il reçoit comme une vérité partagée par les différents interviewés.

Karel est allé piocher dans des interviews qu’il a menées dans le cadre d’un documentaire sur les conseillers des présidents américains (Les Hommes de la Maison Blanche (2000) disponible sur Youtube). Plusieurs scandales y sont abordés, notamment celui du Watergate, un véritable complot et scandale d’État, permettant de mettre dans la bouche des conseillers de Nixon des assertions exceptionnelles mais en changeant leur contexte grâce à l’art du montage. Ainsi, le projet de surveillance et d’écoute du Watergate se transforme dans Opération Lune en projet de tournage du film montrant les astronautes sur la Lune. Ce procédé de décontextualisation de l’image et des interviews est utilisé tout au long du film et notre cerveau trouve facilement du sens à ce grand collage.

D’autres interviews sont bel et bien menées dans le cadre d’Opération Lune : Vernon Walters, ex-directeur de la CIA ; Christiane Kubrick la veuve de Stanley et Jan Arlan, son directeur de production ; Buzz Aldrin et sa femme Loïs ; le scientifique de la NASA, Farouk Elbaz ; l’astronaute et représentant de la NASA à Paris Jeffrey Hoffman ; et l’astronaute David Scott. L’astuce de Karel est ici de se présenter comme réalisateur d’un documentaire sur Apollo 11 et de tenter de faire dire aux témoins certains mots-clés afin de pouvoir les intégrer au montage plus facilement. Il pose donc de vagues questions sur 2001, l’Odyssée de l’espace et sur les théories du complot lunaire.

Autre élément, il est fait mention d’un objectif prêté à Kubrick par la Nasa pour le tournage de Barry Lyndon (1975). Cette anecdote est vraie, sauf que l’objectif (Carl Zeiss Planar 50mm f/0,7) n’est pas unique et que la Nasa ne l’a pas prêté pour s’assurer du silence du réalisateur.

Pour finir, un élément va nourrir et offrir une fin à Opération Lune. Le décès de Vernon Walters survint réellement quelque temps après l’interview de celui-ci par Karel. Cet événement fut utilisé dans le film pour démontrer que ceux qui parlent sont surveillés et en danger de mort (l’assassinat est bien sûr complètement sous-entendu). Il n’est, en outre, fait aucune mention des autres interviewés…

Les indices

Qui dit canular dit révélation de la tromperie. En effet, William Karel n’est pas un partisan de la « théorie » comme quoi les images d’Apollo 11 auraient été tournées en studio (on remarque d’ailleurs qu’ici – et que bien souvent – les autres missions Apollo ne sont pas citées). Il dissémine ainsi différents indices censés nous mettre sur la piste du mensonge. Cependant, la plupart nous échappent étant donné le rythme effréné du documentaire comme nous l’avons vu plus tôt.

Le film est construit « de manière à ce que le doute advienne progressivement, partant du vraisemblable – et même de la vérité – pour se clore en un crescendo d’invraisemblance et d’absurdité » (cf. Aurélie Ledoux). William Karel commence à semer des indices à partir de 10 minutes de film (bien après que notre confiance ait été acquise) : l’usage de feuille d’or sur le réacteur du Module lunaire pour montrer le luxe de la conquête spatiale (en réalité des protections thermiques), le pas de tir déplacé pour mettre la fusée en contre-jour (alors qu’il suffit de bouger la caméra), disparition de Michael Collins (mort en 2021, après la sortie du film), Neil Armstrong qui se retire dans un monastère (il continue en vérité ses activités à la NASA), etc. Ces informations, transmises par la voix off, sont appuyées par des images d’archives (ou fictionnelles) détournées semblant illustrer les propos tenus. Cependant, les discours en eux-mêmes devraient être assez aberrants pour nous interpeller.

Revenons sur la conversation au Pentagone déjà évoquée plus haut. Le montage de cette séquence est un exemple typique du travail de William Karel dans son documenteur. Traditionnellement, pour filmer une conversation avec plusieurs locuteurs, différents points de caméra sont adoptés (divers angles de caméra, plans serrés et plans larges…). Ils enrichissent la lisibilité de l’espace et permettent un échange fluide entre les différents intervenants à l’image pour le spectateur. Cependant, dans la séquence qui nous concerne (22min-28min), rien ne fonctionne correctement. Les arrière-plans de chaque personnage montré à l’écran sont disparates. Ils laissent entrevoir que ces individus ne sont pas rassemblés dans la même pièce. D’ailleurs, il n’y a pas de plan d’ensemble, de plan large ou l’on peut voir tout le monde réuni. Les jeux de regards entre les interviewés sont impossibles dans un même espace. On peut néanmoins considérer qu’un spectateur non habitué à détecter ces techniques de montage ne verra probablement pas la duperie.

Dans ce montage lunaire, Karel s’amuse ici à jouer sur quelques correspondances entre les dialogues et les images : l’un parle de boire et un autre boit effectivement, quelques-uns discutent de la langue qu’ils doivent utiliser, tous ont l’air de rire de bon cœur, certains insistent sur les informations sensibles qu’ils vont révéler. Il en profite d’ailleurs pour faire se chevaucher les images et les bandes-son d’autres interviews pour donner l’illusion que tout se passe dans la même pièce. Karel utilise ici des « chutes » (enregistrements inexploitables) des moments où la caméra tourne mais avant que la véritable interview ne commence.

Mais c’est vraiment par la suite que les indices du canular s’accumulent. Leur nombre fait qu’il devient assez difficile de tous les lister : la formation d’une unité d’élite par le blanchisseur de la maison blanche originaire de Saïgon, le cadavre d’un espion américain conservé chez un Vietnamien (très probablement un squelette réel conservé dans le cadre d’une tradition locale), les déchets de McDo partout dans le village, les espions parfaitement déguisés en Vietnamiens alors qu’un d’eux est noir, 150000 hommes pour chercher 4 fugitifs, etc. Avec du recul, ces informations paraissent incroyables, mais pris dans le rythme du montage et dans les révélations successivement sans cesse confirmées par les conseillers de Nixon, de nombreux spectateurs n’en voient pas la facticité.

Les morts des espions sont sans doute les indices les plus visibles. Karel y met clairement à jour l’absence de lien entre les images et les discours et insiste également sur la non-concordance des discours entre eux (double mort de Vince Brown) :

« Le preneur de son, Andy Rogers, est mort brûlé vif dans un accident de voiture » [Ambrose Chapel]

« Jim Gow, l’assistant, a été découvert noyé dans la piscine de sa propriété » [Ambrose Chapel]

« Vince Brown fut retrouvé en Patagonie, découpé en morceaux, ce qui n’empêcha pas la police de conclure à un suicide » [Ambrose Chapel]

« Vince Brown, le régisseur, a été retrouvé et abattu sur un ilôt désert des îles Kerguelen. La CIA avait poussé le cynisme jusqu’à filmer son élimination » [Voie off]

Le bouquet final de l’absurdité se situe dans une Yeshiva de Brooklyn où Bob Stein, le décorateur, s’est réfugié, protégé par le Rabbin Koenigsberg. Celui-ci nous apprend que Stein ne travaillait plus et pointait aux « Hassidiques »… Karel enfonce le clou en mettant un bêtisier en générique de fin soutenu par une musique très légère (Clarice de Vince Giordano & the Nighthawks, BO du film Ghost World). Il y intègre une dernière fois de fausses informations avec la citation des conseillers historiques : Yves Le Maner du Centre d’Histoire et de Mémoire du Nord Pas-de-Calais et Jacques Villain (probablement en référence au physicien).

Mais même dans ce bêtisier, Karel maintient une confusion sur les acteurs. En effet, au milieu des acteurs qui rient au fait de buter sur leur texte, on retrouve Alexander Haig affirmant « Non, c’est mauvais. Laissez-moi recommencer » et Lawrence Eagleburger dire : « Vous verrez quand vous serez plus âgé, que votre mémoire vous jouera des tours… » et rigoler. Pour le spectateur la confusion subsiste : qui est réellement acteur dans ce film ? A la toute fin, Henry Kissinger déclare : « Le plus drôle c’est que si vous me demandiez de recommencer, je le referais », on peut alors penser que c’est aussi un acteur ou que Karel nous révèle ici ces intentions… Tout du moins le réalisateur insiste ici pour nous dire qu’aucune image ne dit la vérité par elle-même. Si les faux peuvent paraître vrais, les vrais peuvent aussi paraître faux.

Un contexte de réception

Autorité de l’énonciateur

Il est important d’étudier le contexte de diffusion afin de comprendre la réception de ce film. L’adhésion du téléspectateur au message est notamment renforcée par le fait que le film est diffusé lors des Mercredis de l’Histoire d’Arte (une chaîne considérée comme très légitime par une grande part de la population), une case consacrée à des documentaires historiques rigoureux. C’est avant tout le format documentaire qui lui attribue le sérieux. Ainsi, l’adhésion du spectateur se fait beaucoup plus par le biais de la confiance habituelle faite aux médias plutôt que par une attitude critique envers ce qu’il voit.

Le documentaire, et plus particulièrement le documentaire historique, assoit sa légitimité et sa crédibilité sur le recours à des faits scientifiques, à des témoins d’époque ou à des images d’archives, autant d’éléments qui doivent attester de la vérité de ce qui nous est conté sans laisser de place au doute. Et si le documentaire se distingue du reportage, parce qu’il ne traite pas de l’actualité immédiate, parce que le regard du réalisateur diffère de celui du journaliste en donnant souvent une vision partielle et partiale des évènements, il n’en est pas moins factuel et tributaire du vrai, si bien que personne ne viendrait a priori mettre en doute son authenticité.

Delaunoy Elisa, p. 41.

La forme documentaire fait tomber le spectateur dans des biais d’autorité : autorité de l’énonciateur, autorité des témoins et autorité des images.

Autorité des témoins

Dans la forme il est quasiment impossible pour le téléspectateur de distinguer les vrais témoins des faux. Il n’y a aucune différence de traitement visible entre les deux.

Karel joue sur la position d’autorité, d’authenticité qui leur est immédiatement conférée pour leur faire dire les choses les plus incroyables. Leurs paroles sont cautionnées par le média et le médiateur qui les diffusent et elles cautionnent le film en retour.

Delaunoy Elisa, p. 59.

« L’authenticité » de ces témoignages est renforcée par la présence de l’image des témoins qui nous permet de « confirmer leur identité ». Ces discours auraient eu bien moins de force en voix off. La présence des images les rend crédibles.

Autorité de l’image

Le téléspectateur n’ayant pas reçu de formation historique ne peut remettre en question le sens des images d’archives dont le discours semble aller de soi. Ici, pour le spectateur, l’image d’archive appuie le discours ; elle est un élément de preuve de ce qui est dit. Elle renforce le discours qui lui-même renforce les images dans le cercle vicieux de la croyance.

Le mélange de témoins, voix off et images d’archives est une caractéristique du documentaire historique qui les articule en un double mouvement. Les paroles viennent authentifier les images et les images authentifient à leur tour le discours.

En commentant les images d’archives, en mettant un nom sur les personnes qu’on y voit, le commentaire et le récit des témoins les ancrent dans le réel plutôt que dans la fiction. Ces images sont à elles seules vides de sens, elles pourraient dire mille choses, c’est le discours qui oriente leur interprétation. Si l’on dit que l’image est polysémique, toujours en attente de texte, c’est parce c’est leur légende, le commentaire qui y est apposé, qui leur donne un sens et encourage une certaine lecture de ce que perçoivent nos sens. Ce phénomène fait que bien souvent, on leur donne une signification qu’elles n’ont pas en elles-mêmes. 

Delaunoy Elisa, p. 61.
Le cercle infernal de la justification des discours

Cependant, comme toutes archives, elles devraient être contextualisées, authentifiées, discutées, etc. Malheureusement, trop souvent les documentaires (télévisés particulièrement) passent outre la méthodologie afin de faire de l’image d’archive une simple illustration du propos. Celui-ci peut donc être vrai ou faux, l’image n’en dira en fait absolument rien. C’est notamment des critiques qui ont été faites aux très populaires documentaires Apocalypse (cf. les critiques de Laurent Véray, de Lionel Richard et de Thierry Bonzon).

De plus, Opération Lune surfe sur une vague de méfiance envers les Américains augmentant de fait l’adhésion (Véronique Campion Vincent, La société parano, théories du complot, menaces et incertitudes, cité par Delaunoy Elisa).

Le malheur d’Opération Lune est que malgré les précautions prises par Arte lors de la première diffusion (suite à des projections tests qui révélaient que l’adhésion au film était plus forte que ce qui était envisagé), le film fut pris au sérieux par une part non négligeable de spectateurs. De plus, même si certains connaissaient le rôle parodique du documentaire, cela ne les a pas empêchés d’extraire des scènes de leur contexte sur internet afin de défendre les théories complotistes au grand dam de Karel. Bien sûr, il n’est rien indiqué d’autre que « documentaire Arte » (argument d’autorité), ni le titre, ni l’auteur…

Audience en 20024,3% de parts de marché et 2% de taux moyen
Audience en 20043,6% de parts de marché et 1,3% de taux moyen d’écoute
Médiamétrie cité par Delaunoy Elisa

Un outil de réflexion et d’éducation à l’esprit critique

Avec Opération Lune, William Karel remet en cause l’institution du documentaire télévisé. Comment peut-on croire ce qu’on nous raconte si un documentaire peut allègrement nous mentir sans qu’on s’en aperçoive ? Il nous fait prendre conscience que l’image n’est pas une preuve en soi et qu’elle peut être source des pires manipulations. Karel n’hésite d’ailleurs pas à dresser des liens avec les journaux télévisés (qu’il avait déjà critiqués dans Le journal commence à 20 heures en 1999) :

Si vous faites l’expérience de voir ces petits sujets d’une minute trente qui passent tous les soirs, les quinze sujets que vous voyez au journal télévisé. Si vous coupez le son, on ne sait même pas de quoi on parle, c’est des images mises bout à bout, moi ça me passionnait de voir ce qu’on pouvait faire croire, en changeant le commentaire vous racontiez exactement ce que vous vouliez.

William Karel, Conférence du CERIMES

Opération Lune nous rappelle que si les images en elles-mêmes ne peuvent pas mentir ce sont les discours et le sens qu’on leur donne qui peuvent être trompeurs ou mensongers. Le montage, par exemple, a recours à notre capacité de rationalisation. Si deux images se suivent, on leur donne alors un sens alors qu’il n’y a possiblement pas de liens réels entre ces deux images (précisons tout de même qu’on donne également un sens à une image isolée). Par le biais de primauté une première image peut par exemple modifier complètement la vision qu’on aura d’une seconde de par sa position. L’inverse est se fait également, c’est le principe même de ce qu’on appelle l’effet Koulechov 7.

Par exemple, la statue de la Liberté derrière le personnage de Jack Torrance est celle du pont de Grenelle à Paris et non de New York. Cependant, l’usage d’un plan aérien de la statue de New York en préambule et la transition en fondu enchaîné nous implante de fait l’idée que c’est bien celle-ci, malgré les problèmes de distance et d’échelle.

Le canular, comme il l’est souvent proposé dans les documenteurs, peut être par son aspect ludique et très réflexif un excellent outil de mise à distance et d’ouverture à la critique de l’image en général. Il a pour effet de nous dévoiler notre crédulité de manière innocente. Il nous interroge ici sur le rapport que nous entretenons avec le documentaire, la télévision, le cinéma et l’image en général. Si comme le dit François Jost, « Aucun apprentissage de l’image en termes de codes ne peut former à discerner la vérité du mensonge » on peut tout de même apprendre à porter un jugement sur ce qui nous est montré :

[…] ce qui peut, ce qui doit semer le doute dans l’esprit du téléspectateur, ce n’est donc pas la bonne ou la mauvaise utilisation des codes (à ce jeu-là ceux qui les utilisent chaque jour sont imbattables) mais les « inférences » comme disent les psychologues, à la fois sur les sujets présentés, leur contexte spatio-temporel, leur enchaînement, leur fonctionnement global. Comprendre une émission, c’est donc moins décrypter une vérité cachée que porter un jugement sur la possibilité matérielle de ce qui nous est montré. Or ces inférences sont très mal partagées car elles dépendent évidemment du savoir que nous avons, non seulement sur la réalité, mais aussi sur la fabrication de l’information. Elles dépendent aussi de notre capacité plus ou moins grande à garder la tête froide face à des évènements stupéfiants. (…) Il s’agit, comme dans le cas du docu-fiction, de faire perdre le cadre qui permet au téléspectateur de faire des inférences et d’éprouver leur validité, car il ne sait plus ce qui doit l’emporter, de la réalité ou de la fiction. (…) Aucune connaissance du langage de l’image ne peut lutter contre un tel procédé, car il s’en prend à ce qui fonde toute communication : la confiance en l’autre.

JOST François. La télévision du quotidien, entre réalité et fiction, p. 92 cité par Delaunoy Elisa, p. 89-90.

Bibliographie et sources

Sur Opération Lune

Delaunoy Elisa, « Le canular médiatique : une tromperie initiatique. Le docu-menteur Opération Lune ou la fabrication de l’illusion à la télévision », Mémoire de Master 2 Médias, information, communication, Spécialité Médias, langages, communication sous la direction de Frédéric Lambert, Université Panthéon-Assas Paris II, Institut Français de Presse, 18 juin 2008, 131 p.

Ledoux Aurélie, « La face cachée d’Opération Lune (William Karel, 2002) », dans Ledoux Aurélie et Zabunyan Dork (dir), Écrans, la preuve par l’image : nouvelles pratiques et enjeux contemporains, Classique Garnier, n° 18, 2022, pp. 71-84.

« Débat avec William Karel autour de son film Opération Lune« , Cerimes, Canal-u, janvier 2004 : https://www.canal-u.tv/chaines/cerimes/debat-avec-william-karel-autour-de-son-film-operation-lune

« Point du Jour International », Africiné.org : http://www.africine.org/structure/point-du-jour-international/2371

« Opération Lune (2002) de William Karel », Rembob’ina, magazine diffusé le 13 juin 2021 sur LCP : https://lcp.fr/programmes/rembob-ina/operation-lune-2002-de-william-karel-67434

« Master Class William Karel, autour de Opération Lune« , La Scam, Ina Sup et l’École Normale Supérieure de Cachan : https://www.dailymotion.com/video/x17sgzn

Podcast Cinétique, Opération Lune, saison 1 épisode 3, novembre 2021 : https://castopod.cinetique-asso.fr/@cinetique_cinema_et_scepticisme/episodes/operation-lune-s01e03

Sur William Karel

« William Karel », Film-documentaire, http://www.film-documentaire.fr/4DACTION/w_auteur_liste/1065

Carasco Aude, « Le documentariste William Karel, investigateur du réel », La Croix, 9 juin 2012 : https://www.la-croix.com/Culture/Le-documentariste-William-Karel-investigateur-reel-2021-06-09-1201160200

Perraud Antoine Le réel selon Karel, Télérama n° 2752, 9 octobre 2002, p. 86-87

Sur le documenteur

« On Vous Ment, festival de films Documenteur #8 », Super Nova Lyon, interview de Nicolas Landais par Tatiana Peyroux, 2 mars 2023 : https://www.nova.fr/news/on-vous-ment-festival-de-films-documenteur-8-228808-02-05-2023/

Page Wikipédia du Documenteur : https://fr.wikipedia.org/wiki/Documentaire_parodique

Dossier relu par : Jérémy Attard (Cortecs), Sohan Tricoire (Cortecs), Adeline Gillet (Cinétique), Jérôme Dubien (Cinétique) et Lokeye (Cinétique).

Notes