Affiche d'Opération Lune

« Opération Lune », un documenteur en faveur de l’esprit critique

Affiche d'Opération Lune

Le 16 octobre 2002, les téléspectateurs des Mercredis de l’Histoire sur ARTE découvrent un documentaire étonnant. Réalisé par William Karel, Opération Lune défend la thèse selon laquelle les images du premier pas de l’Homme sur la Lune lors de la mission Apollo 11 auraient été tournées en studio par Stanley Kubrick. Ce documenteur, jouant avec habileté des codes télévisuels, mélange intelligemment le vrai et le faux afin d’interroger nos processus de croyances. C’est un magnifique outil pédagogique en faveur de l’esprit critique. Nous vous proposons ici de nombreuses ressources afin de nourrir et construire une séquence pédagogique autour de ce film.

Ce dossier est également disponible en format PDF.

Introduction

Le Cortecs n’ayant encore jamais communiqué autour de ce film, je propose de corriger cette infamie en réalisant cet article qui se veut le plus complet possible afin que chacun puisse l’utiliser à des fins pédagogiques. D’une durée de 52min, il peut facilement être projeté dans les milieux scolaires et post-scolaires. Il va de soi qu’une discussion doit impérativement suivre la découverte du film afin d’éviter toute mécompréhension. Pour cela, nous allons étudier en détail la construction de ce documenteur. Il n’aura bientôt plus de secret pour vous.

Le film est disponible en intégralité sur Youtube :

Version complète d’Opération Lune, William Karel (2002), Arte / Point du Jour

Fiche technique

RéalisationWilliam Karel
CoproductionArte / Point du Jour
PaysFrance 🇫🇷
Durée52 min
Première diffusionMercredi 16 octobre 2002 dans l’émission Les Mercredis de l’Histoire
Rediffusion1er et 11 avril 2004
Parution en DVD14 novembre 2006
Intervenants/intervenantesBuzz Aldrin (Astronaute d’Apollo 11)
Loïs Aldrin (Femme de Buzz Aldrin)
Jan Harlan (Directeur de production de Kubrick)
Farouk El-Baz (Directeur technique de la Nasa)
Christiane Kubrick (Femme de Stanley Kubrick)
Lawrence Eagleburger (Conseiller de Nixon)
Henry Kissinger (Secrétaire d’État)
Jeffrey A. Hoffman (Astronaute)
Richard Helms (Directeur de la CIA)
Alexander Haig (Chef d’État Major)
Donald Rumsfeld (Secrétaire à la Défense)
David Scott (Astronaute)
Vernon Walters (Ancien directeur de la CIA)
Faux personnages [Acteurs/actrices]David Bowman (Centre de Houston) [joué par Tad Brown] ;
Maria Vargas (Sœur de Buzz Aldrin) [Jacquelyn Toman] ;
Dimitri Muffley (Ancien agent du KGB) [Bernard Kirschoff] ;
W.A. Koenigsberg (Rabbin) [Binem Oreg] ;
Eve Kendall (Secrétaire personnelle de Nixon) [Barbara Rogers] ;
Ambrose Chapel (Ancien agent de la CIA) [John Rogers] ;
Jack Torrance (Producteur) [David Winger]
Voix offPhilippe Faure
ExtraitsAustralie, route de Tanami (H. Rébillon, A. Mansir)
L’archipel des savants (L. Graffin, F. Landesman)
La vallée des rizières éternelles (P. Boitet)
Païlin, le refuge des criminels (H. Dubois)
Chine, union furtive (W. Fanghi)
Laos, les montagnards de l’opium (E. Pierrot)
ArchivesArchives S. Kubrick
NARA
NASA
MusiquesTheme From Ghost World de David Kitay
Old Newspaper de Angelo Badalamenti, BO du film Arlington Road
Jordania de Alberto Iglesias, BO du film Parle avec elle
– BO du film Vertigo
– BO du film Le Parrain
Le Danube bleu, BO du film 2001 L’odyssée de l’espace
Bahire ful de Lalita Sinha, BO du film Prem Juddho
End credits de Danny Elfman, BO du film Black Beauty
Castle Keep de Howard Shore, BO du film Panic Room
Ainsi parlait Zarathoustra, de Richard Strauss, BO du film 2001 l’odyssée de l’espace
– The Beautiful de Stephen Quinn
Louis’ Revenge de Elliot Goldenthal, BO du film Entretien avec un vampire
Back To The Pier de John Ottman, BO de The Usual Suspects
Ele Chomdo Libi – Yismechu Hashamayim (May the Heavens Rejoice) – Yossel Yossel
Dionysos Avenge – Epilogue de Petros Tabouris
Clarice de Vince Giordano & the Nighthawks, BO du film Ghost World
Conseillers historiquesYves Le Maner (Centre d’Histoire et de Mémoire du Nord Pas-de-Calais)
Jacques Villain
Prix– Prix du meilleur film Science et Société (Festival International du Film Scientifique du Québec « Va Savoir » – 2003) Canada
– Prix d’Excellence Cinématographique ou Télévisuelle (Festival International du Film Scientifique du Québec « Va savoir » – 2003) Canada
– Prix Adolf Grimme (2002) Allemagne

Opération Lune, un documenteur ?

Le film de William Karel s’ancre dans un genre bien particulier, le documenteur. « Documenteur » est un mot-valise apparu lors de la sortie du film éponyme d’Agnès Varda en 1981 (même si celui-ci ne rentre pas dans la catégorie des « documenteurs »). Dans sa large acception, il définit un faux-documentaire, c’est-à-dire une fiction qui adopte les codes esthétiques du cinéma documentaire. De nombreux films représentent ce genre avec brio : C’est arrivé près de chez vous (Rémy Belvaux, André Bonzel et Benoît Poelvoorde, 1992), La bombe (Peter Watkins, 1966), Spinal Tap (Rob Reiner, 1984), Forgotten Silver (Peter Jackson, 1995), etc.

J’appelle « documenteur » […] un faux documentaire qui, au lieu de vouloir se faire passer pour ce qu’il n’est pas (un documentaire), révèle progressivement qu’il a réussi à en produire l’illusion mais qu’il n’en est justement pas un. « Documenteur » correspond assez bien au mockumentary inventé par les anglophones, combinaison de documentary et mock qui comme adjectif veut dire « stimulé » et comme verbe « parodier, moquer ». Contrairement à la manœuvre frauduleuse, le documenteur trompe pour mieux détromper, tout comme un trompe-l’œil n’est apprécié et appréciable que s’il est reconnu comme tel, c’est-à-dire s’il fonctionne comme un détrompe l’œil.

François Niney, Le documentaire et ses faux-semblants, Klincksieck, 2009, p. 158-159.

Nicolas Landais, directeur du festival spécialisé dans le documenteur On vous ment ! y inclue même les found footage 1 à l’instar de Cannibal Holocaust (Ruggero Deodato, 1980), du Projet Blair Witch (Daniel Myrick et Eduardo Sánchez, 1999) ou de Paranormal Activity (Oren Peli, 2009). Ce sont en majorité des films qui reprennent des codes (caméra portée, interview, montage cut 2, etc.) qui créent des effets de réalité qui permettent d’augmenter la croyance du spectateur dans ce qu’il voit. On comprend ainsi l’intérêt qu’y porte le cinéma d’horreur et d’épouvante ; ce sont des procédés simples et peu coûteux qui favorisent grandement la suspension d’incrédulité des spectateurs et donc la peur et le dégoût qu’on cherche à lui faire ressentir.

Avec cette définition plus large, Opération Lune correspond à un sous-genre du documenteur : le canular. En effet, de nombreux documenteurs, même s’ils utilisent des effets de réalité, ne cachent pas leur ambition fictionnelle. Le canular, quant à lui, cherche à nous tromper. À l’inverse du mensonge, il est révélé, il est désintéressé et ne vise aucun enrichissement. Il n’est par essence pas sérieux, très lié à la blague tout en ayant un aspect pédagogique :

« Il pousse sa dupe ainsi piégée, à s’interroger sur ses propres croyances et sur les mécanismes qui les enclenchent, sur sa capacité de distanciation par rapport à l’institution et sur son esprit critique. »

(Delaunoy, p. 10)

Le sociologue Florent Montaclair propose une définition du canular assez complète :

Le canular suppose d’abord une dimension ludique à la plaisanterie réalisée. (…). (Il) suppose ensuite une dimension sociale (par sa fonction de prendre à défaut l’institution qu’il vise). (Il) demande ensuite une médiatisation de la plaisanterie. (Enfin il implique) la révélation de la supercherie.

(Montaclair Florent, « La littérature fantastique romantique » in Majastre J-O., Pessin A. Du canular
dans l’art et la littérature
, p. 44 ; cité par Delaunoy, p. 10)

Opération Lune n’est cependant pas le seul canular audiovisuel. Il s’ancre dans la lignée de l’adaptation radiophonique de la Guerre des mondes d’Orson Welles (1938) ou des Documents interdits de Jean-Teddy Filippe diffusés sur Arte entre 1986 et 1989. En 1995, l’émission l’Odyssée de l’étrange diffuse la vidéo fake de Ray Santilli sur la dissection de l’extraterrestre de Roswell. Ce « canular » ne sera vraiment révélé que 10 ans plus tard. D’autres suivront à l’instar du faux journal de la RTBF (Bye bye Belgium, 2006).

L’honnêteté nous pousse cependant à dire que cette définition du documenteur n’est pas la seule. Une autre définition tendrait à le décrire comme un documentaire de propagande mensongère (ce qui est radicalement à l’opposé de la première définition). Elle est notamment de plus en plus utilisée dans les milieux dits « sceptique » ou « zététique »3.

Bien qu’on n’aille pas creuser les enjeux de distinction ici (c’est un travail à venir), la première définition est de loin la plus populaire dans l’usage ; du moins au niveau des milieux de la recherche en Études cinématographiques et en Sciences de l’information et de la communication – où la théorisation proposée par François Niney, bien qu’ultérieur à l’usage, semble faire autorité – et des milieux cinéphiles, en particulier par les revues et les festivals 4. L’usage du terme documenteur en ce qui concerne le cinéma de propagande est proposé par Jean-Pierre Bertin-Maghit, mais faute de théorisation valable, celle-ci ne fait pas date et n’est nullement réutilisée 5.

Un épisode du podcast Cinétique revient longuement sur Opération Lune : https://castopod.cinetique-asso.fr/@cinetique_cinema_et_scepticisme/episodes/operation-lune-s01e03

William Karel, un documentariste reconnu

William Karel, réalisateur d’Opération Lune, est né dans une famille juive à Bizerte en Tunisie en 1940. En 1964, il émigre en France, il a alors 23 ans. Il devient soudeur puis tourneur-fraiseur chez Renault tout en suivant des cours du soir de photographie à l’École Vaugirard. Il devient reporter-photographe pour le Nouvel observateur. Dans les années 1970, il vit dix ans dans un kibboutz en Israël. Il y rencontre sa femme, « la réalisatrice Blanche Finger, dont les grands-parents ont été assassinés par les nazis en Pologne pendant la guerre » [La Croix].

Pilier de l’extrême gauche pacifiste israélienne et sous la menace [Télérama], il revient en France dans les années 1980. Il rencontre Raymond Depardon puis travaille comme photographe pour les agences Gamma et Sigma. « Il côtoie François Truffaut, Gérard Lauzier, et surtout Maurice Pialat, qui lui fait prendre une caméra et l’engage comme scénariste » [La Croix]. Il devient documentariste et se spécialise dans les thèmes historique et politique.

Karel devient un réalisateur très reconnu dans les milieux télévisuels. Il signe des dizaines de documentaires pour les différentes chaînes (TF1, France 2, Arte, M6, etc.) sur la politique française, la politique internationale, la politique américaine, la Shoah et divers sujets de société.

Son unique objectif : inviter le spectateur à réfléchir, lui faire partager les interrogations du réalisateur, ses doutes, sans jamais lui dicter ce qu’il doit penser. Montrer sans démontrer.

Le Monde, 29 octobre 1999.

Il se lance dans le documenteur avec Hollywood en 2000 avant de récidiver avec Opération Lune soutenu par Thierry Garrel, le directeur de l’unité documentaire d’Arte, qui défend l’idée d’une télévision d’auteur (cf. Ledoux Alice). En effet, c’est Arte qui fait la proposition à Karel de travailler autour de la manipulation des images et des falsifications de l’histoire. Il choisit le complot lunaire afin d’éviter des sujets trop graves (mort d’homme ou enjeux décisifs) et pour avoir un thème qui puisse être universel, dont la terre entière avait entendu parler.

William Karel
© Roche Productions

La face cachée de la conquête lunaire

Contrairement à ce qui est souvent dit, Opération Lune n’a jamais avancé la thèse que l’homme n’avait pas marché sur la Lune. Ce qu’avance le film, c’est que dans un contexte de Guerre froide, les États-Unis n’avaient pas le droit à l’erreur et devaient largement communiquer sur leur réussite. Cependant, la précipitation des Américains face aux Soviétiques les pousse à lancer la mission alors que le programme voué à la transmission des images depuis la Lune n’est pas finalisé :

Le président s’est tourné vers le responsable de la NASA : « Est-ce qu’on est prêts ? ». le directeur du Centre spatial ne l’a rassuré qu’à moitié : « On ne prend qu’un risque : ne pas pouvoir envoyer d’images des premiers pas sur la Lune ». Mais le président Nixon a refusé : « Hors de question ! Le monde entier veut voir un Américain marcher sur la Lune ». […] Et brusquement, un de ses conseillers, je ne sais plus si c’était Alexander Haig ou Donald Rumsfeld, a demandé, timidement : « Et si on faisait tourner en studio les premiers pas sur la Lune ? En cas d’échec, on pourra toujours diffuser ces images ». […] Nixon s’est enfoncé dans son fauteuil, a fermé les yeux quelques minutes, puis s’est levé et a dit : « Messieurs, vous avez moins de deux semaines pour tout mettre en place ».

Eve Kendall (fausse ancienne secrétaire personnelle de Richard Nixon), Opération Lune, 24m45s à 26m35s

Cette thèse principale n’arrive qu’au milieu du film. Les 25 premières minutes sont vouées à créer la suspicion au travers de plusieurs sous-entendus. De vraies et de fausses informations sont minutieusement entremêlées (activités mafieuses de l’État, tractation avec Hollywood, impact de 2001, l’Odyssée de l’espace, etc.). Par la suite, le film décrit le tournage du film par Stanley Kubrick (nullement inventé par le film, c’est une théorie du complot déjà populaire) et la traque lancée par Nixon après l’équipe de tournage pour effacer toutes preuves. Les cibles se réfugient au Vietnam avant de fuir et de se faire éliminer les uns après les autres.

Créer le faux

Il n’est pas difficile dans le cadre d’un documentaire télévisé de créer le faux. En effet, l’image souvent utilisée comme illustration et non comme élément de preuve peut être très facilement détournée grâce à un montage habile et au texte de la voix off. Cette dernière nous flatte dès le début du film en nous positionnant dans la catégorie des « intelligents » face aux naïfs :

Il faut être d’une naïveté déconcertante pour croire qu’on a été sur la Lune pour rapporter quelques kilogrammes de roche lunaire.

Voix off

Ici, Karel insère le faux grâce à la voie off qui, dans la première partie du film, instille le doute. Elle permet également de créer artificiellement des liens entre les informations. Mais le réalisateur sait bien qu’il doit ruser un peu pour rendre plus crédible son message. C’est ainsi qu’il crée de faux témoignages grâce à l’aide d’acteurs et d’actrices dont les noms des personnages sont issus de grands films hollywoodiens (pouvant interpeller les plus cinéphiles)

C’est le dispositif même de l’interview : un témoin/spécialiste à l’écran s’adresse à un interlocuteur hors champ qui lui pose des questions dont on nous montre uniquement les réponses. Les témoins/spécialistes sont présentés par le biais d’un titre présentant la source de leur légitimité à intervenir dans ce documentaire. De fait, ces informations renforcent notre adhésion aux différents propos. En effet, si Dimitri Muffley est un ancien agent du KGB, il nous est plus difficile de douter de son expérience et de son expertise. Ce dispositif traditionnel des interviews télévisées donne de la crédibilité à ces personnages. L’intervieweur, par lequel transite le message, est alors considéré comme une personne de confiance (à l’instar du documentariste et de la voix off) qui atteste de l’authenticité de ce qui est présenté.

Comme vu plus haut, c’est le personnage de Eve Kendall qui évoque la thèse principale du film. En outre, le personnage de Dimitri Muffley (KGB) permet d’intégrer de nombreuses théories du complot déjà populaires à l’époque (le flottement du drapeau américain, pellicule inadaptée, problème de gravité et de l’empreinte sur le régolite, les ombres étranges dues à des projecteurs de studios). La plupart de ces arguments sont issus de l’ouvrage complotiste, We Never Went to the Moon : America’s Thirty Billion Dollar Swindle de Bill Kaysing (1974) 6.

Karel ne s’embête pas non plus pour mentir au niveau des sous-titres. S’il ne s’aventure pas à déformer les propos en anglais (bien que face à un public non anglophone cela pourrait parfaitement fonctionner), il modifie les sous-titres des Vietnamiens et Laotiens. Il y a ici peu de risque que la supercherie soit découverte. Ainsi, au lieu de parler d’espions américains, ces sympathiques agriculteurs partagent leur connaissance de la culture du riz et/ou du maïs.

Karel a également créé de faux doublages d’Armstrong sur la Lune. En effet, l’astronaute n’a jamais parlé de ce qu’il avait mangé à la cafétéria lorsqu’il était sur la Lune… Cet élément flatte une de nos représentations (pour ne pas dire préjugé) à propos des astronautes. En effet, ceux-ci sont souvent décrits dans la culture populaire comme des personnes détendus, en parfaite maîtrise du danger et de leurs émotions. Ainsi, dans de nombreux films, l’humour est utilisé pour dédramatiser des situations complexes ou comme un moyen de gestion du stress avant un événement notable (comme un décollage).

En termes d’effets spéciaux appliqués sur l’image elle-même, on ne relève que deux cas de falsification. La plus connue étant sans doute celle de la photo de Kubrick oubliée sur le sol lunaire. Mais cette image est plus un indice de la facticité qu’un véritable mensonge. La deuxième image falsifiée est celle de l’article du New York Herald Tribune à propos de la mort de Vernon Walters (bien que l’information, quant à elle, soit vraie). En vérité, c’est un article de Tina Kelley du New York Times, comme cela est indiqué en légende de la photo.

Plus retord, Karel aurait utilisé des images de films de fiction (notamment les images du décollage de la fusée), mais « cela passe d’ailleurs inaperçu tant information et fiction s’empruntent l’une à l’autre leurs codes narratifs dans la télévision d’aujourd’hui » (Delaunoy Elisa, p. 52).

Nous reviendrons aux indices plus tard. Dévoilons un autre procédé, bien plus sournois, qu’utilise Karel et les documentaires TV en général : le rythme. À la télévision, les documentaires ne font généralement pas plus d’une heure pour rentrer dans des cases spécifiques. De plus, on craint généralement que le téléspectateur s’ennuie et zappe chez une chaîne concurrente. Il faut donc attiser son intérêt et le rythme du montage sert généralement à ça. Ainsi, Opération Lune est un gigantesque millefeuille argumentatif qui se déroule à un rythme effréné. Le spectateur ne peut réfléchir 2 secondes à un argument avant qu’un autre ne soit présenté. Il ne propose aucun moment de pause ou de suspension permettant de prendre du recul sur ce qui nous a été dit (c’est généralement mauvais signe).

Il y a le commentaire qui vous prend aussi dès le début et ne s’arrête jamais de parler, donc il vous raconte une histoire et vous n’avez pas le temps de vous poser des questions sur ce qui vient de se passer déjà il vous entraîne dans une autre histoire, etc.

William Karel, conférence du CERIMES

Le téléspectateur doit donc maintenir sa concentration sur ce qui est dit pour suivre quitte à délaisser son esprit critique. Il y est également encouragé par la musique très présente en fond. Celle-ci, loin de marquer une distance avec les propos, fonctionne plutôt comme une redondance du discours complotiste. Elle appuie l’aspect mystérieux, dangereux et spectaculaire de l’enquête. Mis à part les musiques en référence à 2001, l’odyssée de l’espace et celles des génériques, toutes sont plutôt discrètes et renforcent insidieusement le rythme du documentaire. Une très grande part est d’ailleurs issue de métrages de fiction : de thrillers (Arlington Road, Panic Room, The Usual Suspects, Vertigo, Le Parrain), de drames mystérieux (Parle avec elle), de films d’aventures (Black Beauty) voire de films fantastiques et d’horreur (Entretien avec un vampire).

[La playlist de la musique d’Opération Lune est disponible ici].

Quand le vrai soutient le faux

Pour que le faux puisse être crédible, il faut qu’il soit emballé dans du vrai. Ici, ce sont les images d’archives qui, utilisées comme témoignage, semblent appuyer l’histoire racontée. Inconsciemment, on se dit qu’il y a eu de la recherche et que c’est un travail sérieux.

Par exemple, le personnage d’Eve Kendall est présenté en surimpression sur une image d’archive où l’on voit une jeune secrétaire. Le fondu, appuyé par la voix off, nous fait croire que c’est la même personne.

« Eve Kendall, l’ancienne secrétaire personnelle de Richard Nixon, nous avait laissés entendre qu’il ne lui déplairait pas…

…de remuer des souvenirs vieux de 30 ans…

… C’est Henry Kissinger, qui l’avait engagé comme stagiaire à la Maison-Blanche. Elle avait alors 20 ans. » [Voix off]

Mais le procédé le plus habile est sans doute de mélanger de vrais témoignages avec des faux. Parmi les vrais témoins, tout le monde connaît Buzz Aldrin par exemple, mais d’autres figures sont également très connues : Donald Rumsfeld, Henry Kissinger ou Christiane Kubrick. De plus, une courte recherche sur internet nous permet de savoir qui ils sont très rapidement.

La scène la plus parlante à ce propos est sans doute celle de la réunion au Pentagone réunissant (artificiellement) Donald Rumsfeld, Henry Kissinger, Alexander Haig, Richard Helms, Lawrence Eagleburger et Eve Kendall. Alors que cette dernière dévoile le complot, les paroles des véritables intervenants semblent aller dans son sens. Voici la retranscription du dialogue (en rouge : les propos créés dans le cadre du documentaire) :

Voix off : « L’histoire était stupéfiante, Nixon embourbé au Vietnam jusqu’au cou venait d’être élu. Il lui fallait un grand coup pour redonner un peu de lustre à l’image désastreuse qu’avait de lui une très large partie de l’opinion publique.

Eve Kendall : « Le Président Nixon, suspendu au téléphone, réfléchissait, jouant nerveusement avec le fil. Le bureau ovale était dans la pénombre. J’avais du mal à prendre des notes pendant la réunion. [C’est ici une description des images d’archive diffusées simultanément à l’interview donnant du crédit au discours (cf. ci-dessous)]

Donald Rumsfeld : « On s’est tous réunis pour en discuter. Il avait déjà pris certaines décisions, pour calmer un peu le jeu. »

Eve Kendall : « Le directeur de la CIA avait l’air affolé. Il surestimait depuis toujours la capacité des Soviétiques. « Les Russes vont envoyer un homme sur la Lune. C’est une question de mois, peut-être de jours. On a des informations très précises. On ne peut pas encore attendre un an. Il faut lancer Apollo 11, le plus vite possible ».

Richard Helms : « J’étais tout le temps au téléphone, essayant de les convaincre, leur demandant un peu plus d’énergie, d’agressivité. »

Lawrence Eagleburger : « J’ai dit au président : « Vous ne pouvez pas les laisser gagner. Il faut tout faire pour qu’ils n’y arrivent pas ». »

Eve Kendall : « Le président s’est tourné vers le responsable de la NASA : « Est-ce qu’on est prêts ? ». le directeur du Centre spatial ne l’a rassuré qu’à moitié : « On ne prend qu’un risque : ne pas pouvoir envoyer d’images des premiers pas sur la Lune ». Mais le président Nixon a refusé : « Hors de question ! Le monde entier veut voir un Américain marcher sur la Lune ». »

Richard Helms : « Il était en colère, hors de lui. Quelque chose avait mal tourné, et il s’estimait responsable. »

Donald Rumsfeld : « Le président était fou de rage. »

Henry Kissinger : « Je me souviens de cet événement, comme étant l’un des plus dramatiques. »

Eve Kendall : « Et brusquement, un de ses conseillers, je ne sais plus si c’était Alexander Haig ou Donald Rumsfeld [Fausse hésitation qui relie avec le dialogue suivant donnant l’impression que Rumsfeld se souvient mieux de la réunion qu’Eve Kendall], a demandé, timidement : « Et si on faisait tourner en studio les premiers pas sur la Lune ? En cas d’échec, on pourra toujours diffuser ces images ». »

Donald Rumsfeld : « J’en ai parlé au Président, et Kissinger m’a soutenu. » [la citation de Kissinger renvoie directement au dialogue suivant. Cet effet donne réellement l’impression que les interviewés se répondent]

Henry Kissinger : « Au début, je n’ai pas pris tout cela au sérieux, mais peu à peu, l’idée s’est imposée. »

Alexander Haig : « Le Président était prêt à le faire, et j’étais prêt à le soutenir. »

Lawrence Eagleburger : « La décision a été prise par Henry, Al Haig, et le Secrétaire à la Défense. »

Richard Helms : « Mais en fin de compte, la seule personne qui pouvait donner l’ordre, c’était le Président des États-Unis. Lui seul pouvait décider. »

Eve Kendall : Nixon s’est enfoncé dans son fauteuil, a fermé les yeux quelques minutes, puis s’est levé et a dit : « Messieurs, vous avez moins de deux semaines pour tout mettre en place ».

Donald Rumsfeld : « C’était grandiose, une idée géniale. Un premier pas important, qui a demandé beaucoup d’efforts. »

Alexander Haig : « Pour Nixon, c’était une décision douloureuse à prendre. Mais je pense qu’il a eu raison. »

Henry Kissinger : « C’était le Président… Et il a eu le courage de le faire. »

Lawrence Eagleburger : « Il l’a décidé tout seul. La seule chose à faire d’ailleurs. »

Eve Kendall : « Puis il s’est approché de moi, a pris mon carnet et mes notes, les a déchirés en petits morceaux et a jeté le tout dans la corbeille. »

Henry Kissinger : « A aucun moment de ma vie, je n’aurais pu imaginer qu’une chose pareille soit possible. Même lorsque j’étais conseiller du président au NSC. Que cela ai pu, ne serait-ce qu’être envisagé, est une preuve supplémentaire de la puissance des États-Unis. »

Donald Rumsfeld : « Il fallait le faire, afin de montrer que nous étions encore les USA. Nous sommes sortis dans le jardin et le Président Nixon m’a dit : « J’ai besoin de vous pour tout mettre au point. » C’était incroyable. Nous avons cherché qui pourrait le faire, quand et comment. Il fallait trouver la personne idéale pour ce travail. Quelqu’un de compétent et que nous connaissions bien. Je lui ai dit : « Je ne vois qu’une personne ».

Voix off : C’est Donald Rumsfeld qui, le premier, avance le nom de Stanley Kubrick. Il faut que ce film soit parfait… [La voix off se substitue à Rumsfeld pour le dévoilement du nom, qui n’aurait pas été celui de Stanley Kubrick]

On voit bien à travers la retranscription de ce dialogue que le faux se glisse au milieu du vrai. On voit également que les éléments des interviews des véritables protagonistes de l’époque ne sont absolument pas signifiants. Ils n’apportent aucune information, mais simplement des bribes de phrases qui semblent soutenir la thèse avancée par la voix off et le personnage de Eve Kendall. Pris dans le rythme du montage, le spectateur n’y voit que du feu. Il perçoit des discours allant tous dans le même sens et interprète donc les informations qu’il reçoit comme une vérité partagée par les différents interviewés.

Karel est allé piocher dans des interviews qu’il a menées dans le cadre d’un documentaire sur les conseillers des présidents américains (Les Hommes de la Maison Blanche (2000) disponible sur Youtube). Plusieurs scandales y sont abordés, notamment celui du Watergate, un véritable complot et scandale d’État, permettant de mettre dans la bouche des conseillers de Nixon des assertions exceptionnelles mais en changeant leur contexte grâce à l’art du montage. Ainsi, le projet de surveillance et d’écoute du Watergate se transforme dans Opération Lune en projet de tournage du film montrant les astronautes sur la Lune. Ce procédé de décontextualisation de l’image et des interviews est utilisé tout au long du film et notre cerveau trouve facilement du sens à ce grand collage.

D’autres interviews sont bel et bien menées dans le cadre d’Opération Lune : Vernon Walters, ex-directeur de la CIA ; Christiane Kubrick la veuve de Stanley et Jan Arlan, son directeur de production ; Buzz Aldrin et sa femme Loïs ; le scientifique de la NASA, Farouk Elbaz ; l’astronaute et représentant de la NASA à Paris Jeffrey Hoffman ; et l’astronaute David Scott. L’astuce de Karel est ici de se présenter comme réalisateur d’un documentaire sur Apollo 11 et de tenter de faire dire aux témoins certains mots-clés afin de pouvoir les intégrer au montage plus facilement. Il pose donc de vagues questions sur 2001, l’Odyssée de l’espace et sur les théories du complot lunaire.

Autre élément, il est fait mention d’un objectif prêté à Kubrick par la Nasa pour le tournage de Barry Lyndon (1975). Cette anecdote est vraie, sauf que l’objectif (Carl Zeiss Planar 50mm f/0,7) n’est pas unique et que la Nasa ne l’a pas prêté pour s’assurer du silence du réalisateur.

Pour finir, un élément va nourrir et offrir une fin à Opération Lune. Le décès de Vernon Walters survint réellement quelque temps après l’interview de celui-ci par Karel. Cet événement fut utilisé dans le film pour démontrer que ceux qui parlent sont surveillés et en danger de mort (l’assassinat est bien sûr complètement sous-entendu). Il n’est, en outre, fait aucune mention des autres interviewés…

Les indices

Qui dit canular dit révélation de la tromperie. En effet, William Karel n’est pas un partisan de la « théorie » comme quoi les images d’Apollo 11 auraient été tournées en studio (on remarque d’ailleurs qu’ici – et que bien souvent – les autres missions Apollo ne sont pas citées). Il dissémine ainsi différents indices censés nous mettre sur la piste du mensonge. Cependant, la plupart nous échappent étant donné le rythme effréné du documentaire comme nous l’avons vu plus tôt.

Le film est construit « de manière à ce que le doute advienne progressivement, partant du vraisemblable – et même de la vérité – pour se clore en un crescendo d’invraisemblance et d’absurdité » (cf. Aurélie Ledoux). William Karel commence à semer des indices à partir de 10 minutes de film (bien après que notre confiance ait été acquise) : l’usage de feuille d’or sur le réacteur du Module lunaire pour montrer le luxe de la conquête spatiale (en réalité des protections thermiques), le pas de tir déplacé pour mettre la fusée en contre-jour (alors qu’il suffit de bouger la caméra), disparition de Michael Collins (mort en 2021, après la sortie du film), Neil Armstrong qui se retire dans un monastère (il continue en vérité ses activités à la NASA), etc. Ces informations, transmises par la voix off, sont appuyées par des images d’archives (ou fictionnelles) détournées semblant illustrer les propos tenus. Cependant, les discours en eux-mêmes devraient être assez aberrants pour nous interpeller.

Revenons sur la conversation au Pentagone déjà évoquée plus haut. Le montage de cette séquence est un exemple typique du travail de William Karel dans son documenteur. Traditionnellement, pour filmer une conversation avec plusieurs locuteurs, différents points de caméra sont adoptés (divers angles de caméra, plans serrés et plans larges…). Ils enrichissent la lisibilité de l’espace et permettent un échange fluide entre les différents intervenants à l’image pour le spectateur. Cependant, dans la séquence qui nous concerne (22min-28min), rien ne fonctionne correctement. Les arrière-plans de chaque personnage montré à l’écran sont disparates. Ils laissent entrevoir que ces individus ne sont pas rassemblés dans la même pièce. D’ailleurs, il n’y a pas de plan d’ensemble, de plan large ou l’on peut voir tout le monde réuni. Les jeux de regards entre les interviewés sont impossibles dans un même espace. On peut néanmoins considérer qu’un spectateur non habitué à détecter ces techniques de montage ne verra probablement pas la duperie.

Dans ce montage lunaire, Karel s’amuse ici à jouer sur quelques correspondances entre les dialogues et les images : l’un parle de boire et un autre boit effectivement, quelques-uns discutent de la langue qu’ils doivent utiliser, tous ont l’air de rire de bon cœur, certains insistent sur les informations sensibles qu’ils vont révéler. Il en profite d’ailleurs pour faire se chevaucher les images et les bandes-son d’autres interviews pour donner l’illusion que tout se passe dans la même pièce. Karel utilise ici des « chutes » (enregistrements inexploitables) des moments où la caméra tourne mais avant que la véritable interview ne commence.

Mais c’est vraiment par la suite que les indices du canular s’accumulent. Leur nombre fait qu’il devient assez difficile de tous les lister : la formation d’une unité d’élite par le blanchisseur de la maison blanche originaire de Saïgon, le cadavre d’un espion américain conservé chez un Vietnamien (très probablement un squelette réel conservé dans le cadre d’une tradition locale), les déchets de McDo partout dans le village, les espions parfaitement déguisés en Vietnamiens alors qu’un d’eux est noir, 150000 hommes pour chercher 4 fugitifs, etc. Avec du recul, ces informations paraissent incroyables, mais pris dans le rythme du montage et dans les révélations successivement sans cesse confirmées par les conseillers de Nixon, de nombreux spectateurs n’en voient pas la facticité.

Les morts des espions sont sans doute les indices les plus visibles. Karel y met clairement à jour l’absence de lien entre les images et les discours et insiste également sur la non-concordance des discours entre eux (double mort de Vince Brown) :

« Le preneur de son, Andy Rogers, est mort brûlé vif dans un accident de voiture » [Ambrose Chapel]

« Jim Gow, l’assistant, a été découvert noyé dans la piscine de sa propriété » [Ambrose Chapel]

« Vince Brown fut retrouvé en Patagonie, découpé en morceaux, ce qui n’empêcha pas la police de conclure à un suicide » [Ambrose Chapel]

« Vince Brown, le régisseur, a été retrouvé et abattu sur un ilôt désert des îles Kerguelen. La CIA avait poussé le cynisme jusqu’à filmer son élimination » [Voie off]

Le bouquet final de l’absurdité se situe dans une Yeshiva de Brooklyn où Bob Stein, le décorateur, s’est réfugié, protégé par le Rabbin Koenigsberg. Celui-ci nous apprend que Stein ne travaillait plus et pointait aux « Hassidiques »… Karel enfonce le clou en mettant un bêtisier en générique de fin soutenu par une musique très légère (Clarice de Vince Giordano & the Nighthawks, BO du film Ghost World). Il y intègre une dernière fois de fausses informations avec la citation des conseillers historiques : Yves Le Maner du Centre d’Histoire et de Mémoire du Nord Pas-de-Calais et Jacques Villain (probablement en référence au physicien).

Mais même dans ce bêtisier, Karel maintient une confusion sur les acteurs. En effet, au milieu des acteurs qui rient au fait de buter sur leur texte, on retrouve Alexander Haig affirmant « Non, c’est mauvais. Laissez-moi recommencer » et Lawrence Eagleburger dire : « Vous verrez quand vous serez plus âgé, que votre mémoire vous jouera des tours… » et rigoler. Pour le spectateur la confusion subsiste : qui est réellement acteur dans ce film ? A la toute fin, Henry Kissinger déclare : « Le plus drôle c’est que si vous me demandiez de recommencer, je le referais », on peut alors penser que c’est aussi un acteur ou que Karel nous révèle ici ces intentions… Tout du moins le réalisateur insiste ici pour nous dire qu’aucune image ne dit la vérité par elle-même. Si les faux peuvent paraître vrais, les vrais peuvent aussi paraître faux.

Un contexte de réception

Autorité de l’énonciateur

Il est important d’étudier le contexte de diffusion afin de comprendre la réception de ce film. L’adhésion du téléspectateur au message est notamment renforcée par le fait que le film est diffusé lors des Mercredis de l’Histoire d’Arte (une chaîne considérée comme très légitime par une grande part de la population), une case consacrée à des documentaires historiques rigoureux. C’est avant tout le format documentaire qui lui attribue le sérieux. Ainsi, l’adhésion du spectateur se fait beaucoup plus par le biais de la confiance habituelle faite aux médias plutôt que par une attitude critique envers ce qu’il voit.

Le documentaire, et plus particulièrement le documentaire historique, assoit sa légitimité et sa crédibilité sur le recours à des faits scientifiques, à des témoins d’époque ou à des images d’archives, autant d’éléments qui doivent attester de la vérité de ce qui nous est conté sans laisser de place au doute. Et si le documentaire se distingue du reportage, parce qu’il ne traite pas de l’actualité immédiate, parce que le regard du réalisateur diffère de celui du journaliste en donnant souvent une vision partielle et partiale des évènements, il n’en est pas moins factuel et tributaire du vrai, si bien que personne ne viendrait a priori mettre en doute son authenticité.

Delaunoy Elisa, p. 41.

La forme documentaire fait tomber le spectateur dans des biais d’autorité : autorité de l’énonciateur, autorité des témoins et autorité des images.

Autorité des témoins

Dans la forme il est quasiment impossible pour le téléspectateur de distinguer les vrais témoins des faux. Il n’y a aucune différence de traitement visible entre les deux.

Karel joue sur la position d’autorité, d’authenticité qui leur est immédiatement conférée pour leur faire dire les choses les plus incroyables. Leurs paroles sont cautionnées par le média et le médiateur qui les diffusent et elles cautionnent le film en retour.

Delaunoy Elisa, p. 59.

« L’authenticité » de ces témoignages est renforcée par la présence de l’image des témoins qui nous permet de « confirmer leur identité ». Ces discours auraient eu bien moins de force en voix off. La présence des images les rend crédibles.

Autorité de l’image

Le téléspectateur n’ayant pas reçu de formation historique ne peut remettre en question le sens des images d’archives dont le discours semble aller de soi. Ici, pour le spectateur, l’image d’archive appuie le discours ; elle est un élément de preuve de ce qui est dit. Elle renforce le discours qui lui-même renforce les images dans le cercle vicieux de la croyance.

Le mélange de témoins, voix off et images d’archives est une caractéristique du documentaire historique qui les articule en un double mouvement. Les paroles viennent authentifier les images et les images authentifient à leur tour le discours.

En commentant les images d’archives, en mettant un nom sur les personnes qu’on y voit, le commentaire et le récit des témoins les ancrent dans le réel plutôt que dans la fiction. Ces images sont à elles seules vides de sens, elles pourraient dire mille choses, c’est le discours qui oriente leur interprétation. Si l’on dit que l’image est polysémique, toujours en attente de texte, c’est parce c’est leur légende, le commentaire qui y est apposé, qui leur donne un sens et encourage une certaine lecture de ce que perçoivent nos sens. Ce phénomène fait que bien souvent, on leur donne une signification qu’elles n’ont pas en elles-mêmes. 

Delaunoy Elisa, p. 61.
Le cercle infernal de la justification des discours

Cependant, comme toutes archives, elles devraient être contextualisées, authentifiées, discutées, etc. Malheureusement, trop souvent les documentaires (télévisés particulièrement) passent outre la méthodologie afin de faire de l’image d’archive une simple illustration du propos. Celui-ci peut donc être vrai ou faux, l’image n’en dira en fait absolument rien. C’est notamment des critiques qui ont été faites aux très populaires documentaires Apocalypse (cf. les critiques de Laurent Véray, de Lionel Richard et de Thierry Bonzon).

De plus, Opération Lune surfe sur une vague de méfiance envers les Américains augmentant de fait l’adhésion (Véronique Campion Vincent, La société parano, théories du complot, menaces et incertitudes, cité par Delaunoy Elisa).

Le malheur d’Opération Lune est que malgré les précautions prises par Arte lors de la première diffusion (suite à des projections tests qui révélaient que l’adhésion au film était plus forte que ce qui était envisagé), le film fut pris au sérieux par une part non négligeable de spectateurs. De plus, même si certains connaissaient le rôle parodique du documentaire, cela ne les a pas empêchés d’extraire des scènes de leur contexte sur internet afin de défendre les théories complotistes au grand dam de Karel. Bien sûr, il n’est rien indiqué d’autre que « documentaire Arte » (argument d’autorité), ni le titre, ni l’auteur…

Audience en 20024,3% de parts de marché et 2% de taux moyen
Audience en 20043,6% de parts de marché et 1,3% de taux moyen d’écoute
Médiamétrie cité par Delaunoy Elisa

Un outil de réflexion et d’éducation à l’esprit critique

Avec Opération Lune, William Karel remet en cause l’institution du documentaire télévisé. Comment peut-on croire ce qu’on nous raconte si un documentaire peut allègrement nous mentir sans qu’on s’en aperçoive ? Il nous fait prendre conscience que l’image n’est pas une preuve en soi et qu’elle peut être source des pires manipulations. Karel n’hésite d’ailleurs pas à dresser des liens avec les journaux télévisés (qu’il avait déjà critiqués dans Le journal commence à 20 heures en 1999) :

Si vous faites l’expérience de voir ces petits sujets d’une minute trente qui passent tous les soirs, les quinze sujets que vous voyez au journal télévisé. Si vous coupez le son, on ne sait même pas de quoi on parle, c’est des images mises bout à bout, moi ça me passionnait de voir ce qu’on pouvait faire croire, en changeant le commentaire vous racontiez exactement ce que vous vouliez.

William Karel, Conférence du CERIMES

Opération Lune nous rappelle que si les images en elles-mêmes ne peuvent pas mentir ce sont les discours et le sens qu’on leur donne qui peuvent être trompeurs ou mensongers. Le montage, par exemple, a recours à notre capacité de rationalisation. Si deux images se suivent, on leur donne alors un sens alors qu’il n’y a possiblement pas de liens réels entre ces deux images (précisons tout de même qu’on donne également un sens à une image isolée). Par le biais de primauté une première image peut par exemple modifier complètement la vision qu’on aura d’une seconde de par sa position. L’inverse est se fait également, c’est le principe même de ce qu’on appelle l’effet Koulechov 7.

Par exemple, la statue de la Liberté derrière le personnage de Jack Torrance est celle du pont de Grenelle à Paris et non de New York. Cependant, l’usage d’un plan aérien de la statue de New York en préambule et la transition en fondu enchaîné nous implante de fait l’idée que c’est bien celle-ci, malgré les problèmes de distance et d’échelle.

Le canular, comme il l’est souvent proposé dans les documenteurs, peut être par son aspect ludique et très réflexif un excellent outil de mise à distance et d’ouverture à la critique de l’image en général. Il a pour effet de nous dévoiler notre crédulité de manière innocente. Il nous interroge ici sur le rapport que nous entretenons avec le documentaire, la télévision, le cinéma et l’image en général. Si comme le dit François Jost, « Aucun apprentissage de l’image en termes de codes ne peut former à discerner la vérité du mensonge » on peut tout de même apprendre à porter un jugement sur ce qui nous est montré :

[…] ce qui peut, ce qui doit semer le doute dans l’esprit du téléspectateur, ce n’est donc pas la bonne ou la mauvaise utilisation des codes (à ce jeu-là ceux qui les utilisent chaque jour sont imbattables) mais les « inférences » comme disent les psychologues, à la fois sur les sujets présentés, leur contexte spatio-temporel, leur enchaînement, leur fonctionnement global. Comprendre une émission, c’est donc moins décrypter une vérité cachée que porter un jugement sur la possibilité matérielle de ce qui nous est montré. Or ces inférences sont très mal partagées car elles dépendent évidemment du savoir que nous avons, non seulement sur la réalité, mais aussi sur la fabrication de l’information. Elles dépendent aussi de notre capacité plus ou moins grande à garder la tête froide face à des évènements stupéfiants. (…) Il s’agit, comme dans le cas du docu-fiction, de faire perdre le cadre qui permet au téléspectateur de faire des inférences et d’éprouver leur validité, car il ne sait plus ce qui doit l’emporter, de la réalité ou de la fiction. (…) Aucune connaissance du langage de l’image ne peut lutter contre un tel procédé, car il s’en prend à ce qui fonde toute communication : la confiance en l’autre.

JOST François. La télévision du quotidien, entre réalité et fiction, p. 92 cité par Delaunoy Elisa, p. 89-90.

Bibliographie et sources

Sur Opération Lune

Delaunoy Elisa, « Le canular médiatique : une tromperie initiatique. Le docu-menteur Opération Lune ou la fabrication de l’illusion à la télévision », Mémoire de Master 2 Médias, information, communication, Spécialité Médias, langages, communication sous la direction de Frédéric Lambert, Université Panthéon-Assas Paris II, Institut Français de Presse, 18 juin 2008, 131 p.

Ledoux Aurélie, « La face cachée d’Opération Lune (William Karel, 2002) », dans Ledoux Aurélie et Zabunyan Dork (dir), Écrans, la preuve par l’image : nouvelles pratiques et enjeux contemporains, Classique Garnier, n° 18, 2022, pp. 71-84.

« Débat avec William Karel autour de son film Opération Lune« , Cerimes, Canal-u, janvier 2004 : https://www.canal-u.tv/chaines/cerimes/debat-avec-william-karel-autour-de-son-film-operation-lune

« Point du Jour International », Africiné.org : http://www.africine.org/structure/point-du-jour-international/2371

« Opération Lune (2002) de William Karel », Rembob’ina, magazine diffusé le 13 juin 2021 sur LCP : https://lcp.fr/programmes/rembob-ina/operation-lune-2002-de-william-karel-67434

« Master Class William Karel, autour de Opération Lune« , La Scam, Ina Sup et l’École Normale Supérieure de Cachan : https://www.dailymotion.com/video/x17sgzn

Podcast Cinétique, Opération Lune, saison 1 épisode 3, novembre 2021 : https://castopod.cinetique-asso.fr/@cinetique_cinema_et_scepticisme/episodes/operation-lune-s01e03

Sur William Karel

« William Karel », Film-documentaire, http://www.film-documentaire.fr/4DACTION/w_auteur_liste/1065

Carasco Aude, « Le documentariste William Karel, investigateur du réel », La Croix, 9 juin 2012 : https://www.la-croix.com/Culture/Le-documentariste-William-Karel-investigateur-reel-2021-06-09-1201160200

Perraud Antoine Le réel selon Karel, Télérama n° 2752, 9 octobre 2002, p. 86-87

Sur le documenteur

« On Vous Ment, festival de films Documenteur #8 », Super Nova Lyon, interview de Nicolas Landais par Tatiana Peyroux, 2 mars 2023 : https://www.nova.fr/news/on-vous-ment-festival-de-films-documenteur-8-228808-02-05-2023/

Page Wikipédia du Documenteur : https://fr.wikipedia.org/wiki/Documentaire_parodique

Dossier relu par : Jérémy Attard (Cortecs), Sohan Tricoire (Cortecs), Adeline Gillet (Cinétique), Jérôme Dubien (Cinétique) et Lokeye (Cinétique).

Notes

Chemtrails, subitisation, musicothérapie, lapin qui saute… le best of des dossiers étudiants 2022/2023

Les formations proposées par le CORTECS sont souvent l’occasion de faire travailler des étudiant·e·s sur des projets zététiques. Ces dossiers sont de qualité variable : on comprend (et on regrette) que la charge de travail des étudiant·e·s ne leur laisse pas beaucoup de place pour les yétis, les fantômes et autres monstres de la raison. Mais parfois, certains travaux sont très bons et méritent largement d’être rendus publics pour profiter à tout le monde. S’ils ne sont pas infaillibles (mais aucun travail ne l’est) ils font preuve d’une rigueur et d’une démarche critique qui nous semblent satisfaisantes.
Vous trouverez donc sur cette page quelques-uns des meilleurs dossiers produits par les étudiant·e·s des formations zététique du Cortecs en 2022 – 2023. Les premiers proviennent des cours donnés à l’école d’ingénieur ENSEEIHT à Toulouse par Nicolas Martin, les suivants sont issus d’un cours donné à l’Institut d’enseignement à distance en Sciences de l’éducation de l’Université Paris 8 par Vivien Soldé.

Cours à l’ENSEEIHT

Etude de l’influence de la couleur d’éléments sur leur subitisation

[Télécharger ici] Par L. Bahroun, A. Ecorce, N. Bertheloot, N. Groenen

246 cure-dents. Ça se voit.

La subitisation c’est la capacité à percevoir le nombre d’éléments dans un ensemble « d’un seul coup d’œil », sans les compter individuellement. Comme les cure-dents dans Rain Man vous voyez. D’ailleurs cette capacité est probablement une légende, et des études montrent que les autistes auraient d’ailleurs de moins bonnes capacité de subitisation 1.

Mais là n’était pas la question. Il s’agissait ici de savoir si la subitisation est plus facile si les éléments à compter sont de couleurs différentes. La taille d’échantillon n’est pas énorme, mais les résultats semble montrer que oui, la bicoloration facilite la subitisation (j’aime bien cette phrase). Une chouette expérience à répliquer et à décliner !

La musicothérapie (et influence de la musique sur la pousse des plantes)

[Télécharger ici] Par T. El Hadi, T. Haas, S. Léostic, D. Zribi

Les cactus poussent-ils mieux en écoutant Jacques Dutronc ?
Les étudiants ont dans un premier temps présenté les prétentions et un peu de littérature sur la musicothérapie. Ils ont ensuite voulu voir si la musique influençait la pousse de lentilles. Le protocole est très chouette mais pas parfait (pas de double aveugle, petit échantillon, plusieurs risques de biais) mais il semble que oui les plantes exposées à la nocturne n°2 de Chopin, ont bien poussé plus vite… surprenant ! Reste à essayer de comprendre ce qui a vraiment joué et si ça marcherait aussi bien avec du NTM.

Influence de la construction d’un sondage sur les réponses des participants

[Télécharger ici] Par C. Olivi, A. Wagret et C. Serre
L’ordre dans lequel les questions sont posées dans un sondage peut-il influencer les réponses des participants. On y parle de l’effet entonnoir; de l’effet de contexte logique et de l’effet de contexte sémantique.
Bien que l’analyse statistique aurait pu être plus précise, l’étude semble bien montrer une influence (dans le sens inverse de ce qui avait été prédit). Le recul critique sur l’étude est bien montré.

La génération de l’aléatoire par le cerveau et les manières de l’influencer

[Télécharger ici] Par L. Baldet, B. Berlin, G. Laumonier, M. Lourenco

Le cerveau est mauvais générateur d’aléatoire, on le sait. Si on demande de générer un nombre entre 1 et 10, chaque valeur n’a pas la même chance d’être donnée.
Mais y a-t-il une différence si on demande de penser, de choisir ou de sélectionner un nombre au hasard ? Apparemment oui !

Illusion sensorielle – Effet cutané du lapin (ECL)

[Télécharger ici] Par L. Seugnet, E. Massol, A. Goodwin, S. D’alimonte, E. Norroy

L’illusion cutanée du lapin qui saute est une illusion au nom très marrant et qu’il est vraisemblablement très difficile à observer. Pour ma part, je l’ai longtemps cherchée mais jamais réellement observée. C’est mon big foot à moi. Alors j’ai proposé à un groupe d’étudiant·e·s de partir à sa recherche avec méthode : en fouillant la littérature pour essayer de le mettre en évidence… sans grand succès. Cette illusion serait-elle illusoire ? Le mystère demeure.

Encore un grand bravo à toutes les étudiantes et étudiants et un grand merci : j’apprends beaucoup grâce à vous. Merci aussi à celles et ceux qui ne sont pas ici. On sait que vous aimeriez avoir plus de temps pour parler de yéti et de fantôme !

Cours à l’IED 2 de Paris 8

Chemtrails, analyse d’une théorie complotiste

[Télécharger par ici] par E. Lépine Bazzucchi

Cette étudiante s’intéresse à la construction de la théorie des chemtrails grâce à un
ensemble de documents écrits, photos, audios et vidéos venant du web. Tout au long de ce travail, elle remet en cause ses certitudes, et si les arguments des partisans des chemtrails ne la convainquent pas, certaines ouvertures autour des épandages de pesticides et de la géo-ingénierie la laissent plus dubitative…

Les jeunes, ces crédules à éduquer ! (ou pas)

A peine ma thèse soutenue, j’ai entendu parler d’une chercheuse ayant mené son doctorat en même temps que moi et sur un sujet connexe. En effet, nous avons validé nos recherches à 14 jours d’écart. Tandis que moi je travaillais sur l’histoire de l’éducation à l’image à travers les réseaux de ciné-clubs confessionnels et laïques, cette anthropologue en CIFRE à la Ligue de l’enseignement s’interrogeait sur l’avenir de l’éducation à l’image et sur les transformations complexes mais nécessaires à mener pour sortir du cloisonnement entre éducation culturelle et éducation aux médias. Il se trouve qu’une partie de sa thèse s’intéresse à la question de la crédulité des adolescents face aux images…

Marie Ducellier, grâce à sa méthodologie de recherche, s’est intégrée à un groupe de jeunes en décrochage scolaire fréquentant un « atelier-relais » afin de mieux comprendre leur rapport à l’image ; l’objectif étant de partir de leur pratique pour mieux construire une pédagogie autour des images. Partir des pratiques populaire est un postulat historiquement fondamental en éducation populaire. Mais, on l’observe dans cette thèse, c’est de plus en plus complexe à mettre en œuvre et à faire accepter à une génération vieillissante d’éducateurs qui n’arrive pas à remettre en question ses pratiques et habitudes face aux évolutions drastiques que connaissent nos sociétés actuelles ; évolutions que la jeunesse a incorporées. Dans ce contexte de dépérissement diraient certains (je préfèrerais dire renouvellement) de l’éducation populaire, les clichés vont bon train, à l’instar des milieux scolaires.

Beaucoup de professeur.es – ou de personnes ayant un lien étroit avec les milieux éducatifs quels qu’ils soient – fréquentent le site du Cortecs. Parmi vous, qui n’a jamais entendu dire qu’on s’inquiète pour notre jeunesse en déperdition noyée dans le « faux » des réseaux sociaux et d’internet vu comme un mal absolu capable – sans le développement de l’esprit critique de la population – de mettre à terre la démocratie et notre société entière. Que celui qui n’a d’ailleurs jamais exprimé cette idée se manifeste… En outre, si ce ne sont pas les jeunes ce sont les classes populaires (C’est un bingo si vous êtes des deux à la fois). C’est ce que certains appellent la « démocratie des crédules »1, c’est-à-dire une démocratie malade des croyances irrationnelles de ses citoyens.

Mais qui a déjà remis en question ce postulat d’une jeunesse crédule pour ne pas dire débile ? Après tout, nous savons bien que c’est une idée parfaitement répandue dans les milieux de l’éducation ; que chaque année les jeunes sont de plus en plus bêtes et/ou de moins en moins cultivés ; qu’ils ne comprennent rien, ne s’intéressent à rien à part à des choses futiles (à une époque le cinéma, à d’autres le jeu vidéo et les réseaux sociaux, etc.), et qu’ils méprisent leurs aînés… On pourrait continuer longtemps. On peut d’ailleurs remonter ces préjugés âgistes et conservateurs jusqu’à Platon.

Par sa méthodologie de thèse, Marie Ducellier a suspendu son jugement sur les pratiques et les interactions des jeunes avec les images même si ce n’est pas toujours facile, il faut bien se l’avouer (notamment face à une vidéo de dix heures d’un mec en train de regarder un tacos). Du moins, dans la grande tradition de l’anthropologie, elle a réussi à gagner la confiance d’un petit groupe de jeunes qu’elle a pu étudier et a pu capter des moments de discussion incroyablement révélateurs du rapport des jeunes à l’image et au mensonge.

Elle aborde notamment la fascination des jeunes pour les vidéos de Lama Faché, qui ont déjà beaucoup été discutés par des journalistes (comme AudeWTF) et des débunkers (comme Sciencoder) affolé.e.s par le succès de cette chaîne. On découvre avec étonnement, et avec soulagement, que :

Aucun adolescent de l’atelier-relais ne la regarde “comme si c’était vrai”, ceux-ci s’y adonnent justement pour son caractère fantasmagorique, aux limites voire carrément en dehors du réel. Elle permet une sorte de « train fantôme 2.0 » pour les adolescents où le récit de situations a priori extraordinaires suscitent l’excitation collective. Filly2 relate : « Je sais très bien que c’est faux, Lama Faché c’est des menteurs ! (…) C’est… j’me pose avec mes copines pour regarder en fait (…) on va rigoler comme ça ! Des fois ça fait flipper les trucs… c’est marrant ! ». D’autres adolescents me font part de ce type de pratiques collectives, en quête d’images « à sensations » où les pairs s’interrogent ensuite sur leurs perceptions et ressentis (« T’as vu ?! », « Mais c’est faux ou pas ?! », « J’ai déjà entendu, j’le connais lui c’est vrai ! »). De nombreuses projections se bricolent ainsi depuis les téléphones portables où chacun testent les croyances et limites de l’autre pour mieux fantasmer et débattre de la « réalité » du monde. Loin de croire en ces vidéos, c’est au contraire le fait de s’interroger collectivement sur le mode de l’humour et du sensationnel qui fabrique chez les adolescents l’intérêt de cette chaîne YouTube. Conscients qu’elle présente un rapport tronqué à la réalité, cette distorsion aboutit pour eux en jeu de croyances et de perceptions. Ce trouble soulève une certaine euphorie qui ne peut être confondue avec une quelconque naïveté ou ignorance juvénile.

Ducellier Marie, L’éducation à l’image à l’épreuve de sa transformation : une enquête ethnographique dans et avec une fabrique de l’éducation populaire, Thèse en Anthropologie sociale et Ethnologie, Paris, EHESS, 2022, p. 258-259.

Marie Ducellier, docteure en Anthropologie sociale et ethnologie

Ainsi les adolescents sont dans un double rapport à ces images, à la fois fascinés et critiques. Marie Ducellier nous rappelle salutairement que « dans la quotidienneté des technocultures audiovisuelles, regarder une image ne signifie pas nécessairement y adhérer (par plaisir, intérêt ou croyance) ». Cette pensée s’inscrit d’ailleurs dans la continuité d’études menées en psychologie, notamment celles d’Hugo Mercier (cf : Internet et désinformation : une fake news ?).

De plus, il nous est révélé la connaissance parfois très précise que les jeunes ont des chaînes qu’ils suivent, bien plus que les adultes qui vont souvent se limiter à une ou deux vidéos pour se faire une idée. Ces jeunes de l’atelier-relais ont une connaissance encyclopédique d’un vidéaste comme TiboInShape. S’ils ne refusent pas les critiques qui sont formulées contre ce vidéaste grandement masculiniste, ils critiquent (et à raison) les points de vue très orientés des adultes qui ne prennent pas en compte la diversité des contenus proposés (ici les vidéos de découvertes des métiers créées par TiboInShape). Ils sont en outre très critiques des techniques commerciales des influenceurs et comprennent assez bien les enjeux de construction du réel derrière nombre des images croisées sur les réseaux. Non, décidément nos jeunes ne manquent pas d’esprit critique ! Ce constat peut vous sembler aller à contre-courant d’à peu près tout ce qu’on entend à ce propos. Pourtant, il va dans le même sens que les conclusions de l’ouvrage d’Hugo Mercier (encore lui) Pas né de la dernière pluie3, synthèse récente des travaux empiriques sur la question de la crédulité humaine : nous ne sommes pas, en général, aussi crédules qu’on le pense – qu’on soit jeune ou moins jeune, d’ailleurs. 

En plus de ça ils ne sont pas prêts à nous attendre pour décrire les phénomènes audiovisuels numériques, bien trop rapides pour que le paquebot de l’éducation nationale soit capable de suivre où les « vieilles dames » que sont des institutions comme la Ligue de l’enseignement. Ils et elles sont bien souvent seul.es face aux Fakes et savent porter une réflexion dessus comme le révèle l’analyse d’une conversation du groupe d’adolescent.es :

Lors de l’ethnographie, l’espace de la cantine met en exergue des formes d’autogestion à ces dynamiques. Plusieurs conversations concernent régulièrement les « fake news » et fausses vidéos qui peuvent traverser les quotidiens juvéniles. Ce jour-là, face à leurs assiettes de poisson, les adolescents rêvent d’aller manger au « Chicken pacha » sur la place de la « zone 4 » ou au Quick de la ville d’à côté. Inès vient soudainement bousculer le récit de ces fantasmes : « Le Quick j’veux plus y aller ! Après l’histoire du rat là… ». Les réactions ne tardent : « quel rat ? » « chez qui ? » « y’a longtemps ? ». L’excitation est à son comble. Inès développe de sa voix rauque : « Mais c’était sur snap’ là ! Vous avez pas vu ?! Y’a la meuf elle ouvre son burger, dedans bah c’est un rat ! ». Quelques voix s’élèvent d’un « mais ouiii » pour signifier qu’ils connaissent la vidéo, ou plutôt qu’ils se l’imaginent parfaitement. Autour de la table, Mathis est le premier à réagir : « Eh mais c’était la vidéo postée samedi ?! Ah ouais… j’vois, j’vois, et mais moi aussi j’ai déjà vu d’autres vidéos comme ça ! ». Filly enchaîne : « Ouais ! Au McDo, là-bas ça arrive tout le temps ! ».

Sylverster Stallone, quant à lui, n’est nullement rebuté par un « ratburger » (Demolition Man, 1993)

Après plusieurs minutes à s’invectiver sur telle ou telle vidéo montrant des animaux, cafards et autres éléments n’ayant rien à faire dans la restauration de fast-food, Rayan constate ironique que toutes ces vidéos n’empêchent pas les adolescents de continuer à manger là-bas. Filly réfléchit suite à sa remarque et relativise : « Mais après c’est juste des vidéos, en vrai on sait pas ! ». Inès insiste de son côté sur la véracité de la première vidéo ayant lancé le débat : « Moi j’vous dis c’était vrai, C’ÉTAIT-SUR-SNAP (très fort) ! ». Le statut particulier de ce réseau – bénéficiant d’un cercle de connaissance beaucoup plus proche et restreint chez les adolescents en comparaison d’Instagram – décuple la confiance d’Inès. Ayant vu la vidéo à partir d’une de ses connaissances, sa méfiance semble dissipée. Rayan riposte immédiatement : « Mais ta pote, c’est elle qui a posté la vidéo ou juste elle l’a partagée ?! Ça a rien à voir ! ». La situation bascule à ce moment-là. Convaincus dans un premier temps de la véracité des vidéos préalablement discutées, les cinq adolescents autour de la table s’observent désormais plus silencieusement.

D’une certaine manière, il ne faut surtout pas se retrouver dans la catégorie des « crédules », ceux qui se font avoir et croient n’importe quoi sur les réseaux sociaux. Mieux vaut, dans la sphère adolescente, assurer un regard sur celles-ci mais certainement pas une adhésion systématique. L’influence de Rayan, sorte de leader dans le groupe, devient ici capitale. Il n’intervient pas explicitement dans un rôle d’arbitrage mais pousse chacun à l’argumentation. Peu importe que l’on défende la véracité ou la fausseté d’une vidéo du moment que l’on sache dire pourquoi. Les adolescents sont à l’écoute de toute justification subjective. Rayan remplit ce rôle avec beaucoup de provocation mais dans un sens finalement positif (il aurait pu en être autrement dans une autre situation). Il cherche à déstabiliser, voire décrédibiliser les opinions, ce qui fait prendre à la discussion un tournant analytique inattendu. Les adolescents se remémorent ce qu’ils ont vu, se mettent à décrire précisément les vidéos, revendiquant le fait que « l’on voit de près » (filmer en gros plan) ou que « si plein de gens ont partagé, c’est que ça existe ».

Les arguments du groupe oscillent constamment entre pertinence et absurdité mais avancent bel et bien sur un chemin réflexif. Inès commence à douter. Elle évoque à ce moment d’autres vidéos qu’elle désigne comme des « délires » : le riz en plastique, le bébé dans le four, l’homme qui boit de la javel… Petit à petit, même si le groupe peine à qualifier l’origine de ces images, entre dégoût et fascination, plus personne ne semble les prendre au sérieux. Les adolescents les commentent dans un jeu de croyance toute relative. Ils se testent surtout pour savoir qui y croit vraiment. Le groupe d’adolescents marque ainsi une forte distinction entre ceux qui y « croient », ceux qui « regardent » et ceux qui « partagent » (de manière mêlée sans forcément que l’un entraîne l’autre). Pour Inès, il s’agit de ne pas confondre : « Les gens ils regardent du fake, pas parce qu’ils y croient, ils regardent parce que je sais pas… moi si je regarde ça, c’est parce que je me fais chier », lâche-t-elle en suscitant l’approbation des autres.

L’influence des pairs se révèle ici capitale : elle peut venir soutenir la croyance ou au contraire la déstabiliser jusqu’à l’annihiler. Même si de véritables outils analytiques manquent à l’appel, les adolescents se « challengent » avec les moyens du bord, pris autour de la blague et de la provocation. La socialisation juvénile permet de facto une montée en compétence dans l’acuité (audio)visuelle qui s’assimile non pas une expertise, mais aux bribes d’une réflexivité qui ne dit pas son nom. La crainte maladive de passer pour un naïf auprès des pairs, favorise des formes de doute et de méfiance pour éviter la « honte » de « se faire avoir ». Ce sont de petits pics lancés à la va-vite, des provocations et parfois quelques moqueries qui poussent les adolescents à relativiser la croyance de leur regard spontané jusqu’à forger de petites stratégies d’autodéfense. Cette influence des pairs vient d’une certaine manière combler l’absence d’accompagnement des adultes envers les consommations audiovisuelles ordinaires. Si l’immense majorité des adolescents rencontrés à l’atelier relais me relatent régulièrement qu’ils « sentent » les ressorts de manipulation d’une vidéo (« ça fait le fake » ; « il ment ! » ; « c’est que du faux sur du faux ! »), ils avouent parallèlement rester dans le doute, manquant d’éléments plus objectifs pour se positionner avec moins d’hésitation. Les adolescents évoluent ainsi dans une somme d’intuitions inachevées, dépendant d’un bouche-à-oreille aux vertus inégales, qui se légitiment au hasard des clics et des mises en concurrence entre pairs. Dans ce contexte, des acuités et compétences naissent envers la construction et les effets de l’image, mais elles restent approximatives et peu assurées.

Ibid, p. 269-272.

Ces éléments nous poussent à nous réinterroger dans notre transmission de l’esprit critique et de ces outils. Comment pourrait-on exploiter cette réflexivité spontanée pour en faire un point de départ ? Une des pistes pourrait être l’impact fondamental du collectif, trop souvent ignoré pour des approches plus individualistes évitant les dangers des « instincts grégaires ».

Quoi qu’il en soit, souvenons-nous que nous ne sommes pas les dépositaires de l’esprit critique ; visions bien trop alimentées par le biais de valorisation de l’endogroupe4. Au contraire, ouvrons-nous et tentons de mettre à profit ces réflexivités spontanées nées d’une connaissance par la pratique avant la connaissance théorique. N’oublions pas que les jeunes générations ont aussi beaucoup à nous apprendre. C’est, avant tout, cette ouverture qui nourrit nos conceptions du monde : les échanges divers et variés.  


Pour les plus curieux, je vous renvoie vers la thèse de Marie Ducellier, disponible en ligne gratuitement : https://www.theses.fr/2022EHES0113

Les images sont issues du site : http://www.educationauximages.fr/


1 Bronner Gérald, La démocratie des crédules, Paris, France, PUF, 2013, 343 p.

2 Les noms et prénoms des jeunes cités dans les extraits ont été modifiés lors de la rédaction de la thèse pour leur garantir leur anonymat.

3 Mercier Hugo, Pas né de la dernière pluie : la science de la confiance et de la crédulité, Paris, France, HumenSciences, 2022, 446 p.

4 L’endogroupe signifie le groupe d’appartenance. Il s’oppose à l’exogroupe : groupe dans lequel l’individu ne se reconnait pas.

L’esprit jubile : recension de la BD « L’esprit critique »

Qu’est-ce que l’esprit critique ? On pense tous l’avoir mais sait-on vraiment le définir ? C’est la question à laquelle ont voulu répondre Isabelle Bauthian (biologiste de formation, scénariste et rédactrice culturelle et scientifique) et Gally (dessinatrice) dans cette bande-dessinée publiée aux éditions Delcourt (130 pages). Et… c’est tout bonnement une petite merveille !

Case issue de la bande-dessinée L’esprit critique de Isabelle Bauthian et Gally, Octopus, Delcourt, 2021, p. 4.

D’un point de vue narratif et esthétique

Lors d’une soirée, Paul rencontre une jeune femme qui se présente comme druide. Après une discussion animée autour de photos de fées, Paul rentre chez lui, se connecte sur ses réseaux sociaux et déverse sa haine de l’irrationnel. C’est alors qu’il apparaît, enfin… elle : L’esprit critique !

On prend énormément de plaisir à faire un bout de chemin avec ces personnages extrêmement attachants. Paul, croyant en La science sans aucune méthode, perdu dans la complexité du monde qui s’ouvre devant lui grâce à Elle, doppelgänger métamorphe critique aux cheveux roses qui donne au lecteur une soif de connaissance comme jamais. Paul, c’est tout simplement nous qui découvrons cet univers de l’esprit critique. Il exprime nos interrogations et nos doutes sur cette conception à laquelle nous n’avons pas forcément beaucoup réfléchit. Elle, elle est l’incarnation de l’esprit critique et de sa perfectibilité.

Grâce à ses pouvoirs elle fait sortir Paul de son petit confort, de sa petite routine pour l’emmener vers des contrées inconnues (voyage dans le temps et dans l’espace). L’odyssée de Paul commence avec une plongée dans l’histoire des sciences, des bâtons d’Ishango à Kepler et Galilée en passant par les philosophe grecs (Platon, Thalès, Aristote, Ptolémée Anaximandre de Millet, etc.). On regrette juste l’absence d’une excursion auprès des premiers sceptiques à l’instar de Pyrrhon d’Élis. Le voyage de notre personnage se poursuit ensuite sur la méthode scientifique moderne (évaluation des hypothèses, principe de réfutabilité, notion de preuve, pseudo-sciences, etc.) puis sur la déconstruction partielle de nos systèmes cognitifs principalement avec l’approche des biais (tous représentés de manière très parlante). Le périple continue avec les méthodes d’évaluation de l’information (approches des statistiques, théière de Russell, évaluation d’une étude scientifique, sophismes, etc.) et se conclut sur une note de tolérance et sur les limites de l’esprit critique (distinction entre faits et foi, valeurs, importance des émotions, différences de points de vue idéologiques, politiques et sociaux). 

Planche issue de la bande-dessinée L’esprit critique de Isabelle Bauthian et Gally, Octopus, Delcourt, 2021, p. 21.

D’un point de vue éducatif et pédagogique

L’alchimie du couple, l’humour malicieux, la bienveillance, la douceur du trait de Gally, la joie qui se dégage de cette BD… nous rend tous simplement heureux. C’est bête à dire, mais particulièrement pertinent dans un ouvrage qui veut nous faire sortir de notre zone de confort. Une tendresse véritable alimente des représentations réfléchies et travaillées en particulier au niveau du genre. Elle, l’esprit critique, est à la fois professeure, chercheuse, super-héroïne, militaire, dragonne, étudiante, etc. Autant de modèles hautement positifs et encourageants pour des secteurs où les femmes sont encore peu représentées allant de pair avec une mise en avant de femmes scientifiques (notamment l’astronome américaine Maria Mitchell) trop souvent invisibilisées par une historiographie grandement patriarcale.

C’est une mine d’or pour qui veut commencer à modeler son esprit critique avec des outils précis quoiqu’un peu survolés. Histoire des sciences et des idées, fonctionnement de la recherche moderne, biais cognitifs, sophismes et paralogismes, etc. Presque tout y est. Chaque planche, chaque case est d’une richesse incroyable. Certaines fonctionnent parfaitement en solitaire et pourraient être affichées dans les écoles, les collèges et les lycées (coup de cœur pour la planche de la « Méthode scientifique moderne »). On regrettera peut-être le rythme extrêmement intense de la BD qui transcrit l’enthousiasme de ses autrices mais sans doute trop soutenu pour un néophyte qui commencerait à s’y intéresser et qui devra sans aucun doute reprendre ses lectures plusieurs fois. Peut-être que plusieurs tomes auraient pu être à la fois plus détaillés et prendre plus de temps sur certains concepts. Mais ce n’est pas tellement gênant finalement puisque cette lecture est tellement plaisante qu’on prendra beaucoup de bonheur à s’y replonger.

En ce qui concerne « La » science, on aurait aimé une approche plus précise notamment des différents modes de construction des connaissances et non pas uniquement de la méthode hypothético-déductive ; et donc plutôt une approche « des » sciences. Par exemple, on regrettera, page 44, la formulation : « La science moderne est objective, expérimentale et autocorrective ». En effet, concernant l’objectivité, la sociologie des sciences nous a démontré le contraire ; tandis qu’au niveau de l’expérimentation, elle n’est pas l’apanage de tous les domaines. Quid de l’histoire, de la sociologie, etc.

Il faut donc voir cet ouvrage comme une vaste introduction, qui permettra au lecteur novice de savoir où creuser pour affiner ses outils de réflexion et de compréhension du monde. Et ça, c’est déjà pas mal !

Planche issue de la bande-dessinée L’esprit critique de Isabelle Bauthian et Gally, Octopus, Delcourt, 2021, p. 46-47.

D’un point de vue humaniste

La bienveillance et la tendresse ne sortent pas de nulle part, mais bien d’une très grande confiance en l’être humain et en ses capacités. Dans cette époque morose où nous sommes submergés d’information, où les polémiques s’enchaînent, où la société se divise, où l’univers médiatique appuie l’idée que l’irrationalité semble l’emporter… c’est une sublime bouffée d’air frais. Nous pouvons changer, nous en tant qu’être humain, et finalement changer la société qui nous entoure en nous basant sur des outils simples et dont l’efficacité est vérifiable sans forcément se mettre au-dessus de la mêlée. Pratiquer l’esprit critique ce n’est pas devenir une machine apathique mais au contraire comprendre et maîtriser ses émotions « nécessaires au raisonnement ». Pratiquer l’esprit critique ce n’est pas défendre le scientisme, mais connaître les limites de nos connaissances et tracer la frontière entre les faits et nos opinions (même si les autrices préfère le terme « foi ») . On regrette un peu que les philosophies des lumières et leurs apports essentiels à l’émancipation des sciences n’aient pas été abordées, mais on pardonne facilement au vu de la richesse des connaissances déjà présentes.

Planche issue de la bande-dessinée L’esprit critique de Isabelle Bauthian et Gally, Octopus, Delcourt, 2021, p. 56.

Pour conclure

En bref, on rigole, on est ému, on apprend, on voyage… C’est une véritable aventure initiatique à mettre entre toutes les mains… Bon, à partir d’un certain âge peut-être parce qu’assez ardue. De plus, certains concepts sont illustrés de manière… originale. L’explication de la différence entre moyenne et médiane avec la b*** de Rocco Siffredi reste mon préféré. Beaucoup de choses pourront vous sembler floues, complexes, dures à conceptualiser, mais ce n’est que le début de votre expédition en terre inconnue. Avec un peu de recherches extérieures pour recouper les sources – exercice ô combien sain et indispensable – vous arriverez à vous y retrouver. De plus, la bande dessinée propose une bibliographie et une section « pour aller plus loin ».

Pour les autres, ceux déjà rompus à l’exercice, vous y redécouvrirez les marottes du scepticisme et vous amuserez à trouver les différents easter egg zététiques et références geeks cachées un peu partout. Mais pour approfondir vos connaissances sur le sujet, ce n’est sans doute pas l’objet adapté. Dans tous les cas, si vous êtes convaincu, courez l’acheter et faites vivre ses autrices ; si vous n’êtes pas convaincu, courez l’acheter parce que vous manquez sans doute d’esprit critique. Comment ça un faux dilemme ?

Cases issues de la bande-dessinée L’esprit critique de Isabelle Bauthian et Gally, Octopus, Delcourt, 2021, p. 93.