A peine ma thèse soutenue, j’ai entendu parler d’une chercheuse ayant mené son doctorat en même temps que moi et sur un sujet connexe. En effet, nous avons validé nos recherches à 14 jours d’écart. Tandis que moi je travaillais sur l’histoire de l’éducation à l’image à travers les réseaux de ciné-clubs confessionnels et laïques, cette anthropologue en CIFRE à la Ligue de l’enseignement s’interrogeait sur l’avenir de l’éducation à l’image et sur les transformations complexes mais nécessaires à mener pour sortir du cloisonnement entre éducation culturelle et éducation aux médias. Il se trouve qu’une partie de sa thèse s’intéresse à la question de la crédulité des adolescents face aux images…
Marie Ducellier, grâce à sa méthodologie de recherche, s’est intégrée à un groupe de jeunes en décrochage scolaire fréquentant un « atelier-relais » afin de mieux comprendre leur rapport à l’image ; l’objectif étant de partir de leur pratique pour mieux construire une pédagogie autour des images. Partir des pratiques populaire est un postulat historiquement fondamental en éducation populaire. Mais, on l’observe dans cette thèse, c’est de plus en plus complexe à mettre en œuvre et à faire accepter à une génération vieillissante d’éducateurs qui n’arrive pas à remettre en question ses pratiques et habitudes face aux évolutions drastiques que connaissent nos sociétés actuelles ; évolutions que la jeunesse a incorporées. Dans ce contexte de dépérissement diraient certains (je préfèrerais dire renouvellement) de l’éducation populaire, les clichés vont bon train, à l’instar des milieux scolaires.
Beaucoup de professeur.es – ou de personnes ayant un lien étroit avec les milieux éducatifs quels qu’ils soient – fréquentent le site du Cortecs. Parmi vous, qui n’a jamais entendu dire qu’on s’inquiète pour notre jeunesse en déperdition noyée dans le « faux » des réseaux sociaux et d’internet vu comme un mal absolu capable – sans le développement de l’esprit critique de la population – de mettre à terre la démocratie et notre société entière. Que celui qui n’a d’ailleurs jamais exprimé cette idée se manifeste… En outre, si ce ne sont pas les jeunes ce sont les classes populaires (C’est un bingo si vous êtes des deux à la fois). C’est ce que certains appellent la « démocratie des crédules »1, c’est-à-dire une démocratie malade des croyances irrationnelles de ses citoyens.
Mais qui a déjà remis en question ce postulat d’une jeunesse crédule pour ne pas dire débile ? Après tout, nous savons bien que c’est une idée parfaitement répandue dans les milieux de l’éducation ; que chaque année les jeunes sont de plus en plus bêtes et/ou de moins en moins cultivés ; qu’ils ne comprennent rien, ne s’intéressent à rien à part à des choses futiles (à une époque le cinéma, à d’autres le jeu vidéo et les réseaux sociaux, etc.), et qu’ils méprisent leurs aînés… On pourrait continuer longtemps. On peut d’ailleurs remonter ces préjugés âgistes et conservateurs jusqu’à Platon.
Par sa méthodologie de thèse, Marie Ducellier a suspendu son jugement sur les pratiques et les interactions des jeunes avec les images même si ce n’est pas toujours facile, il faut bien se l’avouer (notamment face à une vidéo de dix heures d’un mec en train de regarder un tacos). Du moins, dans la grande tradition de l’anthropologie, elle a réussi à gagner la confiance d’un petit groupe de jeunes qu’elle a pu étudier et a pu capter des moments de discussion incroyablement révélateurs du rapport des jeunes à l’image et au mensonge.
Elle aborde notamment la fascination des jeunes pour les vidéos de Lama Faché, qui ont déjà beaucoup été discutés par des journalistes (comme AudeWTF) et des débunkers (comme Sciencoder) affolé.e.s par le succès de cette chaîne. On découvre avec étonnement, et avec soulagement, que :
Aucun adolescent de l’atelier-relais ne la regarde “comme si c’était vrai”, ceux-ci s’y adonnent justement pour son caractère fantasmagorique, aux limites voire carrément en dehors du réel. Elle permet une sorte de « train fantôme 2.0 » pour les adolescents où le récit de situations a priori extraordinaires suscitent l’excitation collective. Filly2 relate : « Je sais très bien que c’est faux, Lama Faché c’est des menteurs ! (…) C’est… j’me pose avec mes copines pour regarder en fait (…) on va rigoler comme ça ! Des fois ça fait flipper les trucs… c’est marrant ! ». D’autres adolescents me font part de ce type de pratiques collectives, en quête d’images « à sensations » où les pairs s’interrogent ensuite sur leurs perceptions et ressentis (« T’as vu ?! », « Mais c’est faux ou pas ?! », « J’ai déjà entendu, j’le connais lui c’est vrai ! »). De nombreuses projections se bricolent ainsi depuis les téléphones portables où chacun testent les croyances et limites de l’autre pour mieux fantasmer et débattre de la « réalité » du monde. Loin de croire en ces vidéos, c’est au contraire le fait de s’interroger collectivement sur le mode de l’humour et du sensationnel qui fabrique chez les adolescents l’intérêt de cette chaîne YouTube. Conscients qu’elle présente un rapport tronqué à la réalité, cette distorsion aboutit pour eux en jeu de croyances et de perceptions. Ce trouble soulève une certaine euphorie qui ne peut être confondue avec une quelconque naïveté ou ignorance juvénile.
Ducellier Marie, L’éducation à l’image à l’épreuve de sa transformation : une enquête ethnographique dans et avec une fabrique de l’éducation populaire, Thèse en Anthropologie sociale et Ethnologie, Paris, EHESS, 2022, p. 258-259.
Marie Ducellier, docteure en Anthropologie sociale et ethnologie
Ainsi les adolescents sont dans un double rapport à ces images, à la fois fascinés et critiques. Marie Ducellier nous rappelle salutairement que « dans la quotidienneté des technocultures audiovisuelles, regarder une image ne signifie pas nécessairement y adhérer (par plaisir, intérêt ou croyance) ». Cette pensée s’inscrit d’ailleurs dans la continuité d’études menées en psychologie, notamment celles d’Hugo Mercier (cf : Internet et désinformation : une fake news ?).
De plus, il nous est révélé la connaissance parfois très précise que les jeunes ont des chaînes qu’ils suivent, bien plus que les adultes qui vont souvent se limiter à une ou deux vidéos pour se faire une idée. Ces jeunes de l’atelier-relais ont une connaissance encyclopédique d’un vidéaste comme TiboInShape. S’ils ne refusent pas les critiques qui sont formulées contre ce vidéaste grandement masculiniste, ils critiquent (et à raison) les points de vue très orientés des adultes qui ne prennent pas en compte la diversité des contenus proposés (ici les vidéos de découvertes des métiers créées par TiboInShape). Ils sont en outre très critiques des techniques commerciales des influenceurs et comprennent assez bien les enjeux de construction du réel derrière nombre des images croisées sur les réseaux. Non, décidément nos jeunes ne manquent pas d’esprit critique ! Ce constat peut vous sembler aller à contre-courant d’à peu près tout ce qu’on entend à ce propos. Pourtant, il va dans le même sens que les conclusions de l’ouvrage d’Hugo Mercier (encore lui) Pas né de la dernière pluie3, synthèse récente des travaux empiriques sur la question de la crédulité humaine : nous ne sommes pas, en général, aussi crédules qu’on le pense – qu’on soit jeune ou moins jeune, d’ailleurs.
En plus de ça ils ne sont pas prêts à nous attendre pour décrire les phénomènes audiovisuels numériques, bien trop rapides pour que le paquebot de l’éducation nationale soit capable de suivre où les « vieilles dames » que sont des institutions comme la Ligue de l’enseignement. Ils et elles sont bien souvent seul.es face aux Fakes et savent porter une réflexion dessus comme le révèle l’analyse d’une conversation du groupe d’adolescent.es :
Lors de l’ethnographie, l’espace de la cantine met en exergue des formes d’autogestion à ces dynamiques. Plusieurs conversations concernent régulièrement les « fake news » et fausses vidéos qui peuvent traverser les quotidiens juvéniles. Ce jour-là, face à leurs assiettes de poisson, les adolescents rêvent d’aller manger au « Chicken pacha » sur la place de la « zone 4 » ou au Quick de la ville d’à côté. Inès vient soudainement bousculer le récit de ces fantasmes : « Le Quick j’veux plus y aller ! Après l’histoire du rat là… ». Les réactions ne tardent : « quel rat ? » « chez qui ? » « y’a longtemps ? ». L’excitation est à son comble. Inès développe de sa voix rauque : « Mais c’était sur snap’ là ! Vous avez pas vu ?! Y’a la meuf elle ouvre son burger, dedans bah c’est un rat ! ». Quelques voix s’élèvent d’un « mais ouiii » pour signifier qu’ils connaissent la vidéo, ou plutôt qu’ils se l’imaginent parfaitement. Autour de la table, Mathis est le premier à réagir : « Eh mais c’était la vidéo postée samedi ?! Ah ouais… j’vois, j’vois, et mais moi aussi j’ai déjà vu d’autres vidéos comme ça ! ». Filly enchaîne : « Ouais ! Au McDo, là-bas ça arrive tout le temps ! ».
Sylverster Stallone, quant à lui, n’est nullement rebuté par un « ratburger » (Demolition Man, 1993)
Après plusieurs minutes à s’invectiver sur telle ou telle vidéo montrant des animaux, cafards et autres éléments n’ayant rien à faire dans la restauration de fast-food, Rayan constate ironique que toutes ces vidéos n’empêchent pas les adolescents de continuer à manger là-bas. Filly réfléchit suite à sa remarque et relativise : « Mais après c’est juste des vidéos, en vrai on sait pas ! ». Inès insiste de son côté sur la véracité de la première vidéo ayant lancé le débat : « Moi j’vous dis c’était vrai, C’ÉTAIT-SUR-SNAP (très fort) ! ». Le statut particulier de ce réseau – bénéficiant d’un cercle de connaissance beaucoup plus proche et restreint chez les adolescents en comparaison d’Instagram – décuple la confiance d’Inès. Ayant vu la vidéo à partir d’une de ses connaissances, sa méfiance semble dissipée. Rayan riposte immédiatement : « Mais ta pote, c’est elle qui a posté la vidéo ou juste elle l’a partagée ?! Ça a rien à voir ! ». La situation bascule à ce moment-là. Convaincus dans un premier temps de la véracité des vidéos préalablement discutées, les cinq adolescents autour de la table s’observent désormais plus silencieusement.
D’une certaine manière, il ne faut surtout pas se retrouver dans la catégorie des « crédules », ceux qui se font avoir et croient n’importe quoi sur les réseaux sociaux. Mieux vaut, dans la sphère adolescente, assurer un regard sur celles-ci mais certainement pas une adhésion systématique. L’influence de Rayan, sorte de leader dans le groupe, devient ici capitale. Il n’intervient pas explicitement dans un rôle d’arbitrage mais pousse chacun à l’argumentation. Peu importe que l’on défende la véracité ou la fausseté d’une vidéo du moment que l’on sache dire pourquoi. Les adolescents sont à l’écoute de toute justification subjective. Rayan remplit ce rôle avec beaucoup de provocation mais dans un sens finalement positif (il aurait pu en être autrement dans une autre situation). Il cherche à déstabiliser, voire décrédibiliser les opinions, ce qui fait prendre à la discussion un tournant analytique inattendu. Les adolescents se remémorent ce qu’ils ont vu, se mettent à décrire précisément les vidéos, revendiquant le fait que « l’on voit de près » (filmer en gros plan) ou que « si plein de gens ont partagé, c’est que ça existe ».
Les arguments du groupe oscillent constamment entre pertinence et absurdité mais avancent bel et bien sur un chemin réflexif. Inès commence à douter. Elle évoque à ce moment d’autres vidéos qu’elle désigne comme des « délires » : le riz en plastique, le bébé dans le four, l’homme qui boit de la javel… Petit à petit, même si le groupe peine à qualifier l’origine de ces images, entre dégoût et fascination, plus personne ne semble les prendre au sérieux. Les adolescents les commentent dans un jeu de croyance toute relative. Ils se testent surtout pour savoir qui y croit vraiment. Le groupe d’adolescents marque ainsi une forte distinction entre ceux qui y « croient », ceux qui « regardent » et ceux qui « partagent » (de manière mêlée sans forcément que l’un entraîne l’autre). Pour Inès, il s’agit de ne pas confondre : « Les gens ils regardent du fake, pas parce qu’ils y croient, ils regardent parce que je sais pas… moi si je regarde ça, c’est parce que je me fais chier », lâche-t-elle en suscitant l’approbation des autres.
L’influence des pairs se révèle ici capitale : elle peut venir soutenir la croyance ou au contraire la déstabiliser jusqu’à l’annihiler. Même si de véritables outils analytiques manquent à l’appel, les adolescents se « challengent » avec les moyens du bord, pris autour de la blague et de la provocation. La socialisation juvénile permet de facto une montée en compétence dans l’acuité (audio)visuelle qui s’assimile non pas une expertise, mais aux bribes d’une réflexivité qui ne dit pas son nom. La crainte maladive de passer pour un naïf auprès des pairs, favorise des formes de doute et de méfiance pour éviter la « honte » de « se faire avoir ». Ce sont de petits pics lancés à la va-vite, des provocations et parfois quelques moqueries qui poussent les adolescents à relativiser la croyance de leur regard spontané jusqu’à forger de petites stratégies d’autodéfense. Cette influence des pairs vient d’une certaine manière combler l’absence d’accompagnement des adultes envers les consommations audiovisuelles ordinaires. Si l’immense majorité des adolescents rencontrés à l’atelier relais me relatent régulièrement qu’ils « sentent » les ressorts de manipulation d’une vidéo (« ça fait le fake » ; « il ment ! » ; « c’est que du faux sur du faux ! »), ils avouent parallèlement rester dans le doute, manquant d’éléments plus objectifs pour se positionner avec moins d’hésitation. Les adolescents évoluent ainsi dans une somme d’intuitions inachevées, dépendant d’un bouche-à-oreille aux vertus inégales, qui se légitiment au hasard des clics et des mises en concurrence entre pairs. Dans ce contexte, des acuités et compétences naissent envers la construction et les effets de l’image, mais elles restent approximatives et peu assurées.
Ibid, p. 269-272.
Ces éléments nous poussent à nous réinterroger dans notre transmission de l’esprit critique et de ces outils. Comment pourrait-on exploiter cette réflexivité spontanée pour en faire un point de départ ? Une des pistes pourrait être l’impact fondamental du collectif, trop souvent ignoré pour des approches plus individualistes évitant les dangers des « instincts grégaires ».
Quoi qu’il en soit, souvenons-nous que nous ne sommes pas les dépositaires de l’esprit critique ; visions bien trop alimentées par le biais de valorisation de l’endogroupe4. Au contraire, ouvrons-nous et tentons de mettre à profit ces réflexivités spontanées nées d’une connaissance par la pratique avant la connaissance théorique. N’oublions pas que les jeunes générations ont aussi beaucoup à nous apprendre. C’est, avant tout, cette ouverture qui nourrit nos conceptions du monde : les échanges divers et variés.
Pour les plus curieux, je vous renvoie vers la thèse de Marie Ducellier, disponible en ligne gratuitement : https://www.theses.fr/2022EHES0113
Qu’est-ce que l’esprit critique ? On pense tous l’avoir mais sait-on vraiment le définir ? C’est la question à laquelle ont voulu répondre Isabelle Bauthian (biologiste de formation, scénariste et rédactrice culturelle et scientifique) et Gally (dessinatrice) dans cette bande-dessinée publiée aux éditions Delcourt (130 pages). Et… c’est tout bonnement une petite merveille !
Case issue de la bande-dessinée L’esprit critique de Isabelle Bauthian et Gally, Octopus, Delcourt, 2021, p. 4.
D’un point de vue narratif et esthétique
Lors d’une soirée, Paul rencontre une jeune femme qui se présente comme druide. Après une discussion animée autour de photos de fées, Paul rentre chez lui, se connecte sur ses réseaux sociaux et déverse sa haine de l’irrationnel. C’est alors qu’il apparaît, enfin… elle : L’esprit critique !
On prend énormément de plaisir à faire un bout de chemin avec ces personnages extrêmement attachants. Paul, croyant en La science sans aucune méthode, perdu dans la complexité du monde qui s’ouvre devant lui grâce à Elle, doppelgänger métamorphe critique aux cheveux roses qui donne au lecteur une soif de connaissance comme jamais. Paul, c’est tout simplement nous qui découvrons cet univers de l’esprit critique. Il exprime nos interrogations et nos doutes sur cette conception à laquelle nous n’avons pas forcément beaucoup réfléchit. Elle, elle est l’incarnation de l’esprit critique et de sa perfectibilité.
Grâce à ses pouvoirs elle fait sortir Paul de son petit confort, de sa petite routine pour l’emmener vers des contrées inconnues (voyage dans le temps et dans l’espace). L’odyssée de Paul commence avec une plongée dans l’histoire des sciences, des bâtons d’Ishango à Kepler et Galilée en passant par les philosophe grecs (Platon, Thalès, Aristote, Ptolémée Anaximandre de Millet, etc.). On regrette juste l’absence d’une excursion auprès des premiers sceptiques à l’instar de Pyrrhon d’Élis. Le voyage de notre personnage se poursuit ensuite sur la méthode scientifique moderne (évaluation des hypothèses, principe de réfutabilité, notion de preuve, pseudo-sciences, etc.) puis sur la déconstruction partielle de nos systèmes cognitifs principalement avec l’approche des biais (tous représentés de manière très parlante). Le périple continue avec les méthodes d’évaluation de l’information (approches des statistiques, théière de Russell, évaluation d’une étude scientifique, sophismes, etc.) et se conclut sur une note de tolérance et sur les limites de l’esprit critique (distinction entre faits et foi, valeurs, importance des émotions, différences de points de vue idéologiques, politiques et sociaux).
Planche issue de la bande-dessinée L’esprit critique de Isabelle Bauthian et Gally, Octopus, Delcourt, 2021, p. 21.
D’un point de vue éducatif et pédagogique
L’alchimie du couple, l’humour malicieux, la bienveillance, la douceur du trait de Gally, la joie qui se dégage de cette BD… nous rend tous simplement heureux. C’est bête à dire, mais particulièrement pertinent dans un ouvrage qui veut nous faire sortir de notre zone de confort. Une tendresse véritable alimente des représentations réfléchies et travaillées en particulier au niveau du genre. Elle, l’esprit critique, est à la fois professeure, chercheuse, super-héroïne, militaire, dragonne, étudiante, etc. Autant de modèles hautement positifs et encourageants pour des secteurs où les femmes sont encore peu représentées allant de pair avec une mise en avant de femmes scientifiques (notamment l’astronome américaine Maria Mitchell) trop souvent invisibilisées par une historiographie grandement patriarcale.
C’est une mine d’or pour qui veut commencer à modeler son esprit critique avec des outils précis quoiqu’un peu survolés. Histoire des sciences et des idées, fonctionnement de la recherche moderne, biais cognitifs, sophismes et paralogismes, etc. Presque tout y est. Chaque planche, chaque case est d’une richesse incroyable. Certaines fonctionnent parfaitement en solitaire et pourraient être affichées dans les écoles, les collèges et les lycées (coup de cœur pour la planche de la « Méthode scientifique moderne »). On regrettera peut-être le rythme extrêmement intense de la BD qui transcrit l’enthousiasme de ses autrices mais sans doute trop soutenu pour un néophyte qui commencerait à s’y intéresser et qui devra sans aucun doute reprendre ses lectures plusieurs fois. Peut-être que plusieurs tomes auraient pu être à la fois plus détaillés et prendre plus de temps sur certains concepts. Mais ce n’est pas tellement gênant finalement puisque cette lecture est tellement plaisante qu’on prendra beaucoup de bonheur à s’y replonger.
En ce qui concerne « La » science, on aurait aimé une approche plus précise notamment des différents modes de construction des connaissances et non pas uniquement de la méthode hypothético-déductive ; et donc plutôt une approche « des » sciences. Par exemple, on regrettera, page 44, la formulation : « La science moderne est objective, expérimentale et autocorrective ». En effet, concernant l’objectivité, la sociologie des sciences nous a démontré le contraire ; tandis qu’au niveau de l’expérimentation, elle n’est pas l’apanage de tous les domaines. Quid de l’histoire, de la sociologie, etc.
Il faut donc voir cet ouvrage comme une vaste introduction, qui permettra au lecteur novice de savoir où creuser pour affiner ses outils de réflexion et de compréhension du monde. Et ça, c’est déjà pas mal !
Planche issue de la bande-dessinée L’esprit critique de Isabelle Bauthian et Gally, Octopus, Delcourt, 2021, p. 46-47.
D’un point de vue humaniste
La bienveillance et la tendresse ne sortent pas de nulle part, mais bien d’une très grande confiance en l’être humain et en ses capacités. Dans cette époque morose où nous sommes submergés d’information, où les polémiques s’enchaînent, où la société se divise, où l’univers médiatique appuie l’idée que l’irrationalité semble l’emporter… c’est une sublime bouffée d’air frais. Nous pouvons changer, nous en tant qu’être humain, et finalement changer la société qui nous entoure en nous basant sur des outils simples et dont l’efficacité est vérifiable sans forcément se mettre au-dessus de la mêlée. Pratiquer l’esprit critique ce n’est pas devenir une machine apathique mais au contraire comprendre et maîtriser ses émotions « nécessaires au raisonnement ». Pratiquer l’esprit critique ce n’est pas défendre le scientisme, mais connaître les limites de nos connaissances et tracer la frontière entre les faits et nos opinions (même si les autrices préfère le terme « foi ») . On regrette un peu que les philosophies des lumières et leurs apports essentiels à l’émancipation des sciences n’aient pas été abordées, mais on pardonne facilement au vu de la richesse des connaissances déjà présentes.
Planche issue de la bande-dessinée L’esprit critique de Isabelle Bauthian et Gally, Octopus, Delcourt, 2021, p. 56.
Pour conclure
En bref, on rigole, on est ému, on apprend, on voyage… C’est une véritable aventure initiatique à mettre entre toutes les mains… Bon, à partir d’un certain âge peut-être parce qu’assez ardue. De plus, certains concepts sont illustrés de manière… originale. L’explication de la différence entre moyenne et médiane avec la b*** de Rocco Siffredi reste mon préféré. Beaucoup de choses pourront vous sembler floues, complexes, dures à conceptualiser, mais ce n’est que le début de votre expédition en terre inconnue. Avec un peu de recherches extérieures pour recouper les sources – exercice ô combien sain et indispensable – vous arriverez à vous y retrouver. De plus, la bande dessinée propose une bibliographie et une section « pour aller plus loin ».
Pour les autres, ceux déjà rompus à l’exercice, vous y redécouvrirez les marottes du scepticisme et vous amuserez à trouver les différents easter egg zététiques et références geeks cachées un peu partout. Mais pour approfondir vos connaissances sur le sujet, ce n’est sans doute pas l’objet adapté. Dans tous les cas, si vous êtes convaincu, courez l’acheter et faites vivre ses autrices ; si vous n’êtes pas convaincu, courez l’acheter parce que vous manquez sans doute d’esprit critique. Comment ça un faux dilemme ?
Cases issues de la bande-dessinée L’esprit critique de Isabelle Bauthian et Gally, Octopus, Delcourt, 2021, p. 93.