« La science est-elle politique ? » 2/2 – Quelques réflexions à ce sujet entre guillotine et grille-pain !

Au mois d’Avril Nicolas et David ont présenté aux Rencontres de l’esprit critique plusieurs ateliers participatifs. L’un d’entre eux proposait de débattre sur les liens entre science et politique. On revient sur ces ateliers dans cet autre article.
Par souci d’honnêteté (et probablement parce que nous aimons à croire que notre avis a de la valeur) nous proposons ici quelques pistes de réflexion et notre posture sur ce sujet-là.

Introduction

Nous avions déjà nos avis avant ces ateliers et les échanges qui y ont eu lieu ont permis d’en formaliser certains, d’en nuancer d’autres, d’en découvrir encore d’autres.

Avant de commencer prenons un peu de recul et notons que suivant le groupe sociopolitique auquel l’on s’identifie, une des deux réponses est plus cool que l’autre. Et tout sceptique que nous sommes (ou que nous souhaiterions être), il est clair que nous sommes influencés par le fait que « la science est politique » puisse être un refrain répété et valorisé au sein de nos bulles sociales. Tâchons, tant bien que mal, de s’en extraire et d’essayer de comprendre ce que cela peut vouloir dire !

Comme cela a été bien identifié au cours des ateliers, se positionner sur l’affirmation « la science est politique » dépend énormément de ce que l’on met derrière les différents termes. Ainsi, que l’on entende « Le résultat d’une expérience scientifique dépend de l’orientation politique du gouvernement » ou que l’on entende « L’activité scientifique interfère avec la vie publique », la réponse ne sera pas la même ! Une bonne manière de discuter la question est donc, dans un premier temps, de débroussailler le sens que l’on donne à cette phrase.
Pour aller plus loin nous vous proposons ci-dessous quelques pistes de réflexions sur ce sujet-là.  

[David] Les différentes acceptions du mot science

Évidemment, ce qui suit n’a pas pour prétention de trancher le débat. Il s’agit uniquement de ce qui nous semblait important à exposer.

Au cours des différents débats et discussions des ateliers, c’est surtout le mot « science » qui a été questionné, chacun·e y allant de son interprétation (à raison, sa polysémie laissant le champ libre !). Le mot « politique » a un peu été laissé de côté, en tout cas nous n’avons pas eu accès aux sens que les participant·es y mettaient.

Personnellement la définition du CNRTL me convient très bien :
Politique : qui a rapport à la société organisée.
C’est assez large pour inclure (presque ?) tout ce qu’on considérerait politique intuitivement. Et même ce qu’on ne considérerait pas politique au premier abord. C’est un reproche courant de ce type de définition super inclusive : « Si tout est politique, alors plus rien ne l’est ». Il se pourrait bien que tout soit politique, mais ça n’empêche pas d’imaginer ce qui pourrait ne pas l’être. (Cela dit, l’emprise des sociétés organisées sur la planète est telle que même l’ermite le plus reclus respire un air pollué et ingère des micro-plastiques.)

Pour ce qui est du sens du mot « science », repassons une couche avec 5 acceptions courantes (détaillées dans cet autre article du Cortecs) :
– La démarche
– Les connaissances
– La communauté vue du dehors
– La communauté vue du dedans
– Le complexe technopolitique

Ces 5 sens sont pratiques pour mieux comprendre de quoi on parle quand on dit « science », mais gardons en tête qu’ils sont indissociables. Les humains composant la communauté se cachent derrière la construction de la démarche et son application ; les connaissances sont manipulées par la communauté, influencent la démarche ; et le complexe technopolitique est toujours présent, étant à la fois la structure sociale dans laquelle s’inscrit la communauté et le produit des connaissances, techniques et technologies issues de l’application de la démarche.
Vous suivez toujours ?
Voyons maintenant de quelle manière chacun de ces sens est lié à la politique.

S’il semble évident que le complexe technopolitique est lié à la politique (c’est dans le nom), ça ne l’est peut-être pas pour tous les aspects qu’il recouvre.
Je suis d’ailleurs insatisfait de la définition donnée par le lien ci-dessus, qui parle de sciences appliquées, technologies et de la genèse socio-politique des axes de recherche.
Tel que je le comprends, il faudrait diviser cette catégorie pour y mettre d’un côté les technologies (grille-pain, centrale nucléaire, pesticides, etc.) et les sciences appliquées (réseau électrique, fission nucléaire, agriculture, etc.) et de l’autre les institutions qui soutiennent ces sciences/technologies/communautés ainsi que leurs traductions politiques (les institutions ne sont pas forcément à mettre dans la communauté, par exemple si on parle d’un ministère).
Cette précision étant faite, pourquoi par exemple, des technologies « banales » seraient politiques ?
Votre grille-pain est politique à deux niveaux :

  • Il est inscrit dans un système technique : conçu, produit avec divers matériaux transformés, assemblé, vendu, raccordé au réseau électrique. Son existence suppose une société complexe et très organisée, avec des niveaux hiérarchiques et de la centralisation. Il est très peu plausible qu’un grille-pain soit produit dans une société anarchiste.
  • Sa conception induit des usages, qui à leur tour induisent une organisation sociale. Il est absolument faux de dire que « les outils sont neutres, tout dépend de ce qu’on en fait ». Justement, ce qu’on en fait est prédéfini à l’avance. Vous pouvez essayer de détourner l’usage d’un grille-pain, vous n’irez pas loin.
    Ces usages contraints mènent donc à agir d’une certaine façon, ce qui forme une pratique sociale à partir d’une certaine échelle. Un exemple caricatural mais très illustratif est celui du smartphone : cet outil a modelé de façon très visible les sociétés qui l’ont adopté. Il est devenu un cadre de pensée. À chaque situation son app’ dédiée.

La communauté vue du dehors ou du dedans, ce sont des humains. Je ne pense pas avoir besoin de développer longuement sur ce qui les relie à la politique. Même la chercheuse la plus indépendante ou le prof le moins investi dans l’organisation de son université ont suivi un parcours de vie qui ne doit rien au hasard, ont des motivations à étudier leur sujet, et impactent la société par leurs activités.

Les connaissances sont politiques par le fait même d’exister… ou de ne pas exister. Produire de la connaissance, c’est coûteux. La production dépend donc de l’intérêt que vouent les scientifiques à étudier un sujet, de l’argent, du temps et des moyens matériels qu’on y consacrera, et du risque qu’on perçoit à étudier le sujet.
Diffuser la connaissance, c’est coûteux également. Là aussi, intérêt, argent, temps, moyens, matériels, tout ça, tout ça.
Enfin, il serait naïf de penser que « tout dépend de ce qu’on en fait ». Tel un outil, la connaissance induit mécaniquement certaines conséquences. On ne peut pas simplement affirmer que « ce qui est ne dit rien de ce qui doit être » (voir le paragraphe ci-après) : on apprend que telle substance utilisée à grande échelle est en fait méga-cancérigène, et on ne va rien faire ?

Enfin, la sacro-sainte démarche ! (ou LA méthode, comme on l’entend parfois, ce qui est déjà trop souvent.)
Premio, elle n’est pas un concept abstrait fonctionnant en autonomie. Il lui faut des humains pour l’imaginer et l’appliquer. La démarche a bien été construite et elle continue de l’être, parce qu’on le veut bien.
Deuzio, la démarche est elle aussi un outil. Et vous savez ce qu’on dit à propos des outils : « tout dépend de ce qu’on en fait ». Non, encore une fois, un outil est fait pour quelque chose. La démarche scientifique, ainsi que toutes les méthodes particulières, sont des outils qui prescrivent des usages.
Troizio, le simple fait de vouloir faire de la science (entendre : appliquer la démarche) est un objectif qui, arbitraire qu’il est, peut se questionner. Une société peut décider des champs qu’elle laisse explorer à la science et de ce qu’elle organise autour de la science. Va-t-on étudier la production de nourriture ? le système de communications ? les moyens de donner des soins ? Ou rien de tout ça ?
Peut-être voyons-nous la démarche scientifique comme un exemple pur de neutralité parce que notre société lui a laissé le champ libre et qu’elle étudie (presque ?) tout. Mais elle n’a pas ce caractère hégémonique partout sur Terre, et ne l’a pas toujours eu chez nous.
Étudier scientifiquement un sujet a inévitablement des conséquences. C’est a minima un changement de point de vue qui s’opère sur l’objet, a fortiori un changement d’organisation sociale.

[Nicolas] « Ce qui est n’implique pas ce qui doit être » et ce que cela implique réellement… 

Imaginez un gâteau aux fraises. Avec beaucoup de chantilly et des fraises bien rouge. Aussi succulent soit-il, l’existence de ce gâteau n’implique pas automatiquement qu’il doive être mangé. Encore faut-il qu’il y ait quelques personnes autour de la table, qu’elles aient faim (ou qu’elles soient suffisamment gourmandes), qu’elles ne soit pas allergiques aux fraises, éventuellement encore qu’il y ait un couteau pour couper ou des assiettes pour servir. 
L’existence en soi n’implique aucune action, encore faut-il qu’il y ait un désir, un besoin ! 

C’est à peu près cela que l’on entend quand on dit que le descriptif n’implique pas le prescriptif, que la science est amorale1, ou comme le dit la guillotine de Hume : « Ce qui est n’implique pas ce qui doit être« .
Ce principe peut se justifier d’un point de vue logique assez fondamental. Un argument dont la conclusion contient un « il faut » ou un « doit » – une conclusion prescriptive – ne peut pas découler de prémisses uniquement descriptives. Il faudra au moins une prémisse prescriptive. Prenons quelques exemples :

  • « Le nucléaire est l’énergie la plus bas carbone » n’implique pas directement « Il faut promouvoir le nucléaire ». Il faudrait y ajouter une prémisse prescriptive du type « Il faut promouvoir l’énergie la plus bas carbone ».
  • « Il y a des différences biologiques entre certains groupes humains » n’implique pas directement « Il faut traiter différemment les différents groupes humains ». Il faudrait y ajouter une prémisse prescriptive du type « Les différences biologiques doivent servir de critères pour accorder des droits ».
  • « L’homéopathie n’a pas d’efficacité propre » n’implique pas directement « Personne ne devrait prendre d’homéopathie ». Il faudrait y ajouter une prémisse du type « Personne ne devrait utiliser de thérapies sans efficacité propre ».   

Une fois que l’on prend le temps d’exprimer la prémisse prescriptive manquante on se rend compte que la conclusion n’est pas forcément si évidente. Pourtant il arrive bien souvent que l’on cette tendance à sauter directement à la conclusion. Il est donc fondamental de marteler ce principe de la guillotine de Hume dans l’exercice de notre pensée critique.

Ce principe semble (au moins a priori) dissocier le scientifique (descriptif) du politique (prescriptif) et ce dans les deux sens :

  • Ce qui doit être n’a pas à se plier à ce qui est : Par exemple, si l’on constate une inégalité (économique, biologique, sociale, …), cela n’implique pas qu’il faille préserver cette inégalité2. Cette première erreur est à rapprocher de l’appel à la nature ou de l’appel à la tradition. 
  • Ce qui est n’a pas à se plier à ce qui doit être :  Par exemple, si l’on promeut l’utilisation d’une certaine pratique, cela ne doit pas influencer notre perception de celle-ci.
    Cette erreur est à rapprochée du raisonnement motivé.  

Le principe de la guillotine de Hume est souvent celui que défendent celles et ceux qui disent que la science n’est pas politique. Et je suis absolument d’accord avec ce point de vue. Mais il ne faut pas se tromper sur la portée réelle de ce principe ! Examinons quelques éléments pour comprendre ce que ne dit pas la guillotine de Hume et pourquoi il est trompeur de croire qu’elle énonce que la science n’est pas politique.

La frontière entre descriptif et prescriptif

Si d’un point de vue logique il semble qu’il y a une limite claire entre un énoncé descriptif et un énoncé prescriptif, une fois exprimé dans un langage naturel, dans un contexte humain la limite devient assez floue.

Considérons ces trois affirmations :

  • « Les moustiques sont le plus important groupe de vecteurs d’agents pathogènes transmissibles à l’être humain, dont des zoonoses » 
  • « Il faut éliminer certaines espèces de moustiques »
  • « Certaines espèces de moustiques sont un danger pour l’humanité ».

La première est clairement descriptive et la deuxième est clairement prescriptive. Mais comment classer la troisième ? Elle semble descriptive, mais l’utilisation du terme « danger » implique une certaine préférence. On peut imaginer que, suivant le cadre dans lequel elle est énoncée, elle pourrait sous-entendre automatiquement certaines prescriptions.

Autre exemple : si je dis « les antivax sont des cons », il semble s’agir d’un énoncé descriptif duquel on ne peut conclure sur ce qu’il faudrait faire sans une autre prémisse prescriptive comme « il ne faut pas être con » ou « il ne faut pas parler avec des cons » ou « il faut lutter contre les cons ». Oui sauf que, ces prémisses-là sont plus ou moins sous-entendues. Elles sont, d’une certaine manière, contenues dans le terme « con » et dans les connotations qui lui sont associées. Nos normes sociales, notre bagage culturel, notre langage forment un package de départ contenant un certain nombre de valeurs prescriptive sous-entendues.
Ainsi « Manger X peut causer la mort » peut directement se traduire par « Il ne faut pas manger X » puisque la prémisse prescriptive « Il ne faut pas manger ce qui peut causer la mort » est sous-entendue.
De la même manière les affirmations « Il y a des différences biologiques entre certains groupes humains » ou « Les antivax sont des cons » qui n’impliquent absolument rien d’un point de vue strictement logique risquent suivant le contexte d’énonciation d’interagir avec d’autres prémisses cachées. C’est pour cela que l’on devrait être extrêmement prudent avec ce genre d’affirmation et le cadre dans lequel on les utilise.

Il existerait donc des énoncés purement prescriptif, d’autres purement descriptifs et encore d’autres qui paraissent descriptifs mais sous-entendent un certain nombre d’éléments prescriptifs. Mais où fixer la limite ? À vrai dire, il semble peut-être plus parcimonieux de considérer que tout énoncé charrie par sa formulation et le contexte dans lequel il est utilisé une certaine charge prescriptive plus ou moins forte. 

L’importance du contexte d’énonciation

Précisons ici, que ces prémisses cachées dépendent du contexte dans lequel est énoncée l’affirmation puisque l’interprétation dépend des valeurs du groupe auquel on s’adresse. Des connaissances sur la biodiversité partagées dans une classe de CM1, sur un plateau de télévision ou à un congrès de Valeurs actuelles 3 ne rencontreront probablement pas les mêmes valeurs.

Un fait scientifique pouvant être formulé de différentes manières et dans différents contextes, le choix de ces derniers n’aura pas les mêmes conséquences. Ainsi « Certaines espèces de moustiques sont un danger pour l’humanité », « Les moustiques tuent près d’un million d’humains par an » ou « Une minorité d’espèce de moustique sont des vecteurs d’agents pathogènes pouvant être mortels pour l’homme » qui relèvent tous trois d’un même fait scientifique, n’ont pas le même impact.

Lien avec la non-neutralité de la technique

A fortiori, ce qui est vrai pour une production descriptive est vrai pour une production matérielle. Comme l’a montré David plus haut, un grille-pain implique une certaine utilisation de ce grille-pain ou une guillotine implique une certaine utilisation de cette guillotine (oui c’est méta). On vient de voir que le même raisonnement s’applique vis-à-vis d’un énoncé scientifique.
L’un comme l’autre ne sont pas neutres, ou alors dans une acception du mot « neutre » qui me parait assez peu satisfaisante.

Ainsi, si vous posez le gâteau sur la table il y a de très fortes probabilités que celui-ci soit rapidement englouti ! Parce que si l’ontologie du gâteau n’implique pas la gourmandise des enfants, on peut estimer que celle-ci est fortement attendue.

Ce que coupe réellement la guillotine de Hume

Faites usage de la guillotine de Hume, c’est Richard Monvoisin (du moins son t-shirt) qui le dit !

Attention ! Ce développement ne disqualifie pas la guillotine de Hume, bien au contraire ! Elle est un principe indispensable mais il faut en connaître la portée. La distinction descriptive/prescriptive est tout-à-fait pertinente dans une analyse critique d’un sujet, mais dès lors qu’un énoncé, aussi descriptif soit-il, est plongé dans un contexte humain il faut s’attendre à ce que celui-ci interagisse avec un certain nombre de sous-entendus prescriptifs. Cela devrait nous pousser à prêter une attention particulière aux normes sociales dominantes, à nos propres valeurs morales et à comment des énoncés scientifiques peuvent les conforter ou les bousculer !

[David] Science et engagement

À travers les petites et grandes histoires, nous avons eu une grande diversité de rôle de la science dans l’engagement.
Il semble même que toutes les acceptions courantes de « sciences » aient été représentées : certain·es nous parlaient de leur amour de la méthodologie d’une discipline scientifique, d’autres de discussions avec des scientifiques amateurs, avec des logiciens du quotidien, ou avec des professeurs, d’autres encore de leur découverte de savoirs scientifiques, ou d’autres enfin des impacts de technologies dans leur vie, voire de décisions politiques dans lesquelles le lien avec la science devenait lointain (et c’est tant mieux, l’important dans l’atelier était de livrer des pépites tant qu’on ne dérivait pas trop).

Sans prétendre qu’il soit possible de faire de la sociologie ni de la psychologie à partir de cet exercice, je souhaitais partager un constat qui m’inquiète.
Il semble qu’au sein du mouvement « sceptique », une conception de la science comme d’un objet neutre et potentiellement détaché de la société soit courante et défendue. Il est curieux que des personnes qui réfléchissent à l’irrationalité humaine semblent supposer que lorsqu’ils énoncent un fait celui-ci sera traité par un agent sans vécu, sans désir, sans préférence.
Je m’inquiète de ce que cela peut produire comme engagement.

Si vous consommez du contenu « sceptique », vous avez certainement déjà entendu des affirmations comme « la méthode scientifique est objective », « la science est auto-correctrice », « la science est le moins pire des moyens pour approcher de la vérité ». Voire même des variantes de « Si l’humanité s’éteignait demain et laissait la place à de nouveau êtres intelligents, ils développeraient la même science que nous » : si l’expérience de pensée est intéressante, la conclusion proposée dénote d’une vision positiviste et réaliste naïve (à savoir : les sciences avancent inexorablement dans la même direction et découvrent la vérité du monde).
Cette conception de la science élude les débats autour du réalisme ainsi que la part socialement construite des sciences.

Que faire d’une telle conception de la science dans le champ politique ?
Le risque, en concevant la science comme un objet autonome et lui conférant un certain pouvoir d’énonciation du réel, est de perdre le sentiment de légitimité à s’insurger contre des productions issues des sciences, de n’agir qu’à condition d’avoir des données scientifiques, et de cesser d’envisager exercer un contrôle sur la science, comme on le ferait pour d’autres objets sociaux.
Je ne dis pas qu’il faut tout casser, mais comprendre que la production scientifique (sous forme de discours, de techniques et de technologie) est omniprésente et forme un cadre de pensée qu’on ne questionne plus (comme le fait d’utiliser un grille-pain branché sur un réseau électrique, pour reprendre un exemple concret).
Je ne dis pas qu’il faut balancer toute rationalité et agir spontanément par intuition, mais que la science si avancée soit-elle ne pourra jamais répondre à certaines questions, qui resteront à jamais des décisions humaines et arbitraires (les questions morales notamment). Certaines raisons de croire resteront à jamais non épistémiques.
Je ne dis pas qu’il faut soumettre les découvertes au vote à main levée, mais considérer que la science est pleinement insérée (dans toutes ses acceptions) dans une société et que celle-ci a toute légitimité à décider de l’utilité qu’elle en aura : que veut-on étudier ? Sous quel angle ? Dans quel but ? Avec quels moyens ? Que ne veut-on pas étudier ?

Certains sceptiques (ils ne sont pas les seuls cela dit) ne comprennent pas que l’on puisse défendre des positions « radicales » et le rôle qu’ils donnent à la science dans l’engagement y est peut-être pour quelque chose. Les positions radicales ne sont pas « anti-science », elles tentent de comprendre un sujet au-delà des aspects étudiés par les sciences, d’envisager sa complexité, ce qui est largement compatible avec la prise en compte des données scientifiques à disposition.
Une idée radicale ne découle donc pas forcément d’un raisonnement « scientifique », en tout cas pas entièrement, et elle assume ce fait.
Ainsi il me semble qu’une conception de la science telle que décrite ci-avant entrave certaines formes d’engagement, pour en favoriser d’autres qui négligent des aspects axiologiques et politiques et finalement réduisent le réel tout en pensant détenir la moins pire des méthodes pour le capter.

[Nicolas] Existe-t-il une partie de l’activité scientifique qui soit dépourvue d’arbitraire ?

À travers les différents éléments que nous avons entrecroisés ici, l’idée était de montrer que l’activité scientifique (y compris de vulgarisation scientifique) interfère avec le reste de la vie publique :

  • En amont du travail scientifique : dans les directions de recherche et dans le choix des développements techniques ; dans la structure des institutions, des laboratoires ; dans le budget alloué ; dans l’accessibilité aux études scientifiques ; …
  • En aval du travail scientifique : dans la manière dont les résultats sont formulés et publiés ; dans l’utilisation qui découlera des objets techniques comme des connaissances produites ; dans la communication qui est fait du travail auprès du grand public ; …

Chacun de ces éléments répond à un certain nombre de choix politiques. On pourrait tout de même espérer qu’entre cet amont et cet aval demeure une partie de l’activité scientifique qui se soustrait des choix arbitraires. Entre le moment où le sujet passe les portes du laboratoire et le moment où il en ressort par exemple. Mais même là, des choix demeurent : Est-ce au thésard ou au directeur de travailler sur telle question ? Quel temps alloué aux manipulations et à la rédaction ? Quelle partie de la bibliographie prendre en compte ? Quelles données utiliser ? Quels résultats est-il intéressant de présenter ? Comment la sociologie de la discipline influence la manière de présenter un résultat ? Dans quel journal faut-il publier ? Dans quel séminaire ?
On pourrait alors restreindre et imaginer qu’il existe un moment spécifique, presque sacré, où on se retrouve seul·e face à la méthode scientifique, sans plus aucun choix à faire. Il faudrait peut-être regarder dans différentes disciplines si cela est possible, mais j’imagine que pour chacune il existe à nouveau un certain nombre de choix à faire, de modèles à privilégier, de variables à négliger, de fonctions à optimiser…

Ces arbitrages-là peuvent être influencés par des réalités politiques. Pas toujours de manière saillante évidemment, mais il nous semble que l’ensemble du processus scientifique est soumis, au moins potentiellement, à des choix humains, sociaux, économiques et donc in fine politique.

Il est surement utile de les réduire au maximum. Mais, en tout cas, il nous semble délétère de faire comme si ils n’existaient pas.

Un renard qui trime vaut-il mieux qu’un putois qui flâne ? – Le danger de l’argumentation de la NUPES sur les « nuisibles »

Renard roux. Crédit : Domenico Salvagnin - Wikipedia

le renard (Vulpes vulpes) peut toute l’année être :
– piégé en tout lieu ;
– déterré avec ou sans chien, dans les conditions fixées par l’arrêté du 18 mars 1982 susvisé.

Voici un extrait (en l’occurrence l’article 2) de l’arrêté du 3 juillet 2019 concernant les espèces susceptibles d’occasionner des dégâts (ESOD) plus couramment appelées « nuisibles ». On y apprend également quand et comment les belettes, fouines, putois1, corbeaux freux, corneilles ou pies bavardes peuvent être tuées (ou selon la terminologie précise « piégées » ou « détruites au tir »2).
Cet arrêté pose des questions sur notre rapport au reste du vivant : qu’est-ce que le verbe « pouvoir » signifie quand on dit qu’une espèce peut être tuée ? D’où vient la légitimité de ce pouvoir ? Ce n’est cependant pas directement à ces questions que nous répondrons ici3.
Alors que la liste des ESOD sera mise à jour en juillet 2023, 30 député·es de la NUPES interpellent le ministre de la Transition écologique Christophe Béchu à ce sujet. L’argumentaire qu’ils avancent nous semble assez fragile voire contre-productif au vue des enjeux écologistes. Décorticage…

L’argumentation des députés

Résumons d’abord l’appel au ministre qui a été initié par les députées Manon Meunier et Anne Stambach-Terrenoir et porté par une trentaine d’autres député·es. Vous pouvez retrouver ci-contre en vidéo la prise de parole de Manon Meunier à ce sujet.

En synthèse, certaines espèces considérées comme ESOD ne devraient pas l’être car elles ont certaines utilités : par exemple, le geai des chênes régénère nos forêts, la belette régule les populations de rongeurs qui ravagent les cultures céréalières tout comme le renard qui en plus réduit la circulation d’agents pathogènes. Ces espèces permettent, je cite, « une lutte biologique pour notre agriculture ».

Cherry-picking et biais de cadrage

On peut critiquer cet argument-là en deux temps :

1. On constate que dans leur présentation ne sont évoquées que des fonctions considérées comme utiles de ces animaux. C’est une forme de cherry-picking (ou cueillette de cerises) : on ne considère que les éléments qui vont dans notre sens (les belles cerises) et on oublie ceux qui risquent de réfuter notre position (les fruits pourris). Les raisons pour lesquelles ces espèces ont été classées comme ESOD ne sont pas évoquées. Le risque serait que cela leur retombe dessus : « Ah oui mais vous avez pas dit que le renard ceci ou la martre cela ! » Cela rend l’argumentaire assez fragile.
On peut retrouver par exemple ce travail dans l’avis de la SFEPM (Société française pour l’étude et la protection des mammifères) sur le classement des petits carnivores indigènes « susceptibles d’occasionner des dégâts » .

À bien y regarder, ce cherry-picking est plutôt un moyen de rattraper une erreur d’argumentation qui semble plus fondamentale.

2. Le problème réside plutôt dans le fait d’avoir accepté cette grille de lecture un peu moisie. Se plier à la règle du décompte des bons points de chaque animal c’est accepter l’idée qu’il est pertinent de juger du statut d’un animal à l’aune de son utilité pour les humains. C’est ce que l’on appelle un biais de cadrage : les règles implicites du débat, les termes utilisés ou encore le prisme par lequel est abordé le problème sont malhonnêtes ou contiennent en eux-mêmes le germe d’une idéologie. Dans le cas présent cette grille d’évaluation est spéciste en cela qu’elle ne reconnaît pas d’intérêts propres aux animaux mais seulement un intérêt instrumental pour les humains.

Prenons un autre exemple : si on proposait d’accorder des droits différents aux humains en fonction de leur niveau au sudoku, il est clair que la bonne réponse ne serait pas de défendre la performance de tel ou tel individu, mais plutôt de remettre en question le cadre même de l’évaluation.

Le biais de cadrage est beaucoup plus facile à détecter dans cet exemple que dans le cas des animaux probablement parce que la pensée spéciste et naturaliste imprègne assez solidement notre culture et par conséquent notre vision du monde.

Quelle alternative ?

Le biais de cadrage est une erreur de raisonnement particulièrement difficile à détecter car il est très pernicieux. Même un discours en apparence très rationnel, sourcé, chiffré, répondant à tous les standards scientifiques se construit sur un certain cadre de pensée, isole certaines variables, identifie des enjeux…

L’effort à fournir pour pouvoir le repérer et en proposer une alternative est donc assez important. Ici, on peut s’appuyer sur le discours antispéciste qui prend de l’ampleur et se formalise depuis plusieurs décennies. Nous vous invitons d’ailleurs à consulter sur notre site cette liste de ressources en éthique animale établie par Timothée Gallen.
Alors plutôt que de prendre comme critère d’évaluation l’utilité d’une espèce pour l’humain, pourquoi ne pas considérer plutôt sa sentience, c’est-à-dire sa capacité à ressentir des expériences subjectives et essayer de minimiser les expériences négatives de l’ensemble des êtres sentients ? Sur la question de la sentience, nous vous renvoyons sur le site sentience.pm créé par le Projet Méduse qui est une mine d’or sur le sujet !

Si le projet semble ambitieux et difficilement opérable dans l’immédiat, une prise en compte plus fine et plus locale des interactions écologiques de chaque espèce semble être un pas dans cette direction. C’est d’ailleurs la direction que préconise la SFEPM dans son avis déjà cité plus haut :

« Il serait pertinent de réfléchir l’obsolescence même de la réglementation sur les ESOD, la notion d’espèce susceptible d’occasionner des dégâts étant une notion anthropocentrique qui n’a pas de sens du point de vue écologique.
Plus globalement le débat autour des carnivores et d’une biodiversité nuisible et à supprimer questionne la place que la société civile laisse aux espèces qui sont une partie intégrante d’un écosystème fonctionnel et « normal » – bien que largement dominé par l’espèce humaine. Car au-delà des arguments scientifiques se pose la question éthique d’une mainmise de l’humain sur son environnement et de la « gestion » appliquée à une espèce au lieu d’individus avec les effets en chaîne que cela génère.

Lacoste N. & Travers W. (coords.) (2022). Avis de la SFEPM sur le classement des petits carnivores indigènes
« susceptibles d’occasionner des dégâts ». Société française pour l’étude et la protection des mammifères (SFEPM).

Sans tomber dans la naïveté d’une non-intervention stricte sur le vivant qui n’est ni possible, ni réellement souhaitable, les enjeux écologiques actuels demandent plus de moyens et une prise en compte plus fine des écosystèmes locaux. Le statut ESOD ne semble pas être un outil politique capable de répondre de manière satisfaisante à l’urgence de ces enjeux.

Le contrôle des ESOD est actuellement réalisé sans obligation de résultats, et sans évaluation de leur efficacité. À travers l’Europe, l’abattage à grande échelle est la règle majoritaire pour contrôler les prédateurs ayant un possible impact sur les activités économiques ou représentant des risques sanitaires potentiels, sans évaluation des coûts et des bénéfices écologiques et économiques, ni prise en considération des aspects éthiques.

Lacoste N. & Travers W. (coords.) (2022). Avis de la SFEPM sur le classement des petits carnivores indigènes
« susceptibles d’occasionner des dégâts ». Société française pour l’étude et la protection des mammifères (SFEPM).

C’est en tout cas la position que l’on pourrait attendre de partis politiques prônant l’écologie et la prise en compte de l’intérêt de l’ensemble du vivant. Cette démarche est un pas vers un élargissement de la sphère de nos considérations morales : d’un anthropocentrisme traditionnel mais difficilement justifiable vers un sentiocentrisme qui nous semble bien plus convaincant sur le plan moral.

Le renard et la belette, si certain·es les entendent chanter, il tient à nous de leur prêter notre voix pour les entendre lutter !

Merci à Sohan, David et Gabrielle G. pour la relecture

L'équipe du Cortecs au REC

« La science est-elle politique ? » 1/2 – On pose des questions tabous aux REC, et ça se passe bien !

L'équipe du Cortecs au REC

Le Cortecs était-il aux REC 2023 ?
Quatre membres – Vivien, Sohan, Nicolas et David – ont pu faire le déplacement, donc on peut dire que oui ! Mais officiellement, rien n’a été décidé quant à l’implication de l’association dans l’événement. Nous n’avions rien à proposer, en tant que structure, comme stand ou activité. Sohan est intervenue sur la table ronde « Dérives thérapeutiques : un business juteux » alors que Vivien, Nicolas et David ont animé des ateliers sous la bannière de leurs collectifs (respectivement Cinétique, Rasoir d’Oc et Les Dubitaristes). Nous laissons ici Nicolas et David raconter les ateliers qu’ils ont animés en commun.
La seconde partie de cet article disponible ici exposera notre opinion sur une des questions débattues pendant les ateliers : « La science est-elle politique ? »

Des ateliers, pourquoi ?

Pourquoi proposer des activités dans un événement déjà si grand et si riche ? De quoi avions-nous envie de parler ? Comment mettre en forme cette envie ? Avions-nous déjà, tout simplement, quoi que ce soit d’intéressant à dire ?
Peut-être pas. En tout cas nous avions un grand intérêt à discuter d’esprit critique, de doute réflexif et du rapport entre science et politique.

Pour susciter ces discussions dans de bonnes conditions, rien de mieux selon nous que de bons vieux outils d’éducation populaire !
Sans prétention aucune, il s’agit de mettre en place un cadre qui favorise toute prise de parole et l’écoute active. On y expose nos expériences vécues, nos réflexions propres et nos opinions (nos « savoirs chauds »), on y convoque des références scientifiques, des théories et des figures faisant autorité (les « savoirs froids »), ce qui donne un joyeux mélange de pratiques illustrant la théorie et de théories nourrissant la pratique (quoi que ça donne, ça ne s’appelle pas « savoirs tièdes », bien essayé).

Il ne s’agit pas de dire qu’on va reconstruire des savoirs universitaires en causant pendant une heure. À travers nos discussions, on se confronte à des visions auxquelles on n’aurait jamais eu accès autrement. Notre esprit critique est mis à rude épreuve.

C’est aussi l’occasion de proposer une alternative au format conférences/tables rondes qui sont majoritaires au REC1. Que retire réellement le public de ce genre de format ? Après un jour, après une semaine ou après un mois quelle quantité d’information est retenue ? C’est une vraie question. 
Le risque serait que ce soit la passivité confortable de ces formats couplée à la satisfaction d’entendre un sujet et/ou un·e intervenant·e famillièr·e qui fasse le succès de ces formats plutôt que leur pertinence pédagogique.
Au contraire, il nous semble que les ateliers participatifs permettent davantage de bousculer les participant·es et demandent un vrai travail actif. Évidemment c’est plus coûteux (en énergie, en temps, en ressource cognitive…) et on imagine difficilement un week-end entier à faire des ateliers sans finir avec le ciboulot fondu.
Les deux formats sont probablement complémentaires et nous militons pour que les seconds ne soient par trop relégués au second rang et finissent dans des placards à balais (avec tout le respect qui se doit pour la salle dans laquelle nous animions).  

Voici un déroulé des ateliers proposés. Faciles à mettre en place, nous encourageons à s’en saisir pour exercer nos esprits critiques à peu de frais !

Des ateliers, comment ?

Atelier « débats et discussions »

Dans ce premier atelier l’idée était d’expérimenter différentes modalités de débat. En l’occurence nous en avons testé trois : le débat mouvant, le débat mouvant en deux dimensions et le groupe d’interviews mutuelles.

Commençons par un débat mouvant. Nous lançons à nos participant·es une affirmation clivante, aux termes volontairement polysémiques et non définis, limite malhonnête. Dans un premier temps, ils et elles doivent se positionner spatialement dans la zone « d’accord » ou dans celle « pas d’accord », sans possibilité de nuance. Le doute n’est pas permis !
Une fois dans leurs groupes, les participant·es ont quelques minutes pour construire ensemble les arguments qui soutiennent leur accord ou leur désaccord avec l’affirmation. C’est l’occasion de réfléchir au sens qu’on met derrière chaque mot de l’affirmation.
Enfin, le débat commence et chaque « camp » a l’opportunité, à tour de rôle, de donner un argument.
À n’importe quel moment, toute personne est libre de changer de camp : elle entend un argument qui la touche, elle change d’avis radicalement, elle admet qu’un argument était bien tourné, elle rumine ses propres pensées, elle entend une aberration dans son propre camp, etc. Pas besoin de se justifier, ici le fait de passer d’un camp à l’autre n’est à interpréter que comme la manifestation d’une réflexion. Et montrer qu’on réfléchit, voire qu’on est prêt·e à se remettre en question, c’est quand même la grande classe.

Pour lancer le débat mouvant, nous avions proposé plusieurs affirmations, et c’est la dernière que nos participant·es ont choisie :
– La science recherche la vérité
– Il y a des questions bêtes
– Il faut prouver ce qu’on dit
– On a besoin de croire
La science est politique

Remarquons l’honnêteté intellectuelle de certaines personnes, qui ont systématiquement argumenté en se plaçant dans le même camp, mais qui ont su rejoindre le camp opposé quand des arguments pertinents leur étaient exposés. Les débats se sont fait de manière très sereine et le cadre ludique permet probablement cette légèreté. Tout le monde s’écoute, que l’on soit zététicien·ne troisième dan ou visiteur·euse d’un jour. L’idée principale qui est revenue régulièrement au cours du débat c’est que la réponse dépend ce que l’on entend par « science » et par « politique » (voire de ce qu’on entend par « est »).
Nous revenons plus en détail sur ce débat dans la seconde partie de l’article.

Nous enchaînons avec un second débat mouvant, mais avec une variante.
Nous avons proposé l’affirmation « Il faut douter de tout » qui commencait de la même façon : deux camps, des arguments, du mouvement.
Après quelques prises de paroles, nous introduisons une dimension supplémentaire en faisant remarquer que certains arguments énoncés jusqu’ici nous semblaient plutôt commenter l’affirmation « On peut douter de tout ». Ainsi, si certain·es avaient pu interpréter la phrase dans un sens prescriptif/normatif, d’autres l’avaient fait dans un sens plutôt descriptif (que leur acception de « pouvoir » soit celle de la capacité ou du droit).
Nous proposons alors qu’au lieu de deux camps, les participant·es se placent à présent dans quatre cases :
– Il faut douter de tout, mais on ne peut pas le faire
– Il faut douter de tout, et on peut le faire
– Il ne faut pas douter de tout, et de toute façon on ne peut pas le faire
– Il ne faut pas douter de tout, mais on pourrait le faire

La parole circule de case en case, les participant·es aussi au gré des arguments. À chaque argument énoncé, c’était un sens différent de « pouvoir », « falloir » et « douter » qui était mobilisé.

Le plus difficile, finalement, c’est de terminer le débat : c’est frustrant parce qu’on imagine encore plein d’arguments, on ne sait pas où se placer, et la question demeure en suspens.

Dernière activité, le groupe d’interviews mutuelles. Nos participant·es se groupent par trois et nous leur demandons de raconter, chacun·e leur tour au sein du groupe, une expérience de vie ou une anecdote.
Chaque personne dispose de cinq minutes tandis que les autres ne peuvent pas l’interrompre ou engager la discussion. Elles et ils écoutent attentivement et relancent.
Nous leur avons demandé de raconter un changement d’avis, quel que soit le sujet ou le temps que ça a pris.

Pour conclure, nous avons exposé quelques expériences en plénière pour capter la diversité de ce que nous considérions comme des changements d’avis.
Cela a été l’occasion de se demander ce qui occasionnait le changement d’avis.

Atelier « Petite histoire / Grande histoire »

Le second atelier que nous avons animé s’intitule « Petite histoire / Grande histoire » et est aussi un classique d’éducation populaire.
Dans un premier temps, les participant·es disposent de petits papiers sur lesquels elles et ils doivent écrire deux « petites histoires » et une « grande histoire ». La petite histoire est personnelle, c’est une expérience vécue qui ne concerne que soi-même. La grande histoire est aussi une expérience vécue, mais dans le cadre d’un événement plus large : un événement politique, sportif, une catastrophe, voire un événement du millénaire dernier mais qui constitue une référence culturelle.
Ces histoires avaient pour contrainte de raconter « le rôle que la science a pu jouer dans votre engagement ». Là aussi, tous les termes sont à comprendre aussi largement que possible.

Impossible de résumer la diversité des histoires racontées, en tout cas on a eu de tout ! Notamment, beaucoup de rencontres de scientifiques et de discussions ont manifestement contribué à changer les visions du monde de nos participant·es (et de nous-mêmes, car nous participions !)

Petits bonus sur l’éducation populaire

Un petit éclaircissement sur l’éducation populaire est certainement le bienvenu.
Comme introduit plus haut, l’éducation populaire convoque à la fois les savoirs « chauds » de nos vécus et les savoirs « froids » théorisés. On ne se prive d’aucun savoir, ni d’aucune source source possible de savoir, qu’il s’agisse de savoir-connaissance, de savoir-faire, de savoir-être ou de savoir-penser.
On retrouve là deux acceptions de l’éducation qui correspondent à deux étymologies latines possibles2 : educere, qui signifie « conduire hors de », et educare, qui signifie « nourrir ».
L’éducation peut ainsi se concevoir comme une transmission de savoirs et/ou comme un processus collectif amenant d’un état à un autre.

Un contre-sens possible est de penser que l’éducation populaire, c’est de l’enseignement pour les pauvres.
On vient de voir que l’éducation populaire ne se limitait pas à l’enseignement. En théorie elle n’utilise même pas cette notion. Les savoirs issus d’une expertise, d’une théorisation, sont toujours convoqués en contexte pour éclairer des situations précises, ce qui correspond davantage à la notion d’apprentissage. Ce n’est pas le maître qui vient donner, c’est l’apprenant qui vient chercher.
Si « populaire » est synonyme de « pauvre » dans certains contextes, ici c’est au sens large de « tout le monde » qu’il faut le comprendre. Gardons en tête que ce « tout le monde » fait aussi débat3, car employé naïvement il risque de gommer les inégalités de classe, de genre, de race, d’âge, de capital, etc.

Qu’on pratique l’éducation populaire ou non, on court souvent le risque d’inverser les moyens et les fins, en cantonnant l’éducation populaire à ses « outils ». « Débats mouvants« , « Groupes d’interviews mutuelles », « Petite histoire grande histoire« , sont des noms d’outils qui circulent dans les associations. Ils sont séduisants mais peuvent faire perdre de vue leur finalité.
L’éducation populaire est avant tout un processus, qui passe parfois par des outils. Mais il ne suffit pas d’organiser un débat mouvant pour produire un échange émancipateur de savoirs ni pour engager une réflexion de long terme. Il faut veiller à la pertinence de l’organiser dans le contexte, à son animation, à la façon dont on se saisit collectivement de ce qui en sort. Sinon on se contente de passer un bon moment (ce qui est déjà pas mal !).

C’est pour ça que l’éducation populaire n’est pas neutre. Qu’on mobilise ses outils ou non, son objectif est de produire de la transformation sociale. Par essence, cette transformation sociale bénéficie aux personnes dominées4 et aux groupes minorisés, mais pas aux dominants qui eux n’ont aucun intérêt à ce que le monde change.

Il me semblait important d’apporter ces quelques notions pour éviter des incompréhensions fâcheuses à propos de l’éducation populaire. Il convient de se poser sérieusement les questions, avant de prétendre la pratiquer : Est-ce le bon endroit ? Pour qui on le fait ? Qu’est-ce qu’on souhaite collectivement ? Quels sont les rapports de domination en jeu ?

Pour aller plus loin et développer tous ces aspects, voici quelques ressources :

Le blog d’Adeline de Lepinay, intervenante en éducation populaire. Ce site regorge de théorie et d’outils pratiques.
L’autrice a également écrit le livre « Organisons-nous ! », qui est d’une très grande richesse concernant la réflexion sur les luttes sociales et la place de l’éducation populaire en leur sein. Elle y aborde l’histoire de l’éducation populaire et les différents courants qui existent, les limites du concept, les risques de dérive et de récupération. Elle analyse et catégorise différentes méthodes d’action et d’organisation de collectifs, notamment en les mettant en relation avec leur place vis-à-vis du pouvoir contre lequel ils luttent.

Sans l’avoir lue, je conseille la thèse d’Alexia Morvan, souvent citée dans les milieux d’éducation populaire.

La conférence gesticulée de Hugo Fourcade est un entremêlement de témoignages et de théorie, qui montre, entre autres à travers l’histoire de l’Université Populaire de Bordeaux, là où peut mener la volonté de diffuser les savoirs librement.

Feu la SCOP Le Pavé a publié plusieurs petits cahiers, issus de processus d’éducation populaire. Ils incarnent donc magnifiquement leur propos. Celui sur La Participation offre témoignages, typologies, histoire, outils, réflexions incarnées… Il est un indispensable pour penser ce qui se passe dans n’importe quelle association.

Le Petit manuel de discussion politique part du constat que le fond des discussions politiques dépend beaucoup de la forme de celles-ci. Il questionne l’objectif de la discussion et son contexte, pour proposer différentes manières de l’organiser, toujours en cherchant à garantir de l’horizontalité, de la prise en compte de tous les points de vue, et d’engager des perspectives collectives à partir des propos tenus.

Enfin le Petit manuel critique d’éducation aux médias (qui ne parle pas un seul instant de fake news ou de théories du complot, quelle fraîcheur bienvenue !) alterne entre réflexions d’universitaires, récits d’associations œuvrant dans l’éducation aux médias, et pastiches de « fiches pratiques ». On y voit différentes manière d’éduquer aux médias « par le faire », en partant des pratiques réelles et des volontés des participant·es.

Avion repeint en vert par des militants de Greenpeace pour dénoncer le greenwashing. Mars 2021.

« Si ma grand-mère avait des ailes, ce serait un avion vert » : Flou sémantique et greenwashing

Avion repeint en vert par des militants de Greenpeace pour dénoncer le greenwashing. Mars 2021.

Si l’on me demandait si la transition vers une aviation verte est possible, il me semble que le plus sage serait de répondre : « Cela dépend de ce que l’on appelle transition, de ce que l’on appelle vert et de ce que l’on appelle aviation1… »
Suivant le cadre que l’on se fixe alors la réponse peut varier de « clairement oui » à « absolument pas » avec tout un éventail de nuances entre les deux. Dans cet article nous allons donc proposer de considérer différentes définitions à travers lesquelles nous posons la question de la transition vers une aviation verte.
En plus de faire le point sur l’impact écologique de l’aviation et ses perspectives d’avenir, cet article vise à appeler à la prudence face à l’ambiguïté cachée des mot – ambiguïté dont certains peuvent largement tirer profit. Dévoyer le sens d’un mot c’est aussi ce que l’on appelle l’« effet paillasson », vous pouvez retrouver un article du Cortecs à ce sujet.

Est-il possible de faire…

… un appareil volant qui n’émet pas de carbone pendant son vol ?

Oui et cela existe déjà plus ou moins. On peut penser tout d’abord aux « avions solaires », des appareils recouverts de panneaux photovoltaïques fournissant de l’énergie solaire. Ceux-ci sont testés depuis les années 1970 mais le modèle le plus performant en est probablement le Solar Impulse (I & II) qui aux dernières nouvelles est capable de transporter qu’une seule personne à une vitesse d’environ 80 km/h. On est loin des 4 milliards de passagers annuels.

On peut aussi évoquer les planeurs qui, une fois lancés, profitent des courants pour voler et n’utilisant aucun moteur n’émettent effectivement aucun gaz à effet de serre.

Les avions volant avec des huiles de friture ne rentrent pas vraiment dans cette catégorie : d’une part parce que celles-ci émettent du carbone (certes, en plus faible quantité) d’autre part parce qu’elles sont nécessairement mélangées avec du kérosène classique.

Jean-Baptiste Djebbari, alors ministre délégué chargé des Transports, se félicite d’un vol-test utilisant des huiles de cuisson faisant miroiter la promesse d’une aviation verte. Voir cet article de Révolution Permanente qui dénonce ce greenwashing.

… un avion avec des passagers qui n’émet pas de carbone pendant son vol ?

Alors là c’est déjà plus compliqué : les vols précédents ne peuvent transporter qu’une seule personne (ou à peine plus) et il y a un gouffre à franchir avant de pouvoir utiliser ces solutions pour des vols commerciaux. On peut identifier au moins trois obstacles majeurs pour y parvenir : trouver les solutions technologiques pour pouvoir transporter une masse très importante (ce qui est a priori impossible pour l’avion solaire 2 ou le planeur par exemple), rendre le prix du vol économiquement viable et obtenir les certifications nécessaires.
Certes on en est loin mais en théorie rien ne l’empêche. Toutefois il semble pertinent de se demander à quel date et à quel coût ces innovations pourraient être accessible ?
Les deux géants de l’aviation Boeing et Airbus ont annoncé la date de 2035 pour leurs premiers vols commerciaux bas-carbone. Le premier grâce à des agrocarburants, le second avec de l’hydrogène3. Notons ici deux choses : premièrement, cette annonce est probablement davantage influencée par son impact marketing et politique que par une réelle prédiction technologique. Deuxièmement, la réalisation de cet objectif ne peut se faire qu’au prix d’énormes moyens financiers et de choix politiques privilégiant le secteur aérien sur d’autres secteurs4.
Au vu de l’urgence climatique en cours, envisager d’utiliser l’aviation actuelle pendant encore une quinzaine d’années semble relativement déraisonnable.

… un avion avec des passagers qui n’émet pas de carbone pendant tout son cycle de vie ?

Reprenons l’exemple du planeur : certes en vol il n’émet aucun gaz à effet de serre mais encore faut-il le lancer. Il y a deux moyens pour cela : le treuillage ou le remorquage par un autre avion. Dans les deux cas ce sont des opérations qui demandent beaucoup d’énergie.

De la même manière, imaginons qu’il soit possible de faire des avions transportant des passagers qui volent en émettant peu (ou pas) de carbone. Est-il possible que l’ensemble des opérations en amont et en aval soient également peu émettrices ?

Cela pose en premier lieu la question de la création des vecteurs d’énergies, à savoir agrocarburant ou hydrogène. Pour le premier se pose, entre autres, la question de la déforestation et de l’utilisation des sols qui détruiraient des potentiels puits de carbone. Pour le second, la question de l’hydrogène décarboné reste aussi un défi à résoudre5.

D’autre part, le transport de ces carburants, la construction et le démantèlement des avions, la construction et la gestion des aéroports ainsi que de toutes les infrastructures physiques et logistiques sont d’autres défis pour parvenir à des vols émettant peu de carbone sur l’ensemble du cycle de vie.

… une aviation entièrement bas-carbone ?

Lorsque Airbus annonce le début de ces vols commerciaux bas-carbone pour 2035, il faut rappeler que cela ne concerne que ses vols les plus courts. D’après Carbone 4, seuls les vols inférieurs à 1500 km seraient concernés, ce qui représente 6 % des émissions de l’aviation. Toujours d’après cette source, pour les vols plus longs il faudrait attendre 2040 ou 2045, et la part de l’hydrogène en 2050 pourrait n’atteindre que 10 % des carburants utilisés…

… une aviation entièrement bas-carbone inscrite dans une société bas-carbone ?

Quand bien même, il serait possible d’avoir une aviation avec une empreinte carbone relativement faible, pour toute sa flotte et en considérant les éléments en amont et en aval (ce qui rappelons-le serait trop tardif, trop cher et en fait hautement improbable), pourrait-elle s’inscrire dans une société elle-même bas-carbone ?

Autrement dit, si l’on ne considère plus l’aviation comme un système isolé mais comme le rouage d’un système plus global, avec ce que ce secteur demande et ce qu’il implique, peut-on espérer atteindre des émissions carbone basses ?

C’est une question sur laquelle a travaillé Vincent Mignerot et qui montre qu’aujourd’hui il n’y a aucune preuve qu’il soit possible de se passer des énergies fossiles6. Au contraire, selon lui, dans notre système économique et politique, les liens entre le secteur aérien et le reste du système ne feraient que déplacer le problème. Les économies d’énergies faites au sein du sous-système « aviation » seraient en réalité déplacées à l’extérieur, voire pire elles pourraient contribuer à augmenter les dépenses énergétiques totales7.

Ainsi même une aviation bas-carbone, de part les interactions qu’elle entretient avec le reste de notre système économique, ne permettrait en aucun cas d’obtenir un système globalement bas-carbone.

… une flotte entière d’avions qui ne nuit pas aux conditions de vie ?

Voilà enfin la question qui est probablement la plus pertinente. Étant donné que la réponse aux questions précédentes est très probablement non et qu’elles sont des conditions nécessaires à cette question-là, on pourrait presque faire l’économie de développer ici.
Mais si l’on ne se contente pas de considérer l’empreinte carbone et que l’on envisage la possibilité d’une aviation ayant un impact « acceptable » sur le vivant en général et sur les humains en particulier, on se heurte à de nouveaux obstacles. En premier lieu le tourisme de masse qu’induit l’aviation est néfaste pour les écosystèmes ainsi que pour les populations et les cultures locales8.
D’autre part, les inégalités liées à l’aviation sont une grande injustice sociale9. Pour une justice sociale, il faudrait – en plus des défis précédents – réfléchir à une aviation accessible équitablement pour tous.

Différents cadres dans lesquels on peut parler d'avion vert.
Différents cadres dans lesquels on peut parler d’avion vert.

À qui profite le crime ?

Le plus souvent, quand on utilise ou que l’on entend le terme d’« avion vert », on ne distingue pas les différentes définitions que cela peut recouvrir. Ainsi suivant le contexte, l’un pensera à un prototype réduisant l’empreinte carbone alors que l’autre pensera à une flotte complète avec une empreinte écologique nulle. D’où l’importance d’éclaircir nos propos quand on discute de termes potentiellement ambigus comme ici.
Cette confusion peut être analysée d’un point de vue de notre système cognitif et de notre traitement du langage (possiblement que nous nous satisfaisons en partie de cette ambiguïté pour pouvoir conserver nos habitudes vis-à-vis de l’avion). Mais il semble plus pertinent de l’analyser d’un point de vue plus global. Que ce soit dans le traitement médiatique, dans les annonces politiques ou dans les discours d’industriels, il semble que jouer sur ces ambiguïtés linguistiques soit un ressort plutôt efficace de ce que l’on peut appeler du greenwashing.

Il y a tout intérêt de ce point de vue-là à annoncer un avion vert pour 2035 sans trop s’étaler sur ce dont on parle et également sur les moyens pour y arriver.

Pour approfondir

Cet article s’inscrit dans un travail plus global sur l’esprit critique et l’écologie. Concernant l’aviation en particulier, vous pouvez retrouver un panorama des enjeux actuels dans la vidéo ci-dessous.

« Faut-il vraiment vraiment vraiment arrêter l’avion ? » sur Enfin, peut-être

L’idée de cet article est née d’une discussion avec Vincent Mignerot où l’on s’est rendu compte que l’on ne disait pas tout à fait la même chose quand on parlait de transition vers un « avion vert ». Merci à lui pour son regard sur cet article.
Pour accéder à des références beaucoup plus pointues sur l’avion et le climat je vous invite à consulter les rapports Aviation et Cli

Couverture du manuel

Un manuel d’esprit critique pour le militantisme écologiste

Couverture du manuel

En Septembre 2020, nous proposions avec Valentin Vinci une formation à l’esprit critique auprès des militant·e·s écologiste du Camp Climat de Grenoble. En réalité, nous étions assez dubitatif sur la réception de cette formation. On risquait de passer pour les donneurs de leçon qui viennent expliquer comment penser correctement et que c’était pas bien de planter ses légumes en fonction de la lune. Et ce, d’autant plus qu’elle était intitulée Zététique, un terme parfois mal vu dans les milieux alternatifs.

Mais au contraire, les retours avait été plutôt positifs (du moins parmi celleux qui sont venu·e·s bavarder après la formation) et demandeurs de ce genre de contenu.

De là est née l’idée de produire un document écrit reprenant les notions d’esprit critique que l’on présentait et qui nous paraissait utile à l’exercice militant. Trouvant sur son chemin un troisième auteur, Sébastien Pétillon, ayant également donné une formation sur l’esprit critique au Camp Climat PACA, le projet de ce petit manuel prend forme et va vivoter pendant presque 2 ans. Pendant ce temps, ont continue de donner des formations à l’esprit critique dans des milieux militants écologistes à Grenoble, Toulouse ou Nice.

Finalement, c’est à l’été 2022 que sort ce manuel après avoir gagné un peu d’épaisseur et le soutien de plusieurs personnes et organismes. J’en profite pour les remercier à nouveaux ici : Rodolphe « le Réveilleur » Meyer pour la préface, Meybeck pour la couverture et une grosse vingtaine de relecteur·ice·s1 !
Le document se structure ainsi : dans une première partie sont abordés les pièges de nos raisonnements et les altérations de l’information qui peuvent nous tromper et qui conduisent au doute et à la prudence. Mais puisque le militant ne peut se contenter de la passivité et de l’indifférence d’un doute trop zélé, la deuxième partie offre un panel de principe et de méthodes permettant d’aller plus loin en se forgeant un avis éclairé et robuste. La troisième partie enfin aborde la confrontation et le débat qui sont au centre du militantisme en proposant des outils pour communiquer plus efficacement les convictions pour lesquelles on se bat. Sans jamais rentrer frontalement dans des sujets polémiques -ce qui desservirait notre objectif- des exemples en rapport avec les enjeux écologiques et climatiques sont utilisés tout au long du manuel.

Ce manuel est écrit par des militants pour des militant·e·s.
Ce qui signifie premièrement que l’esprit critique est un outil au service d’une cause qui nous parait primordiale. L’idée n’est donc pas de mettre des bâtons dans les roues de ces luttes, mais au contraire de contribuer à les renforcer.
Cela signifie également que nous tenons à ce que le manuel soit disponible gratuitement et puisse être librement distribué2. Vous le trouverez ici : ecomanuelespritcritique.frEnfin, ce manuel est amené à évoluer. Toutes critiques et propositions d’amélioration sont les bienvenus. Pour cela, n’hésitez pas à nous contacter via le formulaire sur le site ci-dessus.

Dessin par Maja Visual au Camp Climat Grenoble 2020. Représentant la formation de Nicolas et Valentin sous une serre végétalisée
Dessin par Maja Visual au Camp Climat Grenoble 2020

Dessin par Maja Visual au Camp Climat Grenoble 2020. Représentant la formation de Nicolas et Valentin sous une serre végétalisée

Esprit critique au Camp Climat

Depuis 2016, les Camps Climat rassemblent chaque été des militant·e·s dans le but d’accélérer les mobilisations face à l’urgence climatique et sociale. On s’y rencontre, on s’y forme, on s’y serre les coudes et on y chante (c’est important). Pour la troisième édition d’affilée, j’y ai proposé des formations autour de l’esprit critique. Pourquoi ? Comment ? Je fais un petit retour ici.

Le contexte

Il n’est peut-être pas nécessaire de rappeler ici que la situation climatique et environnementale actuelle est extrêmement préoccupante. Les activités humaines menacent les conditions de vie sur Terre de l’ensemble du vivant.

Cette situation et le défi qu’elle pose à l’humanité font appel – peut-être pour la première fois à une telle ampleur – à une vaste palette d’outils utilisés dans la pensée critique : méthode scientifique, communication, médias, cognition, mécanismes sociaux, éthique, sciences politiques…
Le grand défi pour l’humanité consiste à réagir suffisamment rapidement face à l’inertie au changement qui nous menace à toutes les échelles : cognitive, sociale, culturelle, médiatique, politique… Il nous semble alors qu’une bonne partie de ces enjeux réside dans notre manière de traiter l’information, de la produire, de l’interpréter, de la transmettre… d’où l’intérêt de la pensée critique dans cette tache-là.

Dessin par Maja Visual au Camp Climat Grenoble 2020 lors de notre première formation (à l’époque masquée)

C’est à partir de cette idée que nous avons décidé en 2020 avec Valentin Vinci de proposer une première formation au Camp Climat de Grenoble. Concrètement l’objectif était de fournir des outils de pensée critique aux participant·e·s afin de :

  • Comprendre l’inaction et les forces réactionnaires qui s’opposent au changement. Déconstruire les rhétoriques climato-négationnistes, analyser les discours médiatiques ou politiques, comprendre l’inertie sociale…
  • Comprendre les pièges qui pourraient nuire au militantisme écologiste. Les biais cognitifs et sociaux auxquels nous sommes sujets, les arguments fallacieux, les croyances pseudo-scientifiques… et comment il est possible de les contourner.

Ce double objectif – tourné à la fois vers l’extérieur et vers l’intérieur du mouvement – est resté une constante dans les différentes formations que l’on a proposées. Il est évidemment bien ambitieux et dépasse largement nos compétences. Mais c’est un cap que l’on s’est fixé.

Notons que, lors de cette édition, les organisateur·ice·s avaient pris le parti d’interdire tout support numérique pour les ateliers et de mettre l’accent sur l’éducation populaire. Un très chouette défi vers lequel on essaie toujours de tendre.

D’abord dubitatif sur la manière dont serait reçue notre formation, les retours se sont avérés plutôt positifs1 et demandeurs de ce genre de contenu.
De cette première expérience germa l’idée de publier un document reprenant ces idées (qui est enfin sorti !) et surtout l’envie de continuer ces formations.

L’année suivante c’est au Camp Climat de Toulouse que nous avons proposé une formation avec Jean-Lou Fourquet, journaliste et créateur du blog Après la bière. Encore une fois les retours ont été relativement positifs.

Le Petit manuel d’esprit critique pour le militantisme écologiste distribué gratuitement au Camp Climat de Toulouse 2022

Enfin, en 2022 j’ai participé pour la troisième fois au camp climat en proposant, accompagné de Lo Pimfloìd2 mon compère du Rasoir d’Oc’3, deux formations : « L’esprit critique pour le militantisme » et « L’argumentation pour le militantisme » que je présente dans la dernière partie. En plus de cela, j’y ai amené quelques exemplaires du Petit manuel d’esprit critique pour le militantisme écologiste (oui, celui que l’on avait imaginé après notre première formation).

Quelques conseils que l’on peut extraire de cette expérience

Avant de présenter les deux formations proposées cette année, quelques conseils généraux que l’on a pu dégager de cette petite expérience.

  • Ne pas oublier que l’esprit critique et la démarche scientifique ne sont pas une fin en soi, ils fournissent des outils qui permettent de mieux appréhender le monde et en l’occurrence le militantisme. Nous ne sommes pas là pour expliquer comment bien penser/lutter et faire la police de la raison, nous sommes au service d’une cause qui nous semble primordiale.
  • Éviter les sujets « chauds » : Parler de sujet comme le nucléaire, les OGM ou la spiritualité sur lesquelles les participant·e·s peuvent avoir un a priori fort risque d’être contre-productif. Dans la tradition de la technique de la spatule, il parait plus efficace de prendre pour exemple des sujets légers (au moins dans un premier temps).
  • Préférer une approche d’éducation populaire en partant de l’expérience des participant·e·s pour discuter puis synthétiser avec des apports théoriques. Plusieurs jeux/ateliers peuvent être utilisés dans ce cadre-là : Groupe d’Interview Mutuel, ateliers Jigsaw, débat mouvant, concours de mauvaise foi…
  • Certains éléments nous paraissent plus pertinent à transmettre, parmi lesquels : la démarche scientifique et des éléments d’épistémologie, l’argumentation, les risques de biais de raisonnement, le rôle des médias…

Formation « L’argumentation pour les militantisme »

Cliquer pour télécharger le document

Cette formation s’inspire en grande partie d’une formation aux arguments fallacieux déjà présentée ici sur notre site. Elle s’est déroulée en quatre partie [Diaporama] :

  1. Introduction à l’argumentation.
    En particulier on commence par parler d’argumentation formelle : une construction qui part de prémisses et qui aboutit à une conclusion. On précise ensuite que dans la vie de tous les jours, l’argumentation est bien plus informelle : certaines prémisses sont implicites et la construction n’est pas clairement exposée.
  2. Atelier Jigsaw (pour plus de détails voir ici).
    – Première étape : Les participant·e·s sont réparti·e·s en groupes de 4. Les membres du groupe reçoivent chacun·e une « fiche expert·e » différente et disposent de 5 minutes pour la lire. Les 4 fiches décrivent chacune trois arguments fallacieux différents. [Fiches]
    – Deuxième étape : Les groupes de départ se séparent et tous·te·s les expert·e·s ayant la même fiche se retrouvent. Iels discutent ensemble des arguments fallacieux, de ce qu’iels ont compris ou pas. Iels doivent également imaginer de nouveaux argument fallacieux à travers des petits exercices. Durée : 20 minutes.
    – Troisième étape : Chaque membre des groupes d’expert·e·s revient à son groupe d’origine fort de ses nouvelles connaissances. Tout le monde partage alors son expertise avec le reste du groupe. Chacun·e des 4 membres ayant découvert 3 arguments fallacieux sur sa fiche, le but est que tout le monde soit familier des 12 arguments fallacieux. Leurs connaissances communes leur seront utiles dans la prochaine partie ! Durée : 20 minutes.
  3. Concours de mauvaise foi
    À partir des connaissances accumulées dans la deuxième partie, chaque groupe va devoir construire un argumentaire moisie en utilisant les arguments fallacieux étudiés. J’ai proposé à chaque groupe deux sujets plus ou moins absurdes4 au choix et une liste de 5 arguments à placer.
    Chaque groupe travaille sur un texte et une petite mise en scène avant de venir le présenter devant tout le monde. Le but pour les autres est d’identifier les arguments fallacieux employés.
  4. Comprendre l’argumentation fallacieuse
    Après avoir bien manipulé ces notions, je propose une explication quant à l’origine de ces arguments fallacieux : ceux-ci ne sont pas simplement des erreurs faites au hasard dans un sens quelconque. Ils peuvent plutôt être vus comme des moyens rhétoriques pour aboutir à une conclusion préétablie. On introduit alors la notion de raisonnement motivé et de consonance cognitive via l’histoire de « l’échec d’une prophétie ».
  5. Améliorer son argumentation
    Partant du point de vue précédent, on établit qu’argumenter efficacement revient à rendre moins coûteux, pour notre interlocuteur·ice, de changer d’opinion que de persévérer dans son opinion pré-établie. Pour mettre cela en œuvre, on peut jouer sur différents éléments : le fond des arguments, la forme, le contexte de la discussion, l’affect…
    Sans apporter davantage de réponses, la formation se termine par une discussion sur les différentes méthodes qui peuvent être utilisées dans cet objectif. On a évoqué entre autres la maïeutique, l’entretien épistémique, la communication non violente…

/!\ On n’oubliera pas de rappeler au long de la formation les implications éthiques de l’argumentation : sur les questions de manipulation ou sur la détection des arguments fallacieux chez soi et chez les autres.

Formation « L’esprit critique pour le militantisme »

Cliquer pour accéder au diaporama

Pour cette formation, les participant·e·s sont d’abord invité·e·s à répondre à un petit questionnaire dont les réponses seront utilisées plus tard. Entre temps, un atelier Jigsaw est également mis en place. [Diaporama]

1. Questionnaire
Il y avait en réalité deux questionnaires légèrement différents distribués aléatoirement composé chacun de trois questions (en réalité quatre, mais la première ne servait qu’à brouiller les pistes). Il y avait une petite trentaine de personnes à l’atelier donc chacun des deux questionnaires a reçu autour de 14 réponses.
– La première avait pour objectif de mettre en avant le biais d’ancrage. Il s’agit d’une réplication d’une expérience faite par Strack et Mussweiler 5. Dans un premier temps, je demandais si « Malpolon monspessulanus« , le plus grand serpent des Pyrénées, était 1) plus grand que 30cm (1er groupe) ; 2) plus petit que 4m (2ème groupe).
Dans un second temps, je demandais à tout le monde d’estimer la taille de ce serpent.
– Dans la deuxième question, je demandais si iels pensaient que les publicités pour la viande seraient interdites 1) comme la cigarette et l’alcool (1er groupe) ; 2) sans exemple (2ème groupe).
– Dans la troisième question, je demandais si dans une forêt attaquée par un parasite, iels préféraient plutôt une nouvelle méthode très efficace avec des effets secondaires incertains ou ne rien faire 1) comme depuis 10 ans (groupe 1) ; sans précision sur la situation actuelle (groupe 2).
Les résultats arrivent plus tard.

2. Atelier Jigsaw : Les altérations de l’information
Ici, le but est de familiariser les participant·e·s avec les différents pièges qui menacent le traitement de l’information. On répète les trois étapes présentées dans la formation ci-dessus.
Les fiches expert·e·s, créées pour l’occasion (et probablement à améliorer), sont au nombre de 5 : Biais cognitifs, biais sociaux, biais mnésiques, pièges du langage, manipulations graphiques. On pourrait aisément en imaginer d’autres sur ce thème-là.

3. Résultat des questionnaires
Les résultats sont affichés plus bas.
Pour la première question, l’effet est relativement visible. Les personnes ayant été exposées à la plus petite référence donnent ensuite une réponse plus petite. Cela met en relief un biais d’ancrage : une information reçue préalablement influence notre jugement.
Pour la deuxième question, l’effet est moins évident, mais il semble que les personnes ayant un exemple similaire en tête ont plus de facilité à imaginer ce scenario. Il s’agit d’une sorte de biais de disponibilité, où notre jugement est influencé par les éléments qui nous sont cognitivement disponibles.
Pour la dernière question, aucun effet n’est clairement visible. Elle était censée mettre en avant l’effet de statu quo (préférence pour la situation actuelle).

4. Synthèse sur le traitement de l’information
À partir du résultat des questionnaires ainsi que des connaissances acquises lors de l’atelier Jigsaw, on essaie de dégager quelques généralités. On propose que, à différentes échelles et dans différentes mesures, le traitement de l’information par défaut consiste à privilégier ce qui existe déjà, à favoriser notre cohérence interne et sociale. On illustre cela avec des illusions d’optiques où notre interprétation est influencée par ce que l’on connaît déjà du monde. Enfin, on conclut avec ces mots de Bertrand Russell

La grande masse des croyances qui nous guident dans notre vie quotidienne sont tout bonnement une expression du désir, corrigées de-ci de-là, en des points isolés, par le rude choc de la réalité. 

Bertrand Russell, Essais sceptiques

5. Groupe d’Interview Mutuel
Ainsi, par défaut, le régime de traitement de l’information est celui de la confirmation. Mais, ce n’est pas toujours le cas : il existe des moments où notre opinion évolue, où l’on change d’avis. Dans cet atelier, les participant·e·s se sont mis·e·s par groupes de trois au sein desquels chacun·e devait évoquer un cas où son avis avait changé sur un sujet. Chaque groupe devait ensuite identifier des éléments qui avait fait perdurer sa croyance initiale de la personne et des éléments qui l’ont faite changer d’avis.

6. Quelques principes de l’esprit critique
On voit alors que face au régime de confirmation, il existe un autre régime de traitement de l’information permettant plus efficacement de produire de la connaissance robuste : le régime critique promouvant l’altérité, le doute, la prudence… Ceci est illustrée par l’histoire du voyage de Hécatée de Milet à Thèbes en Égypte.

Un grec, devant les statues égyptiennes qui contredisent spectaculairement son orgueilleuse vision du monde, a peut-être commencé  à penser que nos certitudes peuvent aussi être mises en doute.
C’est la rencontre avec l’altérité qui ouvre nos esprits, en ridiculisant nos préjugés.

Carlo Rovelli, La naissance de la pensée scientifique

On propose alors trois principes généraux allant dans ce régime critique : 1) Le doute initial ; 2) Penser l’alternative ; 3) Comparer méthodiquement les alternatives. Par manque de temps, cette partie n’a pas pu être développée.

6. Petit jeu et discussion
Arrivant à la fin de cette partie théorique nous avons fini par un petit jeu l’alternative est féconde. Le but est de trouver, pour chaque situation une explication/solution alternative à celle suggérée.

Enfin, nous avons fini par une discussion sur les liens entre pensée critique et militantisme, puisque ce dernier doit nécessairement se dégager d’un scepticisme trop pointilleux qui empêcherait toute action. Et ce, d’autant plus, dans la situation urgente que nous vivons.

Dessin par Maja Visual au Camp Climat Grenoble 2020 lors de notre première formation (à l’époque masquée)

Best of dossiers étudiants 2021/2022

Les formations proposées par le CORTECS sont souvent l’occasion de faire travailler des étudiant·e·s sur des projets zététiques. Ces dossiers sont de qualité variable : on comprend (et on regrette) que la charge de travail des étudiants ne leur laisse pas beaucoup de place pour les yétis, les fantômes et autres monstres de la raison. Mais parfois, certains travaux sont très bons et méritent largement d’être rendu public pour profiter à tout le monde. S’ils ne sont pas infaillibles (mais aucun travail ne l’est) ils font preuve d’une rigueur et d’une démarche critique qui nous semblent satisfaisants.
Vous trouverez donc sur cette page quelques-uns des meilleurs dossiers produits par les étudiants des formations zététique du Cortecs en 2022.

  • La Théorie du ruissellement [Télécharger] par Mohamed M’hand, Philippe Négrel-Jerzy, Sébastien Pont et Edgar Remy de l’ENSEEIHT
  • « La révélation des pyramides », comment les documentaires peuvent-ils nous manipuler ? [Télécharger] par Nathan Vergé, Natália Rafaele, Christophe Pantel et Pablo Neyens de l’ENSEEIHT
  • Étude des prévisions astrologiques [Télécharger] par HUC-LHUILLERY Alexia, HENRIOT Lauriane, LHEOTE Quentin et FAUCHEUX Tanguy de l’ENSEEIHT
  • Manipulation de graphiques [Télécharger] par les L1 en psychologie de l’université de Nîmes
  • Les effets de la lithothérapie sur l’anxiété et les troubles du sommeil [Télécharger] par les L1 en psychologie de l’université de Nîmes
  • La méditation de pleine conscience et ses bienfaits sur le sommeil [Télécharger] par les L1 en psychologie de l’université de Nîmes

Merci et félicitations à elles et eux.

La verité sortant du puits, tableau de Jean-Léon Gérome

Quand faut-il dépendre son jugement ? Ou l’objectif du scepticisme

La vérité est au fond du puits, nous dit-on1.
Voilà ce que nous répètent les sceptiques de tout poil depuis la nuit des temps : illusions d’optique, faux souvenirs, erreurs de jugement, limites de notre langage, erreurs de logique, sophisme, conformisme social, bulles de filtre, constructions socio-culturelles et toujours la possibilité d’un rêve, d’une simulation ou d’un malin génie, … et puis si ça se trouve vous n’êtes qu’un papillon en train de rêver d’être un humain2.
Les distorsions de l’information sont nombreuses et apparaissent à toutes les échelles. Il est alors tentant, à la manière de Pyrrhon, de sombrer dans l’indifférence, de ne donner pas plus de crédit à ceci qu’à cela, et laisser son jugement suspendu pour toujours. Ou alors il faut décider de dépendre son jugement – si celui-ci est suffisamment affiné.
Cet article propose quelques pistes de réflexion sur cet acte crucial dans la démarche sceptique : la dépendaison du jugement.

Juger et choisir

La vérité est au fond du puits, vous dis-je. Et il y a une solution toute trouvée : n’allons plus au puits. L’univers qui m’entoure m’est éternellement inaccessible – et encore, même ceci n’est pas certain – il n’y a pas de raison d’aller y chercher une quelconque vérité.

C’est, en tout cas, la réponse qu’apporte la première grande école du scepticisme1, celle de Pyrrhon, qui suspend son jugement aussi vite qu’il le peut. « Épochè« , nous dit-il2. C’est la suspension, l’interruption, l’arrêt du jugement. Alors, on s’assoit sur le bord de la réalité et on la regarde défiler.

Appliquer cette doctrine à des enjeux actuels donnerait quelque chose comme ça : Catastrophes écologiques ? Mouais, peut-être ; Inégalités sociales ? Pas plus que ça ; Covid ? J’en sais rien ; Guerre en Ukraine ? Je m’abstient3 ; Tu boiras quand même un petit coup ? Bof, à la rigueur.

Pyrrhon ira voter blanc. Ou il n’ira pas voter. Ou bien il ira. Cela importe bien peu au final. Rien n’est mieux que rien, rien n’est plus beau que rien. Même « rien n’est mieux que rien » n’est pas mieux que « certaines choses sont mieux que d’autres ». C’est dire.

Ainsi, puisqu’il n’affirme rien, le sceptique radical ne se trompe jamais. À la bonne heure. Mais évidemment, en contrepartie, il se condamne à ne plus dire, à ne plus faire, autant dire à ne plus être. Ou à être tout juste une plante.

S’il [le sceptique] ne forme aucun jugement, ou plutôt si, indifféremment, il pense et ne pense pas en quoi différera-t-il des plantes ?

Aristote, Métaphysique4

Cela semble être une position bien peu satisfaisante.
Pourtant, la suspension du jugement, lorsqu’elle est appliquée temporairement, est une position épistémologiquement très saine, voire indispensable. Tant que je ne connais pas suffisamment un sujet, il est raisonnable de rester prudent, jusqu’à ce que la cumulation de connaissance me permette de trancher.

S’il veut prétendre être davantage qu’un cactus au soleil, le sceptique doit, tôt ou tard, faire le choix de dépendre son jugement qu’il avait soigneusement suspendu quelque temps.

“Certes, nous pouvons pour un moment déclarer que tout est égal, que la réalité n’est qu’un rêve. C’est très bien, cela nous fait sourire comme Bouddha ; mais ensuite, si nous choisissons de continuer à vivre dans la réalité, nous ne pouvons que nous remettre en jeu, comprendre et choisir. Nous pouvons se faisant continuer à sourire, mais nous ne continuons pas moins à nous mettre en jeu, à comprendre et décider.[…] Parce que juger et choisir est la même chose que penser et vivre”

Carlo Rovelli, Anaximandre ou la naissance de la pensée scientifique

Photo de Carlo Rovelli devant un tableau noir
Carlo Rovelli, physicien et philosophe des sciences, devant un tableau noir avec des équations (ça fait plus intelligent)

Cette position philosophique s’appelle scepticisme scientifique. On suspend prudemment son jugement (c’est la partie sceptique), jusqu’à ce que toute la puissance de la rigueur et de la démarche intellectuelle (c’est la partie scientifique) nous en libère. C’est ce que nous appellerons ici « dépendre son jugement ».

Mais donc une tension apparait : la vérité absolue nous est à jamais étrangère et pourtant il faut finir par trancher. Trancher ce qui est suffisamment fiable pour qu’on puisse le tenir pour vrai.
Et réfléchir à la manière dont on fait ce choix semble crucial pour avoir une démarche sceptique raisonnable.

Quand faut-il « dépendre » son jugement ?

Considérons une affirmation A sur un sujet que je ne connais vraiment pas. Dans un premier temps, je n’exprime pas mon opinion sur le sujet. C’est ce que l’on appelle la suspension du jugement et c’est une position épistémologiquement saine (manière un peu pompeuse de dire « c’est pas con »).
Découvrant de mieux en mieux le sujet, j’accorde à l’affirmation A une vraisemblance croissante.
Mais à partir de quel degré de confiance en A, par rapport à non-A, est-il judicieux de commencer à exprimer mon opinion sur le sujet ? 51 % ? 75% ? 99% ? 100% ?
La réponse sceptique radicale serait 100% – autrement dit jamais – alors qu’une réponse assez crédule serait 51%.

Précisons, avant d’aller plus loin, que cela dépend fortement du contexte : je m’exprimerais avec plus ou moins de prudence suivant que ce soit au cours d’un repas de famille, d’une publication sur les réseaux ou d’un article scientifique. Mais ceci étant dit, cela ne change pas grand-chose à la suite de l’article.

Probablement que le plus judicieux est de naviguer quelque part entre ces deux positions. Mais pour trancher, il faut répondre à une question fondamentale : Qu’est-ce que l’on vise ?
Finalement, pourquoi sommes-nous sceptique, zététicien, ou penseur critique (selon votre terminologie préférée) ?5
L’importance de cette question était déjà identifiée par le philosophe David Hume :

Car voici la principale objection et la plus ruineuse qu’on puisse adresser au scepticisme outré6, qu’aucun bien durable n’en peut jamais résulter tant qu’il conserve sa pleine force et sa pleine vigueur. Il nous suffit de demander à un tel sceptique : Quelle est son intention ? Que se propose-t-il d’obtenir par toutes ces recherches curieuses ? Il est immédiatement embarrassé et ne sait que répondre.

Hume, Enquête sur l’entendement humain, cité dans Le scepticisme, Thomas Bénatouil

David Hume

Hume reconnait par ailleurs la puissance des principes sceptiques. Selon lui, ceux-ci « fleurissent et triomphent dans les écoles où il est difficile, sinon impossible, de les réfuter ».
Il leur reproche en revanche leur inutilité quand ils sont employés dans leur « pleine force » : « Mais un pyrrhonien ne peut s’attendre à ce que sa philosophie ait une influence constante sur l’esprit, ou, s’il en a une, que son influence soit bienfaisante pour la société ».

Héritier de ce scepticisme, les zététiciens aujourd’hui ne tombent pas dans le piège de l’indifférence interminable des pyrrhoniens qui laissent pour toujours leurs jugements suspendus. Non, bien au contraire, les zététiciens, dépendent leur jugement : ils démystifient, ils enquêtent, ils trouvent, ils se positionnent, ils s’opposent, ils twittent, etc.
Ceci dit, cela ne devrait pas nous exempter de répondre à la question de Hume : Qu’est-ce que l’on vise en faisant cela ? Quelle règle permet de trancher si un niveau de connaissance est suffisant pour donner son avis ?

Ce qui est et qui doit être

Pour trancher sur ce qu’il faut faire, ou autrement dit, ce qui doit être, il peut-être utile de s’en remettre au principe de la guillotine de Hume7 que l’on pourrait formuler ainsi : « Ce qui doit être ne peut se déduire de ce qui est« .

Une proposition sur ce qui doit être, que l’on qualifiera de prescriptive (ou normative, éthique, morale, axiologique, politique selon les contextes) ne se déduit pas d’une proposition descriptive – sur ce qui est – mais d’une autre proposition prescriptive8.
Par exemple : la proposition prescriptive « L’homéopathie doit être déremboursée » ne peut se déduire ipso facto de la prémisse descriptive « L’homéopathie n’a pas d’effet propre ». Il faut y adjoindre une autre prémisse prescriptive comme « Ce qui est inefficace doit être déremboursée ». Dans ce cas, la démonstration est rigoureuse (ce qui ne signifie pas que la conclusion est vraie, mais que la véracité des prémisses implique la véracité de la conclusion).

Ainsi, pour savoir quand dépendre son jugement, inutile de contempler l’univers ou de charcuter des équations mathématiques. Ce n’est pas dans ce qui est que l’on trouvera une réponse. Il faut avant tout adopter une prémisse prescriptive. Il faut s’adosser à un système éthique, une règle (ou un ensemble de règles) axiomatique qui guident ce qu’il est éthique de faire ou de ne pas faire, ce que l’on considère comme bien et mal9.

En conjuguant des propositions prescriptives à des descriptions factuelles, il est alors possible de déduire de nouvelles affirmations prescriptives.

Illustration du principe de la guillotine de Hume
Illustration du principe de la guillotine de Hume

Ce prisme-là permet, d’ailleurs, de justifier la position des sceptiques pyrrhoniens. Leur objectif primordial est d’atteindre l’ataraxie, c’est-à-dire l’absence de trouble. Voilà donc leur prémisse prescriptive.
D’autre part, ils développent un argumentaire qui ressemble à cela : La suspension du jugement (épochè), engendre l’absence de jugement (adoxastous) qui engendre l’absence d’affirmation (aphasie). Enfin, puisque ne rien affirmer épargne les déceptions, erreurs et faux espoirs, il s’ensuit l’absence de trouble (ataraxie). 10.
Conclusion implacable : Il faut toujours suspendre son jugement.

Guillotine de Hume appliquée au pyrrhonisme
Guillotine de Hume appliquée au pyrrhonisme

Il est évidemment possible de discuter de cette construction argumentaire en prenant soin de traiter les propositions descriptives et prescriptives en tant que telles. Il n’y a pas de sens à dire que la recherche de l’ataraxie est vraie ou fausse, comme il n’y a pas de sens à dire que le fait que l’aphasie implique l’ataraxie soit bien ou mal.

« Le sceptique, parce qu’il aime les hommes… »

La construction précédente n’est qu’une interprétation du scepticisme pyrrhonien – peut-être un peu naïve – qui ne rend pas entièrement hommage à cette pensée complexe qui ne se laisserait pas si simplement capturée dans un cadre aussi rigide.
Voyons maintenant, une autre interprétation du pyrrhonisme, qui permet également d’illustrer le principe de la guillotine de Hume. Elle se fonde sur cet extrait de Sextus Empiricus :

Le sceptique, parce qu’il aime les hommes , veut les guérir par le discours autant qu’il le peut, de la témérité et de la présomption dogmatique.

Sextus Empiricus , Esquisses Pyrrhoniennes

D’après ce passage, le principe prescriptif fondateur du scepticisme serait l' »amour des humains » ou autrement la défense des individus11 . En le conjuguant à une proposition descriptive implicite ici (quelque chose comme « La présomption dogmatique nuit aux humains »), on en déduit qu’il faut lutter contre la présomption dogmatique.

Interpertation de Sextus Empiricus du point de vue de la guillotine de Hume
Interprétation de Sextus Empiricus du point de vue de la guillotine de Hume

Petite parenthèse : ce passage semble mettre à jour un paradoxe entre deux justifications du scepticisme. D’une part la recherche de l’ataraxie, qui justifie de suspendre éternellement son jugement, d’autre part un engagement « humaniste » qui, semble-t-il, peine à justifier cette incessante aphasie (Si « le sceptique aime les hommes » doit-il suspendre son jugement devant les pires des injustices ?).
Une réponse à ce paradoxe est peut-être donnée un peu plus loin dans le texte de Sextus Empiricus dans un paragraphe intitulé « Pourquoi le sceptique s’applique-t-il parfois à proposer des arguments d’une faible valeur persuasive ? »

[Le sceptique] use d’argument de poids propres à venir à bout de cette maladie qu’est la présomption dogmatique pour ceux qui sont fortement atteints de témérité, mais il use de plus léger pour ceux qui sont superficiellement atteints par le mal de la présomption et facile à soigner et qu’il est possible de rétablir par une persuasion plus légère.

Sextus Empiricus, Esquisses Pyrrhonienne

Sextus Empiricus

Ce point de vue pourrait expliquer la position extrême des sceptiques de l’antiquité : en réalité, la force de leur discours s’adapte en fonction de leur interlocuteur et ce seraient les arguments les plus radicaux qui auraient été retenus par l’histoire.
Peut-être alors que le vrai projet pyrrhonien n’était pas tant de défendre un doute absolu et inconditionnel, presque insensé, mais plutôt de protéger les hommes des discours dogmatiques et la tradition n’aura retenu que les positions les plus radicales qu’ils tenaient face à leurs adversaires les plus coriaces. Peut-être.

Refermons cette parenthèse antique qui permettait surtout d’illustrer différentes constructions argumentaires qui aboutissent à différents projets sceptiques : suivant la prémisse prescriptive qui fonde le discours, les conclusions peuvent différer. Elle influence donc notre rapport à la suspension du jugement, mais pas seulement. Elle guide également le choix des sujets que l’on va traiter, le ton que l’on va adopter, l’audience à qui l’on veut diffuser ces idées, etc.

Prenons un exemple.
Considérons les deux propositions descriptives suivantes : « X prétend être atteint de la pathologie P »; « Il est très probable que X ne soit pas vraiment atteint de la pathologie P ». Doit-on, face à une telle situation, suspendre son jugement sur ce qui est vrai ou faux et sur ce qui est bien ou mal de faire ?
La réponse dépend de la prémisse prescriptive ; par exemple : « Il faut maximiser le bonheur de X », « Il faut dévoiler coute que coute la vérité sur P », « Il faut informer au mieux sur P sans nuire à X », etc.

Posture morale par défaut

Est-il possible d’échapper au choix ?

Non seulement le sceptique doit choisir. Mais pire, il le fait. Aussi attaché soit-il à la suspension du jugement, un sceptique finira tôt ou tard par choisir. La prétention à une indifférence absolue ne survit guère en dehors du confort d’un cabinet de philosophe. Elle s’évapore à l’instant où l’on quitte ces élégantes constructions mentales.

« Comme le doute sceptique résulte naturellement d’une réflexion profonde et intense […], il augmente toujours à mesure que nous poursuivons nos réflexions, qu’elles s’opposent à lui où lui soit conformes. Seules la négligence et l’inattention peuvent nous apporter quelques remèdes.
C’est pourquoi je leur fais entière confiance et j’admets sans discussion que, quelle que soit l’opinion du lecteur à cet instant, il sera dans une heure persuadé qu’il existe à la fois un monde extérieur et un monde interne ».

David Hume, Traité de la nature humaine, I,IV, II

Ainsi, impossible de se croire exempté de la laborieuse tâche qui consiste à s’interroger sur le fondement de son entreprise sceptique.
Que ce soit réfléchi ou non, toute démarche sceptique (et intellectuelle plus généralement) s’appuie sur des hypothèses sous-jacentes sur ce qui doit être.
La vérité est au fond du puits. Qu’est ce qui me donne suffisamment soif pour m’y pencher ?

Quelles valeurs par défaut ?

On pourrait alors réfléchir, à ce qui guide inconsciemment les choix moraux, aux prémisses prescriptives que l’on applique par défaut sans en avoir conscience. On prendrait alors le risque de sortir du champ de cet article (et de mes compétences) alors que d’autres l’ont déjà fait très bien (ici par exemple, ou plus récemment ).
Simplement, il semble que l’on peut remonter à quelques invariants dans notre manière de faire des choix inconscients parmi lesquels la consistance avec son groupe social. Qu’on l’appelle conformisme à la façon de Asch, ou capital symbolique à la manière de Bourdieu, notre conception du monde, et à fortiori notre conception du bien, s’aligne souvent sur la conception que s’en font nos semblables.

Beaucoup de nos actions sont mises en œuvre, non pas pour ce qu’elles sont, mais pour acheter le regard de l’autre.

Aurélien Barrau, extrait de conférence samplé dans Nouveau Monde de Rone.

Évidemment, les milieux sceptiques ne sont pas épargnés par ce mécanisme et certains comportements ou prises de position sont motivés, au moins partiellement, non pas par leur valeur épistémique intrinsèque ou leur bénéfice espéré, mais par ce qu’elles sont valorisées par la communauté.
Que ce soit dans le choix des sujets, dans le ton adopté, dans l’audience visée. Ainsi, semblent apparaitre certaines valeurs qui s’éloignent de la démarche sceptique et humaniste défendue il y a 2000 ans déjà par Sextus Empiricus : le sceptique, parce qu’il aime les hommes…

Application : Zététique et psychophobie.

Certains discours reprochent à la zététique d’être psychophobe notamment en ce qu’elle utiliserait à tort le champ lexical de la psychiatrie et/ou banaliserait des termes péjoratifs sur la santé mentale (fou/folle, démence, parano, perché, …). Une synthèse de cette critique peut être retrouvé dans l’article « Zététique & Psychophobie » de Sohan Tricoire.
D’autres voix se sont élevées contre cette critique parce qu’elle leur paraissait infondées, moralisatrice ou inutilement tatillonne.

Du haut de mon ignorance, difficile d’avoir un avis péremptoire sur la question :
Quel est l’impact réel de l’utilisation de ces termes ? Est-ce que le fait de décrire ces termes comme violents ne contribue-t-il pas, justement, à les faire ressentir comme violents ? Cette critique procède-t-elle, comme on peut l’entendre, d’une pureté militante propre à la culture « woke » ?
D’un autre coté, les personnes qui s’opposent à cette critique ne sont-elle pas, simplement sur la défensive face à un discours qui remet en cause leurs habitudes et qui les accuse d’une certaine violence ?
Est-ce que je peux, moi, remettre en question la violence ressentie par d’autres ? Et d’ailleurs, n’étant pas concerné, est-il judicieux que je m’exprime sur cette question ?

Toutes ces questions demandent des connaissances en linguistique, en psychologie, en sociologie, en philosophie voire en politique, que je n’ai absolument pas. De ce fait, comment me positionner face à cette question ?

Si, à la manière de Sextus, on adopte la défense des individus comme objectif premier, il en découle (assez naturellement) que la défense des individus marginalisés ou soumis à des oppressions, est d’autant plus important.
Ainsi, face aux doutes que je peux avoir, mon raisonnement revient à cet objectif premier et, dans certains contextes au moins, il me semble plus important de défendre la voix des oppréssé.e.s que de laisser mon jugement suspendu.

Il me semble que personne (ou peu) refuserait consciemment la posture « humaniste » proposée ici et déciderait à la place d’adopter un autre objectif comme le triomphe coute que coute de la vérité.
En réalité, ce qui empêche certaines personnes d’adopter cette position « humaniste » relève davantage d’un aveuglement par rapport à leur valeur morale implicite qui risque de se retrouver de facto calqué sur une idéologie dominante. Ce qui ramène à l’importance cette question déjà posée plus haut : « Qu’est ce que l’on vise ? »

Mensonges, sacrés mensonges et modèles de régression

Quel sera le record du 100m en 2100 ? C’est une question que se sont posée des chercheurs anglais dans un article de 2004 et qui, pour y répondre, ont déployé leurs outils statistiques de manière assez maladroite. Une erreur qui n’est qu’une perche tendue pour faire une lecture critique d’un article scientifique et montrer comment on peut prédire n’importe quoi en ayant l’air scientifique.

Et quand on dit “statistiques”, on entend déjà un chuchotement dans l’oreille qui nous rappelle à la prudence avec ces mots popularisés1 par Mark Twain : “Il y a trois sortes de mensonges : les mensonges, les sacrés mensonges et les statistiques” 2

Mensonge ou erreur, peu importe, toujours est-il qu’il est facile de (se) tromper avec des chiffres. Et une de ces erreurs potentielles concerne les prédictions que l’on peut faire à partir des données passées. Pour faire de telles prédictions, bien souvent la méthode est la suivante : on observe les données passées puis on prolonge la tendance observée dans le futur.
Il est donc nécessaire de décider comment prolonger ces données : c’est ce que l’on appelle le modèle de régression. Et ce choix peut-être assez fallacieux. Pour illustrer ceci, reprenons l’exemple des performances athlétiques sur 100m.

Les Jeux-Olympiques de 2156 seront historiques !

Pour prédire l’avenir des perfomances athlétiques, une manière de faire consiste à analyser l’évolution des performances passés pour en déduire l’évolution future. On trace sur un graphique les données passées, on trace une courbe qui a l’air de coller aux données et on peut prédire le futur ! Facile !

C’est ce qui a, donc, été fait dans un article publié en 2004 dans la revue Nature et dont le titre peut se traduire par “Un sprint historique aux Jeux Olympiques de 2156 ?”3.
Les auteurs de l’étude ont collecté tous les temps des champions olympiques, masculins et féminins, du 100m (depuis 1900 pour les hommes et -seulement- depuis 1928 pour les femmes, et jusqu’en 2004 date de publication de l’article). Ces données ont ensuite été tracées sur un graphique et approchées par une courbe supposée représenter la tendance (voir ci dessous).

Tiré de « Momentous sprint at the 2156 Olympics? ».
Les points bleus et rouge correspondent aux données passées : temps du vainqueur (respectivement masculin et féminin) du 100m aux JO par année.
Les pointillés épais représentent la prédiction future et les pointillés fins représentent les intervalles de confiances.

Ainsi l’étude prédit qu’en 2100 le temps féminin du 100m olympique sera d’environ 8.9sec et le record masculin sera d’environ 8.5sec. Il prédit également qu’aux Jeux Olympiques de 2156, le temps de la course féminine pourrait, pour la première fois, passer en dessous de celui de la course masculine. En prenant en compte une marge d’erreur, ils prédisent plus exactement que ce dépassement devrait avoir lieu entre 2064 et 2788 (!)

Cette information a été reprise dans différents médias, par exemple dans Les Echos, sur RDS média sportif canadien, ou en anglais dans The Telegraph ou dans Manchester Eveningnews.

Quelques critiques générales peuvent être émises sur ce résultat, notamment sur la qualité des données qui sont assez peu nombreuses (elle ne comprend qu’une information tous les 4 ans; d’autres articles sur le sujet, considèrent les meilleures performances annuelles) et pas très consistantes (le chronométrage et le règlement ont évolué pendant cette période).
Mais la critique principale concerne le modèle de régression utilisé, autrement dit le choix des tracés bleu et rouge supposés approximer les données.

Préparez le chronométrage négatif

Les auteurs de l’étude proposent d’utiliser une régression linéaire, c’est-à-dire une ligne droite qui passe au plus près des données. Ce choix peut être tout à fait opportun si le phénomène étudié correspond effectivement à une évolution linéaire, au moins localement. Mais est-ce le cas ici ?

Avec le jeu de données qui est proposé, on s’aperçoit qu’une approximation avec une droite semble, en effet, assez bien coller aux données et c’est ce que remarquent les auteurs : “Une gamme de modèles a été testée, […]. Les modèles linéaires (proposés ici) ont donc été adoptés car ils représentaient l’option la plus simple.”4.
Il semble donc que localement, à l’échelle de quelques décennies l’utilisation d’un modèle linéaire pourrait être pertinent.

Mais vous avez certainement remarqué le piège ici : en suivant les prédictions de ce modèle, dans un futur lointain, on finit par tomber sur des résultats absurdes : les temps finiront par arriver à 0s (aux alentours de 2615 pour les femmes et de 2876 pour les hommes) puis négatif (les Jeux Olympiques de l’an 3000 devraient se gagner en -6,67sec pour les femmes et en -1,39sec pour les hommes !). Cette absurdité a d’ailleurs été pointée du doigt dans le numéro suivant de Nature par la chercheuse en biostatistiques Kenneth Rice 5Si l’on prolonge dans le passé, on remarque aussi que les premiers athlètes olympiques (vers -800) auraient couru le 100m en environ 41 secondes pour les hommes et 59 secondes pour les femme (s’il y en avait eu).
Pour comparaison, le record actuel du 100m des plus de 105 ans est de 34”50).

Dans ce cas, l’utilisation d’une régression linéaire pour modéliser l’évolution des performances en sprint sur le long terme n’est pas du tout adaptée et ne nous dit en réalité rien de très intéressant sur les Jeux Olympiques de 2156.
Une critique de l’utilisation d’un modèle linéaire dans cette situation a également été publiée dans le numéro suivant de Nature par Weia Reinboud 6 (qui n’est pas une scientifique mais une athlète).

Affutez son regard critique sur les modèles de régression

Un exercice intéressant consisterait à réfléchir, en premier lieu, aux propriétés que doit avoir un bon modèle de régression, autrement dit quelle forme devrait avoir la courbe pour approximer les données de manière cohérente.
Dans le cas de la prédiction des performances athlétiques futures, en voici trois :

  • Comme on l’a vu, le modèle ne devrait pas décroitre indéfiniment. La courbe d’approximation doit atteindre un minimum, on dit qu’elle doit avoir une borne inférieure.
  • Cette borne inférieure doit être strictement positive (évidemment, le temps de course ne peut être ni négatif, ni nul).7.
  • Si l’on souhaite étendre l’extrapolation dans le passé pour estimer le meilleur coureur à chaque époque, il faut également que le modèle aie une borne supérieure.

Ces contraintes théoriques étant établies (et possiblement d’autres), il est alors possible de choisir un modèle de régression qui les respecte. C’est ce qui est fait par exemple dans l’image ci-dessous extrait d’un autre article8 sur cette même problématique.

Meilleurs performances annuelles en 100m masculin connues (croix) ou estimées (points). Les cercles représentent les records. Tiré de Volf (2011).
Le modèle de régression utilisé ici (en trait plein) a une pente qui diminue dans le temps ce qui correspond bien à un phénomène qui a une borne inférieure.

Une fois le modèle choisi, les paramètres doivent être ajustés pour coller au plus près aux données existantes et pouvoir ainsi prédire la tendance future.
Cette recherche d’un modèle de régression adéquat qui est ensuite ajusté aux données illustre le fait que souvent, un résultat scientifique robuste se nourrit d’une part d’une cohérence théorique et d’autre part d’une conformité aux données factuelles.

Alors évidemment ici l’enjeu est minimal et si ces chercheurs anglais et leurs prédictions pour 2156 ont fait cette erreur, par maladresse ou pour le buzz, les conséquences sont négligeables.
Il peut, cependant, être utile de garder à l’esprit que faire des prédictions futures à partir de données passées est assez périlleux et peut amener à des conclusions hasardeuses. Si l’on se soustrait à une rigueur scientifique, aux méthodes mathématiques qui encadrent ce type d’estimation et que l’on confie au cerveau humain le soin de tracer les lignes qui prolongent des tendances, il y a fort à parier que l’on retrouvera les biais que l’on connait déjà par ailleurs.

Bonus

Et en bonus quelques planches supplémentaires de xkcd qui n’en finit pas d’extrapoler des données au delà du raisonnable.

La résolution de Google Earth augmentera-t-elle jusqu’à dépasser la résolution de la réalité elle-même ? (qui correspond à la longueur de planck)
En 2012, il prédisait que le nombre de personnages légo surpassera le nombre d’humains autour de 2020. En 2022, il semblerait que ce soit effectivement le cas9.
La fréquence d’utilisation du mot « durable » semble croitre exponentiellement depuis les années 50.
Il prédit qu’en 2036, le mot durable apparaitra en moyenne une fois par page; qu’en 2061 ce sera en moyenne une fois par phrase puis qu’en 2109, les phrases ne seront composées que du mot durable répété inlassablement. Au-delà de cette date, c’est « terra incognita ».
xkcd: Curve-Fitting
Les méthodes de régression et ce qu’elle signifie. Linéaire : « Hey, j’ai fait une regression »; Quadratique : « Je voulais une ligne courbe, du coup j’en ai tracé une mathématiquement »; Logarithmique : « Regardez, ça plafonne ! « ; Exponentielle : « Regardez, c’est hors de contrôle »; LOESS : « Je suis sophistiqué, pas comme ces empotés de polynomieux »; Constante : « Je fais un graphique, mais j’ai pas envie »; Logistique :  » Il faut connecter ces deux lignes, mais ma première idée n’était pas assez mathématique ». Intervalle de confiance : « Bon, la science c’est compliqué. Mais je suis une personne consciencieuse qui fait de son mieux ». Par morceaux : « J’ai une théorie, et ce sont les seuls données que j’ai pu trouver ». Lignes connectées : « J’ai cliqué sur « Lisser les données » sur excel; Filtre ad-hoc « J’ai eu une idée pour nettoyer les données, tu en penses quoi ? »; Château de cartes : « Comme vous pouvez le voir, le modèle colle parfaitem- attends, non non ne prolonge paaaaaaas »

Les grands esprits critiques se rencontrent ? (REC 2021)

“En 20 ans dans le scepticisme, c’est l’événement en français, le plus impressionnant auquel je suis allé”, c’est avec ses mots que Jean-Michel Abrassart du Comité Para, a commencé son intervention lors de la première édition des Rencontres de l’Esprit Critique organisée en septembre à côté de Toulouse. Deux membres du Cortecs y sont également intervenus, on vous raconte !

Le but de ces rencontres était de faire converger en un même lieu, des acteurs de l’esprit critique francophone et un public familial intéressé par cette thématique (mais possiblement déjà acquis à ces idées). L’événement a rassemblé plus de 800 personnes au cours de la journée.
Après une inauguration avec les élus locaux (tradition oblige ?), la première table ronde avait pour thème “la place de l’esprit critique aujourd’hui” et réunissait un parterre de quatre vulgarisateurs et vulgarisatrices web. Une uniformité des point de vue possiblement dommageable à la richesse du débat, mais certainement profitable au succès de l’évènement !

Pendant la journée se sont enchaînées des tables rondes où différents intervenants ont échangé sur les liens entre Esprit Critique et Recherche, Sciences humaines et sociales, Santé, Éducation et enfin Informations1.
Si la présence d’universitaires était plus importante au cours de ces tables rondes, on pourrait reprocher la surreprésentation de vulgarisateurs à la défaveur des chercheurs (surreprésentation parfois pointée du doigt par les vulgarisateurs eux-mêmes). 

En parallèle de ces tables rondes, se tenaient également une série d’interventions à destination des plus jeunes utilisant des sujets ludiques (Harry Potter, jeux vidéos, insectes & araignées, …) pour parler d’esprit critique.

Enfin, la journée s’est conclue par deux moments divertissants présentés par le mentaliste Clément Frèze : Un burger quiz, sauce zététique, et son spectacle “La séance”.

La très longue file d'attente à l'entrée
La très longue file d’attente à l’entrée

Intervention des « cortexiens »

Denis Caroti est intervenu lors de la table ronde sur le thème “Esprit critique et éducation”, thématique au cœur du projet du Cortecs. Dans cette table ronde, il était accompagné du vulgarisateur “vieux de le vieille” (sic) Jean-Michel Abrassart auteur de la BD pour enfant “Zack et Zoé, zététiciens en herbe”, de Philippe Hubert coresponsable de l’IRES, groupe de recherche sur l’enseignement de l’esprit critique et de Bertrand Monthubert ancien président de l’Université Paul Sabatier à Toulouse. Cette table ronde a notamment permis de discuter de la place et de l’enjeu de l’éducation à l’esprit critique, que ce soit pour la formation des enseignants ou celle des élèves. Vous pouvez retrouver cet échange en vidéo ici

En dehors de ces tables rondes qui concentraient l’essentiel de la programmation et du public, se tenaient également des ateliers où vous pouviez tester vos dons de sourciers, découvrir les biais cognitifs et les sophismes, porter un regard critique sur l’histoire via un jeu vidéo, ou encore créer votre propre recherche bidon.

C’est dans ce cadre que Nicolas Martin a proposé lui aussi un atelier pour discuter de l’approche bayésienne de l’esprit critique en proposant, notamment, de participer à un QCM bayésien.
Dans cette forme d’évaluation, le questionné n’est pas contraint de donner une réponse unique (et potentiellement aléatoire) à la question, mais doit au mieux estimer son incertitude en exprimant la vraisemblance de chacune des réponses. Le questionné donne donc à chaque réponse un score correspondant à la crédibilité qu’il lui assigne2.

Le QCM bayésien de Nicolas (et bien d’autres) est disponible ici sur le site bayes-up.

Si cet exercice semble a priori favoriser la nuance, la métacognition et (donc) l’esprit critique, il serait intéressant d’avoir davantage de recul et d’étude sur celui-ci.
Nicolas a également présenté les résultats de l’enquête “Combien t’y crois ?” qui proposait aux questionnés de donner leur degré de croyances en une trentaine de propositions. Les résultats seront également disponibles (très) prochainement en ligne.

Une belle fête de l’esprit critique

Cet événement est une première en France à cette échelle et on peut s’en féliciter. Bien entendu, tout n’était pas parfait et on pourra reprocher à l’organisation de ne pas avoir fait venir l’ensemble des scientifiques qui travaillent au quotidien sur ces sujets. Nous commettrions néanmoins deux erreurs : celle de la solution parfaite (à l’impossible nul n’est tenu et on peut déjà se satisfaire de ce premier pas), et celle du biais du survivant (on ne voit que les personnes qui ont répondu oui à l’invitation, pas celles qui ont été invitées…). Cependant, il reste encore du travail pour que cet événement reflète plus que des tendances médiatiques et populaires, et mette davantage en avant le travail des personnes de terrain (notamment sur le terrain éducatif), qu’elles soient chercheuses, formatrices ou enseignantes, et dont l’expérience pourrait apporter un discours plus proche de la réalité. D’ici à en faire un colloque de recherche/enseignement, il n’y a qu’un pas qu’on pourrait souhaiter pour les années à venir…

Malgré les quelques reproches (être critique, sur un évènement d’esprit critique, c’est de bonne guerre !), l’événement est une belle réussite et a permis, nous l’espérons, de donner une certaine visibilité à la diffusion de l’esprit critique et de son enseignement pour lequel nous militons depuis toujours. Nous tenons également à saluer la gratuité de l’événement ainsi que l’invitation à donner une contribution libre au profit de l’association “Tout le monde contre le cancer”.

Le public dans la grand place !

Nous remercions l’organisation de nous avoir invités à partager nos points de vue et espérons que les Rencontres de l’Esprit Critique se poursuivront et s’amélioreront au fil des années en n’oubliant pas un objectif qui nous semble fondamental : Apporter au plus grand nombre, et notamment à celles et ceux qui n’y ont pas facilement accès, les outils épistémologiques et méthodologiques nécessaires pour exercer une pensée critique affûtée, tournée aussi bien vers ses propres opinions que vers l’examen des discours de tout ordre !