Soldes de la grande braderie ?

En janvier 2017, nous avons publié un billet intitulé « Grande braderie de l’autodéfense intellectuelle ». Le même mois, un petit groupe de camarades sceptiques nous a envoyé une réponse concertée à laquelle nous avons répondu en détail, dans un texte intitulé « Le pacte cérébelleux, réponse aux camarades ». Nous pensions alors que cela amènerait un débat rationnel, dépassionné et collectif. Pourtant, tant sur nos messageries électroniques que semble-t-il sur les réseaux sociaux, les répliques ont été vives, et malheureusement individuelles, et non collectives. Aucun retour groupé n’est venu pousser plus loin la réflexion. Dans cet article qui servira probablement d’épilogue, nous prenons soin de répondre à quelques réactions qui, quoi qu’éparpillées, méritent de s’y arrêter.

 « Mais enfin bon sang de bonsoir quelles sont donc les cibles du texte Grande braderie de l’auto-défense intellectuelle ? »

L’épée de Damoclès, Richard Westall (1812)

Nous y avons répondu de façon claire dans notre texte Le pacte cérébelleux, réponse aux camarades : ce texte s’adresse à tou·tes les sceptiques, à nous à plus forte raison. Le contenu de l’article initial, à l’instar de la réponse aux camarades sceptiques, est une épée de Damoclès accrochée par nos soins au-dessus de quiconque à vocation à enseigner l’esprit critique… membres du Cortecs compris ! Autrement dit, le jour où l’un·e d’entre-nous deviendra complaisant·e, il faudra lui mettre ces textes devant le nez.

« Bon bon bon, critiquer les médias dominants et le système carcéral d’accord, mais prétendre que sans les critiquer on ne critique rien n’est-il pas exagéré ? »

Cette critique fait référence à ces deux phrases du texte initial « Surtout, ne pas toucher aux médias dominants et ne pas toucher à la prison. En gros, ne toucher à rien. »

Sans doute manque-t-il un terme : aurions-nous dû écrire En gros, ne toucher à rien de systémique, ou à rien qui coûte vraiment socialement. En fait, quel que soit le champ auquel les sceptiques s’intéressent, effectuer l’analyse du rôle des médias dominants (et des technologies de l’information dominantes) paraît indispensable car ceux-ci abordent tout un tas de sujets tantôt de façon moyenne, tantôt de façon médiocre voire potentiellement contre-productive, rarement bonne, et quasi immanquablement scénarisée (voir Technique du carpaccio). Et ceci sans compter l’ensemble des thématiques qui sont négligées, ou dans lesquelles on occulte une part de la réponse (voir  par exemple Paranormal, dérives sectaires : cautions médiatiques sous couvert de libre information sur ACRIMED). Donc même les sceptiques qui souhaitent ne s’intéresser qu’au « paranormal » (et c’est leur droit) et qui ont à cœur de délivrer une information critique de qualité, ne peuvent pas faire l’impasse sur la genèse de ce marché cognitif qui manufacture les opinions fausses que nous tentons tant bien que mal d’éventer. Ces médias constituent la caisse de résonance des thèses pseudoscientifiques, et n’en point parler revient à éponger la flaque et non étudier le robinet.

La liste est longue de reportages et autres documentaires qui vantent les pseudosciences au quotidien. Exemple récent, l’affligeant documentaire produit par France 2, chaîne pourtant du service public, sur les pratiques de soin dites alternatives1. Quel sens cela aurait-il d’aller parler quelques minutes du même sujet sur cette chaîne après un tel festival de désinformation ? Pour simplement décortiquer proprement ne serait-ce que le passage sur l’acupuncture, il ne faudrait pas loin d’un contre-documentaire complet (qu’il faudrait bien sûr diffuser à heure de grande écoute et non à 23 heures le soir sur une obscure chaîne), et qu’on ne grime pas les sceptiques qui parlent comme « ceux qui n’y croient pas », relativisant artificiellement le savoir, posant l’expertise au même rang que la simple opinion.

« N’y a-t-il pas un mésusage de la charge de la preuve sur la question de l’esprit critique dans les médias ? »

Reprenons le passage concerné, qui figure dans le texte Le pacte cérébelleux, réponse aux camarades :

« Néanmoins, présenter qu’il est pertinent de diffuser les outils de la pensée critique tous azimuts sans regard sur le média, montre une ignorance assez forte, qui ne peut pas être vôtre, de la sphère médiatique, et surtout nécessite des preuves. Le problème, c’est qu’afin de constituer ces preuves, il va falloir s’entendre sur ce qu’il est entendu par « pertinent ». Or c’est là que le bât blesse : nous ne sommes, par exemple, pas du tout convaincu.es que le plus pertinent soit de « saupoudrer sur une masse de gens importante », qui plus est par le truchement d’un média corrodé, scénarisant les discours, faisant des coupes. À la rigueur pourriez-vous rétorquer que faire la prétention inverse (il n’est pas pertinent de…) requiert, elle aussi, des preuves, mais ce serait faire fi de la charge de la preuve, qui immanquablement revient à celui qui produit l’énoncé sur le monde, non pas à nous qui en doutons. »

S’il fallait le réécrire, nous changerions deux mots : « À la rigueur pourriez-vous rétorquer que faire la prétention inverse (Nous doutons qu’il soit pertinent de…) requiert, elle aussi, des preuves, mais ce serait faire fi de la charge de la preuve, qui immanquablement revient à celui qui produit l’énoncé sur le monde, non pas à nous qui en doutons. ». C’est mieux ? Toujours pas ? OK, reformulons autrement et plus succinctement le paragraphe ci-dessus :

Nous doutons que diffuser les outils de la pensée critique dans les médias tous azimuts, sans un filtre critique débouchant sur un processus de tri, ait un quelconque effet pédagogique pertinent de masse.

 

À partir de là, deux cas de figure peuvent-être envisagés. Imaginons un groupe de sceptiques qui va intervenir, disons, sur TF1.

Illustration pour la charge de la preuve
Illustration pour la charge de la preuve

Multivers n°1 : il s’y rend complètement par hasard, sans y avoir réfléchi, sans se préoccuper le moins du monde de l’effet qu’aura sa présence et son discours. Dans ce multivers (naïf) il n’y a effectivement pas lieu d’invoquer la charge de la preuve. Mais reconnaissons que ce scénario est très peu crédible.

Multivers n°2 : le groupe s’y rend car il pense que son intervention peut avoir un effet (un effet de transformation sociale, donc cela implique que le groupe a des velléités politiques !). De là, il est encore possible de considérer plusieurs cas de figure.

Multivers n°2a : le nombre de hits. L’objectif visé est de faire en sorte que « le plus de gens possible aient entendu parler de zététique ou d’esprit critique ». Dans ce cas-là nous n’avons pas grand-chose à dire sur la prétention. Oui, après avoir évoqué le mot « zététique » devant plusieurs centaines de milliers de personnes, un plus grand nombre de gens en aura entendu parler que s’il avait été évoqué devant un parterre de 200… ici la charge de la preuve n’a pas besoin d’être dégainée.

Seulement, à notre avis, faire en sorte que « le plus de gens possible ait entendu parler de zététique ou d’esprit critique » nous apparaît être un objectif un peu fade, et surtout, dangereux car si en allant chercher zététique, on retombe sur du matériel préfabriqué médiatiquement, ou de mauvaise qualité, on prend le risque d’un rejet réflexe. Ne soyons pas lourdingues, nous avons déjà expliqué tout ça dans notre texte Le pacte cérébelleux, réponse aux camarades.

Multivers n°2b : l’objectif visé est plus ambitieux. Les sceptiques souhaiteraient que leur auditoire comprenne et retienne les concepts mobilisés, soit capable de les utiliser pour détecter et décortiquer les nombreuses affirmations qui leur sont faites à longueur de journée sur la façon de régler différents problèmes, sur la façon dont le monde fonctionne, ou sur la manière dont ce monde doit ou devrait être. Le groupe peut aussi espérer que son auditoire soit en mesure d’utiliser les outils du scepticisme dans d’autres champs que celui qu’il a choisi comme support pédagogique, en particulier les champs dans lesquels les croyances et comportements génèrent le plus de souffrance.

C’est bien du type d’effet relaté dans le cas 2b dont nous doutons qu’il puisse être obtenu par des interventions média simili-naïves, ou par du saupoudrage indifférencié, du Figaro Madame à Médiapart, de Femme actuelle à C’est dans l’air. Or, ce n’est pas à nous mais bien aux sceptiques qui se rendent à TF1 de démontrer en principe la réalité de type d’effet. Ou tout du moins, car avouons que pour quiconque cette tâche est loin d’être évidente, de justifier d’un ratio (bénéfice de réaliser une intervention pertinente) / (risque de cautionner un média corrodé + risque de produire une intervention contre-productive). Nous nous arrêterons là car nous commençons à radoter (voir notre texte Le pacte cérébelleux, réponse aux camarades).

En fait, il y aurait un mésusage de la charge de la preuve si nous avions affirmé un effet négatif. Mais notons tout de même que cela n’aurait pas dispensé les sceptiques de la charge de la preuve pour démontrer l’effet positif que le groupe pense générer, même implicitement, par son intervention. Sauf s’il pense avoir un effet neutre ou s’il y va pour son propre plaisir…

« Ne peut-on pas enseigner l’esprit critique pour son unique plaisir, sans aucune velléité de transformation sociale ? »

Il nous est reproché d’affirmer que diffuser l’esprit critique à des fins autres que politiques (au sens de transformation sociale) est impossible.

Les critiques de cette affirmation avancent que, de la même façon qu’il est possible de s’intéresser à la cosmologie ou de peindre pour des motifs purement égoïstes (économique, carriériste, hédoniste, etc.), il est aussi envisageable d’enseigner la zététique dans cet état d’esprit.

Disons le d’emblée : nous admettons – force est de le constater – qu’il existe des gens qui fassent effectivement de la zététique un hobby, même si cela soulève quelques problèmes moraux.

Nous avons donc cherché et examiné les passages de nos écrits qui ont pu susciter ces critiques. Ainsi, cela nous a permis de déterminer si nos paroles ont effectivement dépassé nos pensées.

Premier passage : « que peut avoir, in fine, comme autre objectif valable la diffusion de la pensée critique, sinon une transformation sociale vers la fameuse et hypothétique connaissance de cause ?»

Dans ce passage, c’est d’un point de vue moral que nous nous positionnons et il aurait sans doute été utile de le préciser. Ainsi, nous ne déclarons pas qu’il est impossible de diffuser la pensée critique pour autre chose qu’un objectif de transformation sociale, mais nous affirmons que toute autre raison n’est pas moralement justifiable.

Oui, il s’agit d’une thèse forte qui mériterait d’être argumentée. Cependant, comme ce point ne concerne pas l’objet des critiques initiales, nous nous en abstiendrons pour l’instant.

Deuxième passage : « Enseigner la zététique sans velléité de transformation sociale, c’est comme chanter en silence, comme danser sans bouger, comme croire sans Dieu ou l’un de ses avatars.»

Il y a effectivement un problème avec cette affirmation. Il est en effet envisageable, en principe, d’enseigner la zététique, de chanter, de danser ou de croire en Dieu pour son propre plaisir ou d’autres motifs purement égoïstes. Et tout cela sans se préoccuper le moins du monde de l’effet que peut avoir son activité sur le monde social. L’affirmation du deuxième passage est donc fausse car elle sous-entend qu’il y ait une impossibilité en principe. Vous l’avez compris, notre critique se situe sur une impossibilité d’un point de vue moral et non d’un point de vue logique. Au fond, le problème est ancien en science : est-il moral de choisir des thèmes de recherche qui nous font simplement plaisir (sachant qu’on le fait avec un salaire souvent publique, et un mandat de bien social) ? Pour la zététique comme pour la science en général, nous autres Cortecs pensons que non.

Troisième passage : « Aussi, faire une transmission apolitique de la zététique, c’est un oxymore, pour ne pas dire un non-sens. »

Ce passage, bien que ressemblant au précédent, est substantiellement différent. Pour bien saisir cette différence, il convient de distinguer deux choses : l’intention de l’action et le résultat de l’action.

En effet, si nous admettons sans difficulté qu’une personne puisse avoir l’intention d’enseigner l’esprit critique pour des motifs purement égoïstes et non politiques, nous affirmons que le résultat de son action, qu’elle le veuille ou non, va produire un effet dans le monde social (sans préjuger des paramètres, du sens, du type de cible associé à cet effet, ni de l’amplitude de cet effet). Effectivement, une intervention publique même sur un sujet a priori relativement « léger » et « désaffectivé », par exemple, le paranormal, va nécessairement produire un effet social.

Dit autrement, que les sceptiques qui enseignent l’esprit critique le veuillent ou non, elles et ils sont dans une démarche politique (pertinente ou non). Nous présentons ci-dessous trois arguments à l’appui de cette thèse.

Tout d’abord, comme nous l’évoquions à la fin de notre réponse à nos camarades sceptiques, il convient de ne pas oublier qu’un sujet n’est « léger » et « désaffectivé » que relativement à des situations socio-politiques et socio-historiques particulières. Aborder par exemple la question de la possession par des esprits ou des sorcières pourrait ne pas du tout avoir le même impact politique en France qu’en Guinée Conakry, ou au Pérou. Les risques à traiter de ces sujets ne sont bien sûr pas les mêmes non plus : « il est des contrées où le simple fait de les utiliser [les outils rationnels de la pensée critique] fait prendre le risque d’une rafale de plomb. » (cf. notre texte Le pacte cérébelleux, réponse aux camarades).

Ensuite, il est bon d’ajouter que le simple fait qu’un sceptique choisisse de travailler sur un sujet plutôt qu’un autre a nécessairement des implications politiques. En effet, choisir par exemple de se consacrer exclusivement aux pratiques de soin dites alternatives implique que l’on délaisse une infinité d’autres champs. Rien qu’en se restreignant au champ de la santé, on peut mentionner les liens et conflits d’intérêt, le paternalisme médical, le mythe du trou de la Sécu2, la responsabilité des malades, les manifestations des différentes formes d’essentialisme dans le système de santé (sexisme, âgisme, spécisme, etc.), les pratiques associées à la fin de vie, etc. Ainsi, on choisit finalement (volontairement ou non) d’avoir tel effet sur le monde social plutôt que tel autre.

Emblème des ghostbusters
Emblème des ghostbusters

Enfin, adonnons-nous à une brève expérience de pensée. Imaginons qu’un jour un gouvernement élu décide de créer un ministère dédié à la question des fantômes et de leur éradication. Ce surprenant gouvernement déciderait également d’allouer à ce ministère un budget similaire à celui de l’armée en augmentant notablement les impôts. De surcroît, il serait mis en place un plan « vigifantôme » qui impliquerait que des équipes de « ghostbusters » arpentent nos rues et exercent des contrôles réguliers de nos concitoyens pour voir s’ils ne cachent pas quelque fantôme dans leur sac, et perquisitionnent leur cave ou leur grenier. Pensez-vous que les sceptiques d’affinité paranormaliste ne vont pas soudain se sentir impliqué·es politiquement ? C’est bien évidemment une question empirique mais permettez-nous d’émettre de forts doutes quant à la négative.

Quatrième passage : « Que ferait une association zététique vraiment apolitique ? Elle ferait de la pantoufle dans un entre-soi de salon, et se garderait par-dessus tout d’aller dans les médias. »

Nombre d’entre nous ont appartenu ou appartiennent à des associations (et les ont même montées parfois) qui se déclarent « apolitiques ». Au sens de « non partisanes », en  veillant à ne pas discriminer lors des adhésions, cela s’entend et se conçoit très bien. Mais toutes ont dans leurs statuts la promotion de la pensée critique. Qu’est-ce donc que cette promotion, sinon un parti-pris politique, estimant qu’il vaut mieux une population critique que pas ? Par conséquent, une association zététique, vu son objet, est forcément mue par un objet social orienté – à plus forte raison si elle fréquente des médias de masse (c’est bien pour toucher la « masse » !). Une zététique apolitique est donc un oxymore pour nous. D’ailleurs, nous ne connaissons aucune association zététique apolitique, et nous ne voyons pas vraiment à quoi ça pourrait ressembler, peut-être un entre-soi, ou une loge mystérieuse (ce qui expliquerait pourquoi nous n’en connaissons pas).

Cinquième passage : «Nous pensons qu’une approche apolitisée de la zététique est un non-sens. »

Sixième passage: «Transmettre la zététique sans un programme progressiste de transformation sociale, ce serait transformer la zététique en hobby de bourgeois, en scepticisme mondain. »

Septième passage :«En attendant, vous « compren[ez] que [n]otre approche du scepticisme soit politisée, et nous respectons votre choix en la matière »: mais il ne s’agit pas d’un choix. La démarche de diffusion du scepticisme est politisée. »

Ces trois passages sont redondants.

En guise de conclusion, il nous a été reproché d’affirmer qu’il n’était pas possible de diffuser l’esprit critique à des fins autres que politiques. Nous avons admis d’emblée que nous rejetons cette affirmation, et espérons avoir levé toute ambiguïté. C’est effectivement possible, mais moralement difficile à justifier.

Sur les sept passages de notre texte qui aurait pu laisser penser le contraire, un seul, le deuxième, peut sans aucun doute être associé à l’idée d’une impossibilité conceptuelle d’enseigner la zététique à des fins autres que politiques. Nous devons reconnaître que ce passage est faux. En revanche, comme nous l’avons argumenté ci-dessus, nous affirmons toujours que du point de vue du résultat de l’action – et non de l’intention – les sceptiques qui soutiennent que la transmission de la pensée critique est apolitique donnent dans l’oxymore.

Croyez bien que nous regrettons que le collectif qui nous a contacté n’ait pas souscrit à la forme de débat collectif public que nous avions demandé, et que les retours nous soient parvenus aussi éclatés. Une prochaine fois peut être.

L’équipe du CorteX

Pour aller plus loin sur cette thématique « Science / Zététique et politique », on pourra réécouter les émissions des 21 et 29 octobre 2015 du podcast Scepticisme scientifique de Jean-Michel Abrassart, dans lesquelles Richard Monvoisin expose exactement le même contenu – sans pour autant susciter de controverses.

Ici, épisode 308.

et là, 309.

On consultera également l’excellent texte Science & politique (1) l’hypothèse anti-politique du surnommé Dr Charpi sur son blog.