L’effet Matthieu

L’effet Matthieu doit son nom à la parabole des talents de l’évangile selon Saint Matthieu (entre 60 et 85 EC) où il est écrit :
« on donnera à celui qui a, et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas, on ôtera même ce qu’il a » 1. Cette parabole est suffisamment ambiguë pour permettre diverses interprétations, la plus commune étant celle de faire fructifier les « talents », ne pas gâcher les dons reçus de Dieu et s’engager à agrandir le royaume de Dieu. Le sociologue Robert K. Merton, rapporta cette maxime au monde de la science en 1968, au cours d’un article publié dans la revue Science dans lequel il décrivit ce « phénomène complexe de détournement de la paternité du travail scientifique » par lequel des scientifiques déjà reconnus tendent à se voir attribuer la paternité d’une idée aux dépens de scientifiques jeunes ou inconnus 2.

Ce biais a trouvé son assise dans les années 1970 lorsque Jonathan R. Cole & Stephen Cole firent le constat qu’un nombre relativement petit de physiciens fournissait de façon disproportionnée une énorme part des articles les plus importants publiés en physique 3. William Broad et Nicholas Wade, dans leur ouvrage La souris truquée entièrement consacré à la fraude scientifique, parlent d’effet de Halo :

« Ces physiciens souvent cités semblent appartenir à l’élite de la physique dans la mesure où ils tendent à se retrouver concentrés dans les neuf plus grands départements de physique des États-Unis, et faire partie de la National Academy of Sciences. Il y a donc quelques membres au moins de l’élite au pouvoir dans la communauté scientifique qui en font partie à cause de leur mérite (…). Mais il peut y avoir un « effet de Halo » — le simple fait, pour un scientifique, d’appartenir à un département de physique de tout premier plan mettrait plus en vue son travail, qui serait alors plus souvent cité » 4.

On retrouve cet effet dans les « systèmes de copinage » et le népotisme latents dans le monde de la science, ne serait-ce que dans la façon qu’ont les referees de recevoir de façon plus clémente un article d’une éminence que celui d’un obscur et jeune chercheur 5.
Cela rappellera certainement l’histoire d’Ohm qui, lorsqu’il décrivit la loi éponyme, resta « tout d’abord ignoré par les scientifiques des universités allemandes, qui pensèrent que le travail d’un professeur de mathématique du collège de Jésuites de Cologne ne méritait guère d’attention » 6.

En ce sens, l’effet Matthieu est un effet collatéral de l’immense catégorie des biais d’autorité.

Dernier exemple en date, tiré de Serge Halimi, Nous ne sommes pas des robots, Monde Diplomatique, octobre 2013.

« (…) En France, l’État continue de consacrer à [l’]assistance [de la presse] des centaines de millions d’euros par an, soit, selon la Cour des comptes, entre 7,5 et 11% du chiffre d’affaire global des éditeurs 7. D’abord pour subventionner l’acheminement postal des journaux, en favorisant presque toujours les titres obèses, c’est-à-dire les sacs à publicité, plutôt que les publications plus fluettes, plus austères et plus libres. Mais le contribuable consacre également plus de 37 millions d’euros au portage des quotidiens, là aussi sans faire le tri. Et il ajoute 9 millions d’euros, cette fois réservés aux plus pauvres d’entre eux. Tant de miséricorde souvent mal ciblée peut déboucher sur de savoureux paradoxes. Grand pourfendeur des dépenses publiques sitôt qu’elles concernent l’éducation plutôt que l’armement, Le Figaro de Monsieur Dassault a reçu 17,2 millions d’euros du Trésor Public entre 2009 et 2011 ; L’Express, presque aussi hostile que Le Figaro à l' »assistanat », 6,2 millions d’euros ; Le Point, qui aime dénoncer la « mamma étatique« , 4,5 millions d’euros. Quant à Libération (9,9 millions d’euros d’aide, toujours selon la Cour des comptes) et au Nouvel Observateur (7,8 millions d’euros), comme ils sont bien introduits auprès du pouvoir actuel, plusieurs régions ou municipalités présidées par des élus socialistes financent également leurs « forums » locaux 8.

Il y a trente ans, le Parti socialiste était déjà aux affaires. Il proclamait : « Un réaménagement des aides à la presse est indispensable. (…) Il faut mettre un terme à un système qui fait que les plus riches sont les plus aidés, et les plus pauvres les plus délaissés. (…) » 

Cet article est tiré en grande partie de Richard Monvoisin, Pour une didactique de l’esprit critique, retouché par Nicolas Pinsault.