Médias & histoire – Alexis Corbière propose d'introduire un « enseignement critique » du jeu vidéo à l'école

Voici un article paru dans Libération, Écrans le jeudi 4 décembre 2014 qui ravive une question-leitmotiv chez le penseur critique : peut-on laisser la science historique se faire malmener impunément ?
Au CORTECS, nous pensons que toute personne a droit de raconter ce qu’il souhaite, sur le sujet historique de son choix – même s’il s’agit de négationnisme simplet, d’ouranisme mal dégrossi, de nostalgisme clovissien, etc. Par contre, il faut systématiser un accompagnement pédagogique, pour que le lecteur ou le consommateur puisse se faire une opinion élaborée. Ainsi peut-il en être d’une notice dans la page d’introduction de Tintin au Congo ; d’une explication préalable dans le DVD de Lorant Deutsch du genre « ceci est une lecture orientée de l’histoire de France : prenez plaisir mais restez vigilant, car il ne faut pas prendre ce matériel au pied de la lettre ». Ainsi peut-il en être dans les jeux vidéos – la sortie d’Assassin’s Creed Unity sur la période révolutionnaire ayant attisé les discussions sur les mésusages de l’histoire.

Le credo des assassins de la Révolution

Alexis Corbière, secrétaire national du Parti de gauche, revient sur le débat qu’il a lancé à propos de la vision déformée de la Révolution française dans le jeu « Assassin’s Creed Unity ».

Qui ne voit pas les dangers d’une mémoire blessée, déformée, reformatée ? Qui peut croire que la façon dont une société transmet son Histoire est une chose innocente ? Qui peut estimer que la manière dont nos concitoyens appréhendent l’acte de naissance de la République, c’est-à-dire la Révolution française, est anecdotique sans incidence sur notre avenir commun ?

Il y a là sujets qu’il faut prendre très au sérieux.

C’est pourquoi, il y a quelques semaines, avec Jean-Luc Mélenchon (1), nous avons protesté contre Assassin’s Creed Unity, un jeu vidéo ayant pour décor la Révolution française. Amplifiée par la surprise de nous retrouver sur un terrain inhabituel où l’on ne nous attendait pas, notre controverse a pris un retentissement non seulement en France, où beaucoup de joueurs et de spécialistes de ces univers ont apprécié que des responsables politiques s’intéressent enfin à cette production culturelle qu’est le jeu vidéo, mais aussi dans plusieurs dizaines de pays étrangers, jusqu’aux colonnes de Newsweek et du New York Times.

Contre quoi protestons-nous au juste ? D’abord contre une honteuse bande-annonce diffusée par la société Ubisoft productrice du jeu, qui fait de la Révolution un moment repoussant d’une violence extrême, perpétrée par un peuple parisien sanguinaire et déchaînée par un abject Maximilien Robespierre, dictateur fou auprès duquel Néron et le Comte Dracula feraient figure de despotes indolents.

Notre critique ne s’arrête pas là. Comme d’usage dans la série de jeux Assassin’s creed dont c’est le cinquième épisode, le joueur se glisse dans la peau d’un personnage qui poignarde et assassine au gré des missions qu’il accomplit, ici dans une reconstitution 3D époustouflante du Paris de la fin du XVIIIe siècle. Entre ces combats virtuels, des séquences à prétention pédagogique sont censées nourrir l’intrigue en présentant des personnages historiques. Ainsi le joueur rencontrera notamment le marquis de Sade, Georges Danton, Napoléon Bonaparte et Maximilien Robespierre.

A la lumière des moyens exceptionnels investis par Ubisoft (plus de 200 millions d’euros rapporte la presse), notre indignation n’est que plus grande. Car Robespierre est systématiquement présenté de façon grossière, dénué de toute pensée, faisant exécuter ses opposants pour des futilités et prenant plaisir à les voir guillotinés avant que l’un des personnages principaux, guidé par le joueur, finisse par lui fracasser la mâchoire d’un coup de pistolet !

On nous a rétorqué qu’il s’agit d’une œuvre de fiction. Certes. Nous sommes des ardents défenseurs de la liberté de création. Mais ici, la manière dont le personnage de Robespierre s’exprime tient davantage de la propagande que de la licence poétique. Pour ne donner qu’un exemple, cité par Newsweek, en m’étonnant qu’il soit passé sous silence dans les journaux français, le jeu fait dire à Robespierre : « Je veux tuer le plus de gens possible. Ma croisade génocidaire commence ici et maintenant ». La référence, sans fondement historique et parfaitement anachronique, à un «génocide» pour décrire la Révolution témoigne d’une inspiration directement puisée dans la vulgate de l’extrême droite. Pour preuve, la reconnaissance d’un prétendu «génocide vendéen», dont Robespierre serait le responsable, a déjà justifié le dépôt de projets de loi par les députés du Front national, fort heureusement rejetés par les Assemblées. Que vient donc faire ce parti pris réactionnaire dans un jeu pour le grand public ?

Ceux qui hausseront les épaules au motif qu’il ne s’agit après tout que d’un jeu feront une grave erreur, symptomatique d’un mépris des formes modernes de la culture populaire. Le jeu vidéo est aujourd’hui une industrie culturelle qui mobilise au niveau mondial des sommes plus importantes que l’industrie du cinéma. Ses produits passionnent désormais des millions de nos concitoyens, autant voire plus que la littérature, le théâtre et même le cinéma. Par respect pour les joueurs et pour les créateurs, le jeu vidéo, mérite, comme les autres arts, la critique tant sur ses qualités techniques et esthétiques, que ses contenus idéologiques.

Et pour dire les choses simplement, tolérerait-on un jeu présentant le capitaine Dreyfus comme un espion à la solde de l’Allemagne ou Jean Moulin comme un chef de la Collaboration ? Aussitôt, le scandale serait énorme et parfaitement légitime. Alors, pourquoi accepter ainsi sans réagir l’acharnement d’Assasin’s Creed à déformer les faits, calomnier les principaux acteurs et faire détester la Révolution ?

Car enfin, ouvrons les yeux. Ce jeu offre aux joueurs de passer au minimum une centaine d’heures dans l’environnement bluffant d’un Paris révolutionnaire reconstitué. Durant toute sa scolarité, de l’école élémentaire au baccalauréat, un élève français se verra proposer au mieux 20 à 25 heures sur l’histoire de la Révolution, quatre fois moins qu’un seul parcours du jeu vidéo ! Et la Révolution française est totalement absente des programmes d’examens du secondaire.

C’est pourquoi, je voudrais faire deux propositions. Il est temps que l’Éducation nationale, comme elle le fait pour la littérature, l’image et le cinéma, propose un enseignement critique du jeu vidéo. Cela pourrait être l’occasion dans une meilleure prise en compte des centres d’intérêt de la jeunesse de réconcilier le plaisir du jeu et celui d’apprendre. D’autre part, le programme des classes de Terminale prévoit que les élèves, alors à la veille de leur majorité, réfléchissent au «rapport des sociétés à leur passé». Est aujourd’hui proposée, au choix du professeur, une étude : «L’historien et les mémoires de la Seconde Guerre mondiale» ou «L’historien et les mémoires de la guerre d’Algérie». Ne serait-il pas pertinent d’y ajouter la question des représentations et interprétations de la Révolution ?

Ne laissons pas la mémoire de la Grande Révolution se faire poignarder.

(1) Les créateurs d’Assassin’s creed unity véhiculent une propagande réactionnaire sur la Révolution Française sur le blog d’Alexis Corbière et Le lendemain et même ensuite sur le blog de Jean-Luc Mélenchon.

Alexis CORBIÈRE

Note : outre nombre de descriptions, un léger contrepoint est apporté dans l’émission du 9 décembre 2014 de la Marche de l’histoire sur France Inter. Télécharger