S’abstenir de juger les personnes issues d’une culture différente de la nôtre ou prendre garde ou ne pas interpréter leurs actions comme si elles relevaient de nos normes sont a priori des bons principes. L’étude de Habyarimana que je présente ici nous indique même que ces principes sont plus observés qu’on ne pourrait le croire. Ils peuvent toutefois conduire à autant de discriminations que l’attitude inverse. Retour sur cette étude qui nous alerte sur ce qu’on pourrait qualifier de biais d’exotisme, miroir du biais d’ethnocentrisme.
Une longue tradition en sciences sociales et anthropologie nous a transmis deux enseignements : 1. Que nous avons tendance à être ethnocentriques, c’est-à-dire à considérer le monde avec notre propre culture comme modèle de référence. 2. Que l’ethnocentrisme conduit à des formes d’intolérance et de racisme, car il conduit à condamner les comportements étranges ou différents des nôtres comme s’ils venaient de gens éduqués dans notre culture 1. Cela nous conduit, par exemple, à condamner des sociétés cannibales en vertu du fait que, chez nous, les comportements cannibales sont condamnés.
Ces deux éléments ne sont pas dénués de fondement et nous faisons souvent l’expérience de juger les comportements d’autrui, comme si le modèle de référence était le nôtre. Par exemple, le fait qu’on désigne encore aujourd’hui d’« invasions barbares » ce que les allemands qualifient de « migrations des peuples germaniques » révèle cette différence fondamentale de point de vue. Les récits provenant de notre culture nous présentent comme les « envahis », victimes de brutes abreuvées au lait de chèvre et dont le langage est incompréhensible. Nous les appelons de la façon dont nos ancêtres les ont vu.
Cependant, s’éloigner autant que possible de toute tentation ethnocentriste n’est pas forçement une bonne attitude. Il existe un biais opposé au biais d’ethnocentrisme qu’on pourrait qualifier de biais d’exotisme. Il consiste à considérer que, parce que les gens sont élevés dans une autre culture, ils ne doivent pas être jugés selon les normes qui régissent notre société. Ce biais est 1. extrêmement courant, au moins autant que le biais d’ethnocentrisme et 2. susceptible de nous conduire à un comportement raciste ou discriminatoire.
Habyarimana et ses collègues montrent ce problème à travers une étude menée en Ouganda 2, l’un des pays les plus ethniquement 3 diversifiés du monde. Ils partent de l’idée, globalement déjà constatée 4, que les individus coopèrent moins avec des personnes issues d’un autre groupe. Pour vérifier si cela s’applique aussi à la société ougandaise, les auteurs mettent en place un jeu.
Mesurer la coopération est assez simple : il suffit de faire jouer les gens au « dilemme du prisonnier ». Dans ce jeu, deux joueurs doivent décider de conserver pour eux-mêmes un billet de 1 000 shillings ougandais (SO) ou de l’utiliser pour un projet de groupe. Si les deux joueurs choisissent la deuxième option, ils gagneront un bonus de 500 SO chacun. Naturellement, s’ils choisissent la première option, les deux garderont leurs 1000 SO. Le problème est que si l’un des deux choisit d’utiliser ses 1000 SO pour le groupe, alors que l’autre ne le fait pas, le premier recevra 750 SO et le second 1750 SO. Les deux joueurs doivent faire leur choix simultanément et ne sont pas en mesure d’observer les actions de l’autre joueur.
Voici comme ça marche :
Si vous êtes Dembe vous avez intérêt à garder l’argent. Car si Mukisa le conserve aussi vous gagnerez 1000 au lieu de 750 SO. En revanche, si Mukisa l’utilise pour le groupe, vous aurez 1750 au lieu de 1500 SO. Dans les deux cas, vous gagnerez 250 SO en gardant l’argent pour vous. Si vous êtes Mukisa vous faites exactement le même raisonnement. Le problème est qu’au final vous aurez 1000 SO chacun, alors que si vous aviez coopéré vous auriez 1500 SO chacun. Pour que la coopération ait lieu, donc, deux conditions doivent être satisfaites : un fort degré de confiance dans le fait que l’autre joueur ne garde pas l’argent pour lui et une volonté de ne pas vouloir arnaquer l’autre joueur
Les joueurs avaient, en plus, accès au nom et à la photo du joueur qu’ils avaient en face d’eux. Il s’agissait bien sûr d’une information créée de toutes pièces par les expérimentateurs, mais elle avait une fonction claire : à partir du nom et de la photo, les joueurs prêtaient une appartenance ethnique à l’individu.
Conformément aux études antérieures, les résultats montrent que les personnes coopèrent davantage lorsqu’ils jouent avec une personne de leur propre ethnie. Lorsque l’autre joueur est d’une ethnie différente, le taux de comportement coopératif baisse de 18%. Jusqu’ici rien de nouveau. Mais pourquoi agissent-ils ainsi ? Parce qu’ils n’ont pas confiance en l’autre joueur ou parce qu’ils souhaitent l’arnaquer?
Une variante de cette expérimentation conduit à l’explication suivante : les sujets coopèrent moins avec les personnes des autres ethnies parce qu’ils ne savent pas si ces personnes sont attachées aux mêmes valeurs de coopération et réciprocité qu’eux. Si cela n’est pas le cas, ils ne leur en tiennent pas rigueur, puisqu’ils attribuent cela à leur appartenance à une autre culture. Cependant, dans le doute, les sujets préfèrent ne pas développer de projets collectifs avec ces « étrangers ».
Avant de développer ce point, voici la façon dont les auteurs en font la démonstration. Le même jeu a été mis en place avec, en plus, un troisième joueur. Ce joueur observe les actions des deux premiers joueurs et peut choisir de punir l’un des deux ou les deux pour leur comportement. Sanctionner quelqu’un coûte 500 SO au troisième joueur (soit environ 1/20ème de ses avoirs) et entraîne la suppression des gains du joueur sanctionné.
Comment se comporte le troisième joueur ? En général, il punit les gens qui gardent les 1000 SO pour eux. Mais surtout, il punit davantage les joueurs issus du même groupe ethnique que lui, surtout lorsque ceux-ci jouent contre quelqu’un qui vient aussi du même groupe ethnique (c’est-à-dire dans un trio homogène). Dans cette configuration, garder l’argent pour soi conduit à avoir 23% de chances en plus d’être puni par le troisième joueur.
Ce résultat nous renseigne sur deux éléments importants. Premièrement, les ougandais ne sont pas si ethnocentristes, puisque beaucoup d’entre eux sanctionnent seulement les membres de leur propre groupe ethnique. Ils se permettent donc uniquement de juger les personnes qui, selon eux, devraient agir selon des normes similaires aux leurs. En revanche, ils sont bien plus tolérants avec les autres, dont ils ne connaissent pas la culture. Deuxièmement, c’est précisément parce qu’ils renoncent à juger les gens issus d’une autre culture, qu’ils renoncent également à coopérer avec eux. Pour coopérer avec quelqu’un il faut s’assurer qu’il partage les mêmes normes que nous, qu’il soit conscient que la tricherie existe et qu’ils la jugent, de façon partagée, comme quelque chose de socialement indésirable.
On peut tirer de nombreuses implications de cette recherche – bien que circonscrite au cas ougandais – sur la façon de conceptualiser et de lutter contre le racisme.
Elles révèlent que les comportements discriminatoires (au logement, à l’embauche) peuvent, aussi, être dûs à un trop faible niveau d’ethnocentrisme. Employeurs ou propriétaires, peuvent refuser de considérer le monde avec leur propre culture comme modèle de référence et, de ce fait, refuser d’entretenir un commerce avec des gens qui ne sont pas issus de leur propre culture.
Ont-ils raison ? Pas toujours. On a tendance, certainement, à exagérer les différences entre cultures. A penser, par exemple, que les cannibales, parce qu’ils sont cannibales, obéissent à des normes radicalement opposées aux nôtres.
Quoiqu’il en soit, se méfier de l’ethnocentrisme n’est donc pas suffisant pour être à l’abri du racisme. Il faut également se méfier de la tendance inverse, l’exotisme. Il consiste à exagérer les différences entre cultures ou êtres humains. A penser que chaque culture ne peut pas se comprendre quand on est à l’extérieur, comme l’a prêché avec succès Clifford Geertz 5. Cela semble un bon principe, mais poussé trop loin, il ne l’est plus.