
Cédric Stolz est professeur de philosophie. Il est l’auteur de plusieurs livres et achève actuellement la rédaction de Réponses contemporaines à dix questions philosophiques, à paraître début 2026. Sa série d’articles porte sur un thème qu’il juge essentiel mais négligé voire absent dans le milieu de l’esprit critique
Note préalable : cet article (et la série dans laquelle il s’insère) plonge dans des réflexions philosophiques plus approfondies que nos publications habituelles. Il s’adresse donc en priorité à celles et ceux qui ont déjà quelques repères dans ce domaine ou aux lecteur·trice·s en quête d’un regard philosophique sur ces questions.
Dans le premier épisode, j’ai défini l’esprit critique comme étant ce qui permet de décider quoi faire et quoi croire, conformément à ce que nous avons de bonnes raisons de faire et de croire. Nous avons vu que l’enjeu principal de la série d’articles est de proposer une réponse à la question suivante : les raisons d’agir et de croire sont-elles objectives ou subjectives ?
Ce deuxième épisode a pour objectif de présenter deux distinctions essentielles à la compréhension de la question. La première distinction concerne le domaine des actions, où l’on s’intéresse aux raisons d’agir (raisons normatives pratiques), et le domaine des croyances, où l’on s’intéresse aux raisons de croire (raisons normatives épistémiques1). La deuxième distinction concerne le niveau normatif, où l’on se demande « qu’est-ce qui engendre une raison ? », et le niveau méta-normatif, où l’on se demande « les raisons sont-elles objectives ou subjectives ? ». Cela nous permettra ensuite de présenter les deux familles de réponses (méta-normatives) que sont l’objectivisme et le subjectivisme.
La distinction entre (A) le domaine des actions et (B) le domaine des croyances, associée à la distinction entre (1) le niveau normatif et (2) le niveau méta-normatif, va nous permettre de distinguer quatre questions : (A1), (A2), (B1) et (B2).
(A) Le domaine des actions
Le domaine des actions (pratique) inclut la morale (la valeur morale et les raisons morales) mais aussi l’intérêt personnel (la valeur prudentielle et les raisons prudentielles). L’intérêt personnel renvoie à ce qui est prudentiellement bon et à ce qu’on a des raisons prudentielles de faire (compte tenu de ce qui est prudentiellement bon). Par exemple, quand on considère qu’une personne dans un immeuble en feu ferait mieux de sortir, ou qu’une personne ferait mieux de ne pas trop boire la veille d’un examen, on parle de raisons prudentielles : on indique ce qu’elle a une bonne raison de faire compte tenu de ce qui est dans son intérêt. Il en est de même lorsque l’on pense qu’il n’est pas souhaitable d’avoir un cancer et qu’il est souhaitable d’être en bonne santé (il reste cependant à déterminer pourquoi en se demandant ce qu’est l’intérêt personnel, c’est-à-dire ce qui a de la valeur prudentielle : le plaisir et l’absence de douleur ? la satisfaction des désirs ?).
À l’inverse, la morale renvoie plutôt à ce qui est bon et à ce qu’on a des raisons de faire quel que soit notre intérêt personnel. Par exemple, j’ai une raison de sauver un enfant de la noyade2, même si je n’ai pas envie de salir mon nouveau costume et que je suis pressé de rentrer chez moi pour visionner le film Eraserhead pour la 17e fois.
Des considérations sur les raisons d’agir (prudentielles ou morales) interviennent parfois dans nos décisions. Cela est rendu possible par le fait que nous n’agissons pas uniquement par impulsion.
D’une part, nous avons la capacité de délibérer à propos de différentes actions possibles en fonction de nos motifs. On peut par exemple se demander : « ferais-je mieux de rentrer chez moi pour être en forme demain, ou de boire un dernier verre pour passer encore du temps avec mes ami·e·s ? ».
D’autre part, nous pouvons délibérer à propos de ces motifs eux-mêmes, en nous demandant ceux qui doivent l’emporter. On se demande ainsi : « est-il vraiment important d’être en forme demain et de passer du temps avec mes ami·e·s ? ».
On peut alors en venir à délibérer à propos des différentes actions que nous envisageons à la lumière de différentes raisons pour et contre chacune d’elles : Quelle action ferais-je mieux de réaliser ? Pourquoi faire X plutôt que Y ? En systématisant notre réflexion, on peut aller plus loin et se demander :
(A1) Question normative concernant les actions (pratique) : Qu’est-ce qui a de la valeur et fournit une raison d’agir ? (De manière rigoureuse : quelles choses ont des propriétés axiologiques, c’est-à-dire ont de la valeur, et des propriétés déontiques pratiques, c’est-à-dire fournissent des raisons normatives d’agir ?)
On peut par exemple penser aux éléments suivants : mon propre plaisir ou la satisfaction de mes désirs pour ce qui est de l’intérêt personnel et le plaisir général ou la satisfaction générale des désirs pour ce qui est de la morale. Dire que ces éléments fournissent des raisons d’agir, c’est dire que j’ai des raisons de faire ce qui contribue à l’atteinte de ces éléments.
(A2) Question méta-normative concernant les actions (pratique) : Les valeurs et les raisons d’agir sont-elles subjectives ou objectives ? Autrement dit, le fait qu’une chose ait de la valeur et fournisse une raison d’agir dépend-il de nos attitudes (comme les émotions et désirs) à l’égard de cette chose ? (De manière rigoureuse : est-ce que les propriétés axiologiques et les propriétés déontiques pratiques sont constituées par nos attitudes ou est-ce que leur existence ne doit rien à nos attitudes ?) Par exemple, le fait d’avoir une raison (morale) de sauver un enfant de la noyade parce que cela diminue la douleur générale vaut-il pour tout le monde, indépendamment de nos attitudes à l’égard de la douleur générale ou à l’égard du fait d’agir pour réduire la douleur générale ? Aussi, le fait d’avoir une raison (prudentielle) de sortir d’un immeuble en feu parce que cela permet d’éviter de subir beaucoup de douleurs vaut-il pour chacun d’entre nous, indépendamment de nos attitudes à l’égard de notre propre douleur ?
(B) Le domaine des croyances
Dans le domaine des croyances (épistémique), on peut se demander : Ai-je une bonne raison de croire ce que je crois ? Que ferais-je mieux de croire ? Pourquoi croire X plutôt que Y ? En systématisant notre réflexion, on peut aller plus loin et se demander :
(B1) Question normative concernant les croyances (épistémique) : Qu’est-ce qui engendre une raison de croire ? Qu’est-ce qui peut justifier nos croyances ? Qu’est-ce qui fournit une preuve ? (De manière rigoureuse : quelles choses ont des propriétés déontiques épistémiques ?) Par exemple, le fait d’avoir vu plusieurs fois que tel événement est suivi d’un autre justifie-t-il de croire que le premier est la cause du deuxième ?
(B2) Question méta-normative concernant les croyances (épistémique) : Les raisons de croire (épistémiques) sont-elles subjectives ou objectives ? (De manière rigoureuse : est-ce que les propriétés déontiques épistémiques sont constituées par nos attitudes ou est-ce que leur existence ne doit rien à nos attitudes ?) Par exemple, le fait de percevoir que j’ai deux mains est-il une raison de croire que j’ai deux mains, quelles que soient mes attitudes à l’égard de la perception ? Une personne qui a une attitude en faveur du fait de former des croyances à propos du futur sur la base du mouvement des feuilles de thé a-t-elle une bonne raison de croire sur cette base ?3
Le subjectivisme et l’objectivisme
Il s’agit maintenant de présenter les deux grandes familles de réponses aux questions (A2) et (B2) : le subjectivisme et l’objectivisme. Pour le moment, il n’est pas question de répondre aux questions (A1) et (B1) en se demandant quelles choses (qu’elles soient objectives ou subjectives) ont de la valeur (des propriétés axiologiques) et engendrent des raisons (ont des propriétés déontiques), mais de se demander si les valeurs (propriétés axiologiques) et les raisons (propriétés déontiques) qu’ont certaines choses sont subjectives, c’est-à-dire constituées par certaines de nos attitudes (désirs, émotions, etc.) vis-à-vis de ces choses, ou au contraire objectives, c’est-à-dire existent indépendamment de nos attitudes vis-à-vis de ces choses.
Une première famille de réponses avance que les raisons sont objectives : certaines choses fournissent des raisons (ont des propriétés déontiques) qui existent indépendamment de nos attitudes.
Par exemple, dans le domaine des actions (pratique), le fait que rester dans un immeuble en feu cause beaucoup de douleur peut fournir une raison que j’ai de sortir d’un immeuble en feu, dont l’existence est indépendante de mes attitudes à l’égard de la douleur (je n’ai pas besoin de désapprouver la douleur ou de désirer l’absence de douleur). De même, si je passe à côté d’une mare dans laquelle un enfant se noie, le fait que lui venir en aide soit un moyen de maximiser le plaisir général ou la satisfaction générale des désirs peut fournir une raison de lui venir en aide, dont l’existence ne doit rien à mes attitudes.
Par exemple, dans le domaine des croyances (épistémique), les photos de la Terre par satellite peuvent fournir une raison que j’ai de croire que la Terre est ronde, dont l’existence ne doit rien à mes attitudes à l’égard du fait de former des croyances d’une quelconque manière.
L’objectivisme paraît évident, car nous semblons attribuer ce genre de raisons à autrui au quotidien.
Par exemple, dans le domaine des actions (pratique), si une personne s’amuse à rayer ma voiture et que cela correspond tout à fait à ses attitudes (il ne désapprouve pas cette action et tous ses désirs convergent vers la réalisation de cette action), je lui en veux tout de même parce que je pense qu’elle avait une raison de ne pas me le faire, dont l’existence ne dépend pas de ses attitudes. Or, l’attribution de raisons objectives aux autres nous invite à reconnaître en avoir également. La raison de ne pas rayer la voiture ne s’applique pas qu’à elle et ne concerne pas que ce qui me nuit à moi : dans cette situation, n’importe qui aurait eu une raison de ne pas rayer la voiture.
Par exemple, dans le domaine des croyances (épistémique), nous considérons qu’une personne qui refuse de reconnaître les éléments qui accompagnent la croyance selon laquelle la Terre est ronde comme des preuves a tort, quelles que soient par ailleurs ses attitudes à l’égard de ces éléments. De même, si une personne croit qu’elle va rencontrer un dragon aujourd’hui parce qu’elle en a rêvé cette nuit, on estime qu’elle a tort de croire sur cette base, quelles que soient ses attitudes à l’égard de ses rêves ou du fait de former des croyances sur la base de ses rêves.
Mais l’objectivisme n’est pas sans défaut. En effet, on voit mal comment quelque chose d’objectif (les propriétés axiologiques et déontiques considérées comme objectives) pourrait nous indiquer ce qui est bon ou ce qu’il faudrait faire. Autrement dit, on voit mal comment des propriétés pourraient être à la fois objectives et normatives (axiologiques ou déontiques), à moins de supposer qu’il s’agisse de propriétés objectives d’un genre particulier, différent du genre de propriétés objectives que nous connaissons habituellement. Par exemple, les propriétés objectives des objets que nous connaissons, comme la taille, la masse et la forme des chaises, des atomes et des suppositoires, n’ont rien de normatif. L’étrangeté4 de propriétés à la fois objectives et normatives, ainsi que la difficulté à envisager un moyen de les connaître, peuvent alors nous amener à douter de leur existence.
Selon une deuxième famille de réponses, les raisons sont constituées par nos attitudes subjectives (telles que les désirs et émotions) : les raisons (propriétés déontiques) que fournissent certaines choses sont des projections subjectives sur les choses. Pour illustrer le subjectivisme, prenons sa variante la plus simple : le relativisme du locuteur, thèse selon laquelle les énoncés sur les raisons de croire et d’agir (pratiques et épistémiques) prétendent représenter les attitudes du locuteur ou de la locutrice (de celui ou celle qui exprime ces énoncés).
Par exemple, dans le domaine des actions (pratique), c’est mon désir d’éviter la douleur qui constitue une raison de fuir. De même, c’est mon désir de maximiser le plaisir général ou la satisfaction générale des désirs, ou encore ma désapprobation du fait de ne pas venir en aide à une personne en danger, qui constitue une raison d’aider un enfant en train de se noyer.
Par exemple, dans le domaine des croyances (épistémique), le fait que les photos satellites sur lesquelles la Terre apparaît ronde fournit une raison de croire que la Terre est ronde dépend de mon attitude à l’égard de ces photos ou plus largement à l’égard du fait de former des croyances sur la base de ces éléments. De même, le fait que rêver de la rencontre avec un dragon fournisse une raison de croire que je vais rencontrer un dragon dans la journée dépend de mon attitude à l’égard de mes rêves, ou plus largement à l’égard du fait de former des croyances sur la base de rêves.
Selon cette thèse, il se pourrait que certaines raisons soient universellement valables, mais cela ne reposerait que sur le fait (contingent) que les agents ont certaines attitudes communes.
Cependant, le subjectivisme est peu plausible, en particulier la variante du relativisme du locuteur selon laquelle nos énoncés sur les valeurs et les raisons prétendent représenter les attitudes du locuteur ou de la locutrice (de celui ou celle qui exprime ces énoncés)5. Une objection forte contre le relativisme est qu’il ne rend pas compte des désaccords, dont on admet pourtant l’existence.
Dans le domaine des actions (pratique), selon le relativisme, l’énoncé « on a une raison morale de crever les yeux des enfants pour s’amuser » est vrai s’il est prononcé par un·e locut·eur·rice qui approuve cette pratique, et l’énoncé inverse « on a une raison morale de ne pas crever les yeux des enfants pour s’amuser » est vrai s’il est prononcé par un·e locut·eur·rice qui désapprouve cette pratique. Cela implique qu’il n’y a pas de désaccord entre les deux, puisqu’il·elle·s ne parlent tout simplement pas de la même chose : chacun·e ne parle que de sa propre attitude vis-à-vis de l’action et non pas de l’action elle-même. Or, nous avons pourtant bien l’impression qu’il·elle·s sont en désaccord.
Dans le domaine des croyances (épistémique), il en est de même. Si une personne dit « les photos satellites sont une preuve (au sens de raison de croire) que la Terre est ronde » et qu’une autre dit « les photos satellites ne sont pas une preuve (au sens de raison de croire) que la Terre est ronde », on a bien l’impression qu’il·elle·s ont un désaccord. Or, le relativisme ne permet pas de rendre compte de ce désaccord.
L’existence de désaccords nous indique ainsi que les jugements sur les valeurs et les raisons ne portent pas sur nos propres attitudes. Autrement dit, ce dont on parle quand on parle de ce que l’on a une raison de faire ou de croire, ce n’est pas de nos émotions ou de nos désirs. Les propriétés que sont les valeurs et les raisons ne sont pas des attitudes que chacun·e projetterait sur les choses.
Précision sur l’objectivité et la subjectivité
Je souhaite terminer cet épisode avec une précision un peu technique : quand on distingue les niveaux normatif et méta-normatif, on comprend qu’il est possible de soutenir qu’un fait subjectif a une valeur (propriété axiologique) objective et fournit une raison (propriété déontique) objective, ou qu’un fait objectif a une valeur (propriété axiologique) subjective et fournit une raison (propriété déontique) subjective. Voyons cela d’un peu plus près.
Dans le domaine des croyances (épistémique), les éléments qui fournissent des raisons de croire (propriétés déontiques épistémiques) sont généralement des faits objectifs, comme des perceptions (qui sont des états mentaux, mais pas des attitudes), des résultats d’expériences, etc. Cependant, il n’est pas impossible que les raisons (propriétés déontiques) que fournissent ces faits objectifs soient subjectives. On peut en effet essayer de soutenir que c’est seulement parce que l’on approuve ou désire former des croyances sur la base de ces faits objectifs, que ces faits fournissent des raisons de croire (propriétés déontiques épistémiques).
Dans le domaine des actions (pratique), il n’est pas impossible que des faits objectifs aient une valeur subjective et fournissent des raisons subjectives. Par exemple, en admettant la thèse normative selon laquelle le plaisir, à savoir un fait objectif (c’est un état mental, mais pas une attitude), a de la valeur et fournit des raisons, on peut, au niveau méta-normatif, soutenir que cette valeur (propriété axiologique) et ces raisons (propriétés déontiques) sont subjectives. Autrement dit, on peut soutenir que le plaisir est un fait objectif qui n’a de valeur et ne fournit de raison d’agir que parce qu’on l’approuve ou le désire. La réciproque est également possible : on peut soutenir que des faits subjectifs ont une valeur (propriété axiologique) objective et fournissent des raisons (propriétés déontiques) objectives.
Et la suite ?
Dans l’épisode suivant, nous dépasserons l’alternative entre l’objectivisme et le subjectivisme avec une thèse aussi déconcertante que plausible : la théorie de l’erreur, qui soutient que tous nos jugements sur les valeurs et les raisons sont faux.
- Par souci de simplicité, j’écarte pour l’instant la possibilité de raisons pratiques ou pragmatiques de croire. ↩︎
- Exemple inspiré du célèbre argument de Peter Singer dans « Famine, Affluence, and Morality », Philosophy & Public Affairs, vol. 1, n° 3, 1972. ↩︎
- Cet exemple est inspiré par l’ouvrage de Paul Boghossian, La peur du savoir. Sur le relativisme et le constructivisme de la connaissance, trad. Ophelia Deroy, Agone, 2009. ↩︎
- J. L. Mackie, Ethics: Inventing Right and Wrong, Harmondsworth, Penguin Books, 1977.
Pour une présentation plus robuste, lire : Jonas Olson, Moral Error Theory: History, Critique, Defence, Oxford, Oxford University Press, 2014, 2ᵉ partie. ↩︎ - Pour d’autres critiques du relativisme du locuteur et des critiques adressées à d’autres variantes de subjectivisme, mais dans un cadre restreint à la morale, lire : François Jaquet et Hichem Naar, Qui peut sauver la morale ?, Paris, Eliott, 2024. ↩︎
Référence de l’image : Chaïm Soutine, Le Village [Das Dorf], v. 1923, huile sur toile, 73,5 × 92 cm, Musée de l’Orangerie (Coll. Jean Walter et Paul Guillaume), Paris, inv. RF 1963-88. Domaine public ; source : Musée de l’Orangerie / Wikimedia Commons.