Jérémy Fernandès Mollien était étudiant à l’Institut d’études politiques de Grenoble jusqu’en 2017. Nous l’avons eu en cours spécialisé, Clara Egger et moi (RM), puis j’ai encadré son rapport de stage à l’Université Libre de Bruxelles sur Cultes antiques, phénomènes religieux néopaïens et son mémoire de Master 2 (avec O. Ihl). En Master 1, il a soutenu un mémoire, toujours co-encadré par O. Ihl et moi sur la question des droits sociaux à Mayotte dont il a fait son terrain de recherche. Ce mémoire a reçu une excellente note, et a fait l’objet de publications. Le voici en libre accès, en espérant qu’il soit utile à celles et ceux qui souhaitent penser par delà les clichés véhiculés par la presse métropolitaine.
En 1974, les habitant.e.s. des îles de Mayotte, contrairement aux autres îles de l’ancienne colonie de l’archipel des Comores, choisissent de rester dans la République Française. 40 ans plus tard, les inégalités entre Mayotte et la métropole demeurent béantes. Mais là où Mayotte partage certaines problématiques communes aux Outre-Mers, comme le haut coût de la vie « à l’Européenne », certaines particularités laissent supposer que Mayotte, à bien des égards, est théoriquement dans une situation coloniale.
Si une histoire conflictuelle entre les îles des Comores – Mayotte ayant été inféodée à deux d’entre elles – explique en partie ce souhait de rester dans la République, la France rejoint ce choix pour des raisons avant tout stratégiques : conserver Mayotte permettait en effet de disposer d’un avant-poste dans une zone qui, à l’époque, suscitait la convoitise des États-Unis et de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS). Toutefois, le reste de l’archipel, qui s’était constitué en État fédéral, voulait voir Mayotte venir dans son giron, et bénéficiait du soutien de grandes organisations internationales pour faire valoir ses revendications. La France maintint donc l’archipel voisin dans une situation d’instabilité politique en gardant la mainmise sur ses élites dirigeantes, et en faisant et défaisant les régimes au moyen d’une force de mercenaires européens.
A Mayotte, les habitant.e.s, conscient.e.s d’être dans une situation stratégique précaire, militent pour une intégration politique plus poussée, en enclenchant notamment la départementalisation. Toutefois, alors que cette dernière était demandée depuis 1974, elle ne débuta qu’en 2011, après des années de réticence de la part des pouvoirs métropolitains. Mayotte avait, avant 2011, un droit particulier, et mettait en œuvre une justice civile musulmane. L’harmonisation entre le droit métropolitain et le droit particulier appliqué à Mayotte s’est faite brutalement, et prit au dépourvu autant les fonctionnaires censés l’appliquer que les Mahoraises et Mahorais eux-mêmes. Le cadastre et l’État civil ont conduit à des imbroglios administratifs, certain.e Mahorais.e s’était vu attribuer le nom de leurs parents, ou était contraint.e de payer des impôts locaux dont le montant équivalait plusieurs fois leur revenu annuel.
Si ces difficultés d’application témoignent plus de la lenteur à débuter la départementalisation et de la hâte de la finir, certains pans de l’application particulière du droit demeurent, et difficile de ne pas y avoir un reliquat de l’administration coloniale. Ainsi, le revenu de solidarité active (RSA) demeure à 50% du montant métropolitain, le taux de non-recours à ce dernier à Mayotte est égal au taux de recours métropolitain. Le seul argument avancé par le ministère de l’Outre-Mer est que l’introduction à taux plein du RSA « bouleverserait l’économie mahoraise », sans qu’aucune enquête économique précise ne vienne étayer ces propos. Les salaires des Mahorais.e.s ne progressent pas en fonction de l’ancienneté, le code du travail n’y sera appliqué qu’en 2018, et en 2005, 96% de la population mahoraise vivait sous le seuil de pauvreté métropolitain. Le chômage chez les 15-64 ans atteignait 36,6% en 2012.
Parallèlement, la communauté métropolitaine de l’île jouit d’avantages importants : l’immense majorité d’entre eux étant fonctionnaires, leurs traitements sont doublés et net d’impôt. La plupart s’isole socialement de leurs concitoyens en cultivant un entre-soi dans les « mzungulands », littéralement des « quartiers à blancs » contrastant avec les habitations du reste de la population, deux résidence sur trois n’étant, en 2005, pas pourvu du confort de base. Et pourtant, une catégorie sociale se voit encore plus discriminée : le tiers invisible de la population mahoraise, des venu.e.s des îles voisines cherchant pour eux-mêmes ou pour leurs enfants une autre vie à Mayotte. Ces dernier.e.s sont véritablement traqués par la Police aux frontières de l’île, qui met en œuvre des pratiques illégales, comme le rattachement fictif de mineur.e.s à des adultes pour qu’ils soient expulsables, ou la destruction systématique des documents d’identités des migrant.e.s. La majorité de la population mahoraise, bien loin de s’émouvoir de leur sort, manifeste souvent une hostilité vis-à-vis de leurs voisins insulaires, allant jusqu’à constituer des « comités villageois » pour les expulser de leurs villages manu militari, sous l’œil indifférent des autorités préfectorales de Mayotte.
Ce travail propose d’aborder la question des inégalités sociales et économiques à Mayotte, en explorant leurs origines socio-historiques, les raisons de leur maintien et la pertinence des cadres d’analyse de la situation coloniale pour comprendre en quoi Mayotte conserve, 40 ans après le référendum liant sa trajectoire politique à la France, un statut juridique bien particulier.
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Ce travail a fait en outre l’objet de deux publications : dans la revue Mouvements (voir ici), et dans le journal Le Monde libertaire sous forme d’un canular (voir là).