Examen sur table de zététique : corrigé

CorteX_Monvoisin_engrenageVoici le corrigé succinct de l’examen de mardi 16 décembre 2014, qui clôturait l’enseignement Zététique & Autodéfense intellectuelle de l’Université de Grenoble.

Table des matières

  • Cours (5 points)
  • Protocoles expérimentaux (5 points)
  • Thérapie (6 points)
  • Analyse de titres de presse (3 points)
  • Énigme zoologique (2 points)
    (Barème sur 21 points)

Cours

Quelles sont les différences fondamentales entre croire (en la gravitation, en l’évolution, en la tectonique des plaques…) et croire (en Dieu, en une volonté cosmique) et quels sont les risques à mélanger ces deux formes de croyance ?

J’attendais les éléments épistémologiques donnés au cours N°1 notamment les six suivants :

  • différence structurale entre théorie et scénario ;
  • caractère réfutable ou non des affirmations (critère de Popper) ;
  • parcimonie des hypothèses pour le premier type de « croyance » (qu’il vaut mieux appeler « adhésion »), non pour la seconde (qu’il vaut mieux appeler « acte de foi ») ;
  • empirisme de méthode et connaissances basées sur les preuves pour le premier type, nul besoin de preuves pour le second ;
  • démarche rationnelle, visant à faire des énoncés prédictibles sur des sujets objectivables pour le premier, rien de cela dans le second, subjectif par essence, généralement non-rationnel et atavique ;
  • enfin, l’adhésion à une théorie n’a rien de moral (on dit que la science au sens N°4 de « démarche » est amorale – cf. Dialogue sur les sciences) ; la foi, elle est moraliste, ou du moins fortement morale. 

On pourra avoir quelques détails ici, ou là :  le mot « croyance », la théière de Russell, le dragon de Sagan et Dryuand.

Dans mon barème, j’ai mis 1,5 points lorsque 3 éléments sur les 6 étaient présents.

Quant aux risques, j’attendais :

  • brisure du matérialisme méthodologique / de la laïcité implicite du processus scientifique
  • mise sur le même plan de deux structures épistémologiquement différentes
  • relativisme cognitif.

1 point si deux éléments étaient donnés, 0,5 si un seul (même si les termes n’étaient pas exactement ceux-là).

 

Certains penseurs font l’hypothèse d’une volonté cosmique guidant l’évolution de tout l’univers depuis le début. En quoi le rasoir de Guillaume d’Occam nous est-il utile sur ce point ?

Ce point était offert en plus, à condition de bien manier le rasoir d’Occam, qui est plutôt trompeur car il ne priorise pas l’hypothèse conceptuelle la plus simple (car une volonté divine est simple à comprendre par exemple) mais l’hypothèse la moins coûteuse cognitivement (cf. Rasoir d’Occam, Métaphore de Haack). Ainsi, une volonté cosmique est conceptuellement infiniment plus coûteuse que l’hypothèse matérialiste de l’émergence de l’univers – et rompt d’ailleurs le contrat laïc en méthode du chercheur).

En quoi les deux affirmations suivantes posent-t-elles problème ?

« Comme tout dépend des yeux de l’expérimentateur, aucun énoncé n’est objectif. Donc les discours scientifiques ne sont pas différents des discours culturels : le Big Bang n’a pas plus de réalité que Atlas portant le monde sur ses épaules, ou le disque-monde porté par quatre éléphants, eux-mêmes portés par une tortue gigantesque navigant lentement dans le cosmos. La science n’est qu’une question de point de vue. Au fond, elle est une religion comme une autre, avec son propre clergé : les scientifiques. » Julian Peneck, You couldn’t die from tuberculosis before 1882, Oxvard, 2004.

 

Il s’agissait ici de glaner un point en pointant les immenses travers du relativisme cognitif poussé à son extrême. Pour les habitués, le titre est un clin d’oeil à un vieux texte de Bruno Latour. L’auteur, Peneck, n’existe pas : il s’agit d’une version anglaise de Julien Peccoud, mon super collègue – qui a animé avec moi le cours sur l’évolution. Même la maison d’édition n’existe pas, contraction d’Oxford et de Harvard. Quelques-un-es d’entre vous ont décelé le piège, bravo !

« Franchement, Assassin’s creed Unit, le Métronome de Lórant Deutsch, Tintin au Congo, etc. ce ne sont que des œuvres d’art. Donc ce n’est pas bien grave si leurs auteurs déforment ou ont déformé la réalité historique. De toute façon, l’histoire est subjective en soi, et il y aura autant d’histoires différentes que de gens pour les raconter ». Guillermó Manillar, Epistemológicamente sin límites, Ed. el viejo topo, 3.12.2014.

Ayant lourdement insisté sur les mésusages idéologiques de l’histoire au cours n°8, je me devais de donner un point sur ce sujet, qui est sensiblement du même ordre que le précédent (relativisme cognitif). Cette fois-ci, j’ai hispanisé mon excellent collègue Guillaume Guidon, auteur entre autres de billets percutants sur l’affaire Deutsch, en lui prêtant un texte inexistant dans une maison d’édition version espagnole de la vieille Taupe, maison connue pour ses diffusions de textes à teneur négationniste. Je n’attendais pas que quiconque relève l’imposture, bien sûr (il n’y a que Julien Peccoud qui l’a décelée, lors des relectures du sujet d’examen, en interne au CORTECS).

Protocoles expérimentaux 

Un ami vous dit être capable de savoir à coup sûr si une femme enceinte attend une fille ou un garçon au moyen d’un pendule, qu’il fait tourner sur le ventre de la future maman. Lorsque son pendule tourne dans le sens des aiguilles d’une montre, c’est qu’il s’agira d’une fille, sinon, d’un garçon. Quel type de protocole expérimental zététique mettriez-vous en place pour tester la capacité de votre ami ?

Il y avait 3,5 points à l’orée de cet exercice. J’attendais les points suivants.

  • Test en blanc.
  • Double-aveugle / triple-aveugle.
  • Nombre d’essais suffisants + petit p (je n’attendais pas la méthode de calcul).
  • dépassement des seuils de hasard pour valider le do.
  • Randomisation des essais.
  • Faisabilité technique.

Il y a avait un point bonus pour cell-eux qui préciseraient les problèmes d’échantillonnage des femmes enceintes : le sex-ratio (je n’en ai pas parlé en cours) et l’intersexuation (j’en ai parlé dans le dernier cours). Quatre étudiant-es m’ont indiqué l’intersexuation. L’invisibilité des intersexes étant criante, je les remercie ici : Thomas Cordet (Biologie), Marine Haurillon (Histoire), Pascaline Milliat (Sociologie) et Julien Pevet (Histoire).

Un (autre) ami vous dit être capable de savoir à coup sûr si une maison est habitée par un revenant (esprit d’un défunt mort dans cette maison) ou non, au moyen d’un pendule qu’il fait tourner sur la photographie de la maison. Lorsque son pendule tourne dans le sens des aiguilles d’une montre, c’est qu’il y a un revenant. Quel type de protocole expérimental zététique mettriez-vous en place pour tester la capacité de votre ami ?

Cette affirmation est intestable sans caractérisation d’un revenant. On gagnait 1,5 point en refusant de répondre à cette question (ou en présumant qu’il y ait eu une caractérisation objectivable de la présence d’un revenant).

 

Thérapie

Lors d’un repas, un proche de la famille vous raconte l’affaire suivante : « alors que chaque hiver, je suis sujet à des grippes, cette année j’ai suivi les conseils de mon pharmacien, et j’ai pris de l’homéopathie, en l’occurrence Oscillococcinum®. Et figure-toi que je n’ai pas été malade ! C’est fou, non ? Ma cousine, pareil. Pas un rhume, rien ! Alors on peut dire ce qu’on veut, ça marche. Et pour ceux pour qui ça ne marche pas, au moins ça ne leur fait pas de mal. De toute façon, c’est toujours mieux que de prendre des antibiotiques. »

Quelle analyse zététique faites-vous de ses propos ?

J’attendais, parmi maints autres détails, les éléments qui suivent :

  • Confusion grippe / rhume

  • Pas d’échantillonnage des épisodes de maladie et évaluation subjective

  • Biais de confirmation d’hypothèse

  • Généralisation hâtive
  • Post hoc ergo propter hoc ou effet atchoum
  • « ça marche » sans évaluation statistique

  • « ça marche » sans double-aveugle

  • Argument « au moins ça ne fait pas de mal »

  • Faux dilemme sur les antiobiotiques (qui d’ailleurs ne fonctionnent qu’en cas d’affection bactérienne, donc pas dans les cas de rhume ou de grippe, viraux)

  • Effet blouse blanche

Beaucoup m’ont détaillé le cours sur la « théorie » homéopathique, ce qui n’était pas nécessaire ici.

 

Analyse de titres de presse

Quelles critiques peut-on faire aux titres de presse suivants ?

Y a-t-il une malédiction africaine ? par Dov Zerah, Financial Afrik, 29 septembre 2014

Il y avait un point si les trois éléments (vus en cours) suivants étaient présents (0,33 par élément) : 

  • Deus ex machina – recherche d’une hypothèse ad hoc panglossienne, qui plus est spiritualiste ; désyncrétisation du processus qui amène au drame (non précisé d’ailleurs dans le titre)
  • Afrique perçue comme un bloc, comme un tout (racisme ordinaire)
  • point d’interrogation cache-sexe.

L’Occident ne tiendra-t-il donc pas le choc des civilisations ?, par Franz-Olivier Biesgert, Le Point, 29 novembre 2014

Il y avait un point si les trois éléments suivants (vus en cours) étaient présents (0,33 par élément) : 

  • Occident pseudoconcept sans définition
  • Choc des civilisations concept oiseux faussement clair et vraiment manichéen, emprunté à Samuel Huntington.
  • Titre trafiqué pour
    • faire une interro-négation
    • introduire un plurium interrogationum (car ce titre a été inventé : certain-es ont repéré d’ailleurs le petit jeu sur  Franz-Olivier Giesbert, et non Biesgert. 

Jeunes partant faire terroristes en Syrie : faut-il les punir ou les enfermer ?, par Garla Gregger, Das ArX-Lor, 2 décembre 2014

Il y avait un point si les trois éléments (vus en cours) suivants étaient présents (0,33 par élément) : 

  • Terroriste pseudoconcept + Effet impact
  • Faux dilemme (+ point d’interrogation)
  • Pas d’analyse des racines du phénomène : désyncrétisation les origines du phénomène.

On remarquera l’hilarant emprunt du nom de ma collègue Carla Egger, spécialiste de sciences politiques, pour l’exercice (et l’invention d’une sombre revue).

 

Énigme zoologique

À l’état sauvage, certains éléphanteaux sont porteurs de l’allèle d’un gène qui prévient la formation des défenses. Les scientifiques ont constaté récemment que de plus en plus d’éléphanteaux naissaient porteurs de cet allèle de gène (ils n’auront donc pas de défenses devenus adultes). Quelle explication donnez-vous à cette situation ?

Il s’agissait bien sûr voir si le cours de Julien Peccoud et moi-même avait été bien assimilé, en faisant réinvestir une lecture darwinienne, et non lamarkienne du processus. Une innovation ne se propage que si son propriétaire en tire un bénéfice en terme de reproduction. Pour le coup, devant la pression de braconnage, le fait de ne pas avoir de défenses est un avantage, puisque l’individu ne sera pas chassé… et pourra donc reproduire son innovation dans sa descendance, qui sera plus fournie (hélas) que celle des éléphants à défenses. Je dois cet exemple à l’excellente étude de Gérald Bronner La résistance au darwinisme : croyances et raisonnements, de la Revue française de sociologie, que je mets en lien ici.

Au semestre prochain !

Richard Monvoisin

 

Examen sur table de zététique : vous voulez essayer ?

Mardi 16 décembre 2014, 278 étudiant-es de l’Université de Grenoble ont eu deux heures pour en découdre avec l’examen qui suit. Vous voulez essayer ?
Tout document était autorisé. Seules les tablettes, téléphones et autres connectiques étaient refusées, dans la mesure où tout le monde n’est pas équipé de la même manière. Il y avait deux heures pour en découdre. Voici l’énoncé complet et son barème. Top chrono.

 

UET Zététique & Autodéfense intellectuelle
Richard Monvoisin

Table des matières

  • Cours (5 points)
  • Protocoles expérimentaux (5 points)
  • Thérapie (6 points)
  • Analyse de titres de presse (3 points)
  • Énigme zoologique (2 points)
    (Barème sur 21 points)

Cours

Quelles sont les différences fondamentales entre croire (en la gravitation, en l’évolution, en la tectonique des plaques…) et croire (en Dieu, en une volonté cosmique) et quels sont les risques à mélanger ces deux formes de croyance ?

Certains penseurs font l’hypothèse d’une volonté cosmique guidant l’évolution de tout l’univers depuis le début. En quoi le rasoir de Guillaume d’Occam nous est-il utile sur ce point ?

En quoi les deux affirmations suivantes posent-t-elles problème ?

« Comme tout dépend des yeux de l’expérimentateur, aucun énoncé n’est objectif. Donc les discours scientifiques ne sont pas différents des discours culturels : le Big Bang n’a pas plus de réalité que Atlas portant le monde sur ses épaules, ou le disque-monde porté par quatre éléphants, eux-mêmes portés par une tortue gigantesque navigant lentement dans le cosmos. La science n’est qu’une question de point de vue. Au fond, elle est une religion comme une autre, avec son propre clergé : les scientifiques. » Julian Peneck, You couldn’t die from tuberculosis before 1882, Oxvard, 2004.

« Franchement, Assassin’s creed Unit, le Métronome de Lórant Deutsch, Tintin au Congo, etc. ce ne sont que des œuvres d’art. Donc ce n’est pas bien grave si leurs auteurs déforment ou ont déformé la réalité historique. De toute façon, l’histoire est subjective en soi, et il y aura autant d’histoires différentes que de gens pour les raconter ». Guillermó Manillar, Epistemológicamente sin límites, Ed. el viejo topo, 3.12.2014.

 

Protocoles expérimentaux 

Un ami vous dit être capable de savoir à coup sûr si une femme enceinte attend une fille ou un garçon au moyen d’un pendule, qu’il fait tourner sur le ventre de la future maman. Lorsque son pendule tourne dans le sens des aiguilles d’une montre, c’est qu’il s’agira d’une fille, sinon, d’un garçon. Quel type de protocole expérimental zététique mettriez-vous en place pour tester la capacité de votre ami ?

Un (autre) ami vous dit être capable de savoir à coup sûr si une maison est habitée par un revenant (esprit d’un défunt mort dans cette maison) ou non, au moyen d’un pendule qu’il fait tourner sur la photographie de la maison. Lorsque son pendule tourne dans le sens des aiguilles d’une montre, c’est qu’il y a un revenant. Quel type de protocole expérimental zététique mettriez-vous en place pour tester la capacité de votre ami ?

Thérapie

Lors d’un repas, un proche de la famille vous raconte l’affaire suivante : « alors que chaque hiver, je suis sujet à des grippes, cette année j’ai suivi les conseils de mon pharmacien, et j’ai pris de l’homéopathie, en l’occurrence Oscillococcinum®. Et figure-toi que je n’ai pas été malade ! C’est fou, non ? Ma cousine, pareil. Pas un rhume, rien ! Alors on peut dire ce qu’on veut, ça marche. Et pour ceux pour qui ça ne marche pas, au moins ça ne leur fait pas de mal. De toute façon, c’est toujours mieux que de prendre des antibiotiques. »

Quelle analyse zététique faites-vous de ses propos ?

Analyse de titres de presse

Quelles critiques peut-on faire aux titres de presse suivants ?

  • Y a-t-il une malédiction africaine ? par Dov Zerah, Financial Afrik, 29 septembre 2014
  • L’Occident ne tiendra-t-il donc pas le choc des civilisations ?, par Franz-Olivier Biesgert, Le Point, 29 novembre 2014
  • Jeunes partant faire terroristes en Syrie : faut-il les punir ou les enfermer ?, par Garla Gregger, Das ArX-Lor, 2 décembre 2014

Énigme zoologique

À l’état sauvage, certains éléphanteaux sont porteurs de l’allèle d’un gène qui prévient la formation des défenses. Les scientifiques ont constaté récemment que de plus en plus d’éléphanteaux naissaient porteurs de cet allèle de gène (ils n’auront donc pas de défenses devenus adultes). Quelle explication donnez-vous à cette situation ?

Bon courage !
Richard Monvoisin

 

Le corrigé est ici.

Entrevue politique – décorticage

CorteX_SeilliereNous avons utilisé l’exercice suivant dans le cadre de la séance dédiée aux sophismes et « argumentocs » du cours spécialisé Sciences et pseudo-sciences politiques pour étudiant.e.s de l’Institut d’Études Politiques de Grenoble (voir ici).  A vous de jouer !

Il s’agit d’un extrait d’une entrevue d’Ernest-Antoine Seillière dans les matinales de France Inter (2 mars 2012). Nous avons proposé aux étudiant.e.s d’y repérer le plus grand nombre de sophismes possible.

Les étudiant.e.s devaient décortiquer la vidéo de la minute 2’26 à la minute 5’30. Notre analyse est .

 

 

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Médias & histoire – Alexis Corbière propose d'introduire un « enseignement critique » du jeu vidéo à l'école

Voici un article paru dans Libération, Écrans le jeudi 4 décembre 2014 qui ravive une question-leitmotiv chez le penseur critique : peut-on laisser la science historique se faire malmener impunément ?
Au CORTECS, nous pensons que toute personne a droit de raconter ce qu’il souhaite, sur le sujet historique de son choix – même s’il s’agit de négationnisme simplet, d’ouranisme mal dégrossi, de nostalgisme clovissien, etc. Par contre, il faut systématiser un accompagnement pédagogique, pour que le lecteur ou le consommateur puisse se faire une opinion élaborée. Ainsi peut-il en être d’une notice dans la page d’introduction de Tintin au Congo ; d’une explication préalable dans le DVD de Lorant Deutsch du genre « ceci est une lecture orientée de l’histoire de France : prenez plaisir mais restez vigilant, car il ne faut pas prendre ce matériel au pied de la lettre ». Ainsi peut-il en être dans les jeux vidéos – la sortie d’Assassin’s Creed Unity sur la période révolutionnaire ayant attisé les discussions sur les mésusages de l’histoire.

Le credo des assassins de la Révolution

Alexis Corbière, secrétaire national du Parti de gauche, revient sur le débat qu’il a lancé à propos de la vision déformée de la Révolution française dans le jeu « Assassin’s Creed Unity ».

Qui ne voit pas les dangers d’une mémoire blessée, déformée, reformatée ? Qui peut croire que la façon dont une société transmet son Histoire est une chose innocente ? Qui peut estimer que la manière dont nos concitoyens appréhendent l’acte de naissance de la République, c’est-à-dire la Révolution française, est anecdotique sans incidence sur notre avenir commun ?

Il y a là sujets qu’il faut prendre très au sérieux.

C’est pourquoi, il y a quelques semaines, avec Jean-Luc Mélenchon (1), nous avons protesté contre Assassin’s Creed Unity, un jeu vidéo ayant pour décor la Révolution française. Amplifiée par la surprise de nous retrouver sur un terrain inhabituel où l’on ne nous attendait pas, notre controverse a pris un retentissement non seulement en France, où beaucoup de joueurs et de spécialistes de ces univers ont apprécié que des responsables politiques s’intéressent enfin à cette production culturelle qu’est le jeu vidéo, mais aussi dans plusieurs dizaines de pays étrangers, jusqu’aux colonnes de Newsweek et du New York Times.

Contre quoi protestons-nous au juste ? D’abord contre une honteuse bande-annonce diffusée par la société Ubisoft productrice du jeu, qui fait de la Révolution un moment repoussant d’une violence extrême, perpétrée par un peuple parisien sanguinaire et déchaînée par un abject Maximilien Robespierre, dictateur fou auprès duquel Néron et le Comte Dracula feraient figure de despotes indolents.

Notre critique ne s’arrête pas là. Comme d’usage dans la série de jeux Assassin’s creed dont c’est le cinquième épisode, le joueur se glisse dans la peau d’un personnage qui poignarde et assassine au gré des missions qu’il accomplit, ici dans une reconstitution 3D époustouflante du Paris de la fin du XVIIIe siècle. Entre ces combats virtuels, des séquences à prétention pédagogique sont censées nourrir l’intrigue en présentant des personnages historiques. Ainsi le joueur rencontrera notamment le marquis de Sade, Georges Danton, Napoléon Bonaparte et Maximilien Robespierre.

A la lumière des moyens exceptionnels investis par Ubisoft (plus de 200 millions d’euros rapporte la presse), notre indignation n’est que plus grande. Car Robespierre est systématiquement présenté de façon grossière, dénué de toute pensée, faisant exécuter ses opposants pour des futilités et prenant plaisir à les voir guillotinés avant que l’un des personnages principaux, guidé par le joueur, finisse par lui fracasser la mâchoire d’un coup de pistolet !

On nous a rétorqué qu’il s’agit d’une œuvre de fiction. Certes. Nous sommes des ardents défenseurs de la liberté de création. Mais ici, la manière dont le personnage de Robespierre s’exprime tient davantage de la propagande que de la licence poétique. Pour ne donner qu’un exemple, cité par Newsweek, en m’étonnant qu’il soit passé sous silence dans les journaux français, le jeu fait dire à Robespierre : « Je veux tuer le plus de gens possible. Ma croisade génocidaire commence ici et maintenant ». La référence, sans fondement historique et parfaitement anachronique, à un «génocide» pour décrire la Révolution témoigne d’une inspiration directement puisée dans la vulgate de l’extrême droite. Pour preuve, la reconnaissance d’un prétendu «génocide vendéen», dont Robespierre serait le responsable, a déjà justifié le dépôt de projets de loi par les députés du Front national, fort heureusement rejetés par les Assemblées. Que vient donc faire ce parti pris réactionnaire dans un jeu pour le grand public ?

Ceux qui hausseront les épaules au motif qu’il ne s’agit après tout que d’un jeu feront une grave erreur, symptomatique d’un mépris des formes modernes de la culture populaire. Le jeu vidéo est aujourd’hui une industrie culturelle qui mobilise au niveau mondial des sommes plus importantes que l’industrie du cinéma. Ses produits passionnent désormais des millions de nos concitoyens, autant voire plus que la littérature, le théâtre et même le cinéma. Par respect pour les joueurs et pour les créateurs, le jeu vidéo, mérite, comme les autres arts, la critique tant sur ses qualités techniques et esthétiques, que ses contenus idéologiques.

Et pour dire les choses simplement, tolérerait-on un jeu présentant le capitaine Dreyfus comme un espion à la solde de l’Allemagne ou Jean Moulin comme un chef de la Collaboration ? Aussitôt, le scandale serait énorme et parfaitement légitime. Alors, pourquoi accepter ainsi sans réagir l’acharnement d’Assasin’s Creed à déformer les faits, calomnier les principaux acteurs et faire détester la Révolution ?

Car enfin, ouvrons les yeux. Ce jeu offre aux joueurs de passer au minimum une centaine d’heures dans l’environnement bluffant d’un Paris révolutionnaire reconstitué. Durant toute sa scolarité, de l’école élémentaire au baccalauréat, un élève français se verra proposer au mieux 20 à 25 heures sur l’histoire de la Révolution, quatre fois moins qu’un seul parcours du jeu vidéo ! Et la Révolution française est totalement absente des programmes d’examens du secondaire.

C’est pourquoi, je voudrais faire deux propositions. Il est temps que l’Éducation nationale, comme elle le fait pour la littérature, l’image et le cinéma, propose un enseignement critique du jeu vidéo. Cela pourrait être l’occasion dans une meilleure prise en compte des centres d’intérêt de la jeunesse de réconcilier le plaisir du jeu et celui d’apprendre. D’autre part, le programme des classes de Terminale prévoit que les élèves, alors à la veille de leur majorité, réfléchissent au «rapport des sociétés à leur passé». Est aujourd’hui proposée, au choix du professeur, une étude : «L’historien et les mémoires de la Seconde Guerre mondiale» ou «L’historien et les mémoires de la guerre d’Algérie». Ne serait-il pas pertinent d’y ajouter la question des représentations et interprétations de la Révolution ?

Ne laissons pas la mémoire de la Grande Révolution se faire poignarder.

(1) Les créateurs d’Assassin’s creed unity véhiculent une propagande réactionnaire sur la Révolution Française sur le blog d’Alexis Corbière et Le lendemain et même ensuite sur le blog de Jean-Luc Mélenchon.

Alexis CORBIÈRE

Note : outre nombre de descriptions, un léger contrepoint est apporté dans l’émission du 9 décembre 2014 de la Marche de l’histoire sur France Inter. Télécharger

La théière de Russell

CorteX_theiere_RussellDans un article intitulé « Is There a God? » (version originale ici) écrit pour un numéro de l’Illustrated Magazine de 1952 mais qui ne fut jamais publié, Bertrand Russell donna l’une des métaphores les plus connues du scepticisme moderne, rangée sur le même rayonnage que le Dragon dans le garage, le Monstre en spaghetti volant ou la Licorne invisible et rose. Souvent demandé par les étudiants, le texte est ci-dessous.
 
 

« De nombreuses personnes orthodoxes parlent comme si c’était le travail des sceptiques de réfuter les dogmes plutôt qu’à ceux qui les soutiennent de les prouver. Ceci est bien évidemment une erreur. Si je suggérais qu’entre la Terre et Mars se trouve une théière de porcelaine en orbite elliptique autour du Soleil, personne ne serait capable de prouver le contraire pour peu que j’aie pris la précaution de préciser que la théière est trop petite pour être détectée par nos plus puissants télescopes. Mais si j’affirmais que, comme ma proposition ne peut être réfutée, il n’est pas tolérable pour la raison humaine d’en douter, on me considérerait aussitôt comme un illuminé. Cependant, si l’existence de cette théière était décrite dans des livres anciens, enseignée comme une vérité sacrée tous les dimanches et inculquée aux enfants à l’école, alors toute hésitation à croire en son existence deviendrait un signe d’excentricité et vaudrait au sceptique les soins d’un psychiatre à une époque éclairée, ou de l’Inquisiteur en des temps plus anciens. »

Note : cette histoire a récemment été développée par Richard Dawkins dans son remarquable livre Pour en finir avec Dieu, publié aux éditions Laffont.

(…) La religion organisée mérite la plus vive hostilité car, contrairement à la croyance en la théière de Russell, la religion organisée est puissante, influente, exemptée de taxes et systématiquement transmise à des enfants trop jeunes pour pouvoir s’en défendre. On ne force pas les enfants à passer leurs années de formation en mémorisant des livres farfelus sur les théières. Les écoles publiques n’excluent pas les enfants dont les parents préfèrent la mauvaise forme de théière. Les fidèles de la théière ne lapident pas les non-croyants en la théière, les apostats de la théière, les hérétiques de la théière ou les blasphémateurs de la théière. Les mères n’empêchent pas leurs fils d’épouser des shiksas de la théière sous prétexte que leurs parents croient en trois théières plutôt qu’une seule. Ceux qui versent le lait en premier ne mutilent pas ceux qui préfèrent commencer par verser le thé. (….)

De petites perles chez Quae

CorteX_Quae_champignonsJ’avais déjà lu aux éditions Quae l’excellent livre de Guillaume Lecointre « Les sciences face aux créationnismes, ré-expliciter le contrat méthodologique des chercheurs » (2011). Puis je suis tombé sur « Tous les champignons portent-ils un chapeau ? », que j’ai trouvé remarquable de clarté, de précision et de simplicité. Quae m’a fait le plaisir d’envoyer au CORTECS trois autres exemplaires, que je présente ici.

Le premier s’appelle « Mais que fait donc ce gendarme dans mon jardin ?  ». Féru de petites bêtes, j’ai trouvé maints détails que je ne connaissais pas. Regret minime : les jeux de mots et calembours de l’auteur sont un peu poussifs (et pourtant je suis bon public). Mais au fond, qu’importe !

Le deuxième, bien plus technique, est « Flores protectrices pour la conservation des aliments ».J’avoue mon incompétence dans le domaine, hormis quelques lacto-fermentations et quelques bières maisons à mon actif. C’est donc avec l’œil d’un néophyte que j’ai plongé dans cette biochimie. Et c’est riche, dense, et… technique. Je demanderai l’avis de plus experts que moi, comme Julien Peccoud.

Enfin, le dernier livre de G. Lecointre « L’évolution, question d’actualité ? ». Là, Julien me l’a déjà pris, et je l’imagine déjà en train de le déguster au coin du feu. Je lui laisse la place ici pour faire des retours.

Les éditions Quae publient vite, bien, et ont déjà un grand choix.  Quelques ouvrages sont même en téléchargement libre.

Richard Monvoisin


CorteX_Quae_Lecointre2L’Évolution, question d’actualité ? (2014).
G. Lecointre

Cet ouvrage propose une découverte inédite et ­passionnante de l’évolution du vivant où questions de société et d’actualité se mêlent aux dernières découvertes scientifiques. L’humain a-t-il inventé l’évolution ? La sexualité a-t-elle accéléré l’évolution ? Qu’est-ce qui est le mieux pour ­l’évolution : la ­fidélité dans le couple ou l’infidélité ? Etre parent, cela s’apprend-il ? Un monde sans violence est-il viable ? La technologie est-elle le propre de l’humain ? Guillaume Lecointre spécialiste des ­questions d’évolution au muséum national d’histoire naturelle entraîne le lecteur dans une ­aventure biologique surprenante au cœur de ­l’actualité et aux confins des ­temps.

Ce petit ouvrage de 107 pages est vraiment à conseiller comme porte d’entrée si on s’intéresse aux sciences de l’évolution et si on veut s’équiper un minimum face aux objections créationnistes. Le livre ne nécessite pas un ordre de lecture et on peut l’ouvrir où l’on veut, prendre une des 80 questions traitées, sachant que chacune est développée en maximum 2 pages. C’est un condensé de « pastilles » sur l’évolution. Certaines sont présentées ci-dessus mais voici celles qui m’ont le plus fait réagir (en bien !) :
– Faut-il mourir pour vivre ? Évoluer pour ne pas mourir ?
– La société est-elle un super-organisme ?
– Un monde sans violence est-il viable ?
– Les champignons nous survivront-ils ?
– L’évolution est-elle désolante ?
– L’évolution peut-elle être moche ?

Julien PECCOUD


CorteX_Quae_champignonsF. Martin, Tous les champignons portent-ils un chapeau ? 90 clés pour comprendre les champignons

22 euros.

Quels mystères, quelles ressources encore inexploitées cachent les champignons­ ? Un ouvrage original qui explique le fonctionnement complexe des champignons et dévoile leurs surprenantes vertus, les dégâts causés et leur omniprésence dans notre vie quotidienne. Les champignons sont en effet utilisés en agroalimentaire, en médecine mais aussi pour l’agriculture et l’environnement.


CorteX_Quae_gendarmeP. Leraut, Mais que fait donc ce gendarme dans mon jardin ? 100 clés pour comprendre les petites bêtes du jardin

Que font toutes ces petites bêtes qui courent, rampent, fouissent et volent dans mon jardin ? Sont-elles nuisibles ou utiles ? D’où viennent-elles et que trament-elles parmi nos légumes et nos fleurs dès qu’on a le dos tourné ? Faut-il les détruire ou les attirer ? 100 questions-réponses aussi pertinentes que divertissantes pour tous ceux – simples jardiniers, horticulteurs ou naturalistes – qui aiment observer, connaître et comprendre ce petit peuple du jardin et du potager. Plus d’une centaine d’espèces dont les escargots, limaces, mille-pattes, vers, araignées, papillons ou frelons y sont décrites avec humour et poésie…

 


CorteX_Quae_conservationS. Christieans, M. Zagorec, Flores protectrices pour la conservation des aliments

Édition 2013 Synthèse bibliographique consacrée à l’évaluation de flores protectrices pour améliorer la qualité microbiologique des aliments, cet ouvrage recense les espèces bactériennes et les mécanismes mis en jeu pour lutter contre les flores indésirables, principalement pathogènes. Les critères requis pour la sélection de flores protectrices efficaces ainsi que des exemples dans les principales filières alimentaires sont présentés. Public : chercheurs, enseignants et professionnels des filières agroalimentaires.

 


CorteX_Quae_Lecointre1Guillaume Lecointre, Les sciences face aux créationnismes, Ré-expliciter le contrat méthodologique des chercheurs (2011).

L’auteur examine les stratégies des discours pseudo-scientifiques, des créationnismes négationnistes aux créationnismes philosophiques qui sollicitent la communauté scientifique pour qu’elle participe à une « quête de sens ». À travers la théorie de l’évolution et son appropriation par le public, l’ouvrage pose la question des critères de scientificité.

A décortiquer – brèves médiatiques stupéfiantes

CorteX_intrications_mediasVoici des brèves, petites perles tirées des médias, qui peuvent être matière pour des sujets de recherche pour étudiants, ou pour des morceaux d’enseignement. Cette page est collaborative, donc n’hésitez pas à poster vos trouvailles à l’adresse contact [at] cortecs.org. Il n’y a pas d’ordre dans les brèves, sinon celui-ci : en haut, les plus récentes. Si vous en faites quelque-chose, prévenez-nous.

 

  • L’Inde se dote d’un ministre du yoga

L’Inde se dote d’un ministre du yoga, Le monde,

Le chef du gouvernement indien, Narendra Modi, a nommé dimanche 9 novembre au soir un ministre du yoga, dans le cadre d’un important remaniement ministériel visant à accélérer les réformes après son arrivée au pouvoir en mai.  M. Modi, strict végétarien et fervent adepte du yoga qu’il pratique quotidiennement, a chargé l’ancien ministre du tourisme, Shripad Yesso Naik, de la promotion des médecines et pratiques traditionnelles, telles que l’ayurvéda, le yoga, l’unani, le siddha et l’homéopathie. Le dirigeant nationaliste hindou avait demandé à l’Organisation des nations unies en septembre d’envisager l’instauration d’une journée mondiale du yoga. Lors de sa visite aux Etats-Unis, il a vanté les mérites de cette discipline indienne traditionnelle avec Barack Obama.Intervenant dimanche lors d’un congrès mondial de l’ayurvéda, médecine traditionnelle pratiquée en Inde, le premier ministre a estimé que « le yoga avait acquis une reconnaissance mondiale pour ceux qui veulent vivre sans stress et choisissent d’avoir une approche holistique de la santé ». L’ayurvéda parviendra à atteindre une reconnaissance similaire « si elle est présentée de façon correcte comme un mode de vie », a ajouté le premier ministre indien (…)

(Merci à Yannick Siegel pour cette information)

 

  • Ebola : un député vert néo-zélandais prône l’homéopathie pour éradiquer l’épidémie

MP demoted after suggesting homeopathy use in Ebola fight, New Zealand Herald, 4 novembre 2014

Steffan Browning, député vert néo-zélandais, vient d’être démi de son poste de porte-parole du parti sur les produits naturels. fonctions  pour avoir  prôné l’homéopathie dans le traitement d’Ebola. Il avait par ailleurs signé une pétition demandant à l’Organisation mondiale de la santé (OMS) de distribuer des médicaments homéopathiques pour contenir l’épidémie.

  • Les Français surestiment largement le nombre d’immigrés en France

Alberto Nardelli and George Arnett, Today’s key fact: you are probably wrong about almost everything, The Guardian, 29 octobre 2014

Selon une étude publiée par The Guardian, tirée des chiffres du Ipsos Mori social research institute, les Français, entre autres, surestimeraient largement le nombre d’immigrés en France, ainsi que le nombre de musulmans. Les diagrammes ci-dessous indiquent : en bleu clair, le % d’immigrés « réels », la colonne entière donne la perception moyenne globale, et donc le bleu marine la surévaluation subjective par pays.

CorteX_Guardian_perception_immigration CorteX_Guardian_perception_muslim

  • Une astrologue dans l’administration Reagan

Joan Quigley, Astrologer to a First Lady, Is Dead at 87, The New York Times, 24 octobre 2014

On en reparle depuis son décès le 21 octobre 2014 : Joan Quigley, astrologue, avait une ligne directe avec Nancy, femme du président US, et la conseillait sur les dates des meetings, les débats présidentiels, sur le cancer de Ronald en 1985. L’information avait discrètement fuité en 1988 dans les mémoires de DOnald T. Regan, ancien chef de cabinet du président.

  • Le packing : une étrange analogie avec la transfusion sanguine par le Pr Pierre Delion du CHU de Lille

Laura Spinney, Therapy for autistic children causes outcry in France, www.thelancet.com, 25 août 2007

Il s’agit d’une enquête de la journaliste Laura Spinney pour le Lancet sur la thérapie du packing. Le Pr Pierre Delion, enseignant à l’Université Lille 2 et Pédopsychiatre au CHRU de Lille, tenant de cette pratique, est questionné dans cet article. Le packing est une thérapie controversée utilisée par certains praticiens dans le cadre du traitement des enfants autistes.

 

Linguistique, histoire – Mais où sont passés les Indo-Européens ? Le mythe d'origine de l'« Occident »

Il s’agit d’une enthousiasmante ouverture conceptuelle pour le CORTECS que cette réfutation d’hypothèse de Jean-Paul Demoule : l’existence d’une langue proto-indo-européenne et d’un peuple « originel » associé ne seraient que mythes. De quoi, du même élan, sectionner quelques arguments sur les Aryens, questionner la linguistique et ses présupposés « bibliques », et revisiter la métaphore d’un arbre des langues.

Nous n’avons pas encore farfouillé l’ouvrage, mais la stimulation intellectuelle sur ce sujet est venue de cet extrait de La fabrique de l’histoire du 27 octobre 2014, sur France Culture. Jean-Paul Demoule y était invité. Voici le passage en question.

L’idée d’une langue originelle colle à l’imaginaire biblique. En effet, dans le livre de la Genèse (11, 1-9), il est dit que la Terre, ayant été repeuplée après le Déluge, les Humains s’arrêtèrent dans la vallée de Sennar pour édifier une tour immense dont le sommet atteignait les cieux. Pour calmer leur orgueil, Dieu interrompit leur projet en brouillant leur langage, commun jusque-là, et les dispersa tout autour du monde.

CorteX_Arbre_langues_indoeuropDepuis les prémisses de la linguistique, les langues indo-européennes sont nommées ainsi car elles seraient issues d’une langue originelle commune, le proto-indo-européen, parlé par un peuple « originel » sur lequel les spécialistes s’écharpent encore. Las ! Encore faudrait-il que ce peuple, et cette langue, aient réellement existé. Les liens entre les langues indo-européennes sont néanmoins représentés dans des arborescences qui, comme on peut le voir sur les images ci-contre et ci-dessous, prennent tronc sur une seule souche. Et c’est cette souche-là que J-P. Demoule conteste. CorteX_Arbre_de_langues

CorteX_JP_DemouleJean-Paul Demoule s’est attelé depuis longtemps à ce qui ressemble fortement à un mythe anthropo-linguistique. Il a déjà écrit :

  • Réalité des Indo-Européens : les diverses apories du modèle arborescent, dans la Revue de l’histoire des religions, Vol. 208, N°208-2, p. 169-202 (1991) (télécharger ici).
  • Les Indo-Européens, un mythe sur mesure, La recherche, avril 1998 ().

Il vient de faire paraître au Seuil l’ouvrage Mais où sont passés les Indo-Européens ? Aux origines du mythe de l’Occident, dont voici la description par l’éditeur.

Mais où sont passés les Indo-Européens ? On les a vus passer par ici, depuis les steppes de Russie, ou par là, depuis celles de Turquie. Certains les ont même vus venir du Grand Nord. Mais qui sont les Indo-Européens ? Nos ancêtres, en principe, à nous les Européens, un petit peuple conquérant qui, il y a des millénaires, aurait pris le contrôle de l’Europe et d’une partie de l’Asie jusqu’à l’Iran et l’Inde, partout où, aujourd’hui, on parle des langues indo-européennes (langues romanes comme le français, slaves comme le russe, germaniques comme l’allemand, et aussi indiennes, iraniennes, celtiques, baltes, sans compter l’arménien, l’albanais ou le grec). Et depuis que les Européens ont pris possession d’une grande partie du globe, c’est presque partout que l’on parle des langues indo-européennes – sauf là où règne l’arabe ou le chinois. Mais les Indo-Européens ont-ils vraiment existé ? Est-ce une vérité scientifique, ou au contraire un mythe d’origine, celui des Européens, qui les dispenserait de devoir emprunter le leur aux Juifs, la Bible ? Jean-Paul Demoule prétend dans son livre paru en 2014 s’attaquer à la racine du mythe, à sa construction obligée, à ses détournements aussi, comme la sinistre idéologie aryenne du nazisme, qui vit encore. Il montre que l’archéologie la plus moderne ne valide aucune des hypothèses proposées sur les routes de ces invasions présumées, pas plus que les données les plus récentes de la linguistique, de la biologie ou de la mythologie. Pour expliquer les ressemblances entre ces langues, d’autres modèles restent à construire, bien plus complexes, mais infiniment plus intéressants.

Une autre émission a été consacrée à ce travail : dans La suite dans les Idées, sur France Culture le 24 janvier 2015. Là voici.

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Enfin, une dernière, sur France Culture toujours, chez Jean-Noël Jeanneney et son excellente émission Concordance des tempsqui une  fois n’est pas coutume nous offre un beau titre en faux dilemme  : Les Indo-Européens : réalité éclairante ou mythe dangereux.

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Bonne réflexion !

Richard Monvoisin

Effet paillasson – « Populisme », itinéraire d'un mot voyageur, par Gérard Mauger

Voici un mot paillasson tout à fait exceptionnel : le mot populisme. Un excellent texte publié en juillet 2014 par le Monde diplomatique en fait l’analyse.Nous remercions non seulement l’auteur, le sociologue Gérard Mauger, mais également l’équipe du journal de nous autoriser à le reproduire comme outil pédagogique.
La version mise en page est disponible ici. Soutenons le Monde diplomatique, car c’est l’une des dernières presses d’investigation française.
RM

 

visage de G. Mauger« POPULISME », ITINÉRAIRE D’UN MOT VOYAGEUR

Les élections européennes de mai dernier ont vu la montée en puissance de partis hostiles aux politiques menées au sein de l’Union. Au-delà de cette opposition, rien ne rapproche ces formations : les unes actualisent l’idéologie nationaliste et conservatrice de l’extrême droite, tandis que les autres se revendiquent de la gauche radicale. Une distinction que les commentateurs négligent. Comment une telle confusion a-t-elle pu s’imposer ?

par Gérard Mauger, juillet 2014

A l’avant-veille du scrutin européen du 25 mai dernier, lors de son dernier meeting de campagne, à Villeurbanne, le premier ministre Manuel Valls lançait solennellement un appel à l’« insurrection démocratique contre les populismes ». « Populisme » : qui n’a pas entendu cent fois dans la bouche des sondeurs, des journalistes ou des sociologues ce mot où l’on enferme pêle-mêle les opposants — de droite ou de gauche, votants ou abstentionnistes — aux politiques mises en œuvre par les institutions européennes ?

L’inconsistance du substantif tient pour partie à la diversité de ses usages. Dans le monde politique, l’histoire du label révèle l’étendue du spectre qu’il recouvre : de la vision enchantée des paysans que charrie le populisme russe (narodniki) à la révolte des fermiers du People’s Party aux Etats-Unis à la fin du XIXe siècle, des populismes latino-américains (Getúlio Vargas au Brésil, Juan Perón en Argentine) au maccarthysme, du poujadisme au lepénisme au XXe siècle, de M. Vladimir Poutine à Hugo Chávez à l’ère de la mondialisation, du United Kingdom Independence Party (UKIP) à Aube dorée dans l’Europe du XXIe siècle, ou de Mme Marine Le Pen à M. Jean-Luc Mélenchon dans l’Hexagone d’aujourd’hui. Cette dernière confusion, banalisée, a été illustrée (au sens propre) par le dessinateur Plantu dans l’hebdomadaire L’Express (19 janvier 2011), lorsqu’il représenta la dirigeante du Front national (FN) et le candidat du Front de gauche à l’élection présidentielle de 2012, le bras levé, arborant l’une et l’autre un brassard rouge et lisant le même discours : « Tous pourris ! ».

 

Dans le champ littéraire, le mot « populisme » fait son apparition en français en 1929 : « parti pris d’écriture » insurgé contre le roman bourgeois mais apolitique, opposé aux écrivains communistes et à leurs images d’Epinal prolétariennes, ce mouvement littéraire se propose de « décrire simplement la vie des “petites gens” (1) ».

 

Dans l’univers des sciences sociales, porté par une intention politique de réhabilitation du populaire, il applique le relativisme culturel à l’étude des cultures dominées (Volkskunde ou Proletkult). Ignorant ou minorant les rapports objectifs de domination, il crédite les cultures populaires d’une forme d’autonomie et célèbre leur résistance, jusqu’à inverser la hiérarchie des valeurs et à proclamer l’« excellence du vulgaire ». Mais il prend aussi le contre-pied d’une forme courante de mépris qui renvoie les classes dominées à l’inculture, à la nature, sinon à la barbarie. Caractéristique de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie cultivée, ce racisme social se fonde sur la « certitude propre à une classe de monopoliser la définition culturelle de l’être humain, et donc des hommes qui méritent pleinement d’être reconnus comme tels (2) ».

 

Deux visions du peuple

 

En circulant ainsi d’un champ à l’autre, d’un siècle à l’autre, d’un continent à l’autre, le label semble avoir perdu toute consistance. De sorte que ceux qui s’emploient à en expliquer le sens commettent, selon le mot du philosophe Ludwig Wittgenstein, une erreur classique : « essayer, derrière le substantif, de trouver la substance (3) ». Car prétendre définir le populisme, comme le propose le politiste Pierre-André Taguieff (4), par l’appel direct au peuple n’exclut évidemment personne au sein des sociétés occidentales : une telle démarche est inhérente à la démocratie, « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ». Et, même si l’on réserve le label populiste à un style d’appel privilégiant la proximité et cultivant le charisme du chef à grand renfort de propagande télévisée, on voit mal quel dirigeant actuel pourrait y échapper (5). De même, définir le populisme comme un encouragement à la révolte contre les « élites » (économiques, politiques, médiatiques) conduirait à inclure au nombre des suspects M.François Hollande, lorsque, à la tribune du Bourget, le 22 janvier 2012, il dénonçait son « véritable adversaire : le monde de la finance, qui n’a pas de nom, pas de visage », ou M.Nicolas Sarkozy annonçant à Toulon « la fin d’un capitalisme financier qui avait imposé sa logique à toute l’économie et avait contribué à la pervertir » (25 septembre 2008).

 

La politologue Nonna Mayer estime que la caractéristique la mieux partagée des mouvements européens qualifiés de populistes dans les analystes postélectorales serait la xénophobie (6) : dans la « mosaïque europhobe » composée par Le Monde (28 mai 2014), quatorze des seize partis mentionnés sont anti-immigrés. Mais des éditorialistes, assimilant la contestation des institutions européennes à une forme d’hostilité aux étrangers, accolent également l’étiquette populiste à la gauche radicale grecque, espagnole ou française (Syriza, Podemos, Front de gauche), pourtant peu suspecte de racisme. Il faut alors s’interroger sur leurs représentations du peuple et questionner la substitution d’un label par l’autre.

 

Schématiquement, on peut distinguer trois figures du « peuple » (7). « Populisme » dérive du latin populus, et « démocratie » se forme sur la racine grecque dêmos, les deux mots signifiant « peuple ». Le peuple auquel fait référence la démocratie est le corps civique dans son ensemble, le peuple-nation. D’où une dérive toujours possible vers le nationalisme — dont une forme contemporaine, moins fustigée que l’autre, exalte la « compétitivité de la France dans un monde globalisé ». Quant au peuple auquel s’adressent les populistes, il correspond à deux définitions distinctes.

 

Dans la version de droite, il est ethnos plutôt que dêmos : peuple envahi ou menacé d’envahissement, il s’oppose à l’étranger et à l’immigré. Plus ou moins ouvertement xénophobe et, dans la France contemporaine, antiarabe ou islamophobe, il défend l’identité du peuple-ethnos, supposé culturellement intact et homogène, contre des populations issues de l’immigration et supposées inassimilables. Il se présente comme national. A cet égard, bien qu’opposées sur l’Europe et la mondialisation, les stratégies électorales de l’Union pour un mouvement populaire (UMP) et du FN sont identiques. Pour nouer une alliance a priori improbable, mais électoralement nécessaire, avec les classes populaires, il s’agit, dans cette version de droite, de substituer à leur vision du monde, « eux (ceux d’en haut) »/« nous (ceux d’en bas) », une approche opposant un « nous » (ceux d’en bas) à « ceux qui ne travaillent pas et ne veulent pas travailler » (chômeurs, immigrés, bénéficiaires de l’aide sociale) ; bref de mobiliser contre un « eux » au-dessous du « nous » (8). On réactive ainsi le conflit latent entre établis et marginaux (9) en jouant sur la peur du déclassement.

 

L’affiliation revendiquée des milieux populaires aux classes moyennes, l’ostentation de l’honnêteté et la stigmatisation morale des délinquants et des « tire-au-flanc » permettent de se démarquer de la représentation dominante qui assimile classes laborieuses et classes dangereuses. C’est pourquoi la droite propose des mesures comme la limitation de l’immigration dite « de travail », ou affiche sa volonté de plafonner les revenus des bénéficiaires de minima sociaux et de les astreindre à des travaux d’intérêt général. Elle préserve ainsi la spécificité de celui qui « travaille dur » et favorise l’alliance entre une fraction déclinante des classes dominantes (le petit patronat) et la fraction établie des classes populaires.

 

Dans la version de gauche, au contraire, le peuple désigne le peuple ouvrier, le petit peuple célébré par Jules Michelet, le peuple-plèbe, « ceux d’en bas » ; et, sur un plan politique, le peuple mobilisé, opposé à « ceux d’en haut », à la bourgeoisie, aux classes dominantes, à l’establishment, aux privilégiés, aux détenteurs des pouvoirs économique, politique, médiatique, etc.Quant aux contours de ce « peuple populaire », si la classe ouvrière en a longtemps été le centre, l’avant-garde (le populisme devenant alors ouvriérisme), ils incluent également les employés — des femmes, dans leur écrasante majorité — et, au-delà, une fraction plus ou moins étendue de la paysannerie et de la petite bourgeoisie (enseignants, personnels de santé, techniciens, ingénieurs, etc.). Soit, dans le cas français, plus des trois quarts des actifs, dont les seuls ouvriers et employés représentent la moitié. « Nous sommes le parti du peuple », disait le dirigeant communiste Maurice Thorez le 15 mai 1936 (avant que ce parti ne devienne, plusieurs décennies plus tard, celui des « gens », selon M. Robert Hue). D’inspiration plus ou moins marxiste, ce genre de « populisme », défenseur des classes populaires en tant qu’exploitées, opprimées, en lutte contre les classes dominantes, se présente souvent comme socialiste.Les représentations qui sous-tendent les appels au peuple-ethnos (populisme national) et celles qui invoquent au contraire le peuple-plèbe (populisme socialiste) s’opposent comme la droite s’oppose à la gauche. Mais les avocats d’un populisme populaire cultivent volontiers — tant par conviction que par nécessité — une vision enchantée, parfois esthétisante, d’un peuple idéalisé. Ils prêtent à l’« homme ordinaire », travailleur exploité et dominé, une revendication spontanée d’égalité. Ils postulent un ensemble de vertus indissociables de l’ethos populaire traditionnel : solidarité, authenticité, naturel, simplicité, honnêteté, bon sens, lucidité, sinon sagesse. Ces qualités sont cristallisées dans la notion de « décence commune » (common decency) chère à l’écrivain britannique George Orwell : « Les travailleurs manuels, dans une civilisation industrielle, possèdent un certain nombre de traits qui leur sont imposés par leurs conditions d’existence : la loyauté, l’absence de calcul, la générosité, la haine des privilèges. C’est à partir de ces dispositions qu’ils développent leur vision de la société future, ce qui explique que l’idée d’égalité soit au cœur du socialisme des prolétaires (10). »
On ne saurait pourtant prétendre que les discours sécuritaires et xénophobes du FN sont sans écho auprès des classes populaires. Lors des dernières élections européennes, si 65 % des ouvriers se sont abstenus (comme 68 % des employés et 69 % des chômeurs), plus de 40 % de ceux qui ont voté auraient choisi ce parti, soit environ 15 % de ce groupe dans son entier (selon l’institut Ipsos). C’est à la fois peu et beaucoup : s’il est vrai que le premier parti des couches populaires reste celui de l’abstention (11), une partie d’entre elles votent à l’extrême droite, convaincues « que l’on ne fait rien pour elles et que les “eux” d’en haut et les “eux” d’en bas prospèrent à leurs dépens (12) ». Dans ce cas, le succès de l’offre du FN illustre la capacité de ce parti à entretenir la confusion entre peuple-ethnos et peuple-dêmos. Et à former entre des fractions de classes moyennes et de classes populaires une alliance dirigée à la fois contre les très pauvres et les très riches — une stratégie également déployée en Russie par M.Poutine.
Une plèbe mal votante livrée à ses pulsions
Ce genre de projet politique profite du « racisme de classe » que manifestent sans même s’en apercevoir ceux qui font profession de le commenter. Sous leurs plumes, ce peuple mal votant, implicitement réduit à l’état de populace, pâtirait d’une propension innée à la fermeture, au repli sur soi, d’un ressentiment acquis de mauvais élève vis-à-vis des élites (qu’attesterait son bas niveau de diplôme) et d’une inculture politique : ses pulsions, sa crédulité, son irrationalité supposées le porteraient vers les propositions simplistes et en feraient une proie facile pour les démagogues. A contrario, ce discours réserve auxdites élites les vertus d’ouverture, d’intelligence, de subtilité et de supériorité morale. La dénonciation du peuple populaire incarné par la figure du « beauf » (13), machiste, homophobe, raciste, islamophobe, etc., renoue ainsi avec la philosophie conservatrice de la fin du XIXe siècle et sa méfiance envers les foules et la démocratie — celle d’Hippolyte Taine et de Gustave Le Bon. Elle déduit ces turpitudes par simple inversion des vertus dont elle crédite les « élites », lesquelles, par construction, sont supposées rigoureusement imperméables à ce type de dévoiements.
De sorte que, aujourd’hui comme hier, deux représentations diamétralement opposées du populaire s’affrontent : le racisme de classe des uns sert à dénoncer le populisme des autres.
Gérard Mauger, Sociologue.

J'apprends en m'amusant – Corrigé de dissection d'un discours politique de Klaar Monvegger

Voici l’analyse des biais du texte de Klaar Monvegger présenté ici. Nous (CE et RM) en avons repéré 62. N’hésitez pas à nous faire part de biais en plus.

Quel est le véritable sens caché de la polycrise ?

« Il n’aura échappé à personne que notre civilisation moderne va mal. Le monde occidental est, en effet, frappé de tous les symptômes de ce que de nombreux politistes renommés ont qualifié de polycrise organique. Car la crise qui touche notre monde est plurale. Crise identitaire tout d’abord, puisque, partout, la démocratie libérale est contestée par un obscurantisme moyenâgeux puisant sa source dans un intégrisme rigoriste et agressif – rappelons-nous de Bâmiyân 2001. Ces attaques de l’étranger se couplent à une véritable démission sur le plan de la Morale. Les jeunes déboussolés sombrent dans la délinquance ou s’orientent vers un avenir fait de télé-réalité ou de culture fast-food. Mais la crise est aussi économique et sociale : la fraude sociale est érigée en modèle alors que, on le sait bien, la réforme est rendue impossible par l’action conjuguée de corporations intouchables et d’un archaïsme latent. Alors ? Les loups bêleront-ils avec les brebis ? »

Klar Monvegger, L’abîme de la civilisation occidentale, coll. la vieille martre, Presses Universitaires de Champagne-Mouton, pp. 212-213.

Quel est le véritable sens caché de la polycrise ?

1 & 2 – Double Plurium interrogatum1 –  : la façon dont cette question est posée conduit à avaler deux « couleuvres », une prémisse, sans l’avoir négociée. En y répondant, on adhère à deux prémisses : 1) nous vivons une « polycrise » ; 2) dotée d’un sens caché.

3 – Carpaccio (scénario artificiel) du sens caché, de la révélation.

4 – Effet puits sur « polycrise » : terme aussi profond que creux (pas de définition claire, non-présence dans le dictionnaire ATLIF, seules quelques références chez E. Morin, M. Rocard, et quelques autres, semble-t-il depuis le début des années 2010). « Polycrise » n’aurait de sens qu’au travers d’une définition de crise, ce qui n’est pas le cas (cf. point 24).

Il n’aura échappé à personne

5 – Technique d’engluement : rhétorique ratissant large par appel au bon sens / à l’évidence. C’est une technique qui englue le public, qui ne peut de fait plus remettre en cause le propos tenu.

que notre civilisation moderne

6 – Technique d’engluement : « notre » inclusif artificiellement.

7 – Ciblage forcé de public : avec « notre », l’auteur présume que son lectorat appartient à la même civilisation que lui.

8 – Plurium affirmatum n°1 : « notre » civilisation (sous-entendue « occidentale ») est « une ». C’est un argument typiquement essentialiste (voir à ce sujet Guillemette Reviron, Biologie, essentialisme – Nature, écologisme, sexisme, racisme, spécisme).

9 – Effet paillasson : « moderne » a deux sens différents. Le premier est un sens historique et qualifie la période qui va de la Renaissance à la Révolution française (les XIXe et XXe siècles étant qualifiés de contemporains). Le second signifie : qui est soit de notre temps, soit d’un temps plus ou moins rapproché du nôtre, par opposition à antique, à ancien, et n’a donc par conséquent de sens que relatif.

10 & 11 – Plurium affirmatum n°2 : déclarer « notre » civilisation moderne. En outre c’est un propos qui relève de l’erreur historique classique dite d' »anachronisme psychologique« 2.

va mal.

12 & 13 – Effet paillasson sur « mal ». Soit il s’agit d’un jugement moral de type mal / bien – et nous sortons derechef de l’analyse scientifique -, soit il s’agit, ce qui est plus probable, d’un jugement sanitaire, ce qui nécessite une métaphore organique qui ne va pas de soi : la (notre !) civilisation ici comparée à un organisme vivant, habituellement en bonne santé mais souffrant désormais d’une pathologie.

Le monde occidental

14 – Pente savonneuse : « notre civilisation moderne » devient « le monde occidental », ce qui a au moins le mérite de préciser enfin de quelle civilisation on parle.

15 – Effet puits : le mot « occidental » est la notion-valise par excellence puisqu’elle inclut, en réalité, l’ensemble des pays judéo-chrétiens dotés d’une économie capitaliste de marché. 3

 est, en effet,

16 – Usurpation de connecteur logique. « En effet » est un connecteur (ou opérateur) logique causal, qui n’a pas d’autre utilité ici que de faire croire en la démonstration d’une thèse de toutes les façons fumeuse (notre civilisation va mal) par ce qui suit.

frappé

17 – Deus ex machina : le mot « frappé » instille l’idée d’une action divine, d’une fatalité.

de tous les symptômes

18 – Métaphore organique – voir point 13.

de ce que de nombreux politistes renommés

19 – Argumentum ad verecundiam : les « politistes » cités ici sont présentés comme des figures d’autorité, oublieux du fait qu’il est de bons et de médiocres politistes. Qu’ils soient en outre « renommés », célèbres, n’augure en rien de leur compétence.

20 – Argumentum ad populum : le fait que ces « politistes renommés » soient nombreux n’est en rien un argument.

ont qualifié de polycrise organique

21 – Effet puits sur « polycrise » – voir point 4.

22 – Métaphore organique.

Car

23 – Usurpation de connecteur logique. « Car » est un connecteur (ou opérateur) logique causal mal employé ici.

la crise

24 – Effet paillasson : le terme « crise », employé sans définition préalable, souffre de multiples acceptions et rend redondante la métaphore organique avec le mot « crise » en médecine (manifestation aiguë d’une maladie à l’échelon d’un individu ou d’une population). Pour information, voici une liste non exhaustive de sens du mot « crise » :

Crise :

  • politique
  • économique
  • monétaire
  • financière
  • systémique
  • monétaire
  • financière
  • dans les organisations
  • bancaire
  • du disque
  • pétrolière
  • de la presse quotidienne française
  • alimentaire
  • de natalité
  • d’extinction
  • de l’énergie
  • écologique
  • climatique
  • sanitaire
  • du logement

qui touche

25 – Deus ex machina.

notre monde est plurale.

26 – Technique d’engluement.

27 – Pente savonneuse, avec un « monde » considéré comme unique et homogène – cf. 14.

Crise identitaire tout d’abord, puisque, 

28 – Usurpation de connecteur logique. « Puisque » est un connecteur logique causal mal employé ici, car la contestation en question n’est pas une cause de crise identitaire (si tant est que ce syntagme ait un sens : voir plus loin).

29 – Effet puits, « crise identitaire » n’ayant pas de définition en sciences politiques, tant cela recouvre de réalités possibles : primo parce que le mot « crise » n’a pas de sens précis – cf. X -, secundo parce l' »identité » ou l' »identitaire » se réfère une culture. Dans ce cas, l’auteur postule donc une identité culturelle commune au monde « occidental », ce qui, au vu de l’étendue dudit monde, est pour le moins surprenant.

partout, la démocratie libérale

30 – Exagération abusive.

partout, la démocratie libérale

31 & 32 – Double effet paillasson :

  • sur le mot « démocratie », qui reçoit de multiples acceptions et une définition floue pour un concept qui est plutôt vectoriel (on « tend » vers un état de démocratie, par le peuple et pour le peuple : ainsi la démocratie athénienne est moins démocrate que la démocratie représentative, qui elle-même… etc.)
  • sur le mot « libéral » qui fait étymologiquement référence à des choses très diverses. Le libéralisme politique, qui promeut la fixation des limites des actions de l’État ; le libéralisme économique, qui défend l’idée que les libertés économiques sont nécessaires à un fonctionnement pérenne de l’économie et que l’intervention de l’État doit y être aussi limitée que possible. Ici, il est probable que l’auteur veuille signifier le social-libéralisme, c’est-à-dire le développement et l’épanouissement des êtres humains pris dans leur interaction sociale. Par conséquent il désigne un système dans lequel la démocratie représentative défend les droits des individus, et la liberté personnelle (aussi bien celle de pratiquer sa sexualité que celle d’accumuler sans limites des richesses). .

est contestée par un obscurantisme

33 – Effet puits – « obscurantisme » désigne dans le vocabulaire des héritiers des Lumières une attitude d’opposition à la diffusion du savoir, dans quelque domaine que ce soit.

Note : ce terme dérive d’une satire datée de 1515-1519 intitulée Epistolæ Obscurorum Virorum (Lettres d’hommes obscurs), centrée sur une dispute intellectuelle entre l’humaniste allemand Johann Reuchlin et des moines Dominicains dont Johannes Pfefferkorn portant sur l’obligation ou non de brûler ou non des livres Juifs, car non-Chrétiens.

moyenâgeux

34 – Argument d’historicité, ou argumentum ad antiquitatem.

35 – Misreprésentation historique : le Moyen-Âge, catégorie temporelle immense (1016 ans), n’a été obscur, ou obscurci, que pour mieux faire ressortir les fastes de la Renaissance. à en croire Miglio (2006) et Albrow (1997), le terme lui-même apparut pour la première fois en latin en 1469 comme media tempestas (« saison intermédiaire ») puis medium aevum (« moyen âge ») en 1604.

puisant sa source dans un intégrisme rigoriste et agressif

36 – Effet impact : l’intégrisme est un mot qui possède une forte connotation négative.

37 – Effet paillasson : le terme « intégrisme » désigne des courants traditionalistes prétendant représenter l’orthodoxie catholique, comme lors du schisme de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie-X de M. Lefebvre, en 1988. Par une analogie discutable et discutée, le terme désigne plus généralement toute attitude doctrinale de conservatisme intransigeant, en particulier le fondamentalisme musulman (qui est « fondamental » au sens où il revendique la religion de la période des quatre premiers califes.

38 – Pléonasme : « rigoriste » souligne un respect strict des règles de la religion ou de la morale. Or l’intégrisme (ainsi que le fondamentalisme, d’ailleurs) est rigoriste.

39 – Effet impact : « agressif » est un mot jouissant d’un sens péjoratif.

rappelons-nous de Bâmiyân 2001

40 – Argumentum ad verecundia, ou argument de respect– imposé par une référence probablement peu connue du lecteur, en tout cas sous cette forme. De fait, c’est une technique d’engluement par élitisme.

41 – Désyncrétisation historique : en ne rappelant qu’une date et un lieu, on gomme les racines profondes d’un phénomène social.

Pour rappel : en 2001, à Bâmiyân (Afghanistan), d’immenses statues bouddhistes furent décrétées idolâtres par Mohammed Omar puis dynamitées. Cet événement fut mobilisé dans les médias pour illustrer la « sauvagerie » et la « barbarie » du régime taliban.

Ces attaques de l’étranger

42 & 43 – Rhétorique de repoussoir et effet impact. L’auteur re-situe encore son propos : « étranger » est à mettre ici en opposition « au monde occidental », et les « attaques » sont bien sûr celle des « intégristes rigoristes et agressifs » qui sont responsables de « l’obscurantisme moyenâgeux ».

Pour rappel : c’est une version un peu caricaturée de la thèse (qu’on pourrait désigner comme pseudo-scientifique) du choc des civilisations de Samuel Huntington, défendue en 1993 (dans l’article The Clash of Civilizations, dans la revue Foreign Affairs) puis en 1996 (dans le livre The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order).

se couplent à une véritable démission sur le plan de la Morale.

44 – Effet paillasson : « Morale » est utilisée sans précision, avec un M majuscule.

45 – Glissement diabolisant : l' »intégrisme » est perçu comme démissionnaire sur le plan de la morale – ce qu’est absurde, puisque justement, toute la démarche est d’ancrer un code moral, justement, religieux. C’est une rhétorique efficace : l’ennemi n’a pas de morale, puisque ce n’est pas la nôtre.

Les jeunes déboussolés

46 – Métaphore oiseuse : la « M »orale ferait office de boussole, comme un sur-moi qui tournerait l’individu vers un Nord sans ambiguïté. Sans elle, les jeunes seraient perdus.

sombrent dans la délinquance

47 – Effet cigogne : est instillée une causalité entre intégrisme – perte de repères – délinquance.

48 – Effet paillasson : le mot « délinquance » a une définition juridique très problématique (voir ici).

49 – Métaphore sclérosante : on « sombrerait » dans la délinquance comme un corps dans l’océan. Par cette formule, on instille l’idée que potentiellement, une personne peut se débattre, s’en « sortir », alors que les processus de délinquance sont plus insidieux et englobants.

ou s’orientent vers un avenir fait de télé-réalité ou de culture fast-food.

 

50 – Effet puits : un avenir fait de télé-réalité ou de culture fast-food est faussement clair, faussement précis.

51 – Généralisation hâtive : tous les jeunes, « déboussolés », s’orientent vers un tel avenir.

Mais la crise est aussi économique et sociale :

52 – Effet paillasson sur le mot « crise ». Cf. biais 24.

53 – Amalgame entre « économique » et « social ». Notons que d’un point de vue philosophique, le premier devrait être assujetti au second.

la fraude sociale est érigée en modèle 

54 & 55- Technique du bouc émissaire et rhétorique « populiste » dilatoire : la fraude aux prestations sociales est couramment amplifiée, détournant du coup d’autres « trous » budgétaires plus importants, comme l’évasion fiscale, et incriminant facilement les « petites bourses » qui sont les principales bénéficiaires des prestations sociales.

alors que, on le sait bien,

56 – Technique d’engluement.

la réforme

57 – Effet puits : le terme « réforme » n’est pas défini précieusement (structurelles, économiques, … ?)

est rendue impossible par l’action conjuguée de corporations intouchables

58 – Effet cigogne : « par » introduit un lien causal non démontré.

59 – Rhétorique conspirationniste, rappelant les dénonciations de complots judéo-maçonniques.

et d’un archaïsme latent

60 – Effet puits : cela ne veut rien dire de précis – et c’est pourtant une cause de « l’action conjuguée »…

Alors ? Les loups bêleront-ils avec les brebis ?

 61 – Effet puits : cette question ne veut rien dire de précis, mais feint de le faire.

62 – Argumentum ad verecundiam : cette question n’est que de la poudre aux yeux, afin de se donner une certaine morgue faussement spirituelle.

Nous avons un peu coupé les cheveux en quatre ? L’auteur ne nous en voudra pas. CaCorteX_Klaar_Monveggerr est-il nécessaire de préciser l’imposture ? Klaar Monvegger est une hasardeuse chimère entre Clara Egger et Richard Monvoisin. L’abîme de la civilisation occidentale est un livre aussi captivant qu’inexistant, la collection la vieille martre une référence facile à une défunte maison d’édition, La vieille taupe, connue pour ses diffusions de textes négationnistes. Quant aux Presses Universitaires de Champagne-Mouton, elles sont en devenir probable, malgré le moins d’un millier d’habitants de ce village de Charente.

 Richard Monvoisin, Clara Egger