Une preuve, c’est subjectif? Partie 2/6 : Les raisons d’agir et de croire sont-elles objectives ou subjectives ?

Cédric Stolz est professeur de philosophie. Il est l’auteur de plusieurs livres et achève actuellement la rédaction de Réponses contemporaines à dix questions philosophiques, à paraître début 2026. Sa série d’articles porte sur un thème qu’il juge essentiel mais négligé voire absent dans le milieu de l’esprit critique

Note préalable : cet article (et la série dans laquelle il s’insère) plonge dans des réflexions philosophiques plus approfondies que nos publications habituelles. Il s’adresse donc en priorité à celles et ceux qui ont déjà quelques repères dans ce domaine ou aux lecteur·trice·s en quête d’un regard philosophique sur ces questions.

Dans le premier épisode, j’ai défini l’esprit critique comme étant ce qui permet de décider quoi faire et quoi croire, conformément à ce que nous avons de bonnes raisons de faire et de croire. Nous avons vu que l’enjeu principal de la série d’articles est de proposer une réponse à la question suivante : les raisons d’agir et de croire sont-elles objectives ou subjectives ?
Ce deuxième épisode a pour objectif de présenter deux distinctions essentielles à la compréhension de la question. La première distinction concerne le domaine des actions, où l’on s’intéresse aux raisons d’agir (raisons normatives pratiques), et le domaine des croyances, où l’on s’intéresse aux raisons de croire (raisons normatives épistémiques1). La deuxième distinction concerne le niveau normatif, où l’on se demande « qu’est-ce qui engendre une raison ? », et le niveau méta-normatif, où l’on se demande « les raisons sont-elles objectives ou subjectives ? ». Cela nous permettra ensuite de présenter les deux familles de réponses (méta-normatives) que sont l’objectivisme et le subjectivisme.
La distinction entre (A) le domaine des actions et (B) le domaine des croyances, associée à la distinction entre (1) le niveau normatif et (2) le niveau méta-normatif, va nous permettre de distinguer quatre questions : (A1), (A2), (B1) et (B2).

(A) Le domaine des actions

Le domaine des actions (pratique) inclut la morale (la valeur morale et les raisons morales) mais aussi l’intérêt personnel (la valeur prudentielle et les raisons prudentielles). L’intérêt personnel renvoie à ce qui est prudentiellement bon et à ce qu’on a des raisons prudentielles de faire (compte tenu de ce qui est prudentiellement bon). Par exemple, quand on considère qu’une personne dans un immeuble en feu ferait mieux de sortir, ou qu’une personne ferait mieux de ne pas trop boire la veille d’un examen, on parle de raisons prudentielles : on indique ce qu’elle a une bonne raison de faire compte tenu de ce qui est dans son intérêt. Il en est de même lorsque l’on pense qu’il n’est pas souhaitable d’avoir un cancer et qu’il est souhaitable d’être en bonne santé (il reste cependant à déterminer pourquoi en se demandant ce qu’est l’intérêt personnel, c’est-à-dire ce qui a de la valeur prudentielle : le plaisir et l’absence de douleur ? la satisfaction des désirs ?).
À l’inverse, la morale renvoie plutôt à ce qui est bon et à ce qu’on a des raisons de faire quel que soit notre intérêt personnel. Par exemple, j’ai une raison de sauver un enfant de la noyade2, même si je n’ai pas envie de salir mon nouveau costume et que je suis pressé de rentrer chez moi pour visionner le film Eraserhead pour la 17e fois.

Des considérations sur les raisons d’agir (prudentielles ou morales) interviennent parfois dans nos décisions. Cela est rendu possible par le fait que nous n’agissons pas uniquement par impulsion.
D’une part, nous avons la capacité de délibérer à propos de différentes actions possibles en fonction de nos motifs. On peut par exemple se demander : « ferais-je mieux de rentrer chez moi pour être en forme demain, ou de boire un dernier verre pour passer encore du temps avec mes ami·e·s ? ».
D’autre part, nous pouvons délibérer à propos de ces motifs eux-mêmes, en nous demandant ceux qui doivent l’emporter. On se demande ainsi : « est-il vraiment important d’être en forme demain et de passer du temps avec mes ami·e·s ? ».
On peut alors en venir à délibérer à propos des différentes actions que nous envisageons à la lumière de différentes raisons pour et contre chacune d’elles : Quelle action ferais-je mieux de réaliser ? Pourquoi faire X plutôt que Y ? En systématisant notre réflexion, on peut aller plus loin et se demander :

(A1) Question normative concernant les actions (pratique) : Qu’est-ce qui a de la valeur et fournit une raison d’agir ? (De manière rigoureuse : quelles choses ont des propriétés axiologiques, c’est-à-dire ont de la valeur, et des propriétés déontiques pratiques, c’est-à-dire fournissent des raisons normatives d’agir ?)
On peut par exemple penser aux éléments suivants : mon propre plaisir ou la satisfaction de mes désirs pour ce qui est de l’intérêt personnel et le plaisir général ou la satisfaction générale des désirs pour ce qui est de la morale. Dire que ces éléments fournissent des raisons d’agir, c’est dire que j’ai des raisons de faire ce qui contribue à l’atteinte de ces éléments.

(A2) Question méta-normative concernant les actions (pratique) : Les valeurs et les raisons d’agir sont-elles subjectives ou objectives ? Autrement dit, le fait qu’une chose ait de la valeur et fournisse une raison d’agir dépend-il de nos attitudes (comme les émotions et désirs) à l’égard de cette chose ? (De manière rigoureuse : est-ce que les propriétés axiologiques et les propriétés déontiques pratiques sont constituées par nos attitudes ou est-ce que leur existence ne doit rien à nos attitudes ?) Par exemple, le fait d’avoir une raison (morale) de sauver un enfant de la noyade parce que cela diminue la douleur générale vaut-il pour tout le monde, indépendamment de nos attitudes à l’égard de la douleur générale ou à l’égard du fait d’agir pour réduire la douleur générale ? Aussi, le fait d’avoir une raison (prudentielle) de sortir d’un immeuble en feu parce que cela permet d’éviter de subir beaucoup de douleurs vaut-il pour chacun d’entre nous, indépendamment de nos attitudes à l’égard de notre propre douleur ? 

(B) Le domaine des croyances

Dans le domaine des croyances (épistémique), on peut se demander : Ai-je une bonne raison de croire ce que je crois ? Que ferais-je mieux de croire ? Pourquoi croire X plutôt que Y ? En systématisant notre réflexion, on peut aller plus loin et se demander :    

(B1) Question normative concernant les croyances
(épistémique) : Qu’est-ce qui engendre une raison de croire ? Qu’est-ce qui peut justifier nos croyances ? Qu’est-ce qui fournit une preuve ? (De manière rigoureuse : quelles choses ont des propriétés déontiques épistémiques ?) Par exemple, le fait d’avoir vu plusieurs fois que tel événement est suivi d’un autre justifie-t-il de croire que le premier est la cause du deuxième ? 

(B2) Question méta-normative concernant les croyances (épistémique) : Les raisons de croire (épistémiques) sont-elles subjectives ou objectives ? (De manière rigoureuse : est-ce que les propriétés déontiques épistémiques sont constituées par nos attitudes ou est-ce que leur existence ne doit rien à nos attitudes ?) Par exemple, le fait de percevoir que j’ai deux mains est-il une raison de croire que j’ai deux mains, quelles que soient mes attitudes à l’égard de la perception ? Une personne qui a une attitude en faveur du fait de former des croyances à propos du futur sur la base du mouvement des feuilles de thé a-t-elle une bonne raison de croire sur cette base ?3

Le subjectivisme et l’objectivisme

Il s’agit maintenant de présenter les deux grandes familles de réponses aux questions (A2) et (B2) : le subjectivisme et l’objectivisme. Pour le moment, il n’est pas question de répondre aux questions (A1) et (B1) en se demandant quelles choses (qu’elles soient objectives ou subjectives) ont de la valeur (des propriétés axiologiques) et engendrent des raisons (ont des propriétés déontiques), mais de se demander si les valeurs (propriétés axiologiques) et les raisons (propriétés déontiques) qu’ont certaines choses sont subjectives, c’est-à-dire constituées par certaines de nos attitudes (désirs, émotions, etc.) vis-à-vis de ces choses, ou au contraire objectives, c’est-à-dire existent indépendamment de nos attitudes vis-à-vis de ces choses.

Une première famille de réponses avance que les raisons sont objectives : certaines choses fournissent des raisons (ont des propriétés déontiques) qui existent indépendamment de nos attitudes.
Par exemple, dans le domaine des actions (pratique), le fait que rester dans un immeuble en feu cause beaucoup de douleur peut fournir une raison que j’ai de sortir d’un immeuble en feu, dont l’existence est indépendante de mes attitudes à l’égard de la douleur (je n’ai pas besoin de désapprouver la douleur ou de désirer l’absence de douleur). De même, si je passe à côté d’une mare dans laquelle un enfant se noie, le fait que lui venir en aide soit un moyen de maximiser le plaisir général ou la satisfaction générale des désirs peut fournir une raison de lui venir en aide, dont l’existence ne doit rien à mes attitudes.
Par exemple, dans le domaine des croyances (épistémique), les photos de la Terre par satellite peuvent fournir une raison que j’ai de croire que la Terre est ronde, dont l’existence ne doit rien à mes attitudes à l’égard du fait de former des croyances d’une quelconque manière.

L’objectivisme paraît évident, car nous semblons attribuer ce genre de raisons à autrui au quotidien.
Par exemple, dans le domaine des actions (pratique), si une personne s’amuse à rayer ma voiture et que cela correspond tout à fait à ses attitudes (il ne désapprouve pas cette action et tous ses désirs convergent vers la réalisation de cette action), je lui en veux tout de même parce que je pense qu’elle avait une raison de ne pas me le faire, dont l’existence ne dépend pas de ses attitudes. Or, l’attribution de raisons objectives aux autres nous invite à reconnaître en avoir également. La raison de ne pas rayer la voiture ne s’applique pas qu’à elle et ne concerne pas que ce qui me nuit à moi : dans cette situation, n’importe qui aurait eu une raison de ne pas rayer la voiture.
Par exemple, dans le domaine des croyances (épistémique), nous considérons qu’une personne qui refuse de reconnaître les éléments qui accompagnent la croyance selon laquelle la Terre est ronde comme des preuves a tort, quelles que soient par ailleurs ses attitudes à l’égard de ces éléments. De même, si une personne croit qu’elle va rencontrer un dragon aujourd’hui parce qu’elle en a rêvé cette nuit, on estime qu’elle a tort de croire sur cette base, quelles que soient ses attitudes à l’égard de ses rêves ou du fait de former des croyances sur la base de ses rêves.

Mais l’objectivisme n’est pas sans défaut. En effet, on voit mal comment quelque chose d’objectif (les propriétés axiologiques et déontiques considérées comme objectives) pourrait nous indiquer ce qui est bon ou ce qu’il faudrait faire. Autrement dit, on voit mal comment des propriétés pourraient être à la fois objectives et normatives (axiologiques ou déontiques), à moins de supposer qu’il s’agisse de propriétés objectives d’un genre particulier, différent du genre de propriétés objectives que nous connaissons habituellement. Par exemple, les propriétés objectives des objets que nous connaissons, comme la taille, la masse et la forme des chaises, des atomes et des suppositoires, n’ont rien de normatif. L’étrangeté4 de propriétés à la fois objectives et normatives, ainsi que la difficulté à envisager un moyen de les connaître, peuvent alors nous amener à douter de leur existence.

Selon une deuxième famille de réponses, les raisons sont constituées par nos attitudes subjectives (telles que les désirs et émotions) : les raisons (propriétés déontiques) que fournissent certaines choses sont des projections subjectives sur les choses. Pour illustrer le subjectivisme, prenons sa variante la plus simple : le relativisme du locuteur, thèse selon laquelle les énoncés sur les raisons de croire et d’agir (pratiques et épistémiques) prétendent représenter les attitudes du locuteur ou de la locutrice (de celui ou celle qui exprime ces énoncés).
Par exemple, dans le domaine des actions (pratique), c’est mon désir d’éviter la douleur qui constitue une raison de fuir. De même, c’est mon désir de maximiser le plaisir général ou la satisfaction générale des désirs, ou encore ma désapprobation du fait de ne pas venir en aide à une personne en danger, qui constitue une raison d’aider un enfant en train de se noyer.
Par exemple, dans le domaine des croyances (épistémique), le fait que les photos satellites sur lesquelles la Terre apparaît ronde fournit une raison de croire que la Terre est ronde dépend de mon attitude à l’égard de ces photos ou plus largement à l’égard du fait de former des croyances sur la base de ces éléments. De même, le fait que rêver de la rencontre avec un dragon fournisse une raison de croire que je vais rencontrer un dragon dans la journée dépend de mon attitude à l’égard de mes rêves, ou plus largement à l’égard du fait de former des croyances sur la base de rêves.
Selon cette thèse, il se pourrait que certaines raisons soient universellement valables, mais cela ne reposerait que sur le fait (contingent) que les agents ont certaines attitudes communes.

Cependant, le subjectivisme est peu plausible, en particulier la variante du relativisme du locuteur selon laquelle nos énoncés sur les valeurs et les raisons prétendent représenter les attitudes du locuteur ou de la locutrice (de celui ou celle qui exprime ces énoncés)5. Une objection forte contre le relativisme est qu’il ne rend pas compte des désaccords, dont on admet pourtant l’existence.
Dans le domaine des actions (pratique), selon le relativisme, l’énoncé « on a une raison morale de crever les yeux des enfants pour s’amuser » est vrai s’il est prononcé par un·e locut·eur·rice qui approuve cette pratique, et l’énoncé inverse « on a une raison morale de ne pas crever les yeux des enfants pour s’amuser » est vrai s’il est prononcé par un·e locut·eur·rice qui désapprouve cette pratique. Cela implique qu’il n’y a pas de désaccord entre les deux, puisqu’il·elle·s ne parlent tout simplement pas de la même chose : chacun·e ne parle que de sa propre attitude vis-à-vis de l’action et non pas de l’action elle-même. Or, nous avons pourtant bien l’impression qu’il·elle·s sont en désaccord.
Dans le domaine des croyances (épistémique), il en est de même. Si une personne dit « les photos satellites sont une preuve (au sens de raison de croire) que la Terre est ronde » et qu’une autre dit « les photos satellites ne sont pas une preuve (au sens de raison de croire) que la Terre est ronde », on a bien l’impression qu’il·elle·s ont un désaccord. Or, le relativisme ne permet pas de rendre compte de ce désaccord.
L’existence de désaccords nous indique ainsi que les jugements sur les valeurs et les raisons ne portent pas sur nos propres attitudes. Autrement dit, ce dont on parle quand on parle de ce que l’on a une raison de faire ou de croire, ce n’est pas de nos émotions ou de nos désirs. Les propriétés que sont les valeurs et les raisons ne sont pas des attitudes que chacun·e projetterait sur les choses.

Précision sur l’objectivité et la subjectivité

Je souhaite terminer cet épisode avec une précision un peu technique : quand on distingue les niveaux normatif et méta-normatif, on comprend qu’il est possible de soutenir qu’un fait subjectif a une valeur (propriété axiologique) objective et fournit une raison (propriété déontique) objective, ou qu’un fait objectif a une valeur (propriété axiologique) subjective et fournit une raison (propriété déontique) subjective. Voyons cela d’un peu plus près.
Dans le domaine des croyances (épistémique), les éléments qui fournissent des raisons de croire (propriétés déontiques épistémiques) sont généralement des faits objectifs, comme des perceptions (qui sont des états mentaux, mais pas des attitudes), des résultats d’expériences, etc. Cependant, il n’est pas impossible que les raisons (propriétés déontiques) que fournissent ces faits objectifs soient subjectives. On peut en effet essayer de soutenir que c’est seulement parce que l’on approuve ou désire former des croyances sur la base de ces faits objectifs, que ces faits fournissent des raisons de croire (propriétés déontiques épistémiques).
Dans le domaine des actions (pratique), il n’est pas impossible que des faits objectifs aient une valeur subjective et fournissent des raisons subjectives. Par exemple, en admettant la thèse normative selon laquelle le plaisir, à savoir un fait objectif (c’est un état mental, mais pas une attitude), a de la valeur et fournit des raisons, on peut, au niveau méta-normatif, soutenir que cette valeur (propriété axiologique) et ces raisons (propriétés déontiques) sont subjectives. Autrement dit, on peut soutenir que le plaisir est un fait objectif qui n’a de valeur et ne fournit de raison d’agir que parce qu’on l’approuve ou le désire. La réciproque est également possible : on peut soutenir que des faits subjectifs ont une valeur (propriété axiologique) objective et fournissent des raisons (propriétés déontiques) objectives.

Et la suite ?

Dans l’épisode suivant, nous dépasserons l’alternative entre l’objectivisme et le subjectivisme avec une thèse aussi déconcertante que plausible : la théorie de l’erreur, qui soutient que tous nos jugements sur les valeurs et les raisons sont faux.

  1. Par souci de simplicité, j’écarte pour l’instant la possibilité de raisons pratiques ou pragmatiques de croire. ↩︎
  2. Exemple inspiré du célèbre argument de Peter Singer dans « Famine, Affluence, and Morality », Philosophy & Public Affairs, vol. 1, n° 3, 1972. ↩︎
  3. Cet exemple est inspiré par l’ouvrage de Paul Boghossian, La peur du savoir. Sur le relativisme et le constructivisme de la connaissance, trad. Ophelia Deroy, Agone, 2009. ↩︎
  4. J. L. Mackie, Ethics: Inventing Right and Wrong, Harmondsworth, Penguin Books, 1977.
    Pour une présentation plus robuste, lire : Jonas Olson, Moral Error Theory: History, Critique, Defence, Oxford, Oxford University Press, 2014, 2ᵉ partie. ↩︎
  5. Pour d’autres critiques du relativisme du locuteur et des critiques adressées à d’autres variantes de subjectivisme, mais dans un cadre restreint à la morale, lire : François Jaquet et Hichem Naar, Qui peut sauver la morale ?, Paris, Eliott, 2024. ↩︎

Référence de l’image : Chaïm Soutine, Le Village [Das Dorf], v. 1923, huile sur toile, 73,5 × 92 cm, Musée de l’Orangerie (Coll. Jean Walter et Paul Guillaume), Paris, inv. RF 1963-88. Domaine public ; source : Musée de l’Orangerie / Wikimedia Commons.

Une preuve, c’est subjectif? Partie 1/6 : Introduction

Cédric Stolz est professeur de philosophie. Il est l’auteur de plusieurs livres et achève actuellement la rédaction de Réponses contemporaines à dix questions philosophiques, à paraître début 2026. Sa série d’articles porte sur un thème qu’il juge essentiel mais négligé voire absent dans le milieu de l’esprit critique

Note préalable : cet article (et la série dans laquelle il s’insère) plonge dans des réflexions philosophiques plus approfondies que nos publications habituelles. Il s’adresse donc en priorité à celles et ceux qui ont déjà quelques repères dans ce domaine ou aux lecteur·trice·s en quête d’un regard philosophique sur ces questions.

La distinction entre les faits et les opinions ne tient pas

On entend souvent dire : « C’est un fait, pas une opinion », ou encore « Il faut distinguer les faits des opinions ». Ces phrases peuvent sembler évidentes. Pourtant, quand on les examine de près, on se rend compte qu’elles manquent de rigueur. Pour y voir plus clair, prenons un moment pour poser quelques bases sur la manière dont ces notions sont analysées en philosophie de la connaissance (épistémologie).
D’abord, qu’est-ce qu’une croyance ? C’est un état mental qui consiste à penser qu’un énoncé1 est vrai. Par exemple, croire que la Terre est ronde, c’est penser que l’énoncé « la Terre est ronde » est vrai.
Ensuite, qu’est-ce que la vérité ? On la définit généralement comme une relation de correspondance entre un énoncé (auquel on croit) et les faits. Une croyance est dite vraie si l’énoncé sur lequel elle porte décrit correctement la réalité. Par exemple, si la Terre est effectivement ronde, alors la croyance que « la Terre est ronde » est vraie.
Le mot « opinion », quant à lui, peut désigner plusieurs choses. On l’emploie parfois pour parler d’une croyance non justifiée, c’est-à-dire qui n’est pas accompagnée de preuve. D’autres fois, on s’en sert pour désigner une croyance qui porte non pas sur des faits objectifs, mais sur des faits subjectifs (comme une émotion ou un désir).

Plutôt que d’opposer les faits et les opinions, il est pertinent de distinguer différents types de croyances :
– D’abord, les croyances vraies (qui correspondent aux faits) et les croyances fausses (qui n’y correspondent pas). Précisons qu’une croyance peut être vraie sans être justifiée. Par exemple, si quelqu’un·e croit que le nombre de grains de sable sur Terre est pair, sa croyance est peut-être vraie, mais par pur hasard.
– Ensuite, les croyances qui portent sur des faits objectifs, c’est-à-dire indépendants de nos attitudes, et celles qui portent sur des faits subjectifs, à savoir des attitudes telles que les émotions et les désirs. Par exemple, si je crois que des extraterrestres existent, ma croyance porte sur le monde extérieur et est donc objective. À l’inverse, si je crois que je suis en colère, ma croyance porte sur une émotion et est donc subjective. Précisons que les croyances objectives et les croyances subjectives peuvent être tout autant vraies ou fausses, selon qu’elles correspondent ou non aux faits qu’elles prétendent décrire (objectifs pour les premières et subjectifs pour les secondes).
– Enfin, les croyances justifiées et les croyances non justifiées. Certaines croyances sont accompagnées de faits qui les justifient, à savoir des preuves, d’autres non. Précisons qu’une croyance subjective peut évidemment être justifiée. Par exemple, je peux être justifié à croire que je suis en colère (sur la base de l’introspection, ou sur la base de l’observation de mon comportement et d’une inférence à la meilleure explication). Précisons également qu’il est possible d’avoir une croyance objective et injustifiée. Par exemple, si je crois sans preuve que le nombre de grains de sable sur Terre est pair, ma croyance porte bien sur le monde extérieur, mais est injustifiée. Précisons enfin qu’il n’est pas impossible d’avoir une croyance justifiée mais fausse, si l’on admet qu’une preuve n’est pas infaillible. Par exemple, pendant longtemps, les scientifiques croyaient que les ulcères gastriques étaient causés uniquement par le stress, et cette croyance était justifiée par les éléments disponibles à l’époque. Or, depuis la découverte de la bactérie Helicobacter pylori, on est désormais justifié à croire que de nombreux ulcères sont liés à cette infection bactérienne (même si le stress peut jouer un rôle de facteur aggravant). Bien qu’autrefois justifiée, la première croyance était donc fausse (du moins, on est aujourd’hui justifié à croire qu’elle était fausse).

Bref, quand on dit « c’est un fait, pas une opinion », on veut généralement dire qu’on ne prétend pas décrire un fait subjectif mais objectif, ou que cette croyance est justifiée, par exemple sur la base d’une preuve scientifique. Il serait donc plus rigoureux de dire « ce n’est pas une croyance subjective, mais objective », ou « ce n’est pas une croyance injustifiée, mais justifiée ».

Les preuves sont-elles objectives et la morale subjective ?

Par ailleurs, on entend aussi souvent dire qu’il faut distinguer les faits des valeurs. Si beaucoup a déjà été dit sur le sujet dans les milieux de l’esprit critique, on passe souvent à côté du fait que cette expression suppose parfois que la morale serait subjective par opposition aux preuves qui seraient objectives. Par exemple, dire « il est immoral de crever les yeux des enfants pour s’amuser », ce serait parler d’un fait subjectif (comme une émotion de désapprobation de cette pratique), tandis que dire « c’est prouvé que la Terre est ronde », ce serait parler d’un fait objectif. Mais cela est très contestable :
Premièrement, comme nous le verrons, un examen attentif révèle que la thèse selon laquelle la morale est subjective est beaucoup moins plausible qu’il y paraît.
Deuxièmement, si l’on accepte que ce qui relève de la morale est subjectif, alors il est plausible que ce qui relève de la preuve (qui sera ici entendue au sens de justification épistémique, elle-même comprise comme raison normative épistémique) le soit également. Les éléments qui comptent comme des preuves sont généralement des faits objectifs, mais le fait que ces faits objectifs comptent comme des preuves est-il objectif2 ? Autrement dit, la preuve est une propriété qu’ont certains faits objectifs, mais cette propriété n’est-elle pas subjective ? Par exemple, nous considérons que certaines expériences scientifiques prouvent certaines théories, tandis que certaines personnes considèrent que la bible en prouve d’autres. Dans les deux cas, on prend des faits objectifs, mais on ne leur accorde pas la même valeur de preuve. Dans ce cas, la bible n’a-t-elle pas la propriété de justifier des croyances relativement à la subjectivité des un·e·s, tout comme les résultats scientifiques ont la propriété de justifier des croyances relativement à la subjectivité des autres ?

Le programme de la série d’articles

L’esprit critique (ensemble de connaissances, de compétences cognitives et de dispositions) est ce qui permet de décider quoi croire et quoi faire3, conformément à ce que nous avons de bonnes raisons de croire et de faire.
Cette série d’articles va chercher à répondre à une question philosophique fondamentale : les raisons que nous avons de croire (raisons normatives épistémiques) et d’agir (raisons normatives pratiques) sont-elles subjectives ou objectives ? Autrement dit, le fait que certaines choses engendrent des raisons de croire ou d’agir dépend-il ou non de nos attitudes (émotions, désirs, etc.) à l’égard de ces choses ?

Voici comment cette série d’articles va se déployer :
Dans le prochain article, je commencerai par distinguer deux grands domaines : celui des croyances (domaine épistémique) et celui des actions (domaine pratique). J’y poserai aussi une distinction importante entre deux niveaux de réflexion : le niveau normatif (quels faits engendrent des raisons ?) et le niveau méta-normatif (les raisons sont-elles objectives ou subjectives ?). J’y présenterai enfin l’opposition (méta-normative) entre subjectivisme et objectivisme.
Le troisième article présentera une thèse méta-normative étonnante : l’idée que les jugements à propos des valeurs et des raisons, qu’ils concernent les croyances (domaine épistémique) ou les actions (domaine pratique), sont tous faux.
Dans un quatrième article, je compléterai cette thèse avec la présentation d’une conception (méta-normative) personnelle que j’appelle le constructivisme des attachements axiologiques (expression qu’il s’agira bien sûr d’expliciter).
Le cinquième article montrera pourquoi cette approche est pertinente et proposera une définition générale de la rationalité.
Enfin, la série se conclura par une question centrale, éclairée par tout ce chemin parcouru : Pourquoi développer notre esprit critique et pourquoi l’enseigner aux autres ?

  1. Ou plus précisément une proposition, c’est-à-dire la signification extraite d’un énoncé. Par exemple « La neige est blanche » et « The snow is white » sont deux énoncés mais constituent une seule proposition ↩︎
  2. Précision technique réservée aux initié·e·s : la question ne renvoie pas au débat sur « l’internalisme et l’externalisme de la justification » : on ne se demande pas si une croyance est justifiée sur la base d’un processus accessible par introspection (internalisme de la justification) ou d’un processus causal fiable n’étant pas nécessairement accessible par introspection (externalisme de la justification). Elle renvoie plutôt au débat sur « l’internalisme et l’externalisme des raisons » ou sur « le subjectivisme et l’objectivisme des raisons », indépendant du premier. Tandis que le premier débat porte sur ce qui engendre une justification ou raison, le second porte sur le caractère subjectif ou objectif de la justification ou de la raison engendrée (quelle que soit la réponse à la première question). ↩︎
  3. Cette définition est inspirée par celle donnée par Robert Ennis. « Critical thinking is reasonable, reflective thinking focused on deciding what to believe or do » Robert H. Ennis, « A Logical Basis for Measuring Critical Thinking Skills », Educational Leadership, octobre 1985, p. 45.
    Pour les différentes conceptions et les différents composants de l’esprit critique, voir Céline Schöpfer, Peut-on encore sauver l’esprit critique ? Tentative de réingénierie conceptuelle à partir d’un examen empirique et de ses limites, thèse de doctorat, Université de Genève, 15 septembre 2025. ↩︎

Référence de l’image : Pierre-Auguste Renoir, Waldweg [Sentier dans le bois], 1874–1877, huile sur toile, 65,5 × 54 cm, Museum Barberini (Impressionism: The Hasso Plattner Collection), Potsdam, inv. MB-Ren-03. Domaine public ; source : Museum Barberini / Wikimedia Commons.