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Culbuto, effet bof et autres ni-ni

Cet article a été publié en juin 2010 dans La Traverse N°1 (que l’on peut télécharger ici), revue du collectif Les Renseignements Généreux, dans la rubrique « Outils d’autodéfense intellectuelle – équipons-nous en rigolant« .

Aujourd’hui, nous allons nous méfier du culbuto, célébrissme et ancestral jouet au cul lesté et qui, quelle que soit la force qui lui est imprimée, bascule nonchalamment d’un côté puis de l’autre mais finit toujours par se remettre à la verticale.

Appelé aussi poussah, ou ramponneau du nom d’un cabaretier du même nom vers 1700, cet objet est attesté sous forme de petites poupées dans la Chine du quatrième siècle – ce qui a fait dire à des petits plaisantins que lorsque le culbuto oscille, la dynastie Tang. Personne ne sait si les chinois s’énervaient eux-aussi contre cet objet malfaisant, mais force est de constater qu’à toujours revenir à la même position, le culbuto attise une sévère envie d’y mettre des baffes.

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Toutefois, avant d’attiser notre envie de calotter le poussah, faisons quelques petits détours, tout d’abord par ce qu’on appelle l’effet bof.

Effet bof

Imaginons que j’aie deux amis – ce qui est je vous l’accorde très agréable. L’un d’eux me dit :

« moi je crois aux fantômes, je sais que c’est vrai, j’en suis certain » ; le second rétorque « bien sûr que non, les fantômes, ça n’existe pas, j’en suis persuadé ». Que puis-je déduire ? Vraisemblablement, je vais me dire dans mon for intérieur : « Lui, il y croit dur comme fer, l’autre, n’y croit pas, mais dur comme fer aussi… donc raisonnablement, je vais me positionner entre les deux. Fifty-fifty ! ».

Et pourtant, est-ce si raisonnable que cela ? Pensez à une échelle de vraisemblance, allant de 0% quand c’est invraisemblable, et 100% quand c’est archi-sûr. Soit j’ai déjà rencontré un fantôme, Casper, ou le Fantôme Noir l’ennemi de Mickey, et dans ce cas, sous réserve que j’eusse été à jeûn, je dois conclure que je me situe au 100%.

Soit je n’ai jamais vu de mon existence un fantôme, et je n’ai pas le moindre soupçon de preuve de leur réalité. Par conséquent, mon curseur redescendra dramatiquement vers zéro. Très proche de zéro… mais pas zéro ! en vertu de cette injustice flagrante des sciences qui dit qu’il est impossible de prouver l’inexistence de quelque chose, il me sera rationnellement impossible de conclure à l’inexistence des fantômes : il faudrait pour cela que j’eusse été partout, de tous temps, dans tous les vieux châteaux et les vieilles caves, sous tous les lits et dans tous les placards pour en être certain. Proche de zéro mon curseur, donc. Disons, 0,001.

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Mais alors, mon 50/50 n’est pas rationnel du tout ! D’une part je n’ai aucun élément de preuve me permettant de situer pile à 50% ma vraisemblance ; d’autre part, rien ne me permet de poser qu’il y a autant de vraisemblance qu’un fantôme existe qu’un fantôme n’existe pas. Je suis tombé dans l’effet bof, c’est-à-dire que j’ai donné la même probabilité à deux pôles, l’existence et l’inexistence de quelque-chose. Position confortable, donnant la fausse impression d’un juste milieu, d’une bienveillante neutralité, avec la satisfaction d’avoir fait la part des choses tel un Salomon moderne. Pourtant, la meilleure chose que j’aurais eue à faire eut été d’humblement suspendre mon jugement, et en l’absence de plus d’informations, de ne pas me situer sur l’échelle. En clair, fermer ma grande goule.

Chauve n’est pas une couleur de cheveux

Vous allez rétorquer que le fantôme n’est pas un gros enjeu politique au XXIᵉ siècle, ce qui est, il faut le dire, finement observé. Alors remplaçons le fantôme, tout d’abord par Dieu, Allah, Jah, Ganesh, le Flying Spaghetti Monster, bref, une entité sur-naturelle bien balèze.

Entre une personne qui croit dur comme fer en son existence, et une autre qui postule son inexistence, il est fréquent de retrouver une position intermédiaire posant que le sujet est bien trop élevé pour que l’esprit humain puisse trancher, et qu’au fond, chez le croyant comme chez l’athée, il y a peut être un peu de vrai chez tout le monde. On appelle cette position l’agnosticisme. Elle est en quelque sorte l’effet bof en matière de dieu. Elle est tranquille, aussi molletonnée qu’un centrisme politique, et permet de donner une illusion de saine mesure entre deux dangereux extrêmes.

Or, non seulement il ne s’agit pas de deux « extrêmes » ; mais en outre ils ne sont pas équivalents sur le plan de la probabilité.

Expliquons-nous.

Faux extrêmes

Dans les écrits de Nicolas Sarkozy (La république, les religions, l’espérance, 2006) ou du Pape Benoït XVI (Spes salvi, 2007), pour prendre des pensées conservatrices assez suivies en France, l’athéisme est présenté au mieux comme un fanatisme de type religieux, au pire comme un extrémisme idéologique. Et ô sainte horreur ! sans morale, l’athéisme mène forcément à toutes les désespérances et aux caves humides de vos immeubles pour y fumer des joints pendant de répugnantes tournantes.

Pour bien comprendre pourquoi l’idée de religion athée fond comme neige au soleil, empruntons sa théière au philosophe libertaire Bertrand Russell : soit une minuscule théière chinoise en porcelaine qui suit une orbite elliptique entre la Terre et Mars, et qui est tellement petite qu’elle ne peut être observée : même nos meilleurs télescopes n’y parviennent pas. En toute rigueur, il serait logique de douter de cette affirmation, — qui ne peut être réfutée — et de considérer que cette théière n’existe vraisemblablement pas. Pourtant, personne ne se dirait à ce propos « agnosticothéiériste », au risque de passer pour dingue, et l’« athéiérisme » est la position qui remportera certainement le suffrage commun.

Y a-t-il un agnosticothéièriste dans la salle ?

Comme dit le magicien militant James Randi, l’athéisme n’est une croyance que dans la mesure où la non-collection de timbres est un hobby. Et le rationaliste Mark Schnitzius de renchérir : dire que l’athéisme est une religion revient à dire que chauve est une couleur de cheveux.

Oui, on rigole bien chez les athées.

Coût des hypothèses

Venons-en au second point. Quand bien même les deux « extrêmes » existeraient, — par exemple deux hypothèses entre lesquelles notre coeur fait le culbuto — il faudrait les soupeser comme les deux plateaux d’une balance avant de savoir vers laquelle pencher. Si l’un des plateaux est rempli de faits réels, et l’autre d’entités nouvelles et sans masse précise, comme fantôme, esprit, âme ou Dieu, il va être difficile de soupeser1.

Or poser, et « peser » l’existence de quelque-chose de nouveau ne peut se faire comme on pose son cul sur une chaise : lorsqu’un biologiste systématicien recense les espèces, il ne va pas créer une nouvelle case à chaque oiseau rencontré. Il ne va en créer une qu’après avoir bien vérifié que le cui-cui en question ne s’incorpore dans aucune des catégories connues, merle, pinson, mésange, ou boeing 707. Autre exemple , que je dois à mon ami Stanislas Antczak : je mets un chat et une souris dans une boîte, je ferme, je secoue, et je rouvre, et il ne reste plus que le chat.

Hypothèse 1 : la souris s’est téléportée, le chat non, car un chat, ça ne peut pas.

Hypothèse 2 : des extraterrestres de la planète Mû ont voulu désintégrer la souris, mais elle s’est transformée en chat. Le chat, de frayeur, est passé dans une autre dimension par effet tunnel.

Hypothèse 3 : le chat a mangé la souris (sans dire bon appétit, ce qui est mal).

Vous serez d’accord pour dire que l’hypothèse 3 est beaucoup moins « coûteuse » (pardon pour la métaphore économique) pour le champ des connaissances que les deux autres : elle ne postule rien d’autre que la prédation de la souris par le chat, qui est au moins aussi connue que Johnny Halliday, tandis que la 2 par exemple postule une planète Mû, des extraterrestres qui viennent, qui savent désintégrer un chat ce qui n’est pas donné à tout le monde, une souris à superpouvoir qui se transforme en chat, une autre dimension, un chat qui sait y aller et un effet tunnel possible pour des objets macroscopiques et poilus. Ca fait beaucoup, et comme disait mon grand-père, il ne faudrait pas pousser Mémé dans les orties, sinon ça gâte la soupe.

Rasoir d’Ockham

Ainsi, Allah, ou Jéhovah comme entités supérieures ne s’imposeraient que si les effets qu’on leur prête ne pouvaient être expliqués autrement, par rien d’autre de connu. Certes, Dieu est une hypothèse simple, satisfaisante, qui explique tout, mais qui est très onéreuse intellectuellement. Chose amusante, ce principe d’économie des hypothèses est bien plus vieux que ça et date d’au moins Aristote, mais il est couramment attribué à un moine franciscain anglais du XIVᵉsiècle excommunié par le pape de l’époque. Ce prénommé William, que nous autres francophiles chauvins nous sommes empressés de renommer Guillaume parce que enfin voyons quand même, venait d’Ockham, dans le Surrey, en Angleterre, et aurait déclaré un lendemain de cuite entia non sunt multiplicanda praeter necessitatem, ce qui en moderne veut dire que Les entités (explications et causes) ne doivent pas être multipliées par delà ce qui est nécessaire. Comme ce principe, appelé aussi principe de parcimonie, taillait de près les entités comme autant de poils rétifs d’une barbe ou d’un mollet, on l’a appelé le Rasoir d’Ockham. Ce principe ne nous dit rien sur la validité des hypothèses : il dit qu’entre deux hypothèses aussi explicatives l’une que l’autre, on ne sait pas laquelle est juste, mais il vaut mieux choisir la moins coûteuse. Il est extrêmement utile en médecine : face à un patient se présentant fatigué, avec le cou rigide, un mal de tête et un peu de fièvre, il sera plus logique de miser sur une méningite que simultanément sur une mononucléose, des vertèbres endommagées, une tumeur au cerveau et une malaria.

Rasoir d’occase

Ce coupe-chou peut s’avérer aussi utile pour l’analyse des théories dites du complot. Il n’est pas impossible que le 11 septembre soit le fruit d’une orchestration planifiée par les services secrets, moyennant une grande discrétion des complices, tout un tas de précautions et l’effacement de toutes les preuves, ceci afin de déclarer le combat contre l’Axe du Mal et déclencher la deuxième guerre du golfe. C’est un scénario séduisant, surtout quand on est anti-Bush. Mais un peu de culture historique rend assez coûteuse cette hypothèse. Pour ne prendre qu’un exemple, il a suffi pour la première guerre du Golfe en 1990 de payer dix millions de dollars l’une des plus grosses firmes de relations publiques, Hill & Knowlton, pour qu’elle orchestre le changement d’opinion souhaité par G. Bush père, en inventant de toute pièces l’histoire des bébés koweitiens retirés des couveuses par les soldats irakiens et en mettant en scène la fausse infirmière Nayirah, quinze ans, en larmes devant une commission sénatoriale qui fut émue jusqu’à la fibre. La jeune femme, qui s’avéra ensuite être Nayirah Al-Saba, la fille de l’ambassadeur du Koweït, n’avait comble du cynisme jamais mis les pieds au Koweït2. Elle représenta pourtant le happening majeur qui fit basculer l’opinion. Dix millions de dollars d’un côté, quatre mille morts dix ans plus tard… Il est permis de penser que l’hypothèse d’un réel attentat est plus économique intellectuellement, et qu’une campagne de presse type Nayirah est plus économique en vies états-uniennes et en argent.

Faux dilemme

Il m’est déjà arrivé que, disant cela, on me catalogue comme pro-bush. C’est vexant. Ça marque ce qu’on appelle une « stratégie de faux dilemme », que George Bush fils, encore lui, a adoré pour l’occasion en déclarant : « soit vous êtes avec nous, soit vous êtes contre nous ». Si tu n’es pas ceci, alors tu es comme ça, si tu n’es pas contre, tu es pour, si tu n’es pas pour le complot du 11/9 tu es pro-Bush… nous avons là un mode de pensée assez primitif où il n’y a pas de troisième, de quatrième ou cinquième voie, non, c’est le yin yang, le noir et le blanc, le lumière-ténèbres du manichéisme perse du IIIᵉ… En fermant les yeux, on entendrait résonner la voix de Michel Fugain : Qui c’est qui est très gentil (les gentils) Qui c’est qui est très méchant (les méchants).

Remarque de Sophie de Foucault, lectrice : « Celui qui n’est pas avec moi est contre moi, et celui qui n’assemble pas avec moi disperse ». Evangile selon St Matthieu, 12:30.

Petit à petit, l’oiseau fait son ni-ni

Ceci dit, il devient très facile de repérer la fabrication de faux « pôles », de faux « extrêmes », et donc de faux dilemmes entre lesquels il vous faudrait absolument vous situer. Il y en a des super-fastoches : gauche et droite, par exemple, dont l’effet bof répond au doux nom de François Bayrou.

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Cet effet bof ne marche qu’à cause d’une représentation héritée d’août 1789, où à droite siégeaient les partisans du véto royal, clergé, noblesse et aristocrates, et à gauche ce qu’on a appelé le Tiers État, c’est-à-dire tous les autres, sauf les femmes et les immigrés, faudrait quand même pas exagérer.

Et si, plutôt que de prendre cette symbolique, le paramètre de classement était la lutte contre les privilèges, par exemple ? Dans ce cas, la droite serait en bas, la gauche, un poil plus haut, oh, à peine.

Autre exemple un peu plus dur, extrême-gauche et extrême-droite. La République Tchèque vient de dissoudre en février 2010 le parti nazi Dělnické strany de Tomáš Vandas, et ses membres rouspètent sur le fait que bon sang, on nous fait des misères à nous, mais on laisse tranquille les partis d’extrême-gauche. L’illusion vient du mot extrême qui donne l’impression d’une boucle politique aux deux purulentes extrémités, qui se rejoignent telles deux tentacules et s’amalgament autour du principe qu’être extrémiste est forcément affreux, avec de la crasse aux oreilles et un couteau entre les dents. Pourtant, à y bien réfléchir, quand je vois la misère du monde et deux milliards d’humains qui crèvent la gueule dans la poussière, je suis « radicalement » contre. Je ne suis pas modéré. Je suis extrémiste, je veux un changement extrême, et vite. Je suis extrémiste sur les violences sexistes, les discriminations racistes, sur l’injustice des centres de rétention, sur l’utilisation de nos impôts pour financer les roquettes de nos militaires en Afghanistan. Impossible d’être modéré (modéré sous-entend souvent non-violent) devant un viol dans une ruelle. Être extrémiste n’est pas mal en soi, tout dépend de quel extrême on parle. Et entre un extrémisme réclamant la fin de la Françafrique et un extrémisme demandant l’éviction des personnes ne cadrant pas avec les pseudo-critères de l’identité nationale, il n’y a en commun que cette construction médiatique qu’est le mot extrémisme.

Un faux ni-ni

Prenons un cas classique de débat chez les libertaires : le Ni Dieu, ni Darwin.

D’un côté Dieu, hypothèse surnaturelle simple, non-matérielle (on ne palpe pas Dieu), coûteuse, dispensant de toute recherche et qui ne prédit rien. De l’autre Darwin, sous-entendu le darwinisme, une théorie scientifique matérialiste – c’est-à-dire postulant que le monde est matière ou produit de la matière, et non peuplé d’âmes, de fluides cosmiques et de dieux grecs – qui se prête complaisamment à la réfutation. Sauf qu’une stratégie médiatique toute simple portée par la pensée de droite (d’en bas devrais-je dire) et surtout par le christianisme papal a consisté à faire de Darwin et de sa théorie de l’évolution la source du « darwinisme social » qui dit que seuls les plus forts survivent. Seulement Darwin ne dit pas cela : il avance que les espèces les moins adaptées à leur milieu survivent plus difficilement, ce qui n’est pas du tout la même chose et ne fait pas l’éloge de la survie en soi ; d’ailleurs, survivre et «gagner» dans un monde injuste et glauque comme le notre devrait en dire long sur les survivants. Quant au transfert dans le monde social, ce n’est pas Charles Darwin, c’est Herbert Spencer, effectivement fricotant avec l’eugénisme. Comme le dit le proverbe météorologique, qui veut tuer son chien l’accuse de l’orage. En faisant glisser Darwin = darwinisme social = eugénisme nazi, le conservatisme religieux, pape en tête, pouvait non seulement décrédibiliser l’évolutionnisme au profit du créationnisme, et surtout diaboliser la pensée matérialiste qui risquait de repousser Dieu hors de la sphère politique jusque dans ses appartements privés et défraîchis.

Compétitif, contradictoire ?

Le ni-ni nous ramène vite fait au faux dilemme. Et des ni-ni faux-dilemmiques il y en a plein. Ni pute ni soumise est assez connu, mais ce n’est pas un vrai ni-ni faux dilemmique ; non-ingérence, non-indifférence un peu moins : en usage depuis trente ans, c’est le principe du gouvernement français vis-à-vis de la politique du Québec. Il y a aussi ce que la presse espagnole appelle la « génération ni-ni » : « Ni ils travaillent, ni ils étudient. Ils ont moins de 30 ans, ils ont arrêté leurs études en cours de route, et ne cherchent pas activement du travail ».. Ah mon dieu quelle horreur ! C’est La désespérance de la « génération ni-ni », dont nous causait Jean-Jacques Bozonnet dans le journal Le Monde le 25 janvier dernier, merci à lui pour cette contribution majeure.

Mais le ni-ni sent parfois le brun. Il se cache par exemple dans le « La France, aimez-la ou quittez-la ! » du Front National, transformé en « La France, tu l’aimes ou tu la quittes » par De Villiers, tout en bas lui aussi sur une échelle de lutte contre privilèges et dominations.

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Ni-ni larvé chez De Villiers

Broch le zététicien rétorquerait bien ceci : compétitif ne veut pas forcément dire contradictoire. Je m’explique. Vous vous rappelez la théière de Russell ? Il prétend qu’elle tourne autour de Mars. Mais j’ai tendance à penser quant à moi qu’elle tourne autour de Neptune. Neptune et Mars sont deux hypothèses compétitives, qui s’excluent si j’en prouve une, car si je prouve qu’elle est près de Mars, elle n’est pas près de Neptune (sauf bien sûr s’il y a deux théières, ce qui serait bien fourbe). Elles ne sont par contre pas contradictoires, c’est-à-dire que ce n’est pas parce que j’aurais prouvé qu’il n’y a pas de théière autour de Mars que ça prouvera qu’elle est automatiquement sur Neptune. Dans Ni dieu ni Darwin, on nous crée une compétitivité qui n’est pas contradictoire. Vous suivez toujours ? Pareil pour « soit vous êtes avec nous, soit vous êtes contre nous ». D’ailleurs les deux hypothèses compétitives peuvent être toutes les deux fausses, voyez ?

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La théière de Russell

Et le Ni dieu, ni maître d’Auguste Blanqui ? Ouf, il n’est ni contradictoire, ni compétitif. Et pour être complet sur les oppressions courantes, j’y ajouterais en plus de la domination cléricale et de la domination de classe, la domination patriarcale, ainsi qu’une quatrième grande domination dont on parle peu, celle de ceux qui détournent la science, l’histoire, et toutes les connaissances à des fins d’écrasement. Cela donnerait « ni Dieu, ni maître, ni patriarcat ni pseudo-science », ce qui ferait… ? Oui oui, un ni-ni-ni-ni-non-faux-quadrilemmique-non-compétitif-non-contradictoire !

Ah on rigole bien chez les libertaires3.

Le biais du monde juste

Un dernier piège pour la route, avatar de l’effet bof : le biais du Monde Juste (just world bias). Je prends un exemple vécu. Un couple hétéro se sépare. Un ami dit « faut dire qu’il était chiant, qu’il était violent ». Automatiquement, quelqu’un dira « oui, mais tout n’est pas tout noir ou tout blanc, elle devait bien avoir ses torts elle aussi ». Quel est le principe ? On partage les torts, en un superbe effet bof de principe, alors que rien n’excluait qu’un maximum de torts ne vienne que de l’un des deux. Dans les cas de violences conjugales, puisqu’on en parle, les coups sont comme les tâches ménagères : ils sont rarement répartis équitablement.

C’est fréquent d’entendre des choses du genre « Tu sais, au fond on n’a que ce qu’on mérite », argument invoqué à chaque fois qu’on veut justifier, naturaliser en quelque sorte un état des choses : si elle s’est fait violer, c’est qu’elle a bien dû le chercher, avec ses froufrous ; si les Juifs ont été persécutés, c’est qu’ils ont bien dû le chercher ; s’il n’a pas de travail, c’est que là, en l’occurrence, il n’a pas bien dû le chercher ; s’il est pauvre, c’est que franchement, il aurait pu se fouler un peu plus, et si les Africains croupissent, c’est parce qu’ils sont de grands enfants pas encore sortis du rythme des saisons. Une sorte de justice céleste, un monde fait de karmas rieurs, où l’on n’a que ce qu’on mérite. Le plus distrayant est que ceux qui rationalisent les injustices de cette manière se posent rarement la question de savoir en quoi ils ont mérité eux, leurs papiers d’identité, l’héritage de leurs parents, la couverture sociale de leur pays ou l’éducation genrée qu’ils ont reçue. Le monde paraît toujours juste aux yeux du vainqueur.

Ainsi, dans un monde peuplé de ni-ni, de faux dilemmes, de faux extrêmes, de contradictions factices, d’effets bof, d’agnosticothéièrisme et de centrisme politique, on se croirait dans la Terre du Milieu de Tolkien. Ces pièges sont autant de formes bien cachées de culbutos mentaux. Ils sont les dandinements de notre cerveau. Débusquons-les, traquons-les, et réservons-leur sans hésitation notre meilleure machine à gifles.

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RM

Pour aller plus loin : un nouveau ni-ni dans le domaine des sciences politiques et sociales (voir Education-specialisée : un ni-ni sur la consommation de drogue)


1 Sauf pour l’âme qui, à cause du médecin MaocDougall, a longtemps pesé quelque chose comme 21 grammes. Mais c’est fini maintenant. Pour en savoir plus, on peut lire l’article de Géraldine Fabre, 21 grammes, le poids d’une âme, publié sur le site de l’Observatoire Zététique.

2 L’affaire fut dévoilée par le journaliste John R. MacArthur, dans l’article Remember Nayira, Witness for Kuwait?, du New York Times du 6 janvier 1992.

3 Un ni-ni justifié a été caché dans ce paragraphe. Sauras-tu le retrouver ?

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Sciences politiques – Atelier Analyse d’arguments fallacieux sur les retraites

Nous proposons dans cet atelier une analyse critique de plusieurs arguments souvent invoqués dans les discussions ou les débats sur la réforme des retraites actuelle (2010).
Nous ne prétendons pas être exhaustifs, nous avons seulement recensé plusieurs arguments avancés par les uns ou par les autres, et proposons pour chacun d’eux d’en relever certains biais.
Le sujet évoqué – la réforme du système de retraites – est très politique, mais une analyse scientifique de ces arguments ne doit pas l’être. Notre but n’est donc pas de convaincre qu’il faut soutenir le gouvernement dans sa réforme ou au contraire qu’il faut descendre dans la rue pour s’y opposer ; il est simplement de tester la validité des arguments avancés pour permettre à chacun de se faire sa propre opinion sur ce sujet.
Attention : comme me l’a fait remarqué un lecteur attentif que nous remercions sincèrement, des erreurs se sont glissées dans cet article. Elles sont signalées par une étoile et commentées.

Avant de démarrer : Les mots sont importants 

Vous ne pourrez probablement pas rester « neutres » ou « objectifs » : à partir du moment où vous choisissez d’utiliser un mot plutôt qu’un autre, vous aurez pris parti, même malgré vous. Avant de commencer, il est bon de rappeler ce fait essentiel à votre public, pour qu’il s’empresse de l’appliquer sur vos propres propos.
Pour exemple, nous avons recueilli plusieurs définitions des expressions « système de retraites par répartition » et « système de retraites par capitalisation ». L’intérêt ici n’est pas de discuter de la pertinence de telle ou telle définition, mais plutôt de mettre le doigt sur le fait que la manière dont on définit l’un ou l’autre système peut avoir une grande influence sur l’idée que l’on se fait de son efficacité/légitimité/viabilité… 

Retraites par répartition :
Définition 1 (solidarité) : les actifs payent des cotisations qui ne contribueront pas à payer leurs propres retraites (comme dans la capitalisation), mais qui servent immédiatement au paiement des pensions des retraités. On parle ainsi de « solidarité inter-générationnelle », et de solidarité collective.

Définition 2 (aucun droit) : les cotisations basées sur les revenus professionnels de travailleurs actuels sont immédiatement utilisées pour financer les pensions des retraités. Les versements effectués par un travailleur au cours de sa vie ne sont pas directement liés au montant de la pension de retraite qu’il recevra. Chaque actif prend en charge une quote-part des retraités du moment, et sera (théoriquement, si le système existe toujours lorsque le temps viendra) pris en charge lui-même par les cotisants futurs, mais selon les conditions du moment. Dans cette logique, le cotisant d’aujourd’hui n’a aucun droit réel.

Définition 3 (salaire continué) : les retraités qui sont en bonne santé et dont le niveau des pensions est suffisamment élevé ne sont pas inactifs ; ils ont un jardin potager, s’occupent de leurs petits enfants, prennent part à l’activité politique ou associative locale, lisent, peuvent prendre le temps pour réfléchir ou pour échanger… Les retraités ne se sont donc pas retirés du monde économique, les retraites ne doivent donc plus s’appeler retraites mais pensions, et l’on peut penser la pension comme un salaire, un salaire continué, mais sans emploi, c’est-à-dire sans contrepartie d’une activité prédéfinie. 

Définition 4 (charge) : les retraites par réparition sont payées (sous-entendu sont une charge) par les générations suivantes.


Retraites par capitalisation :
Définition 1 (épargne individuelle) : Dans un régime de retraite par capitalisation , les actifs d’aujourd’hui épargnent en vue de leur propre retraite.

Définition 2 (épargne+rentabilité): Dans un régime de retraite par capitalisation , les actifs d’aujourd’hui épargnent en vue de leur propre retraite. Les cotisations font l’objet de placements financiers ou immobiliers, dont le rendement dépend essentiellement de l’évolution des taux d’intérêt.

Définition 3 (garantie de revenus) : La retraite par capitalisation a pour objectif d’assurer à chaque génération des revenus. Ces derniers peuvent être proportionnels aux montants épargnés et à la rentabilité des placements faits, dans le cadre d’une capitalisation à cotisations définies, avec un aléa sur le revenu constitué. Ils peuvent être certains dans le cadre d’une capitalisation à prestations définies, faisant supporter le risque de marché sur un tiers tel qu’un assureur.

Argument n°1 : « Nos difficultés économiques ne nous permettent plus de financer notre système de retraite par répartition »

Effets :  Plurium interrogationum + Le contexte est important + Pangloss

Plurium interrogationum + Le contexte est important : Cette affirmation en contient une autre : il est fortement sous-entendu qu’auparavant (sans préciser quand ?), les conditions étaient plus favorables. Or le système par répartition tel que nous le connaissons aujourd’hui, développé dans le programme du Conseil National de la Résistance (CNR), a été mis en place en 1945. Dans la vidéo ci-dessous, des images d’archives ainsi qu’un extrait d’une interview  de Raymond Aubrac – membre du CNR – nous rappellent dans quel état désastreux se trouvaient les infrastructures et l’industrie françaises à cette époque.

Précautions à prendre si vous décidez de projeter cette vidéo :
Il est bon de discuter de la scénarisation de l’information dans ce document (présentation de Charles de Gaulle en héros, musique dramatique qui a pour effet d’accentuer le côté désastreux de la situation).

Effet Pangloss (relecture de l’histoire a posteriori)

On a souvent le sentiment que les progrès sociaux ont toujours été acceuillis à bras ouverts par l’ensemble de la population et qu’ils n’ont jamais été remis en question, sauf aujourd’hui ; mais, à cause de la crise, on ne peut vraiment pas faire autrement entend-on souvent… Par exemple, on se souvient rarement qu’il y a eu de fervents opposants aux congés payés et au passage de la semaine de 48h à 40h et que le gouvernement de Vichy a fait paraître des décrets pour s’opposer à ces acquis.

Ce court extrait d’une interview de Maurice Voutey, membre du CNR, revient sur l’accueil des congés payés et du passage aux 40 heures
 
https://www.dailymotion.com/video/xgq5or
 
Vous pouvez discuter de la question suivante avec votre public :
Comment expliquer qu’il n’y ait pas eu plus de résistances à la création de la sécurité sociale et des retraites par répartition en 1945 ?

Eléments de réponse : le contexte n’était vraiment pas favorable aux classes sociales élevées. Une grande partie des gens qui sont encore aisés à la sortie de la guerre ont, sinon collaboré, du moins profité économiquement de la situation. À la libération, ils font plutôt profil bas. En revanche, le CNR a pris une part active à la libération de la France et a acquis ainsi le soutien de la population. S’opposer au CNR, c’est s’opposer à ceux qui se sont battus, les armes à la main, pour libérer la France. C’est physiquement et « éthiquement » difficile.

Argument n°2 : Quand il a  fallu sauver les banques en 2008, ils ont trouvé des centaines de milliards d’euros du jour au lendemain; et aujourd’hui, ils viennent nous dire qu’on n’a plus d’argent pour sauver les retraites ?
 

Effet : Effet paillasson + Plurium interrogationum :

Effet paillasson : le verbe sauver dans l’expression « sauver les banques » n’a pas le même sens que celui de l’expression « sauver les retraites ». En effet, sauver le système de retraites par répartition nécessite un plan de financement réel ; il faut effectivement trouver tous les ans suffisamment d’argent pour redistribuer à chaque retraité sa pension. 
Le cas du sauvetage des banques est très différent. F. Lordon explique dans l’extrait suivant qu’il n’a a posteriori rien coûté à l’état français et même que cela lui a rapporté des intérêts ; en effet, le sauvetage des banques a essentiellement consisté :
 

1. à bloquer de l’argent pour garantir les prêts des banques -> cet argent n’a pas eu à être débloqué ;
2. à prêter des fonds aux banques -> ces emprunts ont été remboursés avec intérêts ;
3. à prendre des parts dans les banques -> ces parts ont été revendues avec plus-values.
Ce qui a coûté cher à l’état n’est pas le sauvetage des banques à proprement parler, mais le soutien à l’économie, soutien qui il est vrai, de manière indirecte, a aussi permis de sauver une deuxième fois les banques car, si la précarité augmente, le nombre de personnes qui ne peuvent plus rembourser leurs emprunts augmente.

Extrait d’un entretien avec F. Lordon, par D. Mermet, émission Là-bas si j’y suis, 1er Mars 2010 :

Effet Plurium interrogationum

 
L’argument n°2 sous-entendque les bénéficiaires du sauvetage des banques ne sont pas ceux qui bénéficieraient du sauvetage du système de retraites par répartition. Cependant, s’il est vrai que le sauvetage des banques bénéficie directement à leurs actionnaires, un « naufrage » des banques aurait eu d’énormes conséquences sur l’économie réelle ; les premières personnes touchées par la dégradation de l’économie auraient fait partie des populations les plus pauvres et dont la situation laurait été la plus précaire, celles-là même auxquelles pensent probablement les personnes qui utilisent l’argument n°2.  
 

Argument n°3 : « Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Vous ne pouvez pas le nier : l’espérance de vie augmente
 

Voici un extrait présentant Nicolas Sarkozy énonçant l’argument n°3 :

Effets : Celui qui ra-compte n’est pas neutre + Les mots sont importants + Cigogne renversé + Une estimation reste une estimation.

Celui qui ra-compte n’est pas neutre : avant de rentrer dans la bataille des chiffres, il est toujours bon de se demander : qui les produit ? Qui les a sélectionnés ? Qui les a analysés ? Les chiffres peuvent être neutres, le sens qu’on leur donne l’est rarement. Il est intéressant d’observer qu’en ce qui concerne le débat sur les retraites, que ce soient les défenseurs ou les détracteurs de la réforme, tout le monde va puiser ses chiffres à la même source, le Conseil d’Orientation des Retraites (COR), mais qu’ils n’en tirent pas du tout les mêmes conclusions. Ce qui illustre bien le fait que les chiffres ne parlent pas d’eux-mêmes et qu’on les « fait parler »  en les sélectionnant, en choisissant de les associer ou non, en les cachant derrière un mot ou un autre…
 
À votre disposition, ce petit montage mettant en scène un journaliste de Sciences et Avenir, D. Larousserie, qui nous explique tout cela très rapidement, suivi de deux exemples d’analyse de chiffres.

Précautions à prendre si vous diffusez ce document : il est bon de préciser que B. Filoche est membre du PS. Par ailleurs, son ton est très ironique, ce qui est particulièrement désagréable et qui peut même entraîner de la dissonance cognitive si on n’est pas du même avis que lui. Il est souhaitable d’en discuter avant ou après la diffusion.

Les mots sont importants + Effet impact:  vous pouvez discuter a priori de la définition de l’espérance de vie, de son évolution et de son estimation actuelle. On donne ici un extrait de l’article de wikipédia (18 Octobre 2010) sur l’espérance de vie :

L’espérance de vie à la naissance est égale à la durée de vie moyenne d’une population fictive qui vivrait toute son existence dans les conditions de mortalité de l’année considérée. Ainsi, contrairement à ce que l’intitulé « espérance de vie » peut laisser penser, ce n’est pas une prévision quant aux probabilités de décès des années ultérieures : dire par exemple que l’espérance de vie des hommes en 2000 est de 75 ans ne signifie pas que les hommes nés en 2000 vivront en moyenne 75 ans. Ils vivront en moyenne 75 ans seulement si les conditions de mortalité qu’ils vont rencontrer tout au long de leur vie vont correspondre à celles de l’année 2000. Donc, si les progrès continuent, les hommes nés en 2000 devraient vivre en moyenne plus de 75 ans. Mais il est possible aussi que les conditions se dégradent dans le futur. Entre 1900 et 2000, elle est passée de 48 à 79 ans.

 
Puis montrer la vidéo précédente, discuter des différentes définitions en particulier celle de l’espérance de vie en bonne santé et de l’impact que cela peut avoir sur la réponse à la question : « Est-il légitime de travailler jusqu’à 65 ans ? » 
 

 

Effet cigogne renversé : l’espérance de vie est aujourd’hui, en 2010, de 82 ans. Un enfant qui naît aujourd’hui vivra – en moyenne – jusqu’à 82 ans, À CONDITION qu’il vive dans les mêmes conditions qu’aujourd’hui. Or le fait d’avoir droit à la retraite à 60 ans fait partie de ces conditions. Si cet âge augmente jusqu’à 65 ans, entre 60 et 65 ans, les enfants devenus grands seront soit toujours en poste (ce que l’on dit si l’on défend la réforme) soit en situation précaire (ce que l’on dit si l’on s’oppose à la réforme). L’une ou l’autre de ces situations diminue l’espérance de vie*.
 
* Ceci est faux : a priori, il n’y a pas de corrélation avérée entre l’espérance de vie et l’âge de départ à la retraite.
 

 

Une estimation reste une estimation : tous les chiffres avancés pour 2050 sont basés sur des estimations. Or, si certains modèles sont très fiables pour simuler certains phénomènes, il ne faut pas oublier d’exiger qu’une mesure de la fiabilité du modèle choisi soit effectuée. Sinon, les chiffres du COR ou ceux issus de ma boule de cristal sont équivalents. Or simuler notre économie et notre démographie sur 50 ans n’a rien d’évident : G. Filoche, qui avait déjà analysé les chiffres du rapport Charpinavancés lors de la réforme des retraites de 2003, affirme que toutes les prévisions faites à cette époque pour 2010 sont fausses.  
 
https://www.dailymotion.com/video/xgq5pw
 
Vous pouvez aussi aller jeter un oeil sur un Dossier Technique du COR (pris un peu au hasard) et relever les précautions prises pour faire face à la difficulté de simuler l’avenir (plusieurs scénarios possibles, conditionnel…), précautions qui disparaissent du débat public. On trouve par exemple :
 
page 3 : Du fait de l’incertitude entourant les perspectives à long terme, plusieurs scénarios économiques, différant par les hypothèses de chômage et/ou de croissance de la productivité à long terme, ont été retenus.
 
page 5 : À la demande du secrétariat général du COR, des projections relatives à l’UNEDIC ont ainsi été réalisées par la Direction générale du trésor, sur la base des trois scénarios économiques retenus pour l’actualisation des projections5, qui renvoient aux incertitudes sur les perspectives de croissance et d’emploi à long terme. Les résultats détaillés sont présentés dans le document 5 du dossier. Ces projections indiquent que, à taux de cotisation et réglementation inchangés, le régime d’assurance chômage pourrait retrouver un solde annuel excédentaire à partir du milieu des années 2010, les déficits cumulés étant apurés à l’horizon 2020. Une baisse du taux de cotisation de 1 ¾ point dans les scénarios A et B et de ¾ point dans le scénario C – ce qui correspond à un transfert de recettes potentielles de l’ordre de 0,4 point de PIB dans les scénarios A et B, et 0,15 point de PIB dans le scénario C – serait alors compatible avec le maintien d’une situation financière équilibrée à long terme de l’UNEDIC.
 
Remarquons que les chiffres du COR sont aussi repris par des opposants de la réforme. Ci-dessous une page d’un diaporama qui circule sur internet : 

CorteX_diaporama_militant_argument_base_sur_scenarii_du_COR

Si les 4 scénarii évoqués dans le rapport du COR sont bien repris dans le graphe, son auteur l’utilise comme une prédiction du futur, sans préciser les hypothèses faites pour élaborer ces scénarii. Il reprend le pire scénario en ce qui concerne le chiffre du déficit pour justifier que, même si le pire arrive, il existe une solution. Mais est-il bien sûr que les 4 scénarii élaborés par le COR sont les seuls possibles ? Comment et pourquoi seules ces quatre versions ont été retenues ? Peut-on garantir qu’aucun scénario plus favorable ou bien moins favorable ne peut se réaliser ? 

Argument n°4 : Si l’âge du départ à la retraite augmente, les jeunes auront encore plus de mal à trouver du travail. 

Extrait d’un journal télévisé, BFM TV, Octobre 2010 :

Remarque sur l’extrait : il existe une foule d’extraits sur ce sujet, mettant en scène des jeunes remontés utilisant cet argument. Dans celui-ci, les jeunes ne sont pas très à l’aise face à la caméra, mais le niveau sonore n’est pas insupportable – dans tous les autres extraits que j’ai trouvés, les « jeunes » sont interviewés dans les manifestations, et cela me semblait inaudible.
 


Effets : Effet paillasson + Détachement de données importantes 

Effet paillasson : reculer l’âge de la retraite signifie deux choses différentes qui sont souvent amalgamées : « reculer l’âge du versement des pensions » et « reculer l’âge où l’on quitte son dernier emploi » sont deux choses bien distinctes. Dire l’un en pensant l’autre introduit de la confusion.

Depuis 1993 où les mesures d’augmentation des durées de cotisations sont censées pousser les gens à travailler plus longtemps, nous avons 17 ans de statistiques : il n’y a pas de prolongement de la durée d’activité. La cessation d’activité se fait toujours actuellement à moins de 59 ans: elle est à 58 ans et 9 mois. En revanche, quel est le résultat de la réforme? C’est que la liquidation de la pension est retardée. Actuellement, il est à 61 ans et demi.  
                                                                    B. Friot, Là-bas si j’y suis, 23 Juin 2010

Détachement de données importantes : d’une manière générale, on ne parle de chômage que pour la population dite active.

Il y a effectivement 23% de chômage dans la tranche des moins de 25 ans, mais c’est 23% de la population active de moins de 25 ans. Ce qu’il ne faut pas détacher d’une donnée importante, le taux d’activité dans cette tranche d’âge : en 2010, le taux d’activité chez les 15-24 ans était de 36,5% (site de l’insee) ce qui signifie que 63,5% des personnes de cette tranche d’âge ne sont pas considérées actives. En effet, une grande partie d’entre elles fait des études. Celles et ceux qui travaillent ou qui sont au chômage, ce sont donc tous les autres et, par conséquent, ce sont les moins qualifiés.
Il n’y a donc pas vraiment de phénomène spécifique chez les « jeunes » en ce qui concerne le chômage * : quelle que soit la tranche d’âge considérée, le taux de chômage est toujours plus élevé chez les populations les moins qualifiées. Le chiffre de 23% n’est pas faux en soi. C’est simplement qu’il est souvent mal interprété : nous imaginons 23% de l’ensemble des jeunes dans les agences du pôle emploi, au lieu de n’en imaginer « que » 23% de 36,5%, c’est à dire environ 8,3%.

* Cette phrase n’est pas juste ; il aurait fallu dire : « Ce chiffre de 23% de chômage chez les jeunes ne démontre pas l’existence d’un phénomène spécifique chez les jeunes en ce qui concerne le chômage. » Mais cela ne démontre pas non plus qu’il n’y a pas de phénomène spécifique.

Dans la suite, nous supposons que les chiffres avancés sont de bonnes estimations, que notre économie évoluera suivant un des 4 scénarii du COR, et nous discutons, sur cette base, de la validité de certains autres arguments.

Argument n°5 : « Il y a de plus en plus d’inactifs, les actifs ne pourront plus payer les retraites des inactifs. Il ne reste que deux solutions : diminuer les retraites ou augmenter la durée de cotisation »

Effets :Détachement de données importantes + Petit ruisseau + Non sequitur + Faux dilemme


Cet argument est riche en effets et sophismes. On peut le décomposer comme suit :
Prémisse A : il y a de moins en moins d’actifs
Prémisse B : quelle que soit l’époque et la situation économique, la part reversée par un actif au système de retraite est stable
Conclusion : donc les actifs ne pourront plus payer la retraite des inactifs.

Prémisse A : Détachement de données importantes + Effet petit ruisseau :on entend que le taux de chômage est élevé et que l’on vit plus longtemps et on en déduit que le rapport actifs/inactifs diminue, mais on ne prend pas en compte toutes les données. Par exemple, en 1962, le taux d’emploi des 20-59 ans n’était que de 67%  ; il est de 76% aujourd’hui.

Avez-vous une explication ?

Il n’y a pas si longtemps, les femmes étaient bien moins présentes sur le marché du travail. Il y avait donc bien plus d’inactifs réels dans la tranche des 20-59 ans il y a 40 ans qu’aujourd’hui  : les hommes chômeurs mais aussi beaucoup de femmes sans emploi, non comptabilisées dans les chiffres du chômage puisqu’elles n’étaient pas censées en chercher. 

En ce qui concerne le ratio inoccupés/occupés, il ne devrait pas augmenter tant que cela. Prudence toutefois, les estimations ne sont que des estimations :

Le ratio inoccupés / occupés était de 1,62 en 1995, il devrait se situer en 2040 entre 1,66 à 1,79 selon les projections en matière de chômage, la baisse du poids des enfants et des jeunes (qui coûtent aussi cher en dépenses publiques et privées que les retraités) compensant la hausse de celui des retraités.

B. Friot, L’enjeu des retraites, p115-116

         
Prémisse B : Petit ruisseau (si les petits ruisseaux font de grandes rivières, les petits oublis peuvent conduire à de grandes erreurs) : comme le souligne B. Friot, on peut calquer le raisonnement de l’argument n°5 en imaginant un quidam en 1900 qui dirait : « Aujourd’hui, les agriculteurs représentent 30% de la population active. En 2010, les agriculteurs représenteront moins de 3% de la population active. Il y aura donc une terrible famine en 2010 ! »
 
Dans un cas comme dans l’autre, une donnée fondamentale a disparu du propos : la productivité. Ce chiffre, pourtant très commenté dans d’autres contextes, n’est plus jamais évoqué dans le débat sur les retraites. Pourtant, dans les scénarii du COR, la productivité augmente bel et bien : chacun des actifs produira dans 20 ans bien plus que chacun de nous aujourd’hui. C’est ce qu’il s’est passé dans les 50 dernières années et un actif d’aujourd’hui alimente bien plus le système de retraite qu’un actif il y a 50 ans.
 
Explication de l’argument de B. Friot  mise en scène par F. Lepage  (le ton ironique peut déranger; risque de dissonance cognitive)
 
https://www.dailymotion.com/video/xgq5um
 
Plutôt que de montrer la vidéo à votre public, vous pouvez leur faire faire le petit exercice suivant :
 
Exercice :
En reprenant les chiffres avancés par le COR :
1950 : le PIB est de 1 000 milliards (Mds) d’euros et la somme consacrée aux pensions représente 5% du PIB.
2000 : le PIB a doublé et on en réserve 13% pour les retraites.
2050 : le PIB aura encore doublé et, pour garantir les droits dont on dispose aujourd’hui (même durée de cotisation, même âge de départ à la retraite, mêmes montants), il faudra consacrer 18% du PIB aux retraites.
 
Remarque : nous raisonnons ici avec les chiffres avancés par le COR, sans nous prononcer sur leur fiabilité.

Questions :

1. Vérifiez qu’une croissance de 1,7% par an, prévue par le COR, entraîne bien le doublement du PIB entre 2000 et 2050. Cela peut paraître contre-intuitif, comme souvent lorsqu’on rencontre un croissance exponentielle. 

Réponse : Si l’on note P(blabla) le PIB de l’année blabla, on obtient :
P(2001) = P(2000) + 1,7/100 * P(2000) = 1,017 * P( 2000)
P(2002) = 1,017 * P(2001) = (1,017) ² * P(2000)

P(2 050) = (1,017) ^ 50 * P(2000) = 2,3 * P(2 000)

2. Une fois les retraites financées, combien reste-t-il en 1950, 2000 et 2050 pour tout le reste (les actifs, les investissements et les profits) ?

Réponse : En 1950, il reste 95% * 1000 = 950 Mds;
En 2000, il reste 87% * 2000 = 1740 Mds
En 2050, il resterait 82% * 4000 = 3280 Mds
Prenez quelques secondes pour regarder ces chiffres résumés dans les diagrammes suivants.
On peut remarquer qu’entre 1950 et 2000, la part du PIB consacrée aux retraites est passée de 5% à 13% sans que cela ne pose de problèmes.

CorteX_Retraites_Graphique_PIB_retraites

Remarque : ce paragraphe n’a pas été pensé pour initier un débat politique concernant la répartition les richesses – Taxes ? Augmentation des salaires ? Quels salaires ? -, ni pour se demander s’il est souhaitable ou non de doubler le PIB ; il a plutôt pour objectif de mettre en évidence l’impact que peut avoir la suppression d’une donnée importante dans le débat.

Le raisonnement de l’argument n°5 est donc basé sur deux prémisses fausses.

Sophisme Non sequitur + Pétition de principe : dans le sophisme Non sequitur, la conclusion est tirée de deux prémisses qui ne sont pas logiquement reliées, voire fausses. On crée alors l’illusion d’un raisonnement et d’une conclusion valides.

Dans le raisonnement :

Prémisse A : il y a de moins en moins d’actifs occupés
Prémisse B : quelle que soit l’époque et la situation économique, la part versée par un actif occupé au système de retraite est stable. 
 
Conclusion : donc les actifs ne pourront plus payer la retraite des inactifs.

C’est le donc qui est important car il relie les deux prémisses, valide le raisonnement et clôt la conclusion. Le problème réside dans le fait que les prémisses sont fausses ou partiellement fausses : le taux d’actifs occupés reste plutôt stable et depuis 50 ans, chacun des actifs occupés voit la part de richesse produite consacrée au financement des retraites augmenter.

Par ailleurs la prémisse B est une pétition de principe : on sous entend comme valide quelque chose que l’on souhaite prouver et on passe sous silence des données fondamentales, comme la productivité.

Faux dilemme : une fois la conclusion faussement validée, il ne reste plus qu’à poser un faux dilemme pour y répondre. « Il n’y a que deux solutions… » Pourquoi seulement deux ? Sur quels critères écarte-t-on d’emblée toutes les autres du débat, certaines plus absurdes que d’autres ? Comme les autres solutions ne sont pas envisagées, il n’est plus possible d’en discuter et le débat en est sévèrement réduit.
 

Bonus : Argument n°6 :  » Si le PIB ne croît pas autant que prévu ou en cas de crise, il vaut mieux avoir anticipé et avoir capitalisé »
 

Effet : Petit ruisseau

Les estimations restent des estimations ; il est donc possible que le PIB ne soit pas de 4000 milliards d’euros en 2050 et qu’il soit difficile de financer les retraites. Et on peut se dire que, si c’est le cas, on aura au moins son petit pécule, épargné tout au long de sa vie active. Il ne faut cependant pas oublier de prendre en compte dans cette réflexion que l’argent capitalisé ou épargné n’est pas « sorti » de l’économie, qu’il n’est pas totalement déconnecté du reste.
 
On ne met pas notre épargne sous notre matelas, on la pose sur un quelconque plan épargne retraite ou sur une assurance vie qui nous rapporte de surcroît quelques % tous les ans. Et votre banquier ne range pas vos économies dans un coffre fort, il les place, c’est-à-dire qu’il achète des titres avec – c’est pour cela qu’il peut vous « garantir » une certaine rentabilité – et il les revendra le jour où vous viendrez chercher votre argent.
 
Dans l’hypothèse où nous ne produirions pas autant de richesses en 2050 que prévu, les titres perdraient aussi probablement de la valeur : en caricaturant, si personne n’est riche, personne ne pourra racheter mes titres qui perdront de la valeur. Et puis un titre représente une part de la richesse d’une entreprise – réelle ou estimée par l’acquéreur. Si l’entreprise produit moins, le titre vaut moins. Si la confiance dans les marchés n’est plus au rendez-vous, le titre vaut moins.
Pour être moins caricaturale, la valeur de mon épargne n’est pas forcément stable ; elle peut évoluer à la hausse comme à la baisse.

Cet atelier sous sa version initiale a été testé le 21 octobre 2010, en amphithéâtre, par R. Monvoisin lors de la grève. Public : étudiants de L1 et L2 scientifiques. Durée de la séance : 35mn. On peut télécharger la version pdf ici.

La version présentée ici est une version retravaillée suite aux commentaires de RM et aux remarques des autres membres du CorteX.

GR, avec la participation de RM, NG et DC.

 

 

Le CorteX dans Visions croisées – Peut-on cauchemarder du droit au rêve ?

Peut-on cauchemarder du droit au rêve ? Comment, par une petite expérience simple, faire dérailler des amis raisonnables sur la question du droit au rêve

Court article critique publié par R. Monvoisin dans Visions Croisées (N°8, été 2010), magazine de l’Université de Grenoble.

Téléchargeable ici (pp. 8 et 9).

Cet article aborde simplement l’argument du « droit au rêve »,  et de manière souple l’impasse du relativisme cognitif et introduit la question de l’argument du Harm principle, le principe de non-nuisance.

Pour aller plus loin :

  • Sur le droit au rêve et la maxime de H. Broch : « Le droit au rêve a pour pendant le devoir de vigilance », on lira H. Broch, Le paranormal. Ses documents, ses hommes, ses méthodes, éd. Seuil, 1989.
  • Sur le relativisme cognitif & le postmodernisme , le chapitre 3 de A. Sokal & J. Bricmont, Impostures intellectuelles, Odile Jacob, 1997 est exemplaire. Cet article de J. Bricmont dans La Recherche « le relativisme alimente le courant irrationnel » est également éclairant.
  • Sur le harm principle et son énonciation originale, on pourra farfouiller dans John Stuart Mill, De la liberté (1859), Gallimard, coll. Folio Essais, 1990.

RM