Débat "y a-t-il des limites à la liberté de disposer de son corps ?"

CorteX_bad-tasteFévrier 2013, à 24 heures d’intervalle, deux débats critiques sont organisés sur des campus français. Guillemette Reviron s’occupe du campus de Montpellier, Richard Monvoisin de celui de Grenoble, avec une heure chacun-e et un thème commun : y a-t-il des limites à la liberté de disposer de son corps ?
Voici le matériel associé à l’atelier, pour tout enseignant souhaitant refaire le même débat dans sa classe, son amphi ou avec ses collègues.

J’ai organisé une centaine de débats comme celui-ci, mais cette fois, deux jours avant, je n’avais aucun matériel vidéo spécifique, et ma collègue Guillemette m’a donné son pack, un lot de documents. J’ai commencé à le dépouiller, et je me suis rendu compte que ces documents portaient plus sur le transhumanisme que sur la question éthique centrale que je voulais aborder. Consacrant tout ce mois à des Midis Critiques sur les super-héros et la question du transhumanisme, je souhaitais réellement faire un Midi éthique. J’ai donc comme à mon habitude tracé une carte conceptuelle des lieux communs classiques de cette discussion, sur un bout de papier, et…. j’ai décidé de faire ce midi éthique « à l’ancienne », sans informatique, sans document, juste un livre et de la craie.

Le cadre : un amphi avec une cinquantaine d’étudiants, de la L1 au doctorat.

Le livre : celui de Ruwen Ogien, l’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine, et autres questions de philosophie morale expérimentale (Grasset, 2012). J’ai déjà croisé Monsieur Ogien lors d’un colloque à Grenoble, et je lui avais demandé des pistes pour introduire pédagogiquement les expériences dont il parlait, mais j’avais eu une sorte de fin de non-recevoir. Qu’importe ! Je ferai avec ce que je sais. 

La question : le titre exact que j’avais choisi était : Drogues, dopages, gestation pour autrui, cannibalisme… y a-t-il des limites à la liberté de disposer de son corps ?

Déroulé : j’ai procédé en 4 étapes.

1. J’ai défini les deux grands courants éthiques modernes principaux, les éthiques déontologique et conséquentialiste (dont l’utilitarisme est l’une des formes) en lisant les pages 26 et 27 du livre (lien).

2. J’ai ensuite expliqué que j’avais un mal fou à mettre des limites recevables à la liberté de disposer de son corps, et que j’aimerais partager ces doutes avec eux au travers de quelques exemples que voici :

  • Tatouage (j’avais pris pour exemple Vladimir Frantz, candidat aux élections présidentielles tchèques, et presqu’entièrement tatoué)
  • Piercing
  • Stupéfiants
  • Dopage (j’avais pour cela repotassé Jean-Noël Missa, auteur de Philosophie du dopage (PUF, 2011), intervenu  dans l’émission du 11 octobre 2012 de M. Canto-Sperber sur France Culture http://www.franceculture.fr/emission-questions-d-ethique-quels-problemes-moraux-pose-le-dopage-2012-10-11
  • Transidentité
  • Transhumanisme
  • Avortement : j’ai lu le descriptif des pages 173-174 de Ogien sur « On vous a branché un violoniste dans le dos », tiré d’un cas proposé par Judith Jarvis Thomson, A defense to abortion, Philosophy and public affairs, 1, 1, 1971, pp 47-66.
  • Prostitution
  • Euthanasie
  • Suicide
  • Inceste : j’ai lu la description de Ogien p. 101, tirée d’un cas donné par Jonathan Haid, The emotional dog and its rational tail. A social intuitionist approach to moral judgment, Psychological review, 108, 2001, pp. 814-834.
  • Pédophilie – ou plutôt « pédocriminalité sexuelle » (je n’ai hélas pas eu le temps d’introduire ce sujet, qui mériterait presque une réflexion en soi à part entière)
  • Cannibalisme : j’ai narré les cas d’Issei Sagawa, célèbre pour avoir tué et en partie mangé une étudiante néerlandaise à Paris en juin 1981 et de Rudy Eugene dit « le Zombie de Miami », pour évincer le cannibalisme criminel, qui ne fait bien entendu pas l’objet de discussion – l’une des personnes (la « mangée ») n’étant pas consentante. Reste toutefois les cas « consentants », comme l’affaire Armin Meiwes en 2001: Meiwes publia plusieurs annonces sur le Net dans lesquelles il déclarait rechercher un homme voulant être mangé. Parmi les répondants, un certain Bernd Jürgen Armando Brandes, un ingénieur berlinois de 43 ans, accepte d’abord d’un commun accord de se laisser sectionner le pénis et de le cuisiner puis de le manger ensemble (scène qui dura 9 heures et fut filmée), puis donne son consentement pour mourir et être mangé. Meiwes tua donc Brandes au couteau, l’éviscéra et congela environ 30kg de viande.

3. J’ai opté dès le 4ème item (les drogues) pour un débat mouvant entre abolitionnistes et liberté totale. Bien sûr, il a fallu créer un case spéciale pour les non-abolitionnistes défenseurs d’une limite, ce qui fit un débat à trois bandes.

Conclusion

Le débat fut très riche, et me réserva quelques surprises. Première surprise, les limitations concernant les tatouages ont très vite concerné le message tatoué : les limitations devinrent des limitations de liberté d’expression – pas d’encouragement au meurtre, au racisme, au suicide, etc.

Deuxième surprise : certains sujets sont des « attracteurs étranges », et prirent une grande place dans le débat. Les drogues par exemple, posèrent le problème de l’addiction, plus ou moins consentie – ce qui fut l’occasion de nuancer un peu avec l’ASUD, association d’usagers de drogues qui revendique le droit de se droguer heureux. Ces points focaux de la discussion ne me permirent pas en 1h20 d’aborder sereinement le dopage, le transsexualisme et le transhumanisme (qui faisait en parallèle l’objet d’autres débats que je menais, donc mon public n’était pas naïf sur ces questions).

J’ai également évincé la pédocriminalité sexuelle, qui mériterait pourtant un long développement : quelles sont les justifications des limites d’âge posées par la loi pour avoir le droit d’avoir des relations sexuelles avec quelqu’un de majeur ? Il ne s’agit bien sûr pas de cautionner quoi que ce soit, mais de regarder froidement l’immense continuum entre une « pédophilie » sur enfants en bas âge, non consentants ou non comprenants, et une pédophilie prenant la forme d’une relation « saine » et consentie, mais dont l’une des personnes est sous une certaine limite d’âge. Se pose, comme à chaque fois, la question du consentement, ce que l’âge ne garantit pas – pensons à une personne majeure mais mentalement handicapée.

J’ai reçu par la suite quelques messages de discussion : un premier qui disait que ce type de débat était dangereux car il dissipait des limites difficiles à acquérir pour de jeunes adultes. D’autres (2) qui disaient au contraire que cela avait fendillé leur assurance dans certaines positions – notamment sur le suicide et la difficulté même morale d’empêcher quelqu’un de se suicider s’il le souhaite vraiment.

C’est un type de débat assez remuant et méritant toutes les nuances possibles et une grille rationnelle sur les limites morales. Il faut rappeler plusieurs fois qu’il ne s’agit en rien de légitimer des actes, notamment les actes non consentants, mais de questionner certains de nos présupposés moraux : toute la nuance doit être appuyée lors des questions de suicide, d’inceste, et éventuellement de pédophilie, afin qu’un-e étudiant-e ayant traversé un drame de ce genre puisse rester dans le débat. J’encourage également à préciser d’emblée que la prise de parole se fait en levant la main (pour éviter lorsque les débats s’échauffent, que les gens se coupent la parole), et que l’animateur se rangera toujours du côté des minoritaires à chaque phase de discussion, de manière à ne pas laisser une personne isolée se sentir ridicule. Ce dernier point est assez difficile quand il s’agit de suivre des personnes très déontologistes, qui revendiquent qu’on interdise le tabac, l’alcool et toute substance addictive.

Suite aux questions, j’ai rappelé ma position de départ : j’ai énormément de mal à poser des limites à toutes ces questions, et j’ai peur que ce travail soit impossible sans fragiliser ce qu’est le consentement personnel et la liberté individuelle. Je ne vois qu’un cas, la pédophilie, où je suis prêt à accepter une limite contraignante pour deux personnes amoureuses dont l’une n’est pas majeure sexuelle, si c’est le prix à payer pour protéger le reste d’une population d’enfants qui pourrait être consentante sans pleine connaissance de cause. Et encore, je suis un peu ennuyé, et je préférerais du cas par cas, car la connaissance de cause est multifactorielle.