
Cédric Stolz est professeur de philosophie. Il est l’auteur de plusieurs livres et achève actuellement la rédaction de Réponses contemporaines à dix questions philosophiques, à paraître début 2026. Sa série d’articles porte sur un thème qu’il juge essentiel mais négligé voire absent dans le milieu de l’esprit critique
Note préalable : cet article (et la série dans laquelle il s’insère) plonge dans des réflexions philosophiques plus approfondies que nos publications habituelles. Il s’adresse donc en priorité à celles et ceux qui ont déjà quelques repères dans ce domaine ou aux lecteur·trice·s en quête d’un regard philosophique sur ces questions.
La distinction entre les faits et les opinions ne tient pas
On entend souvent dire : « C’est un fait, pas une opinion », ou encore « Il faut distinguer les faits des opinions ». Ces phrases peuvent sembler évidentes. Pourtant, quand on les examine de près, on se rend compte qu’elles manquent de rigueur. Pour y voir plus clair, prenons un moment pour poser quelques bases sur la manière dont ces notions sont analysées en philosophie de la connaissance (épistémologie).
D’abord, qu’est-ce qu’une croyance ? C’est un état mental qui consiste à penser qu’un énoncé1 est vrai. Par exemple, croire que la Terre est ronde, c’est penser que l’énoncé « la Terre est ronde » est vrai.
Ensuite, qu’est-ce que la vérité ? On la définit généralement comme une relation de correspondance entre un énoncé (auquel on croit) et les faits. Une croyance est dite vraie si l’énoncé sur lequel elle porte décrit correctement la réalité. Par exemple, si la Terre est effectivement ronde, alors la croyance que « la Terre est ronde » est vraie.
Le mot « opinion », quant à lui, peut désigner plusieurs choses. On l’emploie parfois pour parler d’une croyance non justifiée, c’est-à-dire qui n’est pas accompagnée de preuve. D’autres fois, on s’en sert pour désigner une croyance qui porte non pas sur des faits objectifs, mais sur des faits subjectifs (comme une émotion ou un désir).
Plutôt que d’opposer les faits et les opinions, il est pertinent de distinguer différents types de croyances :
– D’abord, les croyances vraies (qui correspondent aux faits) et les croyances fausses (qui n’y correspondent pas). Précisons qu’une croyance peut être vraie sans être justifiée. Par exemple, si quelqu’un·e croit que le nombre de grains de sable sur Terre est pair, sa croyance est peut-être vraie, mais par pur hasard.
– Ensuite, les croyances qui portent sur des faits objectifs, c’est-à-dire indépendants de nos attitudes, et celles qui portent sur des faits subjectifs, à savoir des attitudes telles que les émotions et les désirs. Par exemple, si je crois que des extraterrestres existent, ma croyance porte sur le monde extérieur et est donc objective. À l’inverse, si je crois que je suis en colère, ma croyance porte sur une émotion et est donc subjective. Précisons que les croyances objectives et les croyances subjectives peuvent être tout autant vraies ou fausses, selon qu’elles correspondent ou non aux faits qu’elles prétendent décrire (objectifs pour les premières et subjectifs pour les secondes).
– Enfin, les croyances justifiées et les croyances non justifiées. Certaines croyances sont accompagnées de faits qui les justifient, à savoir des preuves, d’autres non. Précisons qu’une croyance subjective peut évidemment être justifiée. Par exemple, je peux être justifié à croire que je suis en colère (sur la base de l’introspection, ou sur la base de l’observation de mon comportement et d’une inférence à la meilleure explication). Précisons également qu’il est possible d’avoir une croyance objective et injustifiée. Par exemple, si je crois sans preuve que le nombre de grains de sable sur Terre est pair, ma croyance porte bien sur le monde extérieur, mais est injustifiée. Précisons enfin qu’il n’est pas impossible d’avoir une croyance justifiée mais fausse, si l’on admet qu’une preuve n’est pas infaillible. Par exemple, pendant longtemps, les scientifiques croyaient que les ulcères gastriques étaient causés uniquement par le stress, et cette croyance était justifiée par les éléments disponibles à l’époque. Or, depuis la découverte de la bactérie Helicobacter pylori, on est désormais justifié à croire que de nombreux ulcères sont liés à cette infection bactérienne (même si le stress peut jouer un rôle de facteur aggravant). Bien qu’autrefois justifiée, la première croyance était donc fausse (du moins, on est aujourd’hui justifié à croire qu’elle était fausse).
Bref, quand on dit « c’est un fait, pas une opinion », on veut généralement dire qu’on ne prétend pas décrire un fait subjectif mais objectif, ou que cette croyance est justifiée, par exemple sur la base d’une preuve scientifique. Il serait donc plus rigoureux de dire « ce n’est pas une croyance subjective, mais objective », ou « ce n’est pas une croyance injustifiée, mais justifiée ».
Les preuves sont-elles objectives et la morale subjective ?
Par ailleurs, on entend aussi souvent dire qu’il faut distinguer les faits des valeurs. Si beaucoup a déjà été dit sur le sujet dans les milieux de l’esprit critique, on passe souvent à côté du fait que cette expression suppose parfois que la morale serait subjective par opposition aux preuves qui seraient objectives. Par exemple, dire « il est immoral de crever les yeux des enfants pour s’amuser », ce serait parler d’un fait subjectif (comme une émotion de désapprobation de cette pratique), tandis que dire « c’est prouvé que la Terre est ronde », ce serait parler d’un fait objectif. Mais cela est très contestable :
Premièrement, comme nous le verrons, un examen attentif révèle que la thèse selon laquelle la morale est subjective est beaucoup moins plausible qu’il y paraît.
Deuxièmement, si l’on accepte que ce qui relève de la morale est subjectif, alors il est plausible que ce qui relève de la preuve (qui sera ici entendue au sens de justification épistémique, elle-même comprise comme raison normative épistémique) le soit également. Les éléments qui comptent comme des preuves sont généralement des faits objectifs, mais le fait que ces faits objectifs comptent comme des preuves est-il objectif2 ? Autrement dit, la preuve est une propriété qu’ont certains faits objectifs, mais cette propriété n’est-elle pas subjective ? Par exemple, nous considérons que certaines expériences scientifiques prouvent certaines théories, tandis que certaines personnes considèrent que la bible en prouve d’autres. Dans les deux cas, on prend des faits objectifs, mais on ne leur accorde pas la même valeur de preuve. Dans ce cas, la bible n’a-t-elle pas la propriété de justifier des croyances relativement à la subjectivité des un·e·s, tout comme les résultats scientifiques ont la propriété de justifier des croyances relativement à la subjectivité des autres ?
Le programme de la série d’articles
L’esprit critique (ensemble de connaissances, de compétences cognitives et de dispositions) est ce qui permet de décider quoi croire et quoi faire3, conformément à ce que nous avons de bonnes raisons de croire et de faire.
Cette série d’articles va chercher à répondre à une question philosophique fondamentale : les raisons que nous avons de croire (raisons normatives épistémiques) et d’agir (raisons normatives pratiques) sont-elles subjectives ou objectives ? Autrement dit, le fait que certaines choses engendrent des raisons de croire ou d’agir dépend-il ou non de nos attitudes (émotions, désirs, etc.) à l’égard de ces choses ?
Voici comment cette série d’articles va se déployer :
Dans le prochain article, je commencerai par distinguer deux grands domaines : celui des croyances (domaine épistémique) et celui des actions (domaine pratique). J’y poserai aussi une distinction importante entre deux niveaux de réflexion : le niveau normatif (quels faits engendrent des raisons ?) et le niveau méta-normatif (les raisons sont-elles objectives ou subjectives ?). J’y présenterai enfin l’opposition (méta-normative) entre subjectivisme et objectivisme.
Le troisième article présentera une thèse méta-normative étonnante : l’idée que les jugements à propos des valeurs et des raisons, qu’ils concernent les croyances (domaine épistémique) ou les actions (domaine pratique), sont tous faux.
Dans un quatrième article, je compléterai cette thèse avec la présentation d’une conception (méta-normative) personnelle que j’appelle le constructivisme des attachements axiologiques (expression qu’il s’agira bien sûr d’expliciter).
Le cinquième article montrera pourquoi cette approche est pertinente et proposera une définition générale de la rationalité.
Enfin, la série se conclura par une question centrale, éclairée par tout ce chemin parcouru : Pourquoi développer notre esprit critique et pourquoi l’enseigner aux autres ?
- Ou plus précisément une proposition, c’est-à-dire la signification extraite d’un énoncé. Par exemple « La neige est blanche » et « The snow is white » sont deux énoncés mais constituent une seule proposition ↩︎
- Précision technique réservée aux initié·e·s : la question ne renvoie pas au débat sur « l’internalisme et l’externalisme de la justification » : on ne se demande pas si une croyance est justifiée sur la base d’un processus accessible par introspection (internalisme de la justification) ou d’un processus causal fiable n’étant pas nécessairement accessible par introspection (externalisme de la justification). Elle renvoie plutôt au débat sur « l’internalisme et l’externalisme des raisons » ou sur « le subjectivisme et l’objectivisme des raisons », indépendant du premier. Tandis que le premier débat porte sur ce qui engendre une justification ou raison, le second porte sur le caractère subjectif ou objectif de la justification ou de la raison engendrée (quelle que soit la réponse à la première question). ↩︎
- Cette définition est inspirée par celle donnée par Robert Ennis. « Critical thinking is reasonable, reflective thinking focused on deciding what to believe or do » Robert H. Ennis, « A Logical Basis for Measuring Critical Thinking Skills », Educational Leadership, octobre 1985, p. 45.
Pour les différentes conceptions et les différents composants de l’esprit critique, voir Céline Schöpfer, Peut-on encore sauver l’esprit critique ? Tentative de réingénierie conceptuelle à partir d’un examen empirique et de ses limites, thèse de doctorat, Université de Genève, 15 septembre 2025. ↩︎
Référence de l’image : Pierre-Auguste Renoir, Waldweg [Sentier dans le bois], 1874–1877, huile sur toile, 65,5 × 54 cm, Museum Barberini (Impressionism: The Hasso Plattner Collection), Potsdam, inv. MB-Ren-03. Domaine public ; source : Museum Barberini / Wikimedia Commons.