Le sophisme est un raisonnement qui n’est logiquement correct qu’en apparence. Il se distingue des paralogismes dans le sens où il est volontairement fallacieux, conçu avec l’intention d’induire en erreur. Ici, nous expliquons le déshonneur par association.
Reductio ad hitlerum
Méthode : disqualifier un adversaire en le comparant à un personnage honni du passé comme Hitler, Mussolini, Pol Pot…
Par extension, le déshonneur par association peut s’immiscer lorsqu’on opère une catégorisation fallacieuse des arguments présentés : iI s’agit de rattacher l’argumentaire à un concept, un courant, une doctrine qui est connue pour être en elle-même négative, réfutée, inadmissible, immorale.
Si le sophisme reductio ad hitlerum apparaît rarement sous la forme « vous avez le même argument qu’Hitler », il est plutôt présent aujourd’hui comme une tactique de déshonneur par association en faisant un rapprochement avec la politique de ces personnages. L’évocation subtile d’une période historique, fasciste ou nazie par exemple, discrédite l’interlocuteur et l’exclut de la discussion, évidemment sans développer une argumentation valide. On suppose alors que l’argument est identique à un concept et que ce dernier est largement réfuté.
Structures argumentatives :
- Voyons, si tu adhères à la théorie de Darwin, alors tu cautionnes la « sélection » des espèces, donc le darwinisme social et l’eugénisme, ce qui rappelle certaines heures sombres…
- Cette position est pour ainsi dire du bolchevisme / fascisme / nationalisme / totalitarisme, avec ce que l’on connaît de ses conséquences dramatiques…
- Vous critiquez [xxx] exactement comme Jean-Marie Le Pen.
Exemples dans les médias
* Entrevue de Carla Bruni dans l’Express du 13 février 2008. Elle fait référence au site du Nouvel Observateur et déclare :
« si ce site avait existé pendant la guerre, qu’en aurait-il été des dénonciations de juifs ?»
* Jean-François Copé accuse Martin Hirsch de se livrer à un « exercice de délation » à propos de son dernier ouvrage consacré aux conflits d’intérêts dans le gouvernement. Dimanche Soir politique sur I-télé /France Inter, le 26 septembre 2010.
* Discours du 26 novembre 2009, Christian Estrosi, Ministre de l’Industrie et maire de Nice, estime qu’un débat sur l’identité nationale en Allemagne durant les années 30 aurait pu permettre d’éviter « l’atroce et douloureux naufrage de la civilisation européenne ». Difficile ensuite de refuser le débat sans être assimilé au régime nazi.
* Roschdy Zem, invité à s’exprimer sur la loi HADOPI sur le téléchargement, au 13h de France 2 le 26 avril 2009 : « Les seuls cas où la culture a été gratuite, c’est les cas où il y avait une politique de dictature, sous le IIIe Reich, sous la Roumanie de Ceausescu : la culture gratuite n’existe pas » :
* Philippe Val justifie les critiques reçues à France Inter sur la journée spéciale Psychanalyse du 9 novembre 2012, dans Service public, le 15 novembre 2012, en une illustration stupéfiante du déshonneur par association (couplée à d’autres techniques, comme celle de l’épouvantail).
Ecouter ici :
* Le déshonneur par association peut se glisser parfois dans des endroits inattendus, comme dans cette interview de Périco Légasse, critique gastronomique de Marianne, dans l’émission Service Public sur France Inter, le 11 novembre 2010. « [la cuisine moléculaire] c’est le fascisme ! […] c’est une dictature de la pensée. »
* On trouvera profit à regarder la vidéo du CorteX « Science politique, science historique : loi Gayssot et lois mémorielles » où Jean Bricmont explique le non-sens du déshonneur par association sur le cas des lois mémorielles.
* Extrait de Luc Ferry dans Ferry L. Kahn A., Faut-il légaliser l’euthanasie ? Odile Jacob, Nov. 2010 : « A cette étrange conviction, on peut en opposer une autre, directement contraire, celle selon laquelle il est inacceptable d’établir quelque équivalence que ce soit entre « dépendance » et « indignité » parce qu’il serait faible, malade, vieux et par là même dans une situation d’extrême dépendance est même une idée intolérable sur le plan éthique, à la limite des plus funestes doctrines des années 1930.«
* Encore un autre : « Alibi homo et porte-parole du mouvement anti-mariage gay, Xavier Bongibault s’est excusé platement dimanche soir, après avoir comparé François Hollande à « un homme que l’Allemagne avait bien connu à partir de 1933», avouant qu’il s’était « emporté ». Le 6 novembre, sur RTL, Bongibault avait déjà déclaré que l’idéologie du gouvernement était dans « la droite ligne d’un homme que l’Allemagne a bien connu à partir de 1933 ». Une déclaration qui n’avait alors fait réagir personne » (La manif fourre-tout était cousue d’or, Le canard enchaîné, 16 janvier 2013).
Variante « scientisme sans âme »
« Alors que la psychanalyse est de plus en plus attaquée par les tenants d’un scientisme sans âme, nombreux sont les praticiens qui continuent, avec intelligence et ténacité, à faire perdurer la clinique freudienne, autant dans des institutions publiques que dans leurs cabinets privés. (…) (Élisabeth Roudinesco, Le Monde 7 mars 2013 )»
Exemples historiques
Simone Veil, présentant son projet de loi sur l’interruption volontaire de grossesse au Parlement en 1974, reçut un florilège d’arguments ad hitlerum, en particulier lors des séances des 26-27-28 novembre. On mesure pleinement la dureté de ces attaques en sachant Madame Veil juive et rescapée d’Auschwitz.
- « Le temps n’est pas loin en France où nous connaîtrons ces « avortoirs » – ces abattoirs – où s’entassent des cadavres de petits d’hommes. » (Jean Foyer, UNR, RPR, 26 nov.)
- « Cela ne s’appelle plus du désordre, madame la ministre. Cela ne s’appelle même plus de l’injustice. C’est de la barbarie, organisée et couverte par la loi, comme elle le fut, hélas ! il y a trente ans, par le nazisme en Allemagne. » (Jacques Médecin, RPR, maire de Nice, 26 nov.)
- « Quand on oublie que le droit à la vie est inviolable on peut, après l’introduction de l’avortement, préconiser des mesures contre les handicapés physiques ou mentaux, contre les ‘bouches inutiles’, contre les incurables, contre les poids morts de la société, et en arriver, chers collègues, au pire racisme nazi. » (René Feït, FNRI 26 nov.) Ajoutons que René Féït avait fait entendre à la tribune de l’Assemblée un enregistrement des battements de cœur d’un fœtus.
- « Allons-nous admettre le permis légal de tuer ? […] C’est reconnaître progressivement l’eugénisme, puis l’euthanasie. » (René Feït, 26 nov.)
- « En vérité, personne au monde ne peut s’arroger le droit de supprimer la vie d’un innocent. Ce ne peut être l’État, à moins qu’il ne soit totalitaire comme l’était le III e Reich. […] Qui, désormais, aura le droit de donner les critères fixant l’étendue de ce droit ? L’État ? Alors qu’avons-nous à reprocher aux hommes de l’État national-socialiste sinon d’avoir été, dans ce domaine bien précis, des précurseurs ? » (Rémy Montagne, RDS, 27 nov.)
- « On est allé – quelle audace incroyable ! – jusqu’à déclarer tout bonnement qu’un embryon humain était un agresseur. Eh bien ! ces agresseurs, vous accepterez, madame, de les voir, comme cela se passe ailleurs, jetés au four crématoire ou remplir des poubelles. » (Jean-Marie Daillet, CD, 27 nov.)
- « Vous instaurez un nouveau droit, un droit à l’euthanasie légale. » (Alexandre Bolo, UDR, 26 nov.)
L’émission Duel sur la Cinq d’octobre 1988 proposait un débat autour de la mise sur le marché de la pilule RU-486 dite « du lendemain ». Un des participants, Jérôme Lejeune, connu pour condamner la dépénalisation de l’interruption volontaire de grossesse, s’opposait à la commercialisation de cette pilule. Son argumentaire était loin d’être dénué de sophismes. Nous avons extrait ici un reductio ad hitlerum.
« Et je dis parce qu’il faut que les téléspectateurs le comprennent. Si ce produit est en vente, ou même qu’il soit payé ou pas ça n’a pas d’importance. S’il est employé et exploité industriellement ce sont des millions d’êtres humains qui seront détruits chaque année. Et je le dis posément parce que c’est vrai, il faut qu’on le sache, ce produit tuera plus d’êtres humains qu’Hitler, Mao Zedong et Staline réunis. »
Relevons aussi l’effet paillasson avec le terme « êtres humains » dans la phrase « S’il est employé et exploité industriellement ce sont des millions d’êtres humains qui seront détruits chaque année.». Il aurait été plus pertinent d’employer le terme « embryon », car la pilule du lendemain est destinée à interrompre une grossesse dans ses premières heures. Or, l’organisme en cours de développement lors d’une grossesse est appelé embryon jusqu’à huit semaines d’aménorrhées. En parlant d’êtres humains, J. Lejeune aggrave la situation, transformant la contraception en un quasi-holocauste.
Variante « argumentum ad Barthelemyum »
- « Il nous est demandé de participer à une sorte de Saint-Barthélemy où des enfants en puissance de naître seraient quotidiennement sacrifiés. » (Hector Rolland, RPR, 26 nov.) Étrangement, ces positions ultra-conservatrices n’ont pas empêché un stade de Moulins, dans l’Allier, de porter son nom.
RPR = Rassemblement pour la République ; FNRI = Fédération nationale des républicains et indépendants ; RDS = Réformateurs démocrates sociaux ; UNR = Union pour la nouvelle République ; CD = Centre Démocrate ; UDR = Union des démocrates pour la cinquième République
Merci à Renaud Dély, Henri Vernet, Tous les coups sont permis – de Mitterrand à Sarkozy, la violence en politique, Calmann-Lévy (2011) (recension ici), et surtout au site L’insulte (en) politique, animé par Thomas Bouchet et Stéphane Gacon, Université de Bourgogne. Notons que Thomas Bouchet est l’auteur du livre Noms d’oiseaux. L’insulte en politique de la Restauration à nos jours, Stock ( 2010) que j’ai seulement feuilleté, suite à l’émission Concordance des temps, sur France Culture (2012) de Jean-Noël Jeanneney, dont T. Bouchet était l’invité.
Pour écouter cette émisson : l’injure en politique : de tout temps ?
N’hésitez pas à nous proposer des compléments ou du matériel illustrant ce sophisme.