Deus ex machina : locution latine signifiant « dieu issu de la machine ».
Les médias ont tendance à « déhistoriciser » ou désyncrétiser les connaissances. Déhistoriciser, c’est en gros gommer toute l’histoire de la construction du savoir connaissance. Désyncrétiser, c’est cacher les cheminements, les hésitations, les errements, c’est présenter le résultat, par exemple E=mc2 comme un cri de génie venu du plus profond d’un cerveau parfait. Un peu comme lorsque le gamin que j’étais trime pendant des heures sur une énigme, trouve la solution et vient raconter à tout le monde qu’il lui a fallu moins d’une minute.
En vulgarisation des sciences, nous dénonçons la désyncrétisation, ou déhistoricisation des connaissances, le fait d’extraire les informations sans les inscrire dans le processus humain qui amène à leur découverte. Du fait que le phénomène ou que la découverte apparaît sans cause apparente, ils deviennent très facilement interprétables en terme de destin, de fatalisme, de faveur ou de défaveur des dieux. La présentation de l’événement comme le fruit, dans le théâtre du monde, d’un Deus ex machina qui conduit tout en fonction de ses desseins secrets.
D’une part, ça ne montre pas du tout comment la méthode scientifique fonctionne, par essai, par erreur. D’autre part, ça appuie l’idée qu’il y a des gens qui ont la « bosse » des sciences (comme à l’époque de la phrénologie, en 1820), ou qui sont des purs êtres de lumière, nés pour ça – comme si on naissait pour quelque chose. Dans les deux cas, cela contribue à éloigner le quidam de la démarche scientifique. On entretient le « eurêka », le mythe de la « création spontanée » de savoir sans trace de la moindre hésitation, de la plus infime goutte de sueur ou soupçon de doute.
Les journalistes font régulièrement la même chose en science politique. L’exemple le plus frappant en 2010 fut certainement la « malédiction » d’Haïti.
Haïti : La malédiction. Avec le tremblement de terre en Haïti, la nature semble s’acharner avec une terrible cruauté sur l’un des pays les plus pauvres et les plus vulnérables de la planète. (…) Le Figaro, 13 janvier 2010, Pierre Rousselin.
Haïti, la malédiction. C’est un pays dont la naissance sonnait comme une promesse universelle, et qui semble depuis plus de deux siècles condamné au malheur (…). Le Monde, 14 janvier 2010, Jérôme Gautheret.
La malédiction, le sort, la condamnation au malheur, autant de techniques sémantiques pour effacer les raisons sociopolitiques qui ont fait que Haïti soit resté si pauvre. Marines, Armée française, coups d’état, dépôt de président, spoliations, tout cela nous fait une belle malédiction que même la plus hideuse des momies n’aurait osée lancer sur un pays.
Le journalisme en panne de talent invoque, comme dans les vieilles tragédies d’Horace, un Deux ex machina, un dieu qui intervient dans le cours des humains et vient d’un doigt noueux fourrer le pli des fesses des populations pécheresses. Finalement, avec ces titres de journaux, on n’est pas bien loin des anathèmes de Pat Robertson, qui voit dans le 11/9 une punition divine, et dans l’ouragan Katrina une conséquence d’une trop grande libéralité en matière de gay-pride et d’avortement.
Vous m’arrêtez si je me trompe, mais j’ai tendance à penser que la malédiction est à la science politique ce que le blanchiment d’argent est à la finance, un savant mélange d’enfarinage de connaissance, de théorie du complot et de théologie à la mords-moi la quenelle.
2 Bettelheim était convaincu, alors même que les preuves s’accumulaient contre sa théorie, que l’autisme n’avait pas de bases organiques mais était dû à un environnement affectif et familial pathologique. Voir Bettelheim, la forteresse vide, l’autisme des enfants et la naissance du moi, 1969. Pour un début de critique, voir Hacking, Philosophie et histoire des concepts scientifiques, sur le site du Collège de France, p. 391. Pour aller plus loin, lire Pollack, Bruno Bettelheim ou la fabrication d’un mythe (2003). Un autre trop rare livre critique de Bettelheim est également paru sous la plume de Peeters, La forteresse éclatée (1998).