Statut philosophique des arguments anti-avortement de la Fondation Jérôme-Lejeune et leur critique

Début 2017, Averil Huck est venue en stage au CorteX, dans les locaux de Grenoble, pour clore sa troisième année de licence de philosophie. Sous la poigne de fer (dans un gant de velours violet) de Richard Monvoisin, elle a effectué un magnifique travail critique sur les productions philosophiquement assez peu digestes de la Fondation Jérôme-Lejeune, réputée pour ses positions radicales anti-avortement. Le voici ci-dessous. En toute fin, on trouvera son rapport de stage, plutôt élogieux, ce qui s’explique de deux façons possibles : soit elle a aimé son séjour avec nous, soit elle a peur de son sadique directeur et de ses pouvoirs de vengeance à distance. En attendant, voici un magnifique travail qu’on attendrait plus volontiers au niveau Master 2.

Introduction

La Fondation Jérôme-Lejeune (FJL) est caractéristique du mélange fréquent, dans le marché cognitif de l’information, entre les croyances religieuses et l’usage d’arguments scientifiques censés appuyer celles-ci. Elle a attiré notre attention du fait de son soutien politique important lors de sa création en 1996, de sa reconnaissance d’utilité publique, et d’un combat idéologique très fort pour « défendre la vie et la dignité humaine »1 et contre l’avortement, combat nourri de la réputation scientifique de son fondateur.

La FJL se distingue aussi par une défense argumentative assez éclectique de son combat, ayant recours à des arguments aussi bien déontologiques que conséquentialistes. La façade destinée au public est moins explicitement religieuse que dans d’autres associations « pro-vie », comme chez SOS Tout-petits, par exemple, où la filiation au catholicisme, notamment aux trois figures de Joseph d’Arimathie2, de Jean-Paul II3 et de Mère Teresa4, est manifeste. Le mélange entre croyances et sciences y est néanmoins tortueux, et c’est pourquoi il va nous falloir étudier le rôle que la FJL donne aux sciences dans un combat qui relève de l’idéologie.

I. Les filiations de la FJL

1) Les prémisses de la FJL : Jérôme et Birthe Lejeune

Afin de comprendre la genèse de cette Fondation, il est nécessaire de présenter les personnes de Jérôme Lejeune, qui en a été la source d’inspiration et de sa femme, Birthe, actrice importante dans sa pérennisation.

Jérôme Lejeune est un médecin chercheur qui a travaillé sur les maladies génétiques avec déficience intellectuelle, dont la trisomie 21. Il a été l’un des trois co-auteur·e·s de la découverte du gène de la trisomie 21, avec Marthe Gauthier et Raymond Turpin en 1959, même s’il en est souvent présenté comme seul découvreur. La FJL a eu pour effet secondaire, volontaire ou non, de centrer cette découverte sur le personnage de Lejeune, au détriment des deux autres acteurs et actrices, alors même que la conduite de la recherche, de même que l’intuition dès les années 1930 de l’origine génétique de ce qu’on appelait alors le mongolisme5 reviennent à Raymond Turpin. Quant au rôle de Marthe Gauthier, il a été artificiellement minimisé. Gauthier est en effet à l’origine des cultures cellulaires in vitro d’un enfant trisomique et a pu observer au microscope le chromosome surnuméraire sur la 21ème paire en mai 19586. Seulement, le laboratoire ne disposant pas d’appareil photo efficace pour en prendre trace, Jérôme Lejeune, alors stagiaire au CNRS, s’est alors chargé de faire les photos dans un autre laboratoire7. L’avis du Comité d’éthique de l’Inserm relatif à la saisine d’un collectif de chercheurs concernant la contribution de Marthe Gautier dans la découverte de la trisomie 21 nous fait savoir que « ces photos lui [J. Lejeune] serviront de support dans les congrès et ses interventions médiatiques », participeront de cette façon à le mettre en avant sur le plan médiatique et à le mettre en premier signataire, en 1959, de Les chromosomes humains en culture de tissus, l’article scientifique rapportant la découverte8.

Jérôme Lejeune a très vite craint que cette découverte ne serve à autre chose qu’à une meilleure connaissance de la maladie et à sa prise en charge. En effet, on a pu rapidement développer des tests prénataux diagnostiquant le gène de la trisomie 21, comme le test de clarté nucale entre la 11ème et la 13ème semaine d’aménorrhée couplée à une prise de sang, qui laissent ainsi le choix aux parents de prendre une décision en connaissance de cause. Jérôme Lejeune s’est donc proclamé « défenseur de la vie », sous-entendant qu’en effectuant de tels diagnostics, on faisait non seulement mourir volontairement des êtres désirant vivre, mais en outre on pratiquait l’orthogénisme  : « je vais être obligé de prendre la parole publiquement pour défendre nos malades. On va utiliser notre découverte pour les supprimer. Si je ne les défends pas, je les trahis, je renonce à ce que je suis devenu de fait : leur avocat naturel. »9. Il s’est par la suite investi de manière très combative dans les débats sur l’avortement et les diagnostics prénataux.

Par ailleurs, en pleine période des discussions sur la loi Veil, Birthe Lejeune organise une pétition contre la légalisation de l’avortement, publiée le 5 juin 1971, et réclamant le respect du serment d’Hippocrate qu’elle interprète comme prescrivant de ne pas pratiquer les avortements. En 1974, Jérôme Lejeune a été conseiller scientifique pour l’association anti-avortement « Laissez-les vivre-SOS futures mères ». Fiammetta Venner explique dans son livre L’opposition à l’avortement, du lobby au commando que cette association est la plus vieille association anti-IVG française. Elle a été créée par la Cité catholique10, via l’Action familiale et scolaire11 et est connue pour avoir organisé un commando en 1990 pour bloquer l’accès à des femmes voulant avorter à l’hôpital de Tournon. Iels12 ont aussi organisé deux congrès anti-IVG à Paris les 24 et 25 mars 1991.

Par ailleurs, il a reçu le titre de « serviteur de Dieu » par l’Église Catholique pour sa « défense de la vie ». Jérôme Lejeune a été membre de l’Opus Dei où il a reçu le titre de « docteur honoris causa »13.

En 1996, deux ans après la mort de J. Lejeune, la FJL est cofondée entre autres par le magistrat Jean-Marie Le Méné, par la propre fille de Jérôme Lejeune Clara Gaymard, née Lejeune, et par son mari Hervé Gaymard, secrétaire d’État de la Santé et de la Sécurité sociale de 1995 à 1997 dans le Gouvernement Juppé. Iels ont demandé à ce que la Fondation soit reconnue d’utilité publique et elle le fut en moins d’un an. Nous savons, de surcroît, qu’au moment de la demande, C. Gaymard était directrice de cabinet de Colette Codaccioni, ministre de la Solidarité entre générations. Le Président de la République, Jacques Chirac, était membre du comité d’honneur de l’association Les amis du Professeur Lejeune (LAPL), association créée en 1994 « pour faire connaître son œuvre et ses découvertes, spécialement dans le domaine génétique, faire éditer et diffuser l’ensemble des textes, ouvrages et conférences qu’il a laissés, et poursuivre son action pour la défense de la vie humaine de son premier instant à son terme »14. Cette association finançait, par ailleurs, d’autres associations anti-IVG15. L’association LAPL se transformera ensuite en Fondation et sera réduite à un site biographique. Il faut admettre que ces liens entre certains membres du Gouvernement et la Fondation soulève le doute quant à l’impartialité dans la décision de reconnaître la Fondation d’utilité publique.

2) Etat des lieux actuel des filiations avec des associations chrétiennes de la FJL

La Fondation Jérôme-Lejeune reprend les combats fixés par son personnage éponyme. Il n’est pas évident, quand on ne connaît pas bien la Fondation de saisir d’emblée qu’elle est intimement liée et proche des valeurs chrétiennes catholiques et qu’elle prend une part importante à la défense des intérêts de l’Église catholique romaine. Ce n’est qu’en s’intéressant au personnage et à l’histoire de Jérôme Lejeune ou aux actions concrètes sur la « défense de la vie » de la Fondation qu’on voit ressortir les valeurs chrétiennes du « respect de la vie ». En consultant leur site internet et les manuels pédagogiques qu’iel ont produit, nous avons pu mettre en lumière certaines filiations.

Tout d’abord, sur le bulletin officiel16qui recense les fondations reconnues d’utilité publique, nous pouvons lire que les missions de la FJL sont au nombre de deux : « Poursuivre l’œuvre du Pr. J. Lejeune : recherche médicale sur les maladies de l’intelligence et génétiques; accueil et soins des personnes, atteintes de la trisomie 21 et autres anomalies génétiques. ». Il n’est pas question de leur troisième mission qui est « défendre le commencement de la vie », « défendre le plus petit d’entre-nous »ou encore « défendre le plus fragile d’entre-nous »17. Par conséquent, la Fondation utilise des dons et des legs pour d’autres actions non reconnues par l’État.

La Fondation fait partie du collectif En Marche Pour La Vie qui regroupe différentes associations : Choisir la vie, Les Survivants, Renaissance Catholique, les Éveilleurs d’Espérance, l’Avant-Garde. On peut donc se rendre compte de l’action militante politique de la FJL, liée à ces associations d’obédience chrétienne. Jean-Marie Le Méné, le président actuel de la FJL, fait de nombreuses apparitions et discours lors des « marches pour la vie » (dernier discours recensé le 22 janvier 2017, au moment de rédiger ces lignes18). Celui-ci a aussi a été auditionné en 2008 et en 2009 dans le cadre de la révision de la loi de bioéthique par le Conseil d’État et l’Assemblée nationale, ainsi qu’en 2011 par le Sénat dans le cadre du projet de loi relatif à la bioéthique.

On peut trouver dans le Manuel Bioéthique des jeunes produit par la FJL des liens vers des sites renseignant les femmes enceintes sur les idées pro-vie en général, sur l’IVG et la parentalité en particulier. Iels citent notamment ivg.net avec le numéro gratuit et sosbebe.org (p. 14). Bien souvent, ce sont des sites qui ne se présentent pas comme pro-vie mais qui partagent ces idées et véhiculent de fausses informations. Ces sites sont considérés depuis la loi Vallaud-Belkacem du 4 août 201419 comme faisant entrave à l’information à l’IVG, et étaient au cœur de la proposition de loi relative à l’extension du délit d’entrave à l’IVG promulguée le 20 mars 201720.

La Fondation a reçu un prix le 4 mai 2017 appelé le « prix evangelium vitae 2017 » remis par l’Université catholique Notre-Dame dans l’Indiana aux États-Unis pour leurs actions en faveur du « respect de la vie ».

La Fondation est aussi assez prolixe sur les médias. Sur leur site, nous pouvons lire et écouter les différentes tribunes et articles de Jean-Marie Le Méné dans lesquels il s’exprime régulièrement au nom de l’association : Radio Chrétiennes Francophones, Famille Chrétienne, Valeurs actuelles, L’Homme Nouveau, Radio Notre Dame, Le Figaro, La Croix, La Nef, l’agence de presse religieuse Zénit, Libertépolitique.com. Ces radios et journaux ont en commun leur ligne éditoriale de droite conservatrice et pour la plupart chrétienne catholique.

3) Filiations aux autorités catholiques

Certain·e·s adhérent·e·s de la FJL sont en lien étroit avec les institutions catholiques.
Jean-Marie Le Méné est depuis 2009 membre de l’Académie pontificale pour la vie, académie créée en 1994 par le Pape Jean-Paul II. C’est une « institution indépendante » siégeant au Vatican et qui a pour mission « d’étudier, d’informer et de former » au sujet des « principaux problèmes biomédicaux et juridiques relatifs à la promotion et à la défense de la vie, surtout dans le rapport qu’ils ont avec la morale chrétienne et les directives du magistère de l’Église ». Elle est financée en partie par une Fondation créée par le Vatican, la Fondation Vitae Mysterium. Nous savons, en outre, que le Pape François a soutenu le mouvement En Marche Pour La Vie21, tout comme un certain nombre d’évêques français (21 signataires sur environ 80 évêques métropolitains)22.

Intéressons-nous à présent aux positions de l’Église catholique romaine sur les questions de l’avortement. Le Pape Paul VI a rédigé la lettre encyclique Humanae Vitae en 1968 et elle porte « sur le mariage et la régulation des naissances ». Dans cette encyclique, Paul VI exprime les craintes de l’Église quant aux nouvelles questions qui se posent à l’époque. En effet, les débats sont intenses à propos de la liberté sexuelle des femmes, de la planification familiale et de la contraception, tout ceci émancipé de la tutelle patriarcale. Face à ces revendications, l’Église catholique vient renforcer ses valeurs et injonctions sur l’importance du mariage et de la régulation des naissances. Selon leur «  doctrine fondée sur la loi naturelle, éclairée et enrichie par la Révélation divine », un mariage, c’est l’union d’un homme et d’une femme pour toute leur vie et cette union a comme finalité la « génération et l’éducation de nouvelles vies ». Leurs positionnements sont clairs : utiliser la contraception ou avoir recours à l’IVG revient, à « contredire à la nature de l’homme comme à celle de la femme et de leur rapport le plus intime, c’est donc contredire aussi au plan de Dieu et à sa volonté »23. Ils interdisent donc le recours à l’IVG même thérapeutique, les contraceptions et les stérilisations définitives (vasectomie, ligature des trompes). Le seul moyen de réguler les naissances est de suivre le cycle naturel reproducteur qui est l’œuvre de Dieu. Par ailleurs, il faut, selon cette encyclique, éduquer à la chasteté et se dresser contre l’excitation des sens, le dérèglement des mœurs, la pornographie et autres spectacles licencieux.

On peut lire, en outre, dans la bibliographie du Manuel Bioéthique des jeunes l’utilisation de la lettre encyclique Evangelium vitae, écrite par Jean-Paul II, en 1995 et qui porte « sur la valeur et l’inviolabilité de la vie humaine ». Cette encyclique est présentée comme plus moderne, plus adaptée aux mœurs d’aujourd’hui. Celle-ci est centrée sur le statut de la vie, et de l’embryon, ainsi que sur les atteintes à la vie humaine, à sa dignité, à son intégrité. L’avortement y est considéré comme une menace au même titre que le génocide, l’euthanasie ou le suicide. Le Pape Jean-Paul II y déclare que « l’avortement direct, c’est-à-dire voulu comme fin ou comme moyen, constitue toujours un désordre moral grave, en tant que meurtre délibéré d’un être humain innocent »24.

 

II. Les arguments anti-avortement de la FJL

Les philosophes tendent à distinguer deux grandes catégories d’arguments moraux dépendant de leurs fondements idéologiques. Nous distinguerons donc ici les arguments dits déontologiques, qui se basent sur le respect d’un ou de plusieurs devoirs fondamentaux, et les arguments conséquentialistes, qui tendent à jauger moralement les choix en fonction de leurs conséquences globales, positives ou négatives.

1) Arguments déontologiques qui découlent de la morale de Loi naturelle et des encycliques

Intéressons-nous à présent aux arguments développés par la Fondation Jérôme-Lejeune par rapport à l’avortement et essayons d’en évaluer la logique interne. Avant tout, précisons que tous ces arguments reposent sur une triple prémisse :

  • la vie est une notion claire et le fruit d’une volonté transcendante. Elle est présente dès la fécondation et est un don divin sur lequel l’humain·e n’a pas à agir.
  • Dieu a un plan et ses créatures, les humain·e·s, doivent le suivre sans y déroger.
  • La vie de l’embryon doit être comprise comme de valeur égale à toute autre vie humaine et est une vie en propre, séparée de celle de la mère.

Nous avons distingué quatre arguments majeurs. L’avortement est considéré

  • comme meurtre
  • comme dérogation au rôle dévolu à « la mère »
  • comme droit abusif de propriété (dérive du précédent)
  • comme instrument de politique eugéniste.

A) L’avortement comme meurtre

Nous comprenons, à partir des présupposés religieux que nous venons d’exposer, qu’à partir du moment où l’avortement est posé comme un acte allant à l’encontre du plan divin, il est donc par conséquent proscrit. Y recourir équivaut à un meurtre. En effet, avorter, c’est ôter la vie, c’est « un acte de mort » (p. 17). La FJL explique dans le Manuel Bioéthique des jeunes qu’« en avortant son enfant, on choisit pour lui la mort, comme si on avait le droit de tuer. La loi qui donne ce droit semble rendre ce choix acceptable. Et pourtant on commet un acte de mort. Si la justice française ne le reproche plus depuis 1975, la conscience rappelle ce principe fondateur : « tu ne tueras point ». Ce qui est légal n’est pas forcément moral. » (p. 17).

De la sorte, pour proscrire l’avortement et montrer que c’est un acte mauvais, la FJL fait appel au sixième commandement25, regrettant que ce commandement ne fasse pas office de loi, et jugeant l’actualité juridique comme en retard sur la morale : ce qui est moral découle de Dieu, de la Bible – définition archétypale d’une morale déontologique chrétienne – et ce qui est juridique, ce sont les lois humaines, imparfaites et parfois, selon eux, immorales.

À titre accessoire, on trouvera également dans leurs productions ce type de constatation : « tuer son enfant ne peut pas être source de liberté ni d’accomplissement personnel » (p. 16) sous-entendant ici en une forme rhétorique classique dite « de l’épouvantail » (ou strawman) que les femmes qui avortent le revendiquent avec pour seul argument une simple liberté, une simple commodité et que, de l’acte même d’avorter, les femmes en tirent un accomplissement personnel. C’est l’argument standard de « l’avortement de confort », qu’avait défendu Marine Le Pen le 8 mars 2012 sur France 2, déplorant que « [l]es avortements de confort sembl[ai]ent se multiplier ».

B) L’avortement comme dérogation au rôle fixé de femme-mère

L’avortement est considéré comme « une atteinte à la nature même de la femme qui est d’être mère ». La Fondation en donne pour preuve « [l]’immense souffrance de la stérilité [qui] montre combien la maternité est constitutive de l’identité féminine »26. La Fondation juge que « la capacité de l’homme et de la femme à être père pour le premier, et mère pour la seconde, est l’une des caractéristiques essentielles de l’identité sexuelle. La grossesse et la maternité sont une part importante de la féminité »27. Dans cette lecture des choses, n’existeraient que deux sexes bien délimités, avec deux « essences » distinctes auxquelles sont assignés des rôles genrés précis (ceux de l’homme et ceux de la femme). Ces deux catégories seraient irréductibles aussi bien sur le plan biologique que social. Le féminin serait per se toujours lié à la reproduction, la maternité, le care, à l’exclusion du masculin. Nous retrouvons dans la seconde citation le lien fait entre sexualité et procréation par l’Église catholique romaine. L’identité sexuelle y est exclusivement définie en rapport direct à la reproduction, évinçant de fait tout autre pratique sexuelle ne servant pas un dessein procréatif.

C) L’avortement comme droit abusif de propriété de la mère sur l’enfant

La FJL répond ici à un argument utilisé par les féministes, dans le cadre juridique de la dépénalisation de l’avortement, qui invoquait « le droit à disposer de son corps ». Elle y répond par l’argument biologique suivant : l’embryon n’est pas une partie de la mère, c’est un être humain à part entière, « le fait d’être abrité et nourri dans le corps de sa mère, ne fait pas de l’enfant in utero un élément du corps de la mère. Il en diffère par toutes ses cellules »28. De ce fait, la mère ne peut pas disposer de l’embryon ou du fœtus comme elle l’entend. Dans le dossier « IVG/IMG » créé par le site www.genethique.org29, l’argument est plus détaillé. « Pourtant, biologiquement, l’enfant n’est pas une partie du corps de sa mère : il en est l’hôte. La preuve en est : l’enfant a un patrimoine génétique distinct de celui de sa mère ; il peut même, en cas de dysfonctionnement du corps de sa mère, produire des anticorps ; il continue à se développer normalement même si la mère est dans le coma, comme le montre la première médicale de ce type répercutée par la presse en octobre 2009 (cf. Synthèse de presse Gènéthique du 12 octobre 2009) »30. Cet argument permet donc à la FJL de proscrire l’avortement, en répondant à un argument juridique par un argument biologique. Afin de cerner les droits des personnes, il est nécessaire de définir les bornes de ce qu’est une personne juridique, c’est-à-dire ayant des droits. Par conséquent, le Droit s’appuie sur la biologie et les avancées scientifiques pour définir la vie et la mort, une personne et une chose, soi et son corps, etc. Pour l’instant, dans le Droit français, un·e enfant obtient la personnalité physique (qui nous donne droits et devoirs) dès la naissance, s’iel est vivant·e et viable. La FJL s’insurge contre cela et voudrait placer le début de la vie à la fécondation afin de garantir des droits à des « personnes potentielles ».

Pour répondre à ce problème, la FJL présente deux solutions « morales », qui sont :

  • garder l’enfant,
  • ou le faire adopter.

Comme on le comprendra, avorter ne fait pas partie de ces solutions. Dans le Manuel Bioéthique des jeunes, la FJL explique à plusieurs reprises que « la meilleure façon d’aider une mère en difficulté n’est pas de l’aider à supprimer une vie mais à résoudre ses difficultés. Si la mère ne peut pas élever son enfant, l’adoption reste aussi un recours pour lui » (p. 17). Iels ajoutent à cela qu’ « [e]n France beaucoup de parents (28 000 en 2008) sont prêts à accueillir un enfant par adoption » (p. 17). Qu’en est-il des grossesses non-désirées suites à un viol ? « La mère doit être bien accompagnée après un tel traumatisme mais tuer l’enfant n’annule pas le drame » (p. 16). « Pourquoi l’enfant […] subirait-il la peine de mort que ne subira pas le criminel ? » (p. 16). Partant, même en cas de viol, les femmes doivent, soit décider de garder l’enfant, soit le·la faire adopter.

D) L’avortement comme instrument d’une forme d’eugénisme

Une autre inquiétude exprimée par la Fondation est celle de l’eugénisme. La FJL explique que 96% des cas de trisomie 21 diagnostiqués aboutissent à un avortement. Jean-Marie Le Méné, dans son livre Les premières victimes du transhumanisme considère que ce sont les personnes trisomiques qui sont victimes d’une sélection artificielle normative, définition même de l’eugénisme de Francis Galton (1822-1911). Jérôme Lejeune parlait de « racisme chromosomique »31. Par ailleurs, nous pouvons lire ceci : « Le diagnostic prénatal est trop souvent utilisé pour surveiller la « qualité » de l’enfant (voire l’éliminer s’il n’est pas conforme à l’attente des parents ou de la société) »32 et « notre société devient de plus en plus intolérante face au handicap et « le mythe de l’enfant parfait » avance… »33. En conséquence, la Fondation craint que les avancées scientifiques (DPN, DPNI, DPI, IVG…) ne fassent dériver notre société vers une société qui classe les humains en personnes acceptables et non-acceptables (les personnes handicapées moteurs et mentaux) et finissent par faire éliminer ces personnes non-acceptables au profit d’enfants « parfaits », sans « défauts ». Leur lutte se place sur la recherche scientifique afin de trouver une thérapie et guérir les personnes trisomiques. Une fois la guérison possible, le critère de la maladie trisomie 21 comme maladie incurable ne pourra plus être invoqué et aboutir à des avortements.

2) Nouveaux arguments de type conséquentialiste

Nous aurions pu faire l’hypothèse selon laquelle la grille de défense des thèses de la FJL était unilatéralement déontologique. Pourtant, en regardant en détail, il semble, sans que nous puissions le dater avec précision, qu’une autre stratégie morale se fasse jour, avec des arguments qui s’aventurent dans l’idéologie conséquentialiste.
Nous avons délimité deux d’entre eux, aussi caractéristiques que récurrents dans la prose de la FJL : l’invocation de la douleur du fœtus, et celle des risques auxquels s’exposent les femmes qui avortent.

A) Le fœtus ressent la douleur dès le deuxième trimestre

« Aujourd’hui on sait tous que le fœtus perçoit la douleur dès le second trimestre de grossesse et sans doute avant (Assises Fond. PremUp, juin 2010). »34. La Fondation nous donne explicitement la source de cette affirmation scientifique. Elle provient d’un colloque, les Assises de la fondation PremUp35, datant de juin 2010 et intitulée « La douleur du fœtus et du nouveau-né prématuré ». Il y est question de la douleur fœtale et des problématiques qui s’y rapportent : comment la mesurer ? Comment la prendre en compte ? Quel est le statut du fœtus et de l’embryon ? etc.
Précisons, néanmoins, que la citation n’est pas exacte. Ayant lu les actes du colloque en intégralité, nous n’avons pas été en mesure de retrouver la phrase telle quelle.

Cet argument implique donc que l’on ne doit pas avorter de peur de faire du mal au fœtus ou à l’embryon car il ressent la douleur. C’est un argument clairement conséquentialiste car ce sont les conséquences de l’acte d’avorter qui sont prises en compte. Nous pourrions aller plus loin encore en disant que c’est un argument utilitariste car il invoque la douleur. L’utilitarisme repose sur un double principe : la maximisation du bonheur et la minimisation de la peine pour l’ensemble des agents. Ici, la Fondation part du principe que la douleur du fœtus est plus importante que celle d’une mère dans l’évaluation de la minimisation de la peine pour l’ensemble des agents.

B) Il y a des risques pour les femmes qui avortent : le syndrome post-avortement (SPA)

Une autre manière de décourager les femmes d’avorter, c’est d’invoquer les risques qu’elles courent. L’argument qui revient le plus par rapport aux risques, c’est celui du syndrome post-avortement. « On observe chez beaucoup de femmes qui ont avorté un état dépressif et des désordres divers : culpabilité, perte de l’estime de soi, dépression, désir de suicide, anxiété, insomnies, colère, troubles sexuels, cauchemars sur son bébé qui la hait, qui l’appelle… Le lien avec l’avortement n’est pas toujours fait. Ces conséquences, qui peuvent apparaître tout de suite ou plus tard, sont aujourd’hui bien connues et identifiées sous le nom de « syndrome post-abortif ». Ces symptômes s’amplifient chaque fois que la mère rencontre une femme enceinte, voit un bébé dans un landau, passe près d’une clinique, pense à l’anniversaire de son enfant… Le syndrome « post-abortif » ne se limite pas à la mère. Il est possible qu’il s’étende aux proches : au père, aux frères et sœurs ».

Nous pensons que la FJL fait référence, à la fin de la citation, au « syndrome du survivant » invoqué par les jeunes de l’association les Survivants. Ces jeunes partagent leur choc devant l’affirmation suivante : « nés après [19]75, nous avions 1 chance sur 5 de ne pas voir le jour puisque l’on pratique en France 220 000 avortements pour 800 000 naissances »36. Iels se battent par conséquent contre l’IVG et témoignent du manque qu’iels ressentent : « Nous ne connaîtrons jamais notre sœur ou notre frère arrivé trop tôt ou trop tard ». En plus de cela, la Fondation fait des liens avec des associations et organisations à caractère religieux dans lesquelles les femmes s’expriment par rapport à leur avortement : www.sosbebe.org, www.ivg.net (et le numéro vert), http://www.silentnomoreawareness.org/ sur lequel on peut retrouver cette phrase : « Dans le monde les femmes commencent à témoigner : « si seulement nous avions su » ». Enfin, la Fondation donne des liens vers des maisons d’accueil, Tom Pouce et El Paso (p. 14), cette dernière étant sous l’égide de la Fondation Notre-Dame.

 

III. Analyse critique des arguments

Autant l’analyse des arguments déontologiques ne se fait qu’au prix du décentrage des valeurs fondamentales sur lesquels ils reposent – quels devoirs, envers quelle entité sur-naturelle, etc.– autant l’analyse des arguments conséquentialistes est en soi plus simple, car pour l’essentiel, les faits empiriques confrontent et jaugent les allégations de type scientifique produites par la FJL.
Nous allons donc d’abord faire une brève revue de la scientificité des prétentions, puis nous introduirons le problème central de l’épistémologie de la FJL : l’essentialisme.

1) Vérification des prétentions scientifiques

Une part de l’argumentaire de la Fondation Jérôme-Lejeune repose sur des arguments de type scientifique, c’est-à-dire, pour faire simple, qu’iels affirment des choses sur le monde et que ces affirmations sont testables. Nous avons relevé trois prétentions scientifiques :
a) la notion de « vie » est claire et ne fait plus débat ;
b) le fœtus ressent la douleur ;
c) les femmes courent des risques psycho-pathologiques dus à l’avortement (syndrome post-avortement).

Au vu du militantisme de la Fondation, il nous a paru nécessaire de vérifier si ces prétentions correspondaient réellement à l’état actuel des connaissances scientifiques.

A) Il n’y a plus de débat scientifique sur le statut de la vie

Nous l’avons abordé plus haut (partie II.1.A), la FJL part du principe qu’il n’y a plus de débat en ce qui concerne le statut du début de la vie de l’embryon. Ses représentant·e·s affirment qu’« accepter que la fécondation soit le départ d’un nouvel être humain n’est pas une question de goût ou d’opinion, c’est une réalité biologique. Toutes les preuves scientifiques vont dans ce sens et rien ne peut prouver le contraire. Personne n’en doute sincèrement »37. Or, c’est un débat qui est loin d’être clos. En effet, il existe encore des programmes de recherche, des colloques, des articles scientifiques publiés sur le sujet qui montrent la complexité de poser le point de départ de la vie, et à plus forte raison celle de définir la vie. Le projet de définir ne serait-ce que biologiquement la vie rencontre d’énormes écueils, comme l’a montré Claude Bernard (1878), de même que sur le plan physique (Schrödinger 1944), sans parler des plans axiologiques ou téléologiques qui malgré leur intérêt, ne se soumettent pas à la corroboration de la même façon.
Pour ne prendre que la biologie qui nous occupe ici, Tsokolov (2009), Mullen (2002), Strother (2010) McKay (2004) et tant d’autres ont du mal à s’entendre sur la définition de la vie, depuis les virus et viroïdes jusqu’aux coraux. Quant à dire quand exactement commence un processus qui est mal délimité, c’est une sacrée gageure.

La FJL ne se risque d’ailleurs pas à donner de source d’un quelconque consensus scientifique à ce propos. Ils·elles font le choix arbitraire de placer le début de la vie humaine au moment de la fécondation, c’est-à-dire, au moment où les gamètes fusionnent pour donner une cellule-œuf contenant l’ADN. Pourquoi faire commencer la vie à la fécondation ? Ce n’est pas une hypothèse idiote. Il faut cependant considérer que c’est une hypothèse parmi d’autres et, qu’à ce jour, la communauté scientifique n’a toujours pas tranché.

De cette sorte, la Fondation fait un choix théorique, parmi d’autres, lié à ses convictions chrétiennes où la vie humaine est un don de Dieu, une création faisant partie du plan divin. Avorter revient donc à déroger au plan divin et à pêcher. Chez les militant·e·s anti-avortement, nous assistons fréquemment à la volonté de prouver rationnellement un principe provenant d’une révélation divine, à l’instar de Thomas d’Aquin, au XIIIe s. qui a tenté de prouver rationnellement l’existence de Dieu. L’argument de la fécondation est du même acabit. Mais si l’on se détache de l’idée de création, de divinité, ou de son avatar politique l’intelligent design38, alors il n’y a pas lieu de choisir nécessairement l’hypothèse du début de la vie au moment de la fécondation.

B) La douleur fœtale

La douleur fœtale est un autre argument brandi par la Fondation (partie II.2.A). Est invoqué à l’appui de cette douleur un colloque scientifique, les Assises Prem.Up 2010 pour démontrer que la douleur apparaît « dès le (sic) 2nd trimestre de grossesse et sans doute avant ». Or, à l’évidence, personne n’a démontré quelque chose de ce type lors de ce colloque. Les personnalités présentes ne sont d’ailleurs pas tout à fait d’accord sur le moment où le phénomène de la douleur apparaît pour le fœtus mais il semblerait que « les voies de la nociception (terme qui désigne les voies nerveuses qui conduisent l’information douloureuse de l’organe cible jusqu’au cerveau) sont formées dès la fin du second trimestre de la grossesse. Dès ce terme, le fœtus est capable de percevoir ce type de stimulations. Il est impossible de savoir en revanche ce qu’il ressent exactement, mais il est essentiel de déterminer si ces stimulations peuvent avoir des conséquences immédiates ou à long terme sur le bébé à naître. » (troisième intervenante, Véronique Houfflin Debarge). On peut compléter ceci avec une étude multidisciplinaire : « Les fibres thalamo-corticales commencent à apparaître entre 23 et 30 semaines d’âge gestationnel; d’autre part, l’électroencéphalographie chez le prématuré suggère que les capacités de perception de la douleur ne sont probablement pas fonctionnelles avant 29 ou 30 semaines »39. Rappelons que les IVG sont autorisées en France jusqu’à 12 semaines de gestation, hormis pour les IMG (Interruptions Médicales de Grossesse) qui peuvent être autorisées à la toute fin de la grossesse – ce qui concerne un chiffre assez restreint des avortements. La FJL semble aussi omettre le fait qu’aujourd’hui, on propose aux femmes ayant recours à l’IMG des analgésiques pour fœtus, pour empêcher qu’ils souffrent pendant la procédure. « Lors des gestes fœticides par exemple, réalisés lors des interruptions médicales de grossesse au troisième trimestre de la grossesse, il est nécessaire d’assurer au préalable une anesthésie du fœtus avant d’injecter le produit qui va arrêter sa vie. » (Houfflin Debarge, déjà citée).

C) Le syndrome post-avortement

Plusieurs études40 montrent que le SPA est un mythe créé de toutes pièces, qui démarre en 1987 avec David C. Reardon et son livre, Aborted Women: Silent No More. Il y détaille une étude de psychologie qu’il a menée sur 252 femmes qui aurait prouvé la réalité de ce syndrome. Intéressons-nous à sa scientificité car cette étude présente des lacunes méthodologiques.

Reardon a fait son étude sur 252 femmes faisant toutes partie du groupe « Women exploited by abortion » (WEBA) qui est une association regroupant des femmes regrettant d’avoir avorté. Son échantillon d’étude est non-conforme et biaisé car il devrait impliquer des femmes ayant avorté venant de différents milieux sociaux, de différents avis sur l’avortement. En somme, son échantillon n’est pas représentatif de l’ensemble des femmes et est très orienté vers une souffrance subjective accrue. Ensuite, il n’y a pas de groupe témoin auquel comparer le mal-être ou le bien-être du groupe test. Il aurait fallu pouvoir comparer ce groupe de femmes, avec un autre groupe ayant poursuivi leur grossesse jusqu’au bout de même qu’avec un troisième groupe n’étant pas enceintes et nullipares par exemple. Dans une autre étude, une comparaison a été faite, à deux semaines et six mois après l’avortement (ou l’accouchement), de la santé mentale entre un groupe de femmes ayant avorté et un groupe de femmes ayant poursuivi leur grossesse41. Il n’y a pas eu de résultats prouvant un lien de causalité entre l’avortement et la santé mentale dégradé des sujets. Au contraire, on mesure plutôt du stress avant l’avortement et il peut y avoir plusieurs autres facteurs : « les impacts d’une grossesse non désirée ; l’oppression religieuse et patriarcale ; les facteurs socio-économiques ; les violences envers les femmes; et l’influence négative du mouvement pro-vie. »42. On note aussi un soulagement après l’avortement.

L’auteur utilise par ailleurs une échelle de mesure du bien-être et du mal-être non-officielle. Il semblerait qu’il en ait créé une pour son étude. On peut voir dans son « appendice 2 » le questionnaire qu’il a donné à ses sujets pour évaluer le mal-être qu’elles ont vécu dans la prise de décision d’avorter. Il utilise une échelle de 1 à 5, dans laquelle 1 équivaut à « not at all » et 5 à « very much ». Il y a une case en plus « N-A (non-applicable) et unsure (pas sûre) ». En psychologie positive, c’est-à-dire la psychologie qui s’intéresse à l’évaluation du bien-être, il existe une échelle, the Subjective Happiness Scale (SHS) ou Échelle de bonheur subjectif. Elle va de 1 à 7 et est l’une des plus utilisées.

Notons en outre que son étude n’est pas une publication scientifique mais un livre best-seller. C’est une étude isolée qui n’a pas été répliquée. Pour qu’une étude amène à un consensus, il faut qu’elle soit répliquée dans différents laboratoires afin de déterminer si le résultat est confirmé ou infirmé. Dans quel cas, elle ne peut être prise en compte. En l’occurrence, il y a eu d’autres études qui ont été revues par des pairs, c’est-à-dire que d’autres spécialistes ont lu et critiqué l’étude avant qu’elle ne soit publiée, et iels ne sont pas arrivé·e·s au même résultat que David C. Reardon (voir études déjà citées).

Enfin, il faut savoir que cette étude est en partie impossible à évaluer car on ne peut pas réfuter le pseudo mécanisme du « refoulement » hérité de la psychanalyse. Une étude scientifique incluse dans un corpus théorique irréfutable n’offre pas la possibilité d’être infirmée expérimentalement dans le cas où elle serait fausse. Ici, l’affirmation selon laquelle des femmes refoulent le traumatisme et qu’elles en souffrent sans le savoir n’est pas testable et, de fait, sort du champ des allégations scientifiques.

             Ainsi, nous avons mis au clair certaines prétentions scientifiques qu’a la FJL et avons pu montrer qu’aucune de ces prétentions ne résistait à la critique. La Fondation fait des recherches en génétique et c’est tout à son honneur. Cependant, elle a tendance à tordre certaines connaissances scientifiques afin de confirmer ses positions morales, positions morales qui ne sont en outre pas confortées par la scientificité des recherches effectuées. Il est notoire qu’un haut degré de scientificité n’augure pas d’un choix moral forcément positif, et le XXe siècle illustre bien cette corrélation illusoire. Nous pouvons en conclure que la rigueur scientifique prônée par la Fondation est une façade qui leur permet d’avoir plus d’autorité et d’audience.

2) Essentialisme

En imputant un rôle « naturel », celui d’être mère, à « la femme », la FJL parle bien d’une seule « nature » qui habite de la même manière chaque femme. « La femme » est vouée à la grossesse et à la maternité. Il en découle qu’avorter est contre-nature. Cette manière privilégiée d’être « femme » serait déterminée par l’appartenance au sexe femelle. La FJL s’inscrit dans une vision dichotomique essentialiste critiquable des êtres humains. En quoi exactement ? Premièrement, la FJL se place dans un cadre de pensée dans lequel il y a une distinction entre le domaine du naturel et le domaine du culturel. Deuxièmement, une causalité entre sexes et rôles sociaux, ou encore entre sexes et genres, est implicitement postulée. Troisièmement, ce cadre de pensée se base uniquement sur ce qu’il présente comme « la biologie ». Rappelons que la FJL est très proche des institutions catholiques chrétiennes, sans toutefois aller jusqu’à invoquer dans ses propres communiqués la Création biblique. Elle passe par la science afin de parler de ce qui est « naturel », sans d’ailleurs prendre le temps de questionner cette notion protéiforme de « nature ». Or, il se trouve que les trois aspects de cette vision essentialiste ont été largement remis en cause depuis la seconde moitié du XXe siècle. Nous allons tout d’abord voir en quoi penser les genres comme déterminés par les sexes est une erreur. Nous mettrons ensuite en évidence des limites en ce qui concerne l’utilisation de la biologie comme base théorique à la description des comportements sociaux du genre humain.

Tout d’abord, la FJL voit une séparation entre un sexe dit « biologique » et un sexe dit « social ». Chez l’humain·e, il y aurait une « partie naturelle » d’où découleraient, dans le « domaine culturel », des rôles sociaux, des comportements, des préférences, des ambitions, des envies, etc. Partant, du fait qu’une personne soit pourvue d’un appareil génital femelle (ou d’un génotype femme), il en découle qu’elle doive se reproduire et s’occuper de la progéniture. De nombreux·ses biologistes, psychologues d’obédience psychanalytique et anthropologues de la première moitié du XXe siècle pensaient décrire un état de fait en corroborant ce modèle, essentialiste et bicatégorisé, dans lequel un génotype / caryotype femme implique un « comportement » de femme (avec les rôles sociaux féminins et maternels coutumiers associés). La lecture qu’offre la FJL présente de multiples similitudes avec cette représentation, comme on peut le lire dans le manuel Théorie du genre : décryptage à l’intention des jeunes : « Le « sexe » désigne la réalité biologique – garçon ou fille – de l’être humain, tandis que le « genre » désigne la dimension sociale du sexe, c’est-à-dire le comportement social d’un homme ou d’une femme en lien avec son sexe biologique ». Cependant, les travaux de féministes de la première vague telles que Simone de Beauvoir ou Ann Oackley ont brisé cette implication. Des années 1950 à la fin des années 1970, elles se sont intéressées aux résultats des recherches en biologie et en sciences humaines et sociales pour entamer une première critique de l’approche causaliste entre sexes et genres et de la distinction entre sexes et genres. De plus, leur démarche avait explicitement des fins de changements politiques et sociaux (droit de vote, accès à la contraception, doit à l’avortement, meilleures conditions de vie, égalité en droits…). Ces auteur·e·s voient une plus grande influence du culturel que du biologique sur les comportements humains. Pour Ann Oackley, au niveau définitionnel, « le mot « sexe » se réfère aux différences biologiques entre entre mâles et femelles : à la différence visible entre leurs organes génitaux et à la différence corrélative entre leurs fonctions procréatives. Le « genre », lui, est une question de culture : il se réfère à la classification sociale en « masculin » et « féminin » »43. Le « sexe » est vu comme un invariant tandis que le « genre » est contingent, c’est-à-dire que l’on peut faire changer ces rôles sociaux par l’action politique.
Toutefois, pour certain·e·s féministes des années 1990, dont la sociologue et philosophe matérialiste Christine Delphy44, la critique n’est pas aboutie. En effet, penser un invariant (les sexes) et un variant (les genres) est insuffisant pour fonder un modèle satisfaisant, car cela implique que ce qui définit principalement les êtres humains est leur sexuation. Certain·e·s pourraient en effet penser que ce qui varie arbitrairement (les genres) ne peut définir de manière consistante un groupe d’individus, et donc qu’une catégorisation solide doit faire appel à un invariant, soit le sexe. C’est ce problème pour penser le genre qui amène Delphy à soutenir qu’il y a un impensé dans la plupart des travaux scientifiques et féministes qui est l’« antécédence du sexe sur le genre »45. Ce postulat implicite renvoie à la séparation (somme toute artificielle en bien des points) nature / culture. Notons que cet impensé conduit à ne plus pouvoir penser les genres que comme résultant des sexes. Or, nous ne pouvons pas penser en-dehors de concepts culturellement et historiquement construits. Les travaux d’anthropologues comme Lévi-Strauss ont été remis en cause sur ce point : il n’existe pas d’état naturel de l’humain où son « essence » se traduirait par son sexe. D’un point de vue simplement méthodologique, il est difficile d’affirmer l’existence d’ « essences ». Il faudrait en effet isoler les personnes de leur société afin d’évaluer ces « essences » séparément de l’influence de l’environnement et des interactions avec autrui. De plus, en ce qui concerne le développement cognitif humain, « établir qu’une différence cérébrale est purement biologique et non pas sociale est méthodologiquement impossible : la grande majorité des connexions neuronales se forment après la naissance et la différentiation sexuée du cerveau est donc un processus continu modulé par l’expérience et la société »46. C’est pourquoi nous jugeons à l’aide du rasoir d’Occam47, un principe méthodologique de parcimonie des hypothèses, qu’il est très coûteux de postuler deux essences complémentaires qui déterminent tous nos faits et geste. Nous n’en avons en fait pas l’utilité pour expliquer qu’il y ait des êtres différents les uns des autres et que, de fait, ils ont des rôles différents dans la société. Il est nécessaire de comprendre que les êtres humains sont des êtres sociaux complexes et qu’il faut de ce fait distinguer plusieurs niveaux de description irréductibles les uns aux autres, rendant par là douteux de tout réduire au déterminisme strictement biologique. Surtout, lorsque ce qu’on peut considérer comme étant « le biologique » est l’objet d’une discipline scientifique (la biologie), construite et en évolution, objet par ailleurs différent de ce que la FJL appelle du même nom. Les études de genre (et non pas « la théorie du genre », déformation de type strawman48 utilisée par la FJL) penchent aujourd’hui davantage pour une explication qui combine les interactions avec l’environnement, avec autrui et avec la société sans rejeter pour autant notre héritage biologique. Par conséquent, des auteur·e·s comme Delphy argumentent en faveur de l’utilisation du concept de « genre » au singulier. Il renvoie alors au système de domination qui produit ces catégories de pensée que sont « sexes » et « genres » et qui applique la division, la hiérarchisation et l’hétéro-normativité. C’est pourquoi Delphy soutient que le genre précède le sexe. Cette expression lapidaire veut dire que nous sommes toujours impliqué·e·s dans une culture et que tous les concepts que nous utilisons sont construits. La FJL emploie le terme « genre » au singulier comme indissociable de son « genre » opposé. Les « genres » sont donc toujours pluriels et, pour eux, au nombre de deux : le féminin et le masculin. Ni la bicatégorisation, ni le caractère mimétique du genre par rapport au sexe (c’est-à-dire où sexe mâle va avec masculin et sexe femelle va avec féminin et jamais autrement) ne sont remis·es en cause. On notera que ces postulats non questionnés impliquent une naturalisation de l’hétérosexualité qui participe à normer les comportements à travers les discours.

Il en découle que nous ne pouvons utiliser la biologie pour décrire les interactions humaines sans la replacer dans un contexte socio-historique et politique. Les travaux du philosophe étasunien Thomas Laqueur49 vont dans ce sens. Les sciences s’inscrivent dans le système de genre et participent à la pérennisation voire à la production de concepts, de schémas de pensée binaires et mimétiques. Le « sexe » est aujourd’hui souvent pensé en deux pôles distincts et complémentaires et réduit aux caractères anatomiques (avoir un pénis ou un vagin) ou chromosomiques (XY ou XX). Cette définition ne prend pas en compte les personnes qui ne sont ni mâles, ni femelles, que ce soit sur le plan phénotypique, hormonal, génétique. On range un peu artificiellement ces personnes dans la catégorie dite « intersexe », bien qu’il en existe plusieurs types. Ces personnes représentent environ 1,7% de la population humaine selon Anne Fausto-Sterling50, d’autres estiment qu’elles représentent 1 à 4% de la population humaine51. C’est toutefois un chiffre compliqué à déterminer car nombre de personnes intersexes se font opérer dans les premiers mois de leurs vies, certain·e·s ne s’en rendent même pas compte et d’autres le cachent. De plus, il existe plusieurs niveaux d’évaluation de la sexuation : anatomique, génétique, phénotypique, hormonal et aujourd’hui, on essaie de prendre en compte l’organisation du cerveau. Ces chiffres sont donc des approximations statistiques, et en raison de ces limites, la population intersexe est délicate à nombrer et pourrait de fait concerner encore plus d’individu·e·s. Mais peu importe : une seule personne dans ce cas de figure mériterait une place que la majorité des sociétés ne lui prépare pas. Toutes ces personnes sont marginalisées, entre autres par cette vision binaire encore très répandue et dont la FJL se fait la courroie : elles sont vues comme des « anomalies ». Enfin, dans le champ des études féministes des sciences, rien ne va dans le sens d’une « dichotomie naturelle entre les mâles et les femelles » en tant que « groupes humains biologiquement et clairement séparés »52 car il y a trop de « chevauchements entre les sexes et trop de variations des caractéristiques et capacités à l’intérieur de chaque sexe »53.
Ainsi, quand la FJL invoque des rôles naturels des femmes et invoque leur « sexe », elle tombe dans un essentialisme basé sur le présupposé non examiné que nous avons critiqué plus haut. Nous ne pouvons donc raisonnablement pas invoquer une quelconque « nature » de « la femme » pour interdire l’avortement.

 

Conclusion

En allant analyser en profondeur les prétentions scientifiques de la Fondation Jérôme-Lejeune, nous avons montré que la teneur scientifique de leur discours n’est qu’un paravent pour leur subjectivité morale. En grattant cette première couche, nous réalisons que le ciment de leurs allégations sur l’avortement est composé d’essentialisme, de réductionnisme génétique et de mélange entre prescriptions divines et appels à la nature. Leurs arguments contre l’avortement sont sexistes, mal fondés scientifiquement et imprégnés des recommandations de l’Église Catholique romaine. Ainsi, le rôle qu’était censé jouer la science dans leur discours était un rôle d’autorité, de scientificité, de vernis qui, quand on prend le temps de le gratter avec un ongle un peu dur, se fendille facilement.

Bibliographie

  • I. Côté, « Analyse féministe du syndrome postavortement : la déconstruction d’un mythe véhiculé par le mouvement provie », Reflets, no 191, p. 65‑84, 2013.
  • M. Gautier, « Cinquantenaire de la trisomie 21 : Retour sur une découverte », Med Sci, vol. 25, no 3, p. 311‑316, 2009.
  • Encyclopédie critique du genre, La Découverte. Paris, 2016.
  • C. Baudouin et O. Brosseau, Enquête sur les créationnismes, Réseaux, stratégies et objectifs politiques, Belin. 2013.
  • S. E. Preves, Intersex and Identity : The Contested Self, Rutgers University Press. USA, 2003.
  • L. Mouloud, « Jean-Marie Le Méné, le croisé embryonnaire », L’Humanité, 04-avr-2013.
  • « La douleur chez le foetus, Revue systématique multidisciplinaire des données existantes », JAMA, no 9, sept. 2005.
  • T. Laqueur, La fabrique du sexe. Essai sur le corps et le genre en Occident, Gallimard. Paris, 1990.
  • S. Huet, « L’affaire Marthe Gautier/trisomie 21 rebondit », Libération.fr, 30-sept-2014.
  • C. Delphy, L’ennemi principal 2. Penser le genre, Syllepse., vol. 2. Paris, 1998.
  • J. Lejeune, M. Gautier, et R. Turpin, « Les chromosomes humains en culture de tissus », Comptes rendus de l’Académie des sciences, p. 602‑603, janv. 1959.
  • D. Gardey, L’invention du naturel. Les sciences et la fabrication du féminin et du masculin, Editions des archives contemporaines. Paris, 2000.
  • F. Venner, L’opposition à l’avortement, du lobby au commando. Paris: Berg International Editeurs, 1995.
  • « Séquelles psychiques de l’interruption de grossesse », Bern, 2001.
  • A. Oackley, Sex, Gender and Society, Temple Smith. Londres, 1972.
  • A. Fausto-Sterling, Sexing the Body : Gender Politics and the Constrution of Sexuality, Basic Books. New-York, 2000.

Pour aller plus loin, voici une bibliographie complémentaire:

  • « 1974 : le débat de la loi Veil sur l’interruption volontaire de grossesse », La marche de l’Histoire, France Inter, 14 mai-2014.
  • Major et Brenda, « APA Task Force Finds Single Abortion Not a Threat to Women’s Mental Health », American Psychological Association, 2008.
  • Collectif IVP, Avorter, Histoire des luttes et des conditions d’avortement des années 1960 à aujourd’hui, Tahin party. Grenoble, 2008.
  • L. Motet et S. Laurent, « Derrière IVG.net, des militants anti-avortement », Le Monde, Paris, p.13, 08-déc-2016.
  • V. Houfflin Debarge, « Douleur et analgésie foetale », Spirale, no 59, p. 69-78, 2011.
  • L. Bereni, S. Chauvin, A. Jaunait, et A. Revillard, Introduction aux études sur le genre, De boeck. Bruxelles, 2012.
  • A. Meffre, « Loi sur l’avortement de 1920 », Fabrique de l’histoire, France Culture, 28-nov-2014.

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Biologie, essentialisme – Nature, écologisme, sexisme, racisme, spécisme

Qu’est-ce que la nature ? Y a-t-il seulement lieu de se poser une telle question ? Si le terme nature désigne uniquement la mer déchaînée, les montagnes enneigées, les gazelles fuyant devant les lions, les petits ruisseaux serpentant sur les collines, les abeilles qui butinent etc., on ne perçoit pas forcément l’intérêt d’y réfléchir ; mais la question prend toute son d’importance lorsqu’il s’agit d’expliquer les références incessantes à la nature dans les médias, les débats politiques ou encore la publicité. On préfère manger naturel, on s’oriente parfois vers des médecines dites naturelles, on justifie ses comportements en invoquant sa propre nature, on condamne des pratiques sexuelles sous le prétexte qu’elles seraient contre-nature… Au sein du Cortecs, nous avons rencontré ce concept si souvent qu’il ne nous semble plus du tout anodin ; le besoin se faisait nettement sentir d’analyser les sens qu’on lui prête et les représentations qu’il véhicule. L’objet de cet article est de présenter notre manière d’aborder, avec un large public, cette notion bien plus complexe qu’elle n’y paraît et les questions qu’elle soulève.

Précautions : comme ce sujet est particulièrement propice aux réactions affectives, tout comme mes collègues du Cortecs, je commence toujours mes interventions en prenant deux précautions : présenter la différence entre acte de foi et remport d’adhésion et discuter des différents sens du mot science, ceci afin de bien délimiter mon cadre de travail et de prévenir de nombreux malentendus. Les différentes étapes de l’exposé 1. Je tente de faire sentir au public la difficulté de définir simplement les mots nature ou naturel 2. Je donne une définition scientifique de naturel, chimique, synthétique et artificiel 3. J’analyse trois représentations de la nature véhiculée par les médias en les confrontant aux connaissances scientifiques actuelles 4. Je fais un bilan du rôle que joue la nature dans certaines trames argumentatives

Une définition scientifique du mot nature

Cette partie reprend en grande partie le travail « Naturel, chimique » de Denis Caroti : si vous souhaitez approfondir le sujet, c’est ici. 

Une définition difficile à saisir

L’idée est de faire sentir au public que nos représentations de la nature sont souvent incohérentes. Pour cela, je passe en revue très rapidement différents sens qu’on prête volontiers à naturel, en donnant dans la foulée un contre-exemple qui démontre que la définition proposée ne tient pas : c’est la méthode de la réfutation par le contre-exemple. Cela donne :

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– naturel = qui n’est pas produit par l’Humain → mais alors le saucisson n’est pas naturel – naturel = qui n’est pas produit de manière industrielle → mais alors, le jus de fruits « bio » ne serait pas systématiquement naturel – naturel = qui n’est pas chimique → mais alors la photosynthèse ne serait pas naturelle – naturel = qui ne pollue pas → mais la digestion d’une vache produit du méthane – naturel = qui ne modifie pas son milieu → mais les éruptions volcaniques modifient leur environnement – naturel = ce qui existait avant l’Humain → mais alors, un jardin potager ne serait pas naturel – etc.    

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L’image qui me vient à l’esprit quand j’essaie d’attraper la définition de nature, c’est une savonnette (100 % naturelle, cela va de soi) : à chaque fois qu’on a l’impression de la tenir, elle nous glisse entre les doigts.    

Proposition de définition scientifique

Les programmes de physique-chimie de 3ème (BO spécial n°6 du 28 août 2008, enseignements de physique-chimie, classe de 3ème, partie A2 – Synthèse d’espèces chimiques) précisent que les enseignants doivent présenter à leurs élèves des substances synthétiques, artificielles et naturelles, ainsi que les techniques permettant leur élaboration. Mais nous venons de voir qu’il n’est pas si simple de distinguer ce qui est naturel de ce qui ne l’est pas. Alors Denis Caroti s’est penché sur la question ici et propose d’introduire ces notions de la manière suivante :

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  • chimique : une substance est chimique si elle est composée d’éléments recensés dans le tableau de Mendeleïev ou de molécules constituées de ces mêmes éléments. Avec cette définition, toute substance est chimique, sans aucune connotation négative. Le plomb, l’uranium mais aussi l’eau et la vitamine C dans un jus d’oranges pressées sont chimiques.
  • naturel : certaines substances chimiques existent sans intervention humaine, on dira qu’elles sont naturelles. Ces substances seront alors chimiques ET naturelles. C’est le cas de l’eau mais aussi de l’uranium.
  • artificiel : d’autres substances chimiques ont été inventées (on pourra dire aussi créées) par l’Humain, on dira qu’elles sont artificielles, comme le nylon ou le paracétamol.
  • synthétique : si, par définition, toute substance artificielle a été créée par l’Humain, elle a donc subi un ensemble de transformations, de réactions chimiques (hé oui, là le terme est correct !) pour être fabriquée, synthétisée. C’est aussi le cas de certaines substances dites naturelles. Par exemple, la vitamine C est présente dans une orange sauvage mais peut aussi avoir été fabriquée, synthétisée – et donc copiée dans ce cas – en laboratoire. Nous dirons qu’une molécule est synthétique si cette molécule a été produite par l’Humain, qu’elle soit naturelle ou artificielle. Précisons immédiatement qu’une molécule naturelle et sa copie synthétique sont strictement identiques et qu’à de rares exceptions près il n’est pas possible de les distinguer. Une molécule de vitamine C sortant d’une orange est identique à celle produite en laboratoire.

Pour clore cette partie, il me semble vraiment nécessaire d’insister sur deux points.

– La nature ne semble se définir que par rapport à l’Humain, mais c’est un choix totalement arbitraire et anthropocentré.

– Ces définitions sont totalement vidées des connotations positives ou négatives qui accompagnent ces mots dans le langage commun.

Le concept de nature au quotidien

Quels sens donne-t-on usuellement au mot nature ? Dans quels contextes ? Pour quelles trames argumentatives ?

J’ai recensé trois représentations principales du concept de nature et je les présente de la plus simple à la plus complexe.

Sens commun n°1 – La nature, c’est ce qui est bon

Serait naturel ce qui est bon pour la santé, serait chimique ce qui est toxique ou polluant. Comme nous l’avons déjà entrevu précédemment, cette définition n’est pas très robuste. En effet, tout ce qui est qualifié de naturel n’est pas nécessairement bon : le laurier rose est « naturel », il est également extrêmement toxique. Par ailleurs, la vitamine C est « chimique » mais indispensable pour être en bonne santé (même si Richard Monvoisin rappelle ici même qu’il y a parfois exagération de ses bienfaits ou des doses à consommer).

Cette représentation pseudo-scientifique est fréquemment utilisée par la publicité, qui exploite ainsi la volonté de tout un chacun de choisir le « meilleur » pour soi ou pour son entourage : gels douche, soupes, jus de fruits, produits laitiers, sodas, etc, la publicité a recours au naturel pour valoriser ses produits.

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C’est également le cas des médecines dites « naturelles », qui se drapent par là-même d’une connotation a priori positive. Pourtant, sans discuter de l’efficacité de telle ou telle pratique thérapeutique en particulier – c’est un sujet vraiment trop vaste pour en parler si succinctement –, assurer qu’une médecine est naturelle n’informe en tant que tel ni sur les qualités de ses effets thérapeutiques, ni sur ses effets secondaires.

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Une autre représentation fortement basée sur le concept d’une nature bonne et bienveillante est l’idée répandue que la nature est bien faite.
À ce moment de l’exposé, je propose en guise d’introduction humoristique à la question, cet extrait du sketch La nature est bien faite de Florence Foresti :

Cette représentation soulève deux questions :

1 — Avant même de se demander si la nature est bien ou mal faite, il faudrait commencer par se demander si elle est faite et par qui. Toute réponse ne peut qu’appartenir au domaine des finalismes, qui sont hors-science, et relèvent donc de la sphère privée.

2 — Se pose ensuite la question du sens de l’expression « bien faite ». Vous aurez peut-être reconnu ici un effet Pangloss, effet qui désigne un raisonnement à rebours. Pour préciser un peu les choses, imaginons que je tire une flèche en fermant les yeux dans une forêt. Une fois la flèche plantée, j’ouvre les yeux, je retrouve la flèche, je trace une cible autour et je m’exclame « c’est incroyable, elle est arrivée au centre ! » : ce n’est pas parce qu’aujourd’hui le monde fonctionne comme il fonctionne que c’était pré-écrit, téléologique. Pour prendre un exemple parmi d’autres, la cicatrisation n’est pas un but d’une Création Divine ou d’un dessein intelligent : les individus qui cicatrisaient ont eu un avantage sur les autres, avantage leur permettant de survivre et de se reproduire préférentiellement. Dire que la nature est bien faite, c’est reprendre et propager, souvent malgré soi et dans une phrase apparemment sans grande profondeur, une trame rhétorique finaliste de l’Intelligent Design qui explique le monde en mobilisant une intelligence créatrice extérieure à ce même monde.

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Cette idéologie repose sur une métaphore, appelée métaphore de l’horloger énoncée par William Paley en 1802 : quand on observe une montre, le fait que chaque pièce soit parfaitement ajustée pour jouer son rôle et que ses rouages soient si parfaitement agencés est dû à l’intention de l’horloger qui a conçu chaque pièce en fonction du rôle qu’elle allait jouer. Par analogie, les adeptes de l’Intelligent Design en concluent que la nature est si bien faite qu’elle est nécessairement mue par un but sous-jacent. Ce courant milite pour que ses idées soient enseignées dans les écoles au même titre ou parfois même à la place de la théorie de l’évolution. Si aujourd’hui celui-ci n’est autorisé dans les écoles publiques ni aux Etats-Unis, ni en Europe, les enseignants restent tout de même confrontés à des élèves qui refusent la théorie de l’évolution en avançant des arguments finalistes.

Si vous souhaitez approfondir ce sujet, vous pouvez par exemple consulter les travaux de Joël Peerboom – Comment enseigner la théorie de l’évolution à des élèves croyant qu’elle n’existe pas – et/ou l’interview de Guillaume Lecointre (vidéo n°4).

Sens commun n°2 – Tout est nature mis à part les Humains

La nature serait un monde sans Humains, en parfaite harmonie et sans violence, où cohabiteraient brebis et loups dans un fragile et précieux équilibre ; la nature serait alors un paradis perdu ou une sorte de Terre mère – Gaïa ou Pachamama (on pourra approfondir ce sujet avec l’article de ?. Lambert dans le Monde Diplomatique de Février 2011 : Le spectre du pachamamisme)

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Dans cette représentation, la Nature revêt son N majuscule, elle est sacralisée.

À l’image de la Nature dans le film Avatar, elle doit affronter l’Humain qui la parasite et brise cette harmonie en outrepassant ses droits ; la Nature en colère se défend à coup d’ouragans et de tsunamis tout comme Zeus brandissait jadis son foudre.

On retrouve cette représentation, à des degrés de sacralisation plus ou moins importants, dans certains milieux politiques écologistes qui, pour amener leur public à s’interroger sur les conséquences de l’activité humaine sur l’environnement, s’appuient sur l’idée d’une Nature pure et fragile opposée à l’Humain destructeur. C’est le cas par exemple dans les films Le syndrome du Titanic de Nicolas Hulot ou Home de Yan Arthus-Bertrand, où les séquences montrant une Nature harmonieuse et sublime sont systématiquement opposées à des séquences d’images d’activité humaine polluante, en témoigne la bande-annonce du film Home :

Sens commun n°3 – Tout est nature mis à part la culture

Le sens commun n°2, en excluant totalement l’espèce humaine de la nature, devient rapidement peu satisfaisant, car l’Humain reste un mammifère qui, en tant que tel, a des comportements animaux ou innés que l’on peut légitimement intégrer dans le naturel. Le sens n°3 propose donc de lui rendre une place dans la nature tout en excluant ses comportements dits culturels, qui constitueraient le « propre » de l’Humanité. Pourtant, la frontière entre nature et culture n’est pas aussi nette que le laisse entendre cette proposition de définition. La question de la part de l’inné et de l’acquis dans le comportement humain est complexe et l’on rencontre plusieurs idées reçues sur ce sujet, y compris dans la sphère politique. Citons par exemple le débat initié en avril 2007 par certains propos de Nicolas Sarkozy, alors candidat aux élections présidentielles :

« J’inclinerais, pour ma part, à penser qu’on naît pédophile, et c’est d’ailleurs un problème que nous ne sachions soigner cette pathologie. Il y a 1 200 ou 1 300 jeunes qui se suicident en France chaque année, ce n’est pas parce que leurs parents s’en sont mal occupés ! Mais parce que, génétiquement, ils avaient une fragilité, une douleur préalable. Prenez les fumeurs : certains développent un cancer, d’autres non. Les premiers ont une faiblesse physiologique héréditaire. Les circonstances ne font pas tout, la part de l’inné est immense. »

Nicolas Sarkozy dans Confidences entre ennemis, Psychologie Magazine, n°8, Avril 2007

Certains neurologues, comme Axel Kahn, avaient alors réagi publiquement en faisant le point sur les connaissances scientifiques actuelles dans ce domaine. Vous pouvez l’écouter dans cet extrait du Magazine de la santé au quotidien du 10 avril 2007 (France 5) :

Certes le patrimoine génétique d’un individu le prédispose à certains comportements, mais le cerveau ne cesse « d’apprendre » et de réagir à son environnement ; Axel Kahn dira sur La Télé Libre.fr : « à la question : sommes-nous inné ou acquis ? il faut répondre : nous sommes 100% inné et 100% acquis ». On pourrait aussi répondre « Mu ».

Pour ceux qui souhaiteraient pousser les questionnements un peu plus loin sur l’existence d’une frontière nature-culture, il y a une piste intéressante, à creuser, dans les travaux de Richard Dawkins sur la mémétique : sa tentative d’intégrer certains processus culturels dans une lecture évolutionniste atténue encore la distinction puisque, selon sa théorie, certains « éléments de culture » subiraient variations et sélection « naturelle » dans un processus similaire à celui de l’évolution.

On pourra lire Richard Dawkins, Le gène égoïste, 1976 ou regarder les vidéos de Cyrille Barrette.

 Bref, il n’est pas si simple de distinguer, dans nos comportements, la part de l’acquis de celle de l’inné. Et ce n’est pas la seule raison de remettre en question la pertinence du sens 3. En effet, en excluant la culture humaine de la nature, il me semble difficile de se soustraire à la question de la culture animale. Je m’explique : si une certaine culture animale existe, pourquoi la considérer comme naturelle tandis que la culture humaine ne l’est pas ? Cela renforcerait le caractère arbitraire et anthropocentré d’une telle dénomination. Or les progrès récents en éthologie, en révélant que de nombreuses espèces ont développé des comportements semblables à des comportements humains dits culturels, vont dans ce sens. Citons quelques exemples , tous tirés de l’émission Sur les épaules de Darwin du 11 Septembre 2010 (France Culture) que vous pouvez écouter ici :

  • Jane Goodall découvre en octobre 1960 que des chimpanzés de la région du lac de Tanganyika, en Tanzanie, fabriquent des outils pour attraper des termites. Ceci remet en question les définitions de l’Humain et de la culture adoptées jusque-là.
  • Alban Lemasson et Martine Hausberger découvrent en 2004 que certains singes ont élaboré une syntaxe : en combinant six sons de manières différentes, ils sont capables de donner des précisions sur l’origine d’un danger.  
  • Sur l’île de Koshima, l’éthologue Syunzo Kawamura observe pour la première fois en 1953 une femelle d’un an et demi laver une patate douce dans l’eau : elle la tient dans une main et la frotte avec l’autre. En 1965, Masao Kawai publie son analyse de la transmission de ce nouveau savoir-faire aux autres membres du groupe : les adultes et surtout les mâles, qui sont moins en contact avec les femelles, s’approprient peu cette pratique tandis que la plupart des jeunes de moins de 4 ans l’apprennent au contact de leur mère. Ce comportement est ensuite complètement adopté par les nouvelles générations, tandis qu’il est inexistant dans des groupes de singes identiques vivant sur des îles voisines : la transmission et l’apprentissage d’un savoir-faire non inné fait partie du monde animal.
  • Si la culture désigne un changement de comportement suite à une expérience personnelle, que dire du comportement de ce geai décrit par Nathan J. Emery, Joana M. Dally et Nicola S. Clayton en 2004 qui cache sa nourriture et revient la chercher quand il en a besoin. Il arrive qu’un de ses congénères le remarque en train de dissimuler ses réserves et pille la cachette dès qu’il a le dos tourné. Un geai dont la cachette a déjà été pillée ne modifie pas son comportement, mais un geai qui a déjà eu l’occasion d’aller voler la nourriture d’un autre, lorsqu’il se sait observé, finit de dissimuler ses denrées mais revient plus tard pour les cacher ailleurs, un peu comme s’il projetait que son congénère pouvait avoir le même comportement que lui.

Pour aller plus loin, voici les références des articles :
LEMASSON, Alban et Martine HAUSBERGER, « Patterns of Vocal Sharing and Social Dynamics in a Captive Group of Campbell’s Monkeys (Cercopithecus campbelli campbelli) », Journal of Comparative Psychology, n°3, vol. 118, Septembre 2004, pp. 347-359
KAWAI Masao, « New-acquired Pre-cultural Behavior of the Natural Troop of Japanese Monkeys on Koshima Islet », Primates, n°1, vol. 6, Août 1965, pp. 1-30
EMERY Nathan J., Joanna M. DALLY et Nicola S. CLAYTON, « Western scrub-jays (Aphelocoma californica) use cognitive strategies to protect their caches from thieving conspecifics », Animal Cognition, n°1, vol. 7, Janvier 2004

Ces découvertes récentes rendent encore plus difficile la distinction nature-culture, distinction qui tend d’ailleurs à disparaître dans le milieu scientifique. Elle reste pourtant courante au quotidien, par exemple dans des expressions du type « il n’est pas dans ma nature de grimper aux arbres » ou « je n’aime pas jouer avec les enfants, ce n’est pas dans ma nature ». Pourtant, invoquer la nature dans ce contexte s’avère particulièrement aliénant : si tel ou tel comportement fait partie de ma nature, de mon essence, rien ni personne n’y pourra rien changer, je ne grimperai jamais aux arbres et n’aimerai jamais jouer avec des enfants ; et si je ne suis pas « entrepreneur-né », je n’entreprendrai jamais rien. C’est renoncer a priori à toute forme d’éducation et à toute volonté de changement.

Pour prendre un exemple dans la vie politique, l’extrait qui suit du film Juppé forcément de Pierre Carles, Alain Juppé invoque ses racines, pour justifier sa candidature aux élections municipales de 1995. Ce qui m’a frappée dans ce discours, c’est le rôle « dépolitisateur » qu’y joue la nature.

On pourra s’amuser à repérer dans cet extrait le champ lexical de la nature. Juppé forcément, Pierres Carles, 1995

Mais là où le recours à la nature sert particulièrement à légitimer un ordre éabli, c’est bien dans les préjugés racistes ou sexistes ; on appelle cela l’essentialisme. Plus précisément, ces préjugés s’appuient souvent sur une différence physiologique « naturelle » (sexes différents, couleur de peau, …) pour décréter que cette différence physiologique ou physique induit une « nature » différente, c’est-à-dire un ensemble de caractéristiques intellectuelles, affectives ou comportementales qui sont immuables et universelles. Comme nous allons le voir, l’essentialisme se fait une place, à des degrés divers, dans les blagues et la publicité mais aussi dans les catalogues de jouets ou la littérature enfantine et même dans le discours d’hommes politiques ou de journalistes.

Les discours essentialistes sur les Noirs – qui seraient fainéants et un peu à côté de la plaque, courraient vite, aimeraient le sexe, sentiraient fort, etc. – n’ont pas disparu. Il suffit, pour s’en convaincre, d’aller jeter un oeil à la page Racisme ordinaire qui fourmille d’exemples. J’en donnerai deux ici :

1 — la médiatisation des performances du sprinter Christophe Lemaître, présenté depuis deux ans comme  » le premier blanc à être passé sous les 10″ au 100m « , avec notamment le titre très essentialiste du 20minutes.fr du 13 août 2009 : Mondiaux de Berlin: les blancs savent-ils courir ?

2 — l’extrait d’un discours de Nicolas Sarkozy, tout juste élu Président de la République, à l’Université de Cheik-Anta-Diop de Dakar (Sénégal), le 26 juillet 2007 (le son et l’image sont un peu décalés).

Ceci dit, sans aucunement minimiser l’étendue du racisme ordinaire actuel, on peut tout de même noter que certains propos essentialistes envers les Noirs et les Arabes soulèvent l’indignation d’une partie de la population et des médias et qu’ils sont parfois condamnés par les tribunaux – je pense par exemple à certains propos d’Eric Zemmour ou de Jean-Paul Guerlain :

« J’ai travaillé comme un nègre, je ne sais pas si les nègres ont toujours tellement travaillé, m’enfin…», 15/10/10, JT de 13h (France 2)

« La plupart de trafiquants sont Noirs et Arabes », 06/03/2010, Salut les terriens (Canal+) (voir une analyse détaillée ici)

Cela ne signe pas la fin des inégalités sociales entre les Blancs et les Noirs, mais cela permet tout de même de réaliser qu’un pas a été fait…

Pourquoi cette remarque ? Parce qu’il existe une catégorie de personnes dont l’essentialisation ne provoque pas encore le même émoi : il s’agit des Femmes. Pour s’en convaincre, il suffit de se demander si quelqu’un a déjà provoqué une polémique pour avoir dit publiquement :  » les Femmes aiment s’occuper des enfants « ,  » les Femmes sont tête en l’air « , ou  » les Femmes ne s’intéressent pas à l’informatique « .

Pour une analyse détaillée de l’idée reçue :  » les Femmes ne s’intéressent pas à l’informatique « , on pourra écouter la conférence Opératrices de saisie ou hackeuses d’Isabelle Collet, contributrice du CorteX.​

Pour mesurer toute la portée de ces phrases faussement anodines, je suggère à mon public de les reprendre en y remplaçant Femme par Noir : en changeant le contexte, on se rend parfois mieux compte de l’aberration de certaines affirmations, qui ne font rien de moins que de cantonner les Femmes au foyer ou de les écarter a priori de certaines professions, sans invoquer d’autre raison que leur nature de Femme.

Pourtant, s’il est vrai que les Femmes s’occupent plus des enfants et qu’elles continuent à prendre largement en charge les travaux domestiques, il n’existe nulle preuve de l’existence de cette fameuse nature des Femmes qui les rendrait plus aptes à passer la serpillère.

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Parodie des albums pour enfants de la collection Martine

Si certaines recherches sont menées dans le but de mettre en évidence des différences entre les cerveaux des Femmes et des Hommes pour expliquer les différences de comportement et d’aptitude, Catherine Vidal et Dorothée Benoît-Browaeys précisent bien dans leur ouvrage Cerveau Sexe et Pouvoir qu’aucune étude ne révèle de différence signifiactive. Entendons-nous bien : quand bien même les différences physiologiques seraient telles qu’une partie de la population (Noirs, Arabes, Femmes…) serait en moyenne plus faible/moins résistante/moins intelligente/moins efficace/etc. qu’une autre (Blancs, Hommes…) – si tant est que plus « faible », « efficace », intelligente » ait un sens précis -, on pourrait toujours se demander en quoi cela devrait légitimer une différence de droits. Mais ce qui est intéressant ici, c’est que cette infériorité a priori n’est pas prouvée et reste purement spéculative, alors que d’autres pistes présentent des pouvoirs explicatifs bien plus importants. Plutôt que d’invoquer une morphologie typique du Blanc ou du Noir, le peu de performances des Blancs sur le 100m s’explique par le fait que c’est un sport peu rémunérateur et peu attractif qui reste pratiqué par les classes sociales les plus pauvres où les Noirs sont surreprésentés. C’est également le cas pour la boxe anglaise, mais le phénomène s’inverse pour le ski, où l’on ne rencontre que très peu de Noirs.En ce qui concerne les différences de comportement entre les Hommes et les Femmes, il suffit de s’arrêter dans un magasin de jouets ou de feuilleter un de leurs catalogues et de comparer ce qui y est proposé pour les petites filles puis pour les petits garçons. En attendant, voici quelques exemples sur lesquels on pourra observer le code couleur, les activités des filles et celles des garçons, mais aussi leurs attitudes.

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CorteX_Garcon_agressif

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Cette catégorisation Fille-Garçon et des rôles qui leur incombent est également très prégnante dans les livres pour enfants. L’association européenne Du côté des filles qui a analysé 537 albums pour enfants fait le constat suivant : les filles sont le plus souvent représentées à l’intérieur de la maison plutôt qu’à l’extérieur, dans un lieu privé plutôt que public et dans des attitudes plutôt passives qu’actives.

Caractéristiques de la
représentation des Hommes
Caractéristiques de la représentation des Femmes
extérieur intérieur
espace public espace privé
actif passive
travail rémunérateur travail gratuit et dans le cadre familial
multitude de rois, ministres, médecins,scientifiques, historiens,écrivains, policiers une femme cadre, une avocate, une reine

On retrouve également la répartition « homme = actif » et « femme = passif » dans les livres de biologie : lorsqu’il s’agit du système lymphatique, on représente majoritairement une femme ; pour le système musculaire, un homme ; de même, l’idée est assez répandue que l’ovule attend passivement l’arrivée du spermatozoïde, fougueux, combattif et… gagnant. Et la métaphore couramment utilisée pour expliquer la reproduction aux enfants, à savoir que « le papa met une petite graine dans le ventre de la maman », propage aussi cette image de l’homme actif et de la femme passive. La publicité n’est pas en reste et véhicule elle aussi des stéréotypes essentialisants ; en voici un exemple :

{avi}CorteX_Nature_Pub_Heineken_genre_sexe_social{/avi}

C’est ce qu’on appelle la construction du sexe social ou le genre. Être femme ou homme, cela s’apprend et ce n’est d’ailleurs pas la même chose suivant les époques ou les régions géographiques. C’est ce que résume en quelques mots la formule de Simone de Beauvoir : « on ne naît pas Femme, on le devient ». De la même manière, on ne naît ni Homme, ni entrepreneur, ni même Noir.

Qu’en est-il de la nature humaine ?

S’il n’existe pas de nature du Noir ou de la Femme, qu’en est-il de la nature Humaine ? Qu’est-ce qui fait de l’Humain une espèce à part ou, dit autrement, qu’est-ce qui constitue le « propre » de l’Humain ? S’il s’agit de savoir si l’Humain est différent du crocodile ou du moineau, la réponse ne peut être qu’affirmative, mais s’il s’agit de savoir en quoi l’Humain est supérieur au crocodile ou au moineau, la réponse est bien moins évidente. D’ailleurs, le crocodile est tout aussi différent du moineau que l’humain et nous n’en ressentons pas nécessairement le besoin d’en déduire une relation d’ordre entre ces deux espèces, ni d’octroyer plus de droits à l’un qu’à l’autre. Alors je terminerai en posant cette question dont je n’ai pas la réponse : qu’y a-t-il de si différent dans la nature humaine qui autorise les Humains à se décréter au-dessus des autres espèces et à s’octroyer des droits qu’ils n’accordent pas aux autre.

Qu’en conclure ?

Une fois le constat fait que la nature ne décrit pas de réalité scientifique précise, il me semble important de s’interroger sur le rôle que joue ce pseudo-concept dans un argumentaire.

En premier lieu, la nature est formidable pour se soustraire à toute obligation d’argumentation. Lorsque Nadine Morano, ministre de l’apprentissage, veut soutenir la candidature de Nicolas Sarkozy à l’élection présidentielle contre celle éventuelle de Jean-Louis Borloo, elle déclare : « Nous avons un leader [Nicolas Sarkozy], nous avons un candidat naturel donc la question des primaires ne se pose même pas ». La voici sur le plateau de l’émission En route vers la présidentielle du 21 avril 2011 :

 

On trouve la même trame argumentative dans des débats sur la légitimité du mariage entre personnes de même sexe, jugé parfois contre-nature. Argument souvent suivi d’un effet Pangloss du type : « s’il y a des hommes et des femmes, c’est bien fait pour se reproduire ». Je fais une petite parenthèse : cet argument est assez étonnant aujourd’hui, en France, où la contraception est très répandue – quid de tous les rapports sexuels sous contraceptifs ? Quid des relations sexuelles sans pénétration ? Et quid de toutes les assistances médicales à la procréation, peu « naturelles » mais bien légales ? Sans oublier le fait que la recherche du plaisir sexuel sans reproduction peut difficilement être taxée de « contre-nature », tant les exemples de pratiques sexuelles indépendantes de l’acte de reproduction sont nombreux dans le monde animal.

On essaie de nous faire intégrer la chose suivante : ce qui est naturel est dans l’ordre des choses ; c’est ce qui doit être.

Par ailleurs, le concept de nature est aussi très utile pour justifier et asseoir des discours conservateurs et des inégalités sociales. Comme le rappelle Yves Bonnardel dans le texte De l’appropriation à l’idée de Nature (cahiers antispécistes, vol.11, 1994) et contrairement à une idée répandue, les rhétoriques essentialistes sur les Noirs ne sont apparues qu’après le début de l’esclavagisme ; ce n’est pas une conception du Noir en tant que race inférieure qui a rendu possible l’esclavagisme, mais bien le fait d’avoir réduit les Noirs en esclavage qui a conduit les Blancs à invoquer la nature inférieure du Noir pour légitimer cette exploitation. Quant à l’essentialisme concernant les femmes, s’il a beaucoup évolué ces dernières décennies, il a lui aussi justifié en France l’appropriation légale des Femmes par les Hommes jusque dans les années 1990. Le mot peut paraître fort, mais n’oublions pas que, jusqu’en 1965, les Femmes devaient avoir l’autorisation de leur mari pour être salariées, que le devoir conjugal n’a été aboli qu’en 1990 et que le viol conjugal n’a été reconnu par jurisprudence qu’en 1992.

La nature humaine, elle, continue de légitimer la différence de droits entre les espèces sur le plan juridique, différence de droits immense puisque l’Humain, malgré certaines mesures de protection – parcs nationaux ou régionaux, règlementation de la chasse ou de la pêche, etc. – dispose tout de même du droit de tuer les autres espèces (élevage, permis de chasse ou de pêche etc.), parfois même en invoquant une tradition ininterrompue (corrida, combats de coq).

Article 521-1 du code pénal « Le fait, publiquement ou non, d’exercer des sévices graves, ou de nature sexuelle, ou de commettre un acte de cruauté envers un animal domestique, ou apprivoisé, ou tenu en captivité, est puni de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende. » (alinéa 1) À titre de peine complémentaire, le tribunal peut prononcer « l’interdiction, à titre définitif ou non, de détenir un animal. » (alinéa 3) « Les dispositions du présent article ne sont pas applicables aux courses de taureaux lorsqu’une tradition locale ininterrompue peut être invoquée. Elles ne sont pas non plus applicables aux combats de coqs dans les localités où une tradition ininterrompue peut être établie. » (alinéa 7)

Le mot nature est un mot valise : il est tellement creux qu’on le pense très profond, ce qui permet à chacun d’y mettre ce qu’il veut. Evidemment, cela ne porte pas à conséquence si l’on reste dans le domaine de la poésie, mais la rhétorique naturaliste reste un adversaire de taille dans la lutte contre toute sorte de discriminations. Alors, à chaque fois que je l’entends, je dresse l’oreille, j’active mon système d’auto-défense intellectuelle et je me méfie car, à chaque fois que je l’ai relevé, la nature était utilisée pour asseoir ou défendre un ordre établi et bottait en touche toute remise en question potentielle. C’est ce que résume particulièrement bien Yves Bonnardel dans ce court extrait :

« En pratique, l’attitude est plus ambiguë : tantôt les humains dénoncent avec indignation ce qu’ils jugent contre-nature, tantôt ils célèbrent les conquêtes qui ont permis à l’humanité d’échapper aux rigueurs de sa condition primitive. Personne ne souhaite vraiment que nous imitions la nature en tout point, mais personne ne renonce pour autant volontiers à l’idée que la Nature doit nous servir d’exemple ou de modèle. Les considérations sur ce qui est contre-nature et ce qui est naturel (censé être équivalent à : normal, sain, bon…) viennent trop souvent court-circuiter la réflexion sur ce qu’il est bon ou mauvais de faire, sur ce qui est souhaitable et pourquoi, en fonction de quels critères. L’idée de nature « pollue » les débats moraux et politiques… « (En finir avec l’idée de Nature, Renouer avec l’éthique et le politique, Les Temps modernes, Mars-Juin 2005)

 

Alors concrètement, je dresse l’oreille, donc, mais j’essaie aussi de rayer le terme nature de mon vocabulaire, par exemple en le supprimant, en le remplaçant par des termes plus précis ou en formulant les choses autrement. Par exemple, plutôt que de dire « il est de nature coquette » ou « elle est dynamique par nature » je dirai quelque chose comme « il aime prendre le temps de se faire beau » ou « elle est dynamique ». Plutôt que de dire « j’aime la nature » je dirais « j’aime les ballades en montagne » (ou « à la campagne » ou « sur la plage », etc.), même si, évidemment, dans ce contexte l’équivoque ne prête pas trop à conséquences.    

Cette démarche, parfois plus difficile qu’elle n’y paraît, est plus qu’un simple exercice de style : elle me contraint à raisonner en dehors des rhétoriques naturalistes, tellement courantes qu’on les reprend parfois à son compte sans même s’en rendre compte. D’ailleurs, cela arrive même à Lévi-Strauss (premier extrait de l’article Quelques perles de Lévi-Strauss)… 

Guillemette Reviron

Racisme, chaînon manquant – la science au service de la politique

Race, chaînon manquant : la science au service de la politique – extrait du documentaire Zoos Humains de Pascal Blanchard et Éric Deroo (2002).

Analyse de la construction de la différenciation des races, dévoiement des concepts darwiniens, et entreprise de hiérarchisation, le biologiste André Langaney explique comment placer le « nègre » comme chaînon manquant au XIXe, permet « d’expliquer » à rebours du même coup le rabaissement de l’esclavage et la théorie de l’évolution.

Et le narrateur explique comment en essentialisant ainsi une infériorité, on justifie ainsi une politique coloniale sans merci.

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