Mayotte : reconfigurations coloniales

Dans le cadre de son mémoire de Master 2 de sciences politiques avec Richard Monvoisin, Jérémy Fernandès Mollien (qui avait déjà fourni du matériel critique sur les mouvements néopaïens) a travaillé sur les droits sociaux à Mayotte. De ce travail sont issus deux papiers : le premier est présenté sous forme de canular, avec une stratégie de rupture, et a été publié dans Le monde libertaire (avril 2017, n°1747) et reproduit ici : Situation dramatique en Lozère (petite leçon de bi-standard social et moral). Le second, très académique, s’appelle Mayotte : reconfigurations coloniales et a été publié le 27 mars 2017 par la revue Mouvements dans sa version en ligne. Nous le reproduisons ici avec leur aimable autorisation.

Le 1er janvier 2018, le code du travail sera déclaré applicable sur l’île de Mayotte, après des années de grèves régulières. Vue de l’hexagone, une telle décision semble ahurissante : comment justifier que, même dans un Département d’Outre-Mer (DOM), le code du travail ne soit pas encore en vigueur ? Cette disposition n’est pourtant qu’une des nombreuses normes juridiques qui ne soient pas encore appliquées sur cette île de l’archipel des Comores. Si l’État justifie cette différence dans le droit par la nécessité d’une adaptation aux spécificités de l’île, il est difficile de ne pas y voir les restes de la férule coloniale.

Protectorat Français en 1841, « avant Nice et la Savoie » comme aime le souligner le sénateur Thani Mohamed Soilihi, les habitants de Mayotte choisissent en 1973, au contraire des autres îles des Comores également colonisées, de rester dans la République Française, sous forme départementale. Par la suite, une valse de statuts « particuliers » pour ne pas dire bizarres se succède, sans jamais offrir le statut de département attendu par les Mahorais. En 2009 enfin, plus de 35 ans plus tard, une ultime consultation enclenche le processus de départementalisation de l’île censé, à terme, harmoniser droit commun et droit local mahorais. Pourtant, cinq ans après le début de la départementalisation, les inégalités restent béantes entre Mayotte et la Métropole.

CorteX_kwassa-kwassaTout d’abord, d’ordre économique : à Mayotte, la dépense publique par habitant est de 4700 euros, contre 17300 euros en Métropole1. Les dépenses publiques de santé par exemple par habitant étaient certes, il y a 25 ans, 25 fois plus faibles qu’en Métropole, mais elles demeurent tout de même en 2016 5 fois plus faibles. Le taux de chômage était en 2012 de 36,6% parmi les 15-64 ans, et le taux d’activité de 45,9%. Chez les 15 à 29 ans, le taux de chômage atteignait même 55%. S’il n’est pas aisé d’obtenir des chiffres plus récents, il faut garder à l’esprit qu’en 2005, 92% de la population mahoraise vivait sous le seuil de pauvreté métropolitain2. Deux résidences principales sur trois sont dépourvues du confort de base3. Enfin, en 2005, le revenu moyen d’un foyer mahorais était de 290 euros mensuels. Les revenus de transfert, comme le Revenu de Solidarité Active (RSA), pourraient contribuer à palier une telle différence de conditions de vie entre Mayotte et l’hexagone, mais un important phénomène de non-recours compromet la distribution de cette aide : seuls 4300 allocataires insulaires ont sollicité cette aide en 2014, alors que la CAF tablait sur entre 13000 et 18000 demande lors de l’introduction du RSA sur l’île4.

Les raisons de ce phénomène de non-recours dans un département où la précarité est aussi forte sont multiples : premièrement, les montants du RSA sont minorés à 50% du montant métropolitain5. Ensuite, pour des potentiels allocataires maîtrisant mal le français et n’étant pas forcément au fait des codes administratifs métropolitains, entreprendre de telles démarches administratives est particulièrement difficile. Outre la faible maîtrise de la langue française, la vision du travail social et des questionnaires de la Caisse d’Allocations Familiales (CAF), perçus comme intrusifs,abordent des domaines de la vie sociale, comme le statut marital, que les Mahorais considèrent comme relevant du domaine de la vie privée et ne concernant pas l’administration. Enfin, le travail d’état civil n’a été mené que très récemment, et se procurer les documents nécessaires aux demandes d’aide n’est pas aisé. Non seulement il faut parfois compter jusqu’à 11 mois pour obtenir un rendez-vous à la Préfecture, mais dans un département où l’immigration dite « illégale » est constante, les citoyens mahorais ne sont pas présumés français. Un travailleur social raconte devoir fréquemment aller aux rendez-vous administratifs de ses usagers à leur place, car, étant métropolitain, il pouvait ne mettre que quelques minutes à obtenir des documents qu’eux auraient mis des heures à obtenir. Davantage que les discriminations de guichet, c’est sans doute également la faiblesse des moyens alloués à la départementalisation face à une tâche considérable qui empêche Mayotte d’atteindre le niveau de vie métropolitain, et entraîne une dépendance avec la Métropole.

Les amères déconvenues de la départementalisation

Si certains indicateurs comme la couverture vaccinale ou le taux de scolarisation6 ont connu une nette amélioration, notamment depuis les années 2000 et le processus de départementalisation, ce dernier et plus généralement la tentative d’intégration politique et sociale de Mayotte à l’ensemble politique français, ne se fait pas sans désillusions pour la population mahoraise. Bien que le changement de statut ait été souhaité depuis les années 1970, celui-ci s’est noué depuis 2009 sans grande pédagogie et sans prise en compte des spécificités locales, au détriment tant des citoyens mahorais que des fonctionnaires majoritairement métropolitains chargés de la mettre en œuvre.

Un exemple : l’établissement des zones des « cinquante pas géométriques » près des littoraux a conduit à ce que 90% des villages et 40% de la population mahoraise soient considérés comme résidant sur une zone non-constructible7. En effet, les littoraux des DOM font partie du domaine public naturel, et ne peuvent en conséquence être habités. Ainsi, certains hameaux se sont vus détruits par l’État, et ses habitants délogés, tandis qu’en parallèle, certains Mahorais suffisamment aisés et des Métropolitains ont pu, après un arrangement pécuniaire avec la Préfecture, conserver leur terrain. Beaucoup de Mahorais n’ont pas de tels moyens : si l’État a offert la possibilité de racheter ces terres à bas prix, la somme demandée malgré le rabais excède souvent plusieurs fois le revenu annuel des foyers concernés8. Enfin, certaines familles occupant des terrains au titre de la coutume9 se sont vues demander des impôts fonciers qu’elles ne pourraient jamais se permettre de payer, équivalents, encore une fois, à plusieurs années de revenu.

Les changements dans l’institution judiciaire ont également amené des difficultés d’application. Depuis l’annexion de l’île par la France jusqu’à nos jours, les cadis, juges musulmans, ont joué un rôle d’intermédiaire entre la Métropole et la société mahoraise. Jusque dans les années 2000, ceux-ci disposaient d’une large compétence en matière de droit civil, et encadraient naissances, mariages enterrements et divorces. Les Mahorais pouvaient choisir de sortir de leur juridiction et de s’adresser aux tribunaux de droit commun, en laissant leur statut juridique de droit local au profit du statut de droit commun. La coexistence de ces deux statuts était d’une grande complexité, et beaucoup de Mahorais ne savaient même pas de quel statut ils relevaient. Avec l’imminence de la départementalisation, l’État a, depuis 2003, régulièrement transféré les compétences des cadis aux juges métropolitains. Ces derniers n’apprirent néanmoins généralement ces modifications qu’au dernier moment, et le turn-over des fonctionnaires et la spécificité de la situation mahoraise ont conduit à ce que ces transferts de compétence ne soient pas expliqués aux citoyens de l’île10. Le couplage de cette évolution rapide et d’un manque manifeste de pédagogie instaure de fait un système juridique parallèle, les Mahorais par tradition ou manque d’information continuant à consulter les cadis sur des questions relevant désormais du droit commun. Certes, le Conseil Général mahorais a confié à ceux-ci un rôle de « médiateur social » mais leur rôle réel dépasse de loin leurs attributions légales.

Ainsi, les migrants comoriens, illégaux ou non, s’adressent-ils spontanément aux cadis, dont ils ont des homologues dans leur pays, pour faire valoir leurs droits. Situation tragique où les migrants les plus précaires, ne maîtrisant ni le français ni les arcanes administratifs, passent à côté de leurs droits et ont recours à des arbitrages d’une justice musulmane locale elle aussi désormais illégale.

 

Les pratiques illégales de l’administration française vis à vis de l’immigration comorienne

L’immigration comorienne est l’épicentre de toutes les tensions sociales : la population mahoraise lui attribue volontiers tous les maux de l’île, que ce soit le chômage, la lenteur de l’intégration politique à la France, c’est-à-dire l’harmonisation des institutions politiques mahoraises avec les institutions politiques métropolitaines, l’insécurité, ou encore la propagation de maladies sexuellement transmissibles. Cependant, les populations des autres îles des Comores sont avant tout les victimes de guerres et de conditions de vie misérables largement causées par les mercenaires européens qui déstabilisèrent l’archipel de 1975 à 199611. Vivant dans des conditions de vie extrêmement précaires, les venus des îles d’Anjouan et de Mohéli forment, d’après le représentant du grand cadi de Mayotte, une population invisible de près de 100000 habitants12.

Traqués par la police aux frontières de Mayotte13, Anjouannais et Mohélie voient régulièrement leurs droits bafoués par l’administration française. Alors que la plupart des arrêtés de reconduite à la frontière mettent plusieurs mois à être exécutés en Métropole, et que 24% aboutissent, 94% des arrêtés pris à Mayotte sont exécutés en quelques heures, sans que les éventuels demandeurs d’asile n’aient pu faire valoir leurs droits14. Il faut dire qu’il existe un enjeu politique à cette rapidité: sur les 31377 reconduites à la frontière effectuées en 2012 par la France, 15908 ont eu lieu à Mayotte, soit la moitié. La Police Aux Frontières (PAF), qui doit respecter des quotas d’expulsion, peut arbitrairement depuis 2012, détruire des papiers d’identités qu’un de ses agents jugeraient faux, éliminant une pièce de dossier pourtant nécessaire pour que le nouvel arrivant puisse entamer des démarches pour régulariser sa présence.

Mais les pratiques les plus scandaleuses concernent la prise en charge sociale des mineurs étrangers. En effet, sur les 5682 enfants emprisonnés en France en 2014, 5582 (98%) l’ont été au Centre de rétention administrative de Mayotte, dans des conditions exécrables15. Lorsqu’un enfant arrive sur le sol mahorais accompagné de ses parents il peut légalement être expulsé. Mais beaucoup de mineurs arrivant à Mayotte ont fait seuls la traversée. Lorsqu’elle intercepte en pleine mer des embarcations de migrants, la PAF procède alors à l’invraisemblable : des rattachements fictifs, sélectionnant un adulte présent pendant l’interpellation et lui assignant la charge de l’enfant. Personne ne sait ce qu’il advient de ces enfants une fois renvoyés aux Comores.

Au regard des conventions des droits de l’enfance, un mineur ne peut être en situation irrégulière sur le sol français et a droit à un accès aux soins et à une scolarisation16. Si l’accès à ces droits fondamentaux est parfois aléatoire en Métropole, il est presque inexistant à Mayotte, où les jeunes en situation irrégulière n’ont souvent d’autre alternative que de vivre des poubelles, de larcins ou d’agressions. Un fonctionnaire de la Protection judiciaire de la jeunesse en compte près de 8000 rien que dans la capitale et au moins un tiers d’entre eux auraient subi un viol pendant leur enfance. Pourtant, d’après une étude de l’INSEE, 4 % des mineurs isolés étrangers de Mayotte ont un parent français, et 64% sont nés sur le sol français17.

 

Le maintien d’une société coloniale

Loin d’être une société moyennisée, où la majorité de la population appartiendrait à une vaste classe moyenne, la structure sociale de Mayotte a assurément une forme pyramidale : alors qu’un groupe social de fonctionnaires métropolitains extrêmement bien payés et évoluant dans des entre-soi sociaux et urbains forme l’élite économique de l’île, une petite et émergente classe moyenne mahoraise n’occulte pas la réalité d’une vaste population vivant dans des conditions précaires. Parallèlement, les venus d’Anjouan, résidents de fait, parfois illégalement depuis des décennies, subissent la violente rhétorique anti-comorienne, héritée de l’opposition entre Mayotte et l’État fédéral des Comores depuis l’indépendance de l’archipel. L’été 2016, des comités villageois se sont donnés pour mission de « nettoyer l’île » et d’expulser manu militari quiconque serait perçu comme comorien. Du jour au lendemain, des élèves ont disparu des lycées, des familles entières étaient expulsées, certaines mêmes présentes légalement, sans que la Préfecture ne tente de les en empêcher, ni même ne mette en place un dispositif d’accueil pour les expulsés18. Face à la violence et à la justice sommaire, l’état régalien faillit.

L’erreur d’attribution causale est manifeste : s’il est fréquent d’entendre les Mahorais mettre la lenteur de la départementalisation sur le compte de la présence comorienne, cette lenteur incombe davantage aux gouvernements français s’étant succédés depuis 1976, date à laquelle la population mahoraise avait clairement fait savoir son souhait d’une départementalisation. Au nom du respect des spécificités mahoraises19, Mayotte a dû attendre 35 ans ce statut. Maintenant qu’il est effectif, le gouvernement français actuel n’a paradoxalement pas fait de grands efforts d’adaptabilité aux particularités de Mayotte.

Cette départementalisation « en haillons » peut-être comprise comme l’un des plus récents avatars d’un traitement politique de type colonial. Les standards métropolitains sont présentés comme un idéal à atteindre pour une société dont la culture est très peu mise en valeur par l’institution scolaire, appliquant les programmes élaborés à Paris, et par l’administration, composée principalement de fonctionnaires venus de Métropole, bénéficiant de privilèges conséquents : aide à l’emménagement, salaire majoré, et prime d’éloignement nette d’impôt équivalente à 11,5 mois de salaire. Ces « m’zungus » 20évoluent dans des espaces protégés, cohabitant sans guère rencontrer l’immense majorité mahoraise et les omniprésents « invisibles » comoriens. Le philosophe H. Laurentie définissait ainsi le fait colonial : « une minorité qui s’est superposée à une majorité indigène de civilisation et de comportement différents »21. Difficile, considérant l’application particulière du droit et l’ethnicisation de la société mahoraise, de ne pas y voir au mieux une potentialisation de mécanismes anciens de type colonial, au pire un laboratoire in vivo de la colonisation post-Empire.

Jérémy Fernandes Mollien, Richard Monvoisin