Tout l’esprit critique du monde ne suffira pas !

les sorties concomitantes du cycle de conférence de Gérald Bronner « Développer son esprit critique face au monde de la désinformation » et d’une nouvelle synthèse des recherches en éducation à l’esprit critique par l’association Ephiscience redessinent une fracture quant à la manière de considérer l’esprit critique et son rapport avec d’autres approches. L’occasion de faire un point.

Commençons par prendre un exemple pour illustrer la situation :
Imaginons une commune qui connaît un problème sanitaire concernant l’alimentation des habitant·es. Les statistiques sont claires : la population mange trop gras et trop sucré. Il se trouve par ailleurs que le centre-ville de cette commune est rempli de fast-food, que la cantine scolaire – faute de budget – propose des repas assez peu sains, que dans toute la ville on trouve des publicités pour des produits plutôt cracra et que les revenus et le temps libre des citoyen·nes ne leur permettent pas d’acheter et préparer des repas équilibrés.
Le conseil municipal, bien décidé à s’attaquer au problème, décide de lancer un grand plan d’éducation à la nutrition. Les élèves de l’école auront des ateliers de cuisine, des brochures de sensibilisation seront distribuées, des vidéos de vulgarisation seront produites et un groupe d’expert-es est même constitué pour réfléchir à l’éducation à la nutrition. Pour le reste – les fast-food, la cantine, la publicité, les conditions matérielles des habitants – rien ne change.
Quelles améliorations peut-on attendre pour la santé des habitant·es ? Ne serait-il pas souhaitable et plus efficace d’envisager de modifier d’autres paramètres ?

C’est à peu près ce qu’il se passe avec l’esprit critique. On s’active beaucoup pour doter les individus d’esprit critique (on essaye en tout cas) et on néglige la qualité de l’environnement informationnel. Pourtant il y a beaucoup de choses qui sont questionnables :

  • Que faire contre l’influence des grandes fortunes sur les médias ? Comment organiser et financer un paysage médiatique indépendant d’intérêts privés ?
  • Comment créer des modèles alternatifs de médias sociaux et d’algorithmes de recommandations qui favorisent un partage d’informations de qualité ?
  • Comment organiser une démocratie forte permettant d’agréger efficacement les opinions et intérêts de chacun·e et redonner du contrôle à la population ?
  • Comment remettre la science au service de la population ?
  • Quelles conditions matérielles permettraient aux citoyen·nes d’avoir le temps et l’envie de s’intéresser au fonctionnement du monde et de s’investir dans la vie démocratique ?

C’est donc tout un système informatif que l’on pourrait donc questionner. Pour mieux aborder ce système informatif, on peut le diviser en plusieurs directions. Descendant d’abord, c’est-à-dire l’information qui part d’autorités légitimes vers la population. Ascendant ensuite, c’est-à-dire les intérêts, besoins, idées de la population vers les systèmes de gouvernance. Transversal enfin, c’est-à-dire l’information qui transite entre les individus.
Les question ci-dessus sont posées et largement explorées par des chercheur·euses, des associations, des institutions, des citoyen·nes. Par exemple sur le sujet les enjeux numériques et des algorithmes de recommandations il existe de nombreuses initiatives visant à proposer des modèles alternatifs : Tournesol qui est un projet de recherche sur l’éthique des systèmes de recommandations ; Polis une plateforme numérique pensée pour agréger efficacement différentes opinions ; on peut citer également le travail actif et louable de personnes comme Lê Nguyên Hoang et Jean-Lou Fourquet qui ont, entre autres, co-écrit l’ouvrage La Dictature des Algorithmes« …
Ceci dit au sein de l’éducation à l’esprit critique tout le monde n’a pas l’air de donner de l’importance à ces autres leviers.

« Qu’est-ce qu’il nous reste ? Nous. C’est à dire notre cerveau »

Gérald Bronner, sociologue et professeur à Sorbonne Université, a lancé début Février 2025 un cycle de conférences intitulé « Développer son esprit critique face au monde de la désinformation ». La conférence inaugurale (disponible ici) propose une réponse assez claire. Entre quelques résultats scientifiques, des conclusions de rapports et d’autres anecdotes pour illustrer son propos, Bronner adresse dans cette conférences deux questions : quelle est la situation actuelle ? et que pouvons-nous y faire ?

Sur la première question, qui n’est pas celle à laquelle on va s’intéresser ici, Bronner explique que nous sommes en « danger de croyances », que « le socle épistémique commun est en train de se fracturer » ou que nous vivons désormais dans une « démocratie des crédules » (d’après le titre d’un de ses livres). Même si nous n’utiliserions pas les mêmes termes ou la même manière de décrire cette situation, nous reconnaissons également que la manière dont circule l’information est parfois défectueuse et peut mener à un certain nombre de désagréments et de souffrances évitables.

Cela nous mène à la deuxième question qui nous intéressera ici : au vu des désagréments qu’ils engendrent, que faire face à ces dysfonctionnements dans la circulation de l’information ? Bronner, dans sa conférence, évoque de nombreuse fois sur cette question. Dès l’introduction, en parlant d’améliorer nos capacités de raisonnement, il dit : « C’est peut-être un des leviers, j’y reviendrai, qu’on peut activer car il n’y a plus beaucoup de leviers que l’on peut activer malheureusement ». Intéressant, on attend donc qu’il y revienne !
Et en fait, on va attendre longtemps. Bronner revient par la suite sur cette question des leviers : « Et alors sur quels leviers jouez vous allez me dire, et bien c’est ce qui nous réunit aujourd’hui » (31:05) ; « On avait plusieurs manettes possibles » (32:00). S’il pose plusieurs fois la question, il n’y répond jamais vraiment de manière très satisfaisante. En synthèse, ce qu’il nous dit c’est : enseigner l’esprit critique est le seul levier qu’il nous reste parce que c’est le seul levier qu’il nous reste.
J’exagère un peu, mais je ne trouve pas ou très peu (dans cette conférence en tout cas) de justification argumentée et convaincante de son point. Une illustration de cela se trouve à la minute 31 de la conférence. Après avoir à nouveau posé la question « Et alors, sur quels leviers jouer ? », il y répond immédiatement « il nous reste, en fait, un levier disponible » (celui de l’éducation à la pensée critique donc). Ah bon ? Et les autres ils sont passés où ? On les a jamais vraiment disqualifiés, ou j’ai raté quelque chose ? Ça relève presque du tour de prestidigitation par moment.
Bien évidemment que l’on ne critique pas le fait de militer pour l’enseignement de l’esprit critique ! On serait mal placé⸱es : ce sont des enseignements que nous proposons régulièrement au Cortecs. Non, ce qui parait gênant c’est de réduire les enjeux actuels au fonctionnement cognitif et d’en faire l’unique issue. Plus précisément encore, ce qui est critiquable, c’est que G. Bronner (on va le voir) ne fait pas vraiment l’effort de justifier cette position, il tient pour acquis que le monde extérieur est une donnée immuable du problème. C’est l’esprit critique face au monde comme le nom du cycle de conférence l’indiquait déjà.

Pourtant au-delà de nos fonctionnements internes, Bronner identifie un certain nombre de variables externes qui pourrait expliquer la situation et pourrait donc être des leviers sur lesquels jouer pour améliorer la situation : le rôle des médias (20:201), la rapidité de diffusion de l’information (21:402), la colère contre le gouvernement (26:103), la précarité sociale (26:304), la modération et les algorithmes de recommandation (32:155 et 33:406). Il affirme même : « Il y a plein de variable. C’est un phénomène hautement multi-variable » (26:30).

Le levier des réseaux sociaux ?

Parmi tout ces facteurs qu’il identifie, il y en a un seul levier sur lequel il s’étale un peu : c’est celui de la modération et des algorithmes de recommandation. Il explique qu’une des pistes était de « raisonner les grand propriétaires de réseaux sociaux pour faire de la modération » (33:40). Il fini par disqualifier cette option en deux temps : il affirme d’abord que « C’est leur business model. Je ne critique pas, si je puis dire ». Bah justement je trouverais ça de bon ton de le critiquer justement. Pourquoi ça serait pas ça qui est critiquable ? Pourquoi le problème ce serait les faiblesses de nos cerveaux et non pas ceux qui profitent de ces faiblesses ? Ce point illustre assez bien les connivences que l’on peut trouver entre une approche centrée sur la cognition et l’économie néo-libérale comme le propose Barbara Stiegler par exemple dans sa conférence L’idéologie des biais cognitifs.
Dans un second temps, afin de définitivement disqualifier la possibilité de reprendre le contrôle sur les réseaux sociaux, Bronner montre une photo de Musk posant avec Trump. On comprends bien l’argument : les puissances en face sont telles que c’est devenu impossible de miser sur ce levier là. Et ça peut se comprendre d’un point de vue stratégique. On revient sur cet argument plus loin.

La littérature scientifique pour justifier la réduction à l’esprit critique ?

L’autre moment où il justifie le fait que le seul levier que nous avons en main c’est la pensée critique, c’est à la minute 37 quand il évoque la littérature scientifique :

« la littérature a montré qu’entre toutes les variables qui prédisent la diffusion de fausse information – il y en a beaucoup : les variables politiques […] le niveau d’étude, il y a plein de variables qui expliquent une partie de la variance du du phénomène mais ce qui explique le plus, ce qui prédit le plus – et c’est une bonne nouvelle en fait pour nous – c’est ce qu’on appelle la lazy thinking c’est-à-dire la pensée paresseuse ».

À la suite de ce passage, le diaporama affiche la phrase suivante « L’une des principales variables qui permet de prédire la crédulité est la lazy thinking » accompagnée d’une référence vers l’article Judging Truth de Nadia M. Brashier et Elizabeth J. Marsh.
Alors, je suis allé voir cet article et sauf erreur de ma part, cet article ne dit jamais ce que Bronner lui fait dire. Le terme de pensée paresseuse est présent une seule fois dans l’article pour dire : « la pensée paresseuse empêche parfois de rejeter des réponses intuitives mais incorrectes« . C’est tout. L’article présente en réalité un modèle de la manière dont les individus jugent la vérité d’un énoncé.
Bon peut-être que c’était une expérience de Bronner pour voir si on allait être bien critique et vérifier les sources qu’il cite ou peut-être qu’il s’est mélangé les pinceaux au moment de copier-coller sa citation. Dans tous les cas, ça me semble plus que douteux pour une conférence d’introduction à la pensée critique.
Et puis même si c’était vrai, même si la littérature scientifique affirmait que la lazy thinking était la variable qui prédisait le mieux nos erreurs de jugement (ça l’est possiblement), on est loin, très loin de pouvoir en conclure que notre seul levier c’est « nous et notre cerveau ».

Le problème, c’est nous (donc la solution c’est nous)

Mais pour tout le reste, on peut se brosser. Après avoir disqualifié la possibilité de faire infléchir les politiques des réseaux sociaux, G. Bronner saute à la conclusion : « Qu’est-ce qu’il nous reste ? Nous, c’est-à-dire notre cerveau. Les meilleurs régulateurs, les meilleurs modérateurs c’est nous. Si nous ne partageons pas la fausse information, si nous ne likons pas, si éventuellement nous contre-argumentons sur notre zone de compétence, c’est ce que nous pouvons faire de mieux. » (vers 34 minutes).
Dans l’entretien précédent la conférence on lit également :

« Cette autonomie intellectuelle est notre meilleure arme contre les influences extérieures. Des personnalités influentes, comme Elon Musk ou d’autres, ne pourraient rien contre une population capable de se défendre intellectuellement. Si nous savons évaluer une information et nous méfier des erreurs de raisonnement, une grande partie du problème est déjà résolue. »
Développer son esprit critique face au monde de la désinformation, sorbonne-universite.fr

Laisser entendre que ce qu’il se passe avec Musk et la montée du fascisme en cours aux États-Unis (et en partie en Europe) serait du à notre crédulité et que la bataille ne peut se jouer que sur notre capacité à évaluer des informations, me semble terrifiant.
Tout au long de la conférence, il martèle cette idée. Quand il évoque la surreprésentation sur les réseaux sociaux des comptes anti-vax sa conclusion est nette : « C’est notre faute. Nous les laissons faire. […] Le problème c’est nous, nous ne faisons rien » (19min). « C’est une façon de combattre aujourd’hui, d’être un citoyen, c’est une forme de militance de dire « on ne va pas se laisser faire, on ne va pas les laisser gagner peu à peu l’espace publique jusqu’à qu’il soit trop tard » (19:30).
Nous nous attarderons pas sur la rhétorique du nous contre eux présente dans toute la conférence. Pourtant Bronner essaie de s’en défendre, il rappelle plusieurs fois que le but n’est pas moquer ou d’humilier. Jusqu’au tout dernier instant de la conférence (53:55) où il rappelle ce conseil très précisément 45 secondes avant de conclure la dernière phrase de sa conférence sur un foutage de gueule des platistes. Formidable.
Mais abandonnons Bronner ici. L’idée n’était pas de faire une analyse de sa conférence et on y a déjà passé beaucoup trop de temps. Il se défendrait certainement des accusations portées ici et peut-être avons nous été un peu caricatural dans cette critique. Non l’objet de cet article ce n’est pas cette conférence, mais l’idée qu’elle porte : la réduction des enjeux actuels à l’esprit critique, ce cognitivo-centrisme.

Quand on veut résoudre un problème, on peut séparer les causes sur lesquelles on peut agir et celles que l’on ne peut pas contrôler. Par exemple, si vous en avez marre que le meuble où vous entreposez votre collection de dé à coudre se casse la gueule, vous ne pourrez pas agir sur la gravité, mais vous pourrez agir sur la qualité de la fixation par exemple.
Dans une vision cognitivo-centrée, le système externe est immuable et l’on ne peut jouer que sur nos processus internes. Il semblerait que cette vision de l’esprit critique soit relativement prégnante dans les sphères de l’esprit critique (on y revient en fin d’article) sans être forcement formalisée. Davantage comme un impensé commun, un présupposé invisible : attaquons-nous au cerveau, pas au système !

L’esprit critique au sein des approches critiques

À peu près au même moment, l’association Ephiscience sortait une synthèse intitulée « Éduquer aux approches critique » 7 dirigée par Pleen le Jeune avec la participation de pas moins de 29 expert·es, enseignant·es et chercheur·euses sur le sujet. Un travail que nous pouvons que vous conseiller si vous êtes amené·e à enseigner (ou si vous êtes curieux·se) et qui porte un regard notoirement différent.

Dès l’introduction, et en fait dès le titre, la position est très claire : ici on n’y parle pas d’esprit ou de pensée critique mais d’approches critiques. Dans le paragraphe « esprit, pensée ou approche critique » ce choix est motivé par 3 arguments principaux que nous retranscrivons ici :

Diagramme esquissant un ensemble d'approches complémentaires qui pourraient être employées pour améliorer la qualité de la circulation de l'information : education à l'esprit critique, sciences citoyennes, sciences ouvertes, medias independants, democratie, souverainete numerique...
Diagramme esquissant un ensemble d’approches complémentaires qui pourraient être employées pour améliorer la qualité de la circulation de l’information
  1. Éviter une essentialisation du terme esprit critique qui laisse entendre qu’on peut l’avoir ou ne pas l’avoir. Comme un interrupteur qui peut être allumé ou pas.
  2. L’esprit critique réfère à un phénomène individuel et interne, invisible et difficilement accessible. Une approche critique, au contraire, est quelque chose qu’un groupe peut prétendre mobiliser, déplaçant le regard habituellement centré sur l’individu.
  3. De plus, les approches critiques semblent former un bon arrangement entre le « quoi faire » et le « quoi croire » [en référence à la definition de l’esprit critique de Ennis 1991].

C’est ce deuxième point qui attire notre attention. Une mobilisation d’outils non pas pour seulement équiper des individus, mais pour être utile au collectif.
Dans le glossaire, les approches critiques sont définis comme « des alternatives aux concepts d’esprit ou de pensée critique ». Elles peuvent être considérée « à l’échelle d’un groupe ou d’un individu, et elles peuvent prendre une pluralité de formes […] »

On pourrait alors inclure dans ces approches critiques la présentation et l’utilisation de modèles alternatifs de gouvernance, de médias, de recherche scientifique, de réseaux sociaux, d’outils numériques toujours orientés sur ce qu’il faut croire et ce qu’il faut faire à une échelle collective.
De ce point de vue là, on peut tirer deux conseils pour nos enseignements. Premièrement, si l’on privilégie un enseignement classique de l’esprit critique (cognitivo-centré disons) alors il est pertinent de signaler qu’il ne s’agit pas du seul levier et qu’il peut s’articuler avec d’autres. Deuxièmement, essayer d’intégrer ces autres leviers (démocratie, média, numérique, économique, politique…) directement à nos enseignements. C’est ce que montre par exemple, le petit schéma esquissé ci-contre. Notons que ce schéma ne reflète pas tout à fait la position de Ephiscience dans sa synthèse, qui propose plutôt d’abandonner tout bonnement l’idée d’esprit critique et de lui préférer un découpage plus précis des enseignements (argumentation, épistémologie, cognition…)

Il est également suggéré que des stratégies qui seraient rationnelles à titre individuel ne sont pas forcément optimales pour le collectif. La synthèse cite l’article « Come Now, Let Us Reason Together » (que l’on pourrait vaguement traduire par « Bon, venez on réfléchit tous ensemble ») du philosophe Austin Dacey qui « suggère que l’atténuation des biais cognitifs est une erreur par rapport à la considération des approches critiques d’un groupe. Par exemple, le biais de confirmation (ou myside bias) qui pousse les individus à argumenter pour défendre la perspective qui va dans leur sens peut être utile ». Les travaux de Hugo Mercier et Dan Sperber8, sur lesquels s’appuie l’article de Dacey, propose que l’objectif du raisonnement ne serait en réalité pas d’acquérir de meilleurs connaissances mais d’être capable d’argumenter et que c’est de l’affrontement collectif des arguments qu’émergent les meilleurs solutions.
Ceci peut s’inscrire plus globalement dans un ensemble de problème où le choix le plus efficace/rationnel pour un individu conduit à une solution collective sous-optimale (voir par exemple le concept de prix de l’anarchie).

Miser sur l’éducation à l’esprit critique : la meilleure stratégie ?

On pourrait concéder à l’approche cognitivo-centrée d’être un choix stratégique. Centrer nos efforts sur l’éducation individuelle pourrait à court terme être le levier le plus facile et efficace à actionner. La prise de conscience induite pourrait ensuite permettre plus facilement des changements systémiques. Et ça peut s’entendre : difficile de porter une restructuration des médias, de la démocratie, des algorithmes de recommandations (voire carrément du système capitaliste qui alimente tous ces autres écueils) tant que nous ne somme pas d’abord collectivement conscients des enjeux.
Ceci étant, je ne crois pas que ce soit la position réelle de celles et ceux qui s’inscrivent dans cette position. Notamment parce que même si on mise sur cette stratégie-là, rien n’empêche de présenter les autres enjeux : on pourrait promouvoir l’éducation à l’esprit critique tout en formalisant clairement où se situe les autres obstacles dans le système informatif et comment il pourrait en être autrement.

Pourrait-on se passer d’éducation à l’esprit critique ?

Il est clair qu’aujourd’hui l’accent est très largement mis sur l’amélioration individuelle de nos facultés critiques et très peu sur l’amélioration des ressorts communs dans la circulation de l’information. Dans quelle mesure faudrait-il renverser la vapeur ? Pourrait-on totalement abandonner un enseignement de l’esprit critique si les canaux de l’information étaient parfaitement agencés ?

Bon, on est loin d’avoir à se poser la question, mais pour l’exercice de réflexion il peut être intéressant d’explorer une telle situation. Repassons par notre exemple de la l’alimentation que nous avions présenté en introduction.

Imaginons que les restaurants de la ville produisent de la nourriture extrêmement saine, que les budgets de la cantine scolaire permettent d’y embaucher une équipe de diététicien·nes et d’y servir des aliments de très bonne qualité, que les publicités pour les aliments à faible valeurs nutritive aient été interdites, etc. pourrait-on alors totalement se passer d’une éducation (même rudimentaire) à la diététique ?
Plusieurs questions se posent : pourrait-on avoir une confiance aveugle à la fiabilité du système ? Est-ce même possible d’imaginer un système si parfait qu’il ne nécessiterait aucune connaissance de la part des consommateur·ices ? Comment gérer la transmission de connaissance et la formation des personnes en charge du fonctionnement (par ex. diéteticien·nes, restaurateur·ices, communicant·es…) ?

De la même manière pour l’éducation à l’esprit critique, on peut déployer les trois mêmes arguments :

  1. Un système d’information parfait ça n’existe pas.
    Il y a de nombreuses raisons qui font que l’on ne peut pas imaginer une circulation de l’information d’une qualité telle qu’elle pourrait se passer de tout regard critique.
  2. Il faudrait une confiance absolue dans le système d’information
    En particulier, les individus seraient totalement démunis face aux risques de corruption du système.
  3. Et de même, les agents du système d’information (journaliste, chercheur-euse, médiateur-ice, juriste…) auraient besoin d’avoir une formation à ce sujet.

Cette petite expérience de pensée a pour but de rappeler que ceci n’est pas un appel contre l’éducation à l’esprit critique, bien au contraire. C’est un appel pour une meilleure coordination entre des enseignements d’une part et, d’autre part, la prise en considération de changements démocratiques, médiatiques, économiques, numériques… qui régissent la circulation de l’information et qui pourraient être bénéfiques.

Rien de nouveau sous le soleil

Bon, on invente rien ici. Il s’agit d’une formulation sous un prisme un peu différent d’un débat qui traverse depuis longtemps les milieux de la pensée critique9. Cette réduction aux jugements individuels était déjà critiquée dans la série d’articles « Les gens pensent mal : le mal du siècle ? » du collectif Zet-éthique métacritique. Cette rupture entre un « rationalisme » qui se focalise sur les erreurs de jugement et un « matérialisme » qui prend en compte le contexte d’où ceux-ci émergent, on la retrouve dans la conférence « Les deux familles du scepticisme » de Tranxen ou dans « la face cachée de l’esprit critique » de Charlotte Barbier. Cette position est également celle de Albert Moukheiber (à qui j’ai un peu piqué l’exemple introductif) qui défend une cognition incarnée (dont il parle par exemple dans sa conférence « Laissez le cerveau tranquille ») et qui rappelle à quel point on sous-estime l’importance de l’environnement informationnel dans nos raisonnements et dans nos choix. C’est aussi cet « individualisme épistémique » qui est critiqué par Céline Schöpfer (membre du Cortecs) par exemple dans l’épisode « Faites vos propres recherches ! » du podcast Projet Utopia. On retrouve ces thématique dans la toute récente vidéo « Terre plate : et si on avait raté quelque chose.. » de l’Argumentarium qui souligne l’importance des conditions matérielles dans l’adhésion au platisme en particulier et aux thèses complotistes en général. C’est le chemin qu’ont emprunté un certain nombre d’ancien membre du Cortecs en explorant le sujet du référendum d’initiative citoyenne (voir Tout savoir sur le RIC: un nouvel ouvrage fondé sur les preuves) qui porte l’idée que c’est en redonnant du contrôle politique aux individus que l’on améliore la qualité et la pertinence du débat public.
Tout ceci, finalement, on le retrouvait déjà sur ce site, avec un certain mordant, il y a presque dix ans maintenant dans l’article « Grande braderie de l’autodéfense intellectuelle » :

Nous n’avons pas envie de laisser l’autodéfense intellectuelle chomskienne bradée à des petites carrières de pédagogues à la mode, sans aucun mordant, sans aucune velléité de réformer ou modifier un tant soit peu les barreaux de la cage.

Alors oui, on ne dit pas grand chose de plus qu’il y a une décennie. Et la position à laquelle on s’oppose n’a peut-être pas tellement vacillé. Mais que cela ne nous empêche pas d’ajouter une pierre à l’édifice et de continuer de se battre pour un futur souhaitable. Futur que même tout l’esprit critique du monde ne suffirait pas à faire advenir.

Le bruit des bottes

Que reste-t-il de la pensée critique sous un gouvernement d’extrême droite ?

Le bruit des bottes

À l’heure de la montée de l’extrême droite10 en France (et ailleurs) nous proposons en 8 points les menaces que cela fait peser sur la défense de la pensée critique. Non pas que nous défendions la pensée critique pour elle-même mais bien parce que traiter le sujet depuis cet angle-là, qui est au cœur de nos intérêts et de nos compétences, permet de faire des connexions avec d’autres enjeux autrement plus préoccupants. Nous développons ce point dans une deuxième partie. Notons par ailleurs que la plupart des menaces que nous détaillons ci-dessous, sont déjà en vigueur à un stade plus ou moins avancé au sein du gouvernement actuel.

Préambule. Nous sommes, en bon sceptiques, saisi⸱es de doute au moment de publier cet article : est-ce la bonne manière de faire ? le bon moment ? les mots justes ?… Et ce d’autant plus que la production de cet article s’est faite dans une relative précipitation. Mais nous décidons de dépendre notre jugement et ne pouvons nous résoudre à nous taire dans des circonstances où les menaces à nos vies sont plus saillantes que jamais. Cela étant dit, nous sommes plus qu’ouvert⸱es aux retours (corrections, ajout/suppression de source et autres tirages d’oreille fairplay) et nous tâcherons de les prendre en considération dans la mesure du possible.

Les menaces

1. Manque de pluralisme dans les médias

Il est à craindre que l’autoritarisme d’un gouvernement d’extrême droite mène à une mainmise sur les médias. En particulier, il est fort probable que les voix dissidentes et critiques du pouvoir en place soit, au moins partiellement, écartées des médias. L’exemple est criant dans l’Italie de Melonie, où la Rai principal groupe audiovisuel public est maintenant surnommé « télé Melonie »1,2. De même, en Hongrie, Reporter sans frontières relève que le « Premier ministre Viktor Orban, qualifié de prédateur de la liberté, a construit un véritable empire médiatique soumis aux ordres de son parti3 ». Le rapport « I Can’t Do My Job as a Journalist – The Systematic Undermining of Media Freedom in Hungary » de Human Rights Watch confirme cette tendance4.
En France, la tribune « Pour un front commun des médias contre l’extrême droite » signée par plus de 100 médias alerte d’ores et déjà sur ces risques5.

Dans sa stratégie de conquête du pouvoir, [l’extrême droite] a fait des médias un terrain privilégié, avec la prise de contrôle de titres, de chaînes de télévision, de radios par des milliardaires au service de son projet. Par ce maillage, elle impose dans le débat public ses fausses nouvelles et ses obsessions contraires aux droits fondamentaux.

Pour un front commun des médias contre l’extrême droite, Le club de Médiapart, 19/06/2024
Sources (faut cliquer !) ▼

(1) La Rai, « Télé Meloni » ? « Certains journalistes peuvent s’aligner sur la pensée dominante pour faire carrière » Marianne, 13/05/2024
(2) Les gouvernements d’extrême-droite et l’audiovisuel public en Italie et en Pologne, France Info, 08/02/2024
(3) Hongrie, Reporter sans frontière
(4) I Can’t Do My Job as a Journalist – The Systematic Undermining of Media Freedom in Hungary, Human Rights Watch, 13/02/2024
(5) Pour un front commun des médias contre l’extrême droite, Le club de Médiapart, 19/06/2024

2. Manque d’indépendance des médias

Il est à craindre que, au-delà du manque de pluralité des médias, ceux-ci soit notoirement à la solde d’intérêts privés. Cette dépendance à « la main qui nourrit » influencerait le choix du cadrage, des informations présentées, des sujets traités, des intervenant⸱es invité⸱es. C’est peu de dire que c’est déjà le cas aujourd’hui, mais l’extrême droite pourrait aller plus loin en accélérant la privatisations de l’audiovisuel public6. Et on le sait, les lignes éditoriales des médias tendent à s’aligner sur les intérêts de ce qui les finance7. Une menace qui se dessine déjà concrètement puisque comme le révèle Le Monde cette semaine, les médias du groupe Bolloré semble orchestrer l’alliance du RN et de la droite8.

Sources ▼

(6) Le RN veut privatiser l’audiovisuel public… mais pourrait bien être bloqué par la législation européenne, Marianne, 14/06/2024
(7) Médias : les milliardaires achètent-ils de l’influence ?, France Culture, 27/03/2024
(8) Législatives 2024 : comment les médias de Vincent Bolloré orchestrent l’alliance du RN et de la droite, Le Monde, 16/06/2024

3. Recherche scientifique affaiblie

Il est à craindre que la recherche scientifique pâtisse (et c’est pas du gâteau !) d’un gouvernement d’extrême droite que ce soit dans la contestation de certaines recherches, la promotion de positions et de rhétoriques pseudo-scientifiques ou la mise à mal de certaines pratiques de recherches. Quelques exemples :

Une courte vidéo du physicien et vulgarisateur Julien Bobroff sur la montée de l’extrême droite.
  • Le peu d’intérêt, voire le discrédit, porté sur les constats scientifiques autour des enjeux climatiques pourrait contribuer à un ralentissement de ces recherches, de leur diffusion et/ou de leur mise en pratique9.
  • Sous prétexte de lutte contre les épouvantails que sont le « wokisme » ou l’« islamo-gauchisme », on pourrait craindre également un recul des recherches en sciences humaines et sociales autour des enjeux féministes, décoloniaux, queers, antiracistes10,11… Alors même que l’extrême droite se fait un relais de thèses pseudo-scientifiques comme le grand remplacement et est un terreau favorable à l’émergence de pensées conspirationnistes12 et de rhétoriques naturalistes13.
  • La limitation de l’immigration impacterait négativement les collaborations internationales et donc la pluralité des points de vue indispensable au bon fonctionnement de la science1.

L’arrivée au pouvoir de l’extrême droite se ferait au prix d’une restriction de la liberté académique, de l’indépendance de la recherche et d’une diminution globale de la qualité de la production scientifique qui inquiète assez unanimement les acteur⸱ices de la recherche14,15.

Sources ▼

(9) Crise climatique : des scientifiques et ONG redoutent une arrivée du Rassemblement national au pouvoir après les législatives, France Info, 14/06/2024
(10) L’offensive antiwoke agite le RN, Le journal du Dimanche, 15/05/2023
(11) Le Rassemblement national va lancer une association pour lutter contre le wokisme, Le journal du Dimanche 24/03/2023
(12) Yoga, détox et complotisme : comment l’extrême droite vampirise notre aspiration au bien-être, Telerama, 16/09/2023
(13) « Écofascismes » : comment l’extrême droite s’est emparée de l’écologie, Philosophie magazine, 17/05/2022
(14) Le Pen election win would be disastrous for research, France and Europe, Nature, 19/04/2022
(15) Contre l’extrême droite, mobilisons-nous dans l’Enseignement Supérieur et la Recherche ! , Association des sociologues enseignant-e-s du supérieur, 20/06/2022

4. Éducation doctrinaire et autoritaire

Il est à craindre que l’émancipation, l’ouverture d’esprit et la diversité indispensables à l’éducation soient largement restreintes. Un article du Café pédagogique intitulé « Et si l’extrême droite prenait le pouvoir16… » s’attache à faire le même travail que celui que nous faisons ici. Parmi les menaces qu’ils identifient on note : l’autoritarisme (plus de sanction, dénonciation, retour de l’uniforme), le manque de mixité (fin du collège unique), la prédominance d’une vision passéiste et rétrograde, la lutte contre le wokisme, une mise au pas des enseignant⸱es17 (salaire au mérite, exigence de neutralité, accroissement du contrôle de l’inspection)… Un programme aussi paradoxal (des enseignant⸱es incarnant une « neutralité absolue » devront également être de « fidèles exécutants de programmes politiques ») qu’inquiétant et qui inspire déjà largement le gouvernement actuel comme cela a été relevé par de nombreux articles18,19,20.

En 2022, toutes ces annonces semblaient insensées. Aujourd’hui, elles ne sont pas sans rappeler ce qui est à l’œuvre depuis maintenant six mois. […] Ainsi, de ce qui est à l’œuvre dans le cadre du choc des savoirs au programme du rassemblement national, il n’y a qu’un pas. Mais pas n’importe quel pas. Un pas violent, xénophobe, LGBTphobe, misogyne et sexiste…

Et si l’extrême droite prenait le pouvoir…, Le café pédagogique, 11/06/2024

Sources ▼

(16) Et si l’extrême droite prenait le pouvoir…, Le café pédagogique, 11/06/2024
(17) « Du flicage permanent » : l’inquiétant projet du RN pour l’éducation nationale, Le journal du Dimanche, 14/06/2024
(18) « Le programme du RN sur l’école est celui de l’actuelle majorité, en pire », Le Point, 13/06/2024
(19) Éducation : tout un programme, Le café pédagogique, 18/01/2024
(20) Choc des savoirs : Macron et Attal appliquent les mesures du RN et de Reconquête, Le club de Médiapart, 18/03/2024

5. Promotion d’idéologies creuses et néfastes

Il est à craindre que les idées qui fondent la pensée d’extrême droite infusent plus profondément encore nos représentations du monde. Notamment via les différents espaces publiques sur lesquels elle prendrait un certain contrôle comme nous l’avons vu : médias, éducation, recherche scientifique, culture…
Et chacune de ces idées – identitarisme21, essentialisme22,23, passéisme24, autoritarisme, mérite25… – est une entrave à la pensée critique et au développement d’une pensée complexe œuvrant pour la justice sociale. On pourrait pour chacune des idées proposées (et bien d’autres) faire la démonstration de leur incongruité avec la pensée critique, nous laissons quelques ressources allant dans ce sens.
Plus largement, sur les liens entre pensée critique et idéologie nous conseillons les articles « Des dangers de la naïveté politique et sociale26 » et « Des biais, de l’idéologie, et des biais idéologiques27 » publiés sur le blog Zet-éthique métacritique.

Sources ▼

(21) « Sale bête », « sale nègre », « sale gonzesse » – Identités, dominations et système des insultes, Cortecs, 24/11/2016
(22) Biologie, essentialisme – Nature, écologisme, sexisme, racisme, spécisme, Cortecs, 16/08/2011
(23) Inné / acquis, nature / culture et… essentialisme, Tzitzimitl
(24)Le Métronome de Lorànt Deutsch : un exemple de pseudo-histoire, Cortecs, 19/06/2013
(25) La méritocratie, une croyance tenace, Zet-éthique métacritique, 17/07/2019
(26) Des dangers de la naïveté politique et sociale, Zet-éthique métacritique, 30/09/2020
(27) Des biais, de l’idéologie, et des biais idéologiques, Zet-éthique métacritique, 06/02/2021

6. Impossibilité de critiquer le pouvoir

Il est à craindre une répression puissante et systématique de toutes forme de critique du pouvoir28 ce qui serait un danger majeur pour le bon fonctionnement du débat démocratique. Si nous l’avons déjà vu dans le cadre des médias, on peut imaginer qu’une même silenciation de la dissidence serait à l’œuvre face aux mouvements sociaux (manifestations, grève, ZAD, occupations, pétitions…). Là encore c’est peu de dire que c’est déjà largement le cas actuellement29,30 quand on voit, par exemple, la gestion du gouvernement des manifestations contre la réforme des retraites ou celle des révoltes en Kanaky. Au-delà des mouvements sociaux, l’invisibilisation de la critique du pouvoir pourrait également passer par un affaiblissement des acteur⸱ices de la culture ainsi que des structures associatives et syndicales.

Sources ▼

(28) « Avec l’extrême droite, la répression syndicale ne pourrait que s’accentuer » : à Roissy, la lutte se mue en combat pour la survie de l’outil syndical, L’humanité, 18/06/2024
(29) Des ONG dénoncent la violence policière dans la répression des manifestations en France, Le temps, 18/03/2023
(30) Les ONG déposent plainte à l’ONU après la répression des militant·es devant le siège d’Amundi, Attac, 20/06/2024

7. Baisse des subventions et des soutiens pour la culture et le milieu associatif

La défense de l’esprit critique se fait en grande partie au sein de petites associations locales où des bénévoles se bougent toute l’année pour faire vivre leur structure et promouvoir ses valeurs. Ces structures, nous les connaissons, nous en faisons partie ou travaillons régulièrement avec elles. Si le soutien public est déjà relativement maigre, l’arrivé au pouvoir de l’extrême droite pourrait être fatale pour une grande partie de ces activités comme alerte Le mouvement associatif dans une tribune publiée récemment « L’extrême-droite, une menace pour l’action associative et citoyenne31« .

[…] Car ces exemples trahissent une vérité simple : si l’extrême-droite s’en prend aux associations, c’est surtout parce qu’elles agissent au service de tous et toutes, sans discrimination, car les droits sont universels, aucune préférence nationale ne s’y appliquant ; et c’est parce qu’elles sont le réceptacle de la parole citoyenne, du débat contradictoire et d’un pluralisme indispensable à notre vie démocratique.

L’extrême-droite, une menace pour l’action associative et citoyenne : la tribune, Le mouvement associatif, 14/06/2024

De même, le monde de la culture qui sous bien des formes s’allient souvent à celui de la pensée critique pourrait grandement pâtir de l’arrivée de l’extrême droite. C’est un point mineur des programme d’extrême droite dont la philosophie sur le plan culturel se résume à favoriser la tradition et le patrimoine au détriment des formes contemporaines d’expression, celles capables de bousculer nos représentations du monde »32,33.

« Dans les pays où les ultra-conservateurs sont au pouvoir, les institutions, artistes et travailleurs de la culture font bien souvent partie des premières cibles, et subissent des attaques incessantes »

Culture : quand l’extrême droite est au pouvoir, Le quotidien de l’art, 06/06/2024

Sources ▼

(31) L’extrême-droite, une menace pour l’action associative et citoyenne : la tribune, Le mouvement associatif, 14/06/2024
(32) Le monde de la culture et du spectacle a manifesté jeudi contre l’extrême droite à Paris, France Info, 20/06/2024
(33) Culture : quand l’extrême droite est au pouvoir, Le quotidien de l’art, 06/06/2024

8. Des menaces qui pèsent d’abord sur les plus précarisé⸱es

Il est à craindre que les premier⸱es affecté⸱es par ce délitement de la pensée critique, de l’éducation, de l’accès à la culture et à l’information que nous avons décrit soient les plus précarisé⸱es et opprimé⸱es.. Celles et ceux qui déjà aujourd’hui en sont le plus privé⸱es. Il n’y a, en réalité, pas trop à s’inquiéter de l’accès à la pensée critique, à des médias de qualité, à une éducation privilégiée pour certaines catégories sociales (et dont la plupart des sceptiques fait partie 😉 ). Mais l’augmentation de la marginalisation, des inégalités et des discriminations amenuisera fort probablement l’accès à l’éducation que ce soit sur un plan économique, matériel ou culturel pour les catégories sociales les plus désavantagées.
Si l’on prend le temps d’appuyer qu’une pensée critique à visée sociale ne peut faire l’économie d’être une pensée critique qui s’adresse à toustes alors cette ultime menace est peut-être la plus pernicieuse, en cela qu’elle risque de rester invisible à nos yeux.

Défendre la pensée critique ?

La pensée critique tire sa force dans la recherche de la contradiction, dans la mise en danger du statu quo, dans le renoncement à l’évidence, dans la promotion de l’alternative… autrement dit dans la valorisation de la critique.
Si l’on considère l’individu comme baignant dans un contexte social, culturel, environnemental et politique, il est clair que ce contexte influence sa capacité à exprimer une pensée critique : certaines conditions matérielles favorisent cette valorisation de la critique et d’autres la défavorisent. Nous espérons avoir montré ci-dessus que les valeurs qui fondent la pensée d’extrême droite promeuvent un contexte intrinsèquement défavorable au développement de la pensée critique.

Encore une fois, nous ne défendons pas la pensée critique pour elle-même. Il est évident que la violence d’un gouvernement d’extrême droite se ressentira en premier lieu dans la chair des individus victimes de racisme, de sexisme, de LGBTphobie, de validisme, de spécisme… Il est essentiel de faire de la lutte contre toutes ces discriminations une priorité absolue face à la montée de l’extrême droite.
Toutefois nous voyons les menaces qui pèsent sur la pensée critique comme un symptôme, ou un indicateur, des risques actuels. L’expression de la pluralité des points de vue, l’enseignement de la pensée critique, le déploiement de médias indépendants, une recherche scientifique plurielle et moderne sont autant de piliers que nous pensons nécessaires à la défense des droits fondamentaux, et qu’il convient donc de défendre.

Alors est-ce que cela irait forcément mieux avec un autre gouvernement ?
Nous l’avons vu dans les points précédents, à bien des égards le « bloc du centre » dont fait partie le gouvernement actuel applique des politiques qui vont largement dans le même sens que l’extrême droite et menacent de la même manière la pensée critique.
Quant au Nouveau Front populaire il est clair que leur position est plus encourageante d’un point de vue de la pensée critique au regard des valeurs qu’il défend (démocratie, progressisme, écologisme, lutte contre les discriminations…).

Voici 14 mesures du programme du Nouveau front populaire qui nous semblent allez dans le bon sens en matière d’esprit critique :

1. Redonner à l’école publique son objectif d’émancipation en abrogeant le « choc des savoirs » de Macron, et préserver la liberté pédagogique.

2. Réduire les effectifs par classe pour faire mieux que la moyenne européenne de 19 élèves.

3. Moduler les dotations des établissements scolaires – y compris privés – en fonction de leur respect d’objectifs de mixité sociale.

4. Démocratiser l’université en abolissant Parcoursup et la sélection dans l’université publique, instaurer le repas à 1 euro dans les Crous.

5. Investir dans l’Éducation nationale à hauteur des besoins en engageant la revalorisation des grilles de salaires, en réinvestissant dans les locaux scolaires, en renforçant les effectifs de la médecine scolaire – en garantissant le nombre de personnels par établissement – et de la vie scolaire en reconnaissant leur rôle pédagogique, en créant un service public d’accompagnement des élèves en situation de handicap, en formant et titularisant les actuelles accompagnantes d’élèves en situation de handicap (AESH)

6. Faire une loi de programmation de la recherche plus ambitieuse.

7. Arrêter le Service National Universel (SNU) pour soutenir à nouveau les associations de jeunesse et d’éducation populaire.

8. Limiter strictement la concentration dans les industries culturelles et les médias dans les mains de quelques propriétaires et exclure des aides publiques les médias condamnés pour incitation à la haine ou atteinte à la dignité des personnes.

9. Défendre l’indépendance des rédactions face à leurs propriétaires

10. Garantir la pérennité d’un service public de l’audiovisuel en instaurant un financement durable, lisible, socialement juste et en garantissant son indépendance.

11. Augmenter les moyens de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) et élargir son domaine d’intervention au domaine de la formation professionnelle et de la santé publique.

12. Abroger le contrat d’engagement républicain liberticide pour les associations.

13. Protéger les lanceurs d’alerte.

14. Défendre et renforcer les libertés syndicales et associatives et en finir avec leur répression.

Nous rajoutons également la volonté d’ « agir pour un cessez-le-feu immédiat à Gaza et pour une
paix juste et durable » qui est un combat qui nous est important et pour lequel nous avons rédigé une tribune.

Pour consulter le programme du NFP vous pouvez le télécharger via ce lien : https://lafranceinsoumise.fr/wp-content/uploads/2024/06/Programme-nouveaufrontpopulaire.pdf

Le tableau n’est certes pas tout rose : défense de positions scientifiques douteuses, manque de démocratie interne (notamment au sein de LFI), dogmatisme sur certaines points, positions spécistes… Mais a minima les éléments qui nous permettent d’asseoir cette position sont 1) une lutte ferme contre la montée de l’extrême droite 2) la possibilité de dialogue, de remise en cause, de critique du pouvoir, de confrontation des idées, de pluralité des débats, d’ouvertures sur des alternatives qui doit primer au sein d’une alliance de gauche.

À un pouvoir très critiquable et qui réprime la critique, nous préférons un pouvoir relativement critiquable et ouvert à la critique. C’est pourquoi le Cortecs soutien les candidatures du Nouveau Front populaire2.

TP : analyse d'une publicité partisane sur l'immigration

Nous connaissons les méfaits du mauvais usage des statistiques ou de la manipulation des graphiques pour appuyer certaines idéologies. Nous avons trouvé du matériel adéquat pour allier les deux et, une fois n’est pas coutume, l’exemple traité ici n’est pas français, mais suisse. Voici donc l’étude détaillée d’une publicité partisane (au sens « qui soutient un parti ») parue dans la Tribune de Genève (25/01/2014).

musulmans en suisse
Figure 1 – Publicité partisane publiée dans la Tribune de Genève.

Cet encart publicitaire est estampillé par les partis politiques Mouvement Citoyen Genevois (MCG) et la Ligue des Tessinois. C’est le comité d’Egerkingen qui produit cette publicité et qui a fait parler d’elle peu de temps après. Ce comité est, entre autres, à l’origine de l’initiative populaire « contre les minarets ».

Bien que l’argument central mérite analyse, notre attention sera particulièrement posée sur les éléments fallacieux qui l’enrobent. Voici certains points numérotés qui seront développés par la suite.

musulmans-suisse-points-etudies
Figure 2 – Ordre des points relevés pour notre critique.

Sur la forme

Tout d’abord, cet encart publicitaire est très voyant sur la page du quotidien suisse, cela pour plusieurs raisons :

Le titre (1), accrocheur, en grands caractères et de couleur rouge, attire fortement l’attention.

Vu globalement, l’élément qui prédomine est le graphique. Celui-ci occupe la majorité du visuel. Il comporte un remplissage rouge sous la courbe (2), soulignant la notion d’accumulation. Le rouge est une couleur fortement porteuse de sens, mais sans trop interpréter, on peut dire que c’est une couleur impactante, généralement utilisée pour suggérer le danger, la guerre, le sang. On pourrait presque parler d’un effet impact basé sur la couleur. Le même visuel avec une petite touche à la Andy Warhol sera probablement perçu différemment  :

Évolution musulmans en Suisse, autre couleur
Figure 3 – Publicité dans la Tribune de Genève, couleurs modifiées.

 

Toujours sur le graphique, la courbe continue après 2013 (3) sans qu’on ne sache si elle rapporte des valeurs prévisionnelles sourcées. On peut largement supposer qu’il n’y a aucune valeur à l’origine de cette extrapolation dans le futur. L’aspect exponentiel de la courbe n’est donc qu’un effet visuel. De plus, le plafonnement de la courbe à la limite supérieure de l’image crée un effet de seuil, de débordement : les Musulmans vont bientôt remplir la Suisse !

Un des premiers réflexes à avoir face à un graphique est de regarder les échelles. Ici, l’échelle du bas, en abscisses, (4) n’est pas respectée (certes pas de beaucoup…) 11. On peut regretter que l’échelle des ordonnées soit si ample et que, par conséquent, le graphique prenne l’ensemble du visuel, limitant tout argumentaire par le texte. C’est en s’amusant à jouer sur les axes qu’on se rend le mieux compte des usages « subjectifs » d’un graphique :

Musulmans en Suisse avec échelle des ordonnées réduite
Figure 4 – Publicité dans la Tribune de Genève, échelle des ordonnées modifiée.

Enfin, l’image d’une femme drapée du niqab est placée dans l’espace rouge sous la courbe (5), sorte de « légende » permettant d’indiquer de manière figurative et menaçante à quoi fait référence cette zone rouge grossissant sans cesse. Nous verrons que cette représentation pose un problème de fond.

Sur le fond

Cette illustration placée sous la courbe est typiquement l’image fallacieuse de la musulmane. Cette image n’est pas du tout représentative des Musulman·e·s et nous sommes en face d’une généralisation abusive très insidieuse car supposée par une simple image. En effet, suivant les estimations, 2000 femmes porteraient le voile intégral en France sur une population musulmane d’environ 5 millions selon Samir Amghar 14. Le rapport est vite fait si on l’extrapole à la Suisse avec ses 320000 Musulmans : cela ferait 128 personnes (en prenant en compte que les pays de provenance sont équivalents en terme de culture du port du voile). On peut même trouver le chiffre d’environ 10 burqa portées en Suisse en 2010 15.

Ensuite, on doit s’interroger sur la provenance des chiffres liés à la construction de ce graphique. En effet, on peut remarquer que les sources (6) de ce seul graphique ne sont pas homogènes.

Figure 5 – Grossissement des sources à l’origine du graphique.

Les valeurs de 1970 et 2000 proviennent de l’Office fédéral de la statistique et que la valeur pour 2013 provient de la FOIS (Fédération d’organisations islamiques de Suisse), fédération difficile à trouver sur le Web avec une recherche en français et pour cause leur site est en suisse allemand. Merci à Richard Monvoisin pour la recherche en langue germanique qui nous a permis de mettre la souris sur cette fédération. Cependant, aucune trace de cette valeur pour 2013. Intéressons-nous tout de même à ce chiffre de 500000 Musulman·e·s pour l’année 2013 (7). Si on cherche un peu, on trouve rapidement des valeurs pour les années après 2000. Par exemple, l’office fédéral de la statistique donne le chiffre de 328011 pour l’année 2012 16. Il est difficile d’imaginer une augmentation de 172000 Musulmans en 1 an… On peut aussi trouver la valeur de 310800 en 2005 17 et la valeur de 433000 pour l’année 2010 avec une projection à 663000 pour l’année 2030 ! 18. Dans tous les cas, la valeur de 500000 pour l’année 2013 est largement sur-évaluée. Le graphique avec les données scientifiques n’a donc pas du tout le même impact :

graphique-population-musulmane-suisse
Figure 6 – Évolution de la population musulmane en Suisse depuis 1970.

Directement lié à ces chiffres, l’analyse du titre est donc importante. Il commence par le terme « bientôt » (8) qui, ici, fonctionne comme un effet paillasson. Que veut-dire « bientôt » ? Est-ce le « bientôt » biologique (dans 1 an ?), le « bientôt » populationnel (dans 10 ans ?) ou le « bientôt » géologique (dans 100000 ans ?). Quoi qu’il en soit, l’effet paillasson fonctionne et tout le monde s’entend sur une arrivée imminente… de l’ordre de quelques années tout au plus… Enfin, ce chiffre de 1million (9), comme on l’a dit juste au-dessus, est  imaginaire. En se basant sur la référence citée plus haut (et qui semblait déjà être dans la tranche haute des projections), on arriverait à 663000 en 2030. En gardant le même rythme (soit une croissance d’environ 12000/an), on arriverait à 1 million en 2058 (!!), date à laquelle j’aurais peut-être déjà cassé ma pipe… Le « bientôt » est donc tout relatif.

Ensuite, « l’argumentaire » se base sur le fait que le nombre de Musulman·e·s en Suisse ne fait qu’augmenter, et ceci de manière vertigineuse. Si on compare à d’autres religions, on remarque effectivement que le pourcentage de Protestant·e·s et Catholiques baisse depuis 1970 (il baisse aussi légèrement en valeur absolue 19). Par contre, le pourcentage de « sans confession » passe de 1.2% en 1970 à 21,4% en 2012. Peut-on crier pour autant à l’augmentation drastique des personnes sans religion ? Et pour répondre à cela, faut-il pour autant fermer les frontières pour empêcher les personnes sans confession d’entrer dans le pays ? Le problème pour ces deux partis politiques n’est donc pas la croissance d’un certain groupe social mais bien la croissance de ce groupe social en particulier : c’est un exemple d’effet bi-standard motivé par une volonté de stigmatisation.

Dès lors, étudions de plus près le lien argumentatif qui est fait entre taux de Musulman·e·s et immigration (10).

A première vue, le lien de cause à effet semble « intuitif », entre l’accroissement de la population musulmane et l’immigration. C’est sous-estimer 1) les conversions de natifs suisses, 2) l’accroissement « naturel » de la population musulmane installée en Suisse, en présumant que les enfants tendent à suivre le culte de leurs parents, quelle que soit ce culte.

Cependant, si on compare la croissance de la population musulmane à ce qu’on attend avec une simple croissance « naturelle », il est clair que la différence est importante et que l’immigration doit expliquer en grande partie ceci. Mais penchons-nous sur l’immigration en Suisse, qui est connue pour être importante (11).

D’après les données de l’Office fédéral de la statistique 20, les Suisses ont tendance à quitter le pays alors que l’immigration est relativement importante. N’oublions pas qu’il est parfois plus intéressant de regarder le solde migratoire 21. Le solde migratoire prend en compte l’émigration et il est difficile de critiquer l’immigration forte d’un certain groupe social si l’émigration de ce même groupe social est équivalente : cela signifierait que le nombre de personnes appartenant à ce groupe n’augmente pas au cours du temps.

En Suisse, le solde migratoire des Étrangers est de 89500 alors qu’en comparaison, le solde migratoire total de la France métropolitaine depuis vingt ans oscille entre 35000 et 115000, pays huit fois plus peuplé que la Suisse : l’immigration est donc forte, l’émigration faible, pour les étrangers en Suisse. Regardons de plus près ce solde migratoire des étrangers en Suisse : pour un total de 89500, 65100 sont des Étrangers provenant de l’intérieur de l’Union européenne, 6600 des autres pays d’Europe dont la Turquie, 6400 de pays d’Afrique, 8200 de pays d’Asie. 22. Ces chiffres renvoient à des nationalités et on ne peut qu’extrapoler le nombre de Musulman·e·s (je n’ai pas trouvé le chiffre mais si vous l’avez, prévenez-nous !). On peut supposer que le pourcentage de Musulman·e·s pour les Étrangers·ères provenant de l’Union européenne reste faible (prenons 10%, marge haute, soit 6500 personnes). Difficile de se positionner pour l’Afrique et l’Asie en terme de confessions mais si on garde les proportions respectives de 33% de Musulmans pour ces deux zones 23, cela donne respectivement 2130 et 2730 personnes. Pour les autres pays d’Europe, on peut raisonnablement garder le même pourcentage car certains pays comme la Turquie sont à 98% mais d’autres comme la Slovaquie sont à 0,1%. Avec ce calcul à la louche, on peut estimer que le solde migratoire des Musulmans doit être d’environ 12020 personnes, sur un total de 89500 soit 13,4%. Si on reste sur le lien de cause à effet avec l’immigration (10), nous sommes dans un cas de tri des données.

Au final, il ne semble pas que ce soit l’immigration qui soit en cause dans cette augmentation présumée « drastique » du nombre de Musulman·e·s en Suisse car la proportion de musulman·e·s prenant part à l’immigration n’est pas très élevée et on oublie l’accroissement naturel de la population musulmane. Certes, d’aucuns pourraient juger que l’immigration globale est importante en Suisse, cela pouvant entraîner divers problèmes démographiques, mais dans ce cas, la relation avec l’appartenance religieuse ne doit pas être prise en compte.

Nous sommes en outre face à un cas de Non sequitur : bien qu’une proposition puisse être vraie dans un sens (l’immigration en Suisse entraîne une augmentation du nombre de Musulman·e·s – ce que ne démontre pas cette publicité), elle ne l’est pas forcément dans l’autre (l’augmentation du nombre de Musulman·e·s en Suisse est la conséquence d’une immigration forte).

Conclusion

Nous avons ici un exemple d’argumentaire « à la hache », qui simplifie énormément le contexte, qui met de côté un grand nombre d’informations, qui propose une corrélation très discutable et qui utilise fortement la forme, le graphisme pour appuyer le propos. Faire la relation entre l’immigration et l’appartenance religieuse (présumée) ou culturelle est un exemple de création artificielle de causalité qui ne sert qu’un lieu commun arabo-islamophobe. Voilà donc un énième agglomérat d’impressions subjectives qui manufacturent l’opinion en cristallisant un stéréotype xénophobe classique 24.