Promenade sceptique dans le paranormal – Henri Broch sur France Culture

BROCH PARANORMAL.jpgHenri Broch, fondateur historique du laboratoire zététique de l’Université de Nice-Sophia-Antipolis, a causé dans le poste avec Stéphane Desligeorges sur France Culture le 9 mai 2016.

Télécharger ici.

Que du grand classique pour les amateurs du genre, et un lexique un peu narquois et « charlatanesque » côté radio, mais ça fait toujours plaisir d’entendre la bonne gouaille du père Henri, sans lequel nous serions assez nombreux à en être encore à jouer avec nos crottes de nez.

Richard Monvoisin

RFI vs. Scepticisme scientifique : le CORTECS sur les ondes

Vous aurez probablement remarqué notre rareté sur les médias. Il ne s’agit pas d’un manque de sollicitation, au contraire ! Il s’agit d’une position collective qui ne fait que se confirmer avec le temps. Comparatif entre deux prestations, sur le ballado Scepticisme scientifique le 16 octobre 2015 et sur RFI le jeudi 29.

Épisode 1

Je passais à Louvain-la-Neuve en octobre pour de la didactique des sciences, et parmi quelques à-côtés absolument géniaux (dont une causerie avec Marc Silberstein, des génialissimes éditions Matériologiques, ainsi qu’avec Pascal Charbonnat, l’auteur de la somme Histoire des matérialismes). C’est là que les camarades du ballado sceptique Scepticisme scientifique m’ont mis le grappin dessus.

Avec un magnéto, la piaule de Jean-Michel Abrassart (alias JMA) encombrée de bouquins d’ufologie et d’ouvrages de H. P. Lovecraft, Jean-Michel lui-même et Jérémy Royaux le psychologue « hypnotiseur » (c’est son métier, branche non mystique bien entendu) qui a préparé l’entretien, ça donne une heure et demie de causette approfondie que vous pouvez :

– télécharger en deux parties ici et pour faire votre ménage ou votre vaisselle en bonne compagnie

– ou écouter directement ici :

Épisode 1

Épisode 2

– ou aller à la source et là-bas.

Le résultat, à vous d’en juger, mais j’ai eu en tout cas le temps de développer, d’approfondir, et j’ai pris grand plaisir.

Épisode 2

CorteX_rfi

Le camarade Antonio Fischetti, connu pour ses pages sciences dans Charlie Hebdo, et que je connais depuis quelques années, me propose de venir causer de pseudo-sciences sur Radio France International, radio sur laquelle il faut un remplacement dans l’émission Autour de la question. Format large (50mn), Antonio très au fait du sujet puisqu’ayant co-écrit en 2004 le fameux Charlie saute sur les sectes avec le regretté Tignous : j’arrive très confiant dans la tour de RFI, à Issy-les-Moulineaux. Antonio m’a demandé si je pouvais fournir des extraits audio éclairants, et vous reconnaîtrez peut-être quelques outils que j’ai utilisé dans mes cours.

Le résultat ? Vous serez seuls juges. J’en suis sorti perplexe pour ma part, non par le travail réalisé par Antonio – les questions étaient bonnes, les extraits adéquats – mais perplexe par le format. RFI demande, de part sa diffusion internationale, un minutage extrêmement précis, à la minute près. Guillaume Ploquin à la technique nous faisait les signes quand il fallait, et Antonio avait un script taillé au cordeau. Les normes de l’émission sont strictes : un journal à la moitié, et deux chansons. Au final ? Perplexe, donc. 50 minutes d’émission, mais une impression de peau de chagrin. J’ai eu l’impression de faire des séries de phrases brèves. J’ai même tellement été surpris par la fin que je n’ai pu ni rendre un hommage appuyé à mes camarades, ni surtout faire ce que je désirais : lancer un appel aux enseignants africains francophones.

Vous pouvez forger votre opinion en :

– téléchargeant ici pour faire votre repassage ou bêcher le jardin en bonne compagnie

– ou en écoutant directement ci-dessous :

– ou en allant à la source .

Alors c’est vrai, j’avais écouté d’autres émissions de Autour de la question, mais je ne me rappelais pas que c’était si « ramassé ». Alors si le format ne me convenait pas, pourquoi y suis-je allé ?

C’est que je suis pris dans l’éternel dilemme du CORTECS :

Choix A :  faut-il passer le message critique dans les médias, quoi qu’ils vous fassent ? (C’est l’option que prend dans une certaine mesure, le sociologue Gérald Bronner par exemple, Florent Martin de l’Observatoire zététique, le physicien Jean Bricmont, ou Jean-Michel Abrassart, du podcast Scepticisme scientifique).

ou choix B : refuser d’y aller quand le format n’est pas adéquat, ou lorsqu’il faut, pour être audible, devenir un fauve comme dans certaines émissions de prime-time – entendez par « fauve » quelqu’un qui doit couper la parole à ses interlocuteurs pour se faire entendre, faire des phrases courtes, percutantes, si possible avec le ton hargneux et hautain qu’on aime voir chez un sceptique (je ne plaisante pas : j’ai disparu d’une émission il y a quelques années, parce qu’un autre sceptique était plus télévisuel, ayant usé d’invectives et de moqueries envers des adhérents à des thérapies « alternatives »). Cette solution de retrait fut prise par exemple par le sociologue Pierre Bourdieu à la fin de sa vie (voir à ce sujet son petit livre Sur la télévision et la conférence attenante, ci-dessous) et c’est la position pour l’instant adoptée collectivement par notre collectif, depuis maintes mésaventures télévisuelles notamment.

Le choix A vous mène parfois jusqu’à la caricature. Mais le choix B vous fait disparaître. Au CORTECS, nous pensons que notre job consiste à enseigner, et pour cela, il faut du temps, difficilement compatible avec le format audiovisuel. Nous pensons aussi qu’il est sain que n’apparaissent pas de « figures » médiatiques , en mode sous-commandant Marcos, ou Lazarus – c’est d’ailleurs pour cela que nous faisons tourner entre nous les interventions que nous acceptons. Sur ce point, je connais des avis divergents : les amis de la Tronche en biais me rappelaient  tantôt qu’une figure médiatique entraînerait plus de sillage qu’une masse anonyme… et je pense que c’est vrai. Mais c’est du court terme, et c’est flatter les mécanismes psychologiques les plus archaïques chez nous. Faut-il aller parler d’esprit critique dans des émissions très regardées mais dont le format, coincé entre le rire d’une miss France et un grincement de chroniqueur, ne permet aucun développement ? Serions-nous cohérents, en allant dans la meute chez Taddeï couper la parole aux autres pour pouvoir en placer une ? D’un autre côté, faisons-nous notre boulot d’éducation populaire en refusant presque toujours de communiquer dans les médias ?

Le cas de RFI est une illustration de ce dilemme : des centaines de milliers d’oreilles, pour une émission un peu engoncée dans un grand nombre de contraintes. Le ratio était valable, et nous avons fait collectivement le choix de m’y envoyer. Nous avons accepté quelques fois France Inter, sous certaines conditions. Avons refusé le Point (qui a quand même fait un article !). Avons refusé Ruquier. Avons accepté Le Monde Diplomatique. Avons voulu refuser Le Monde, puis dûmes accepter, contraints par le fait que plusieurs personnes avaient contribué avant nous à un article sur nous, et cela devenait embarrassant. Bref, notre « algorithme » média tourne en permanence. A chaque fois, le dilemme. A chaque fois, la peur que le format ne sabote complètement le propos.

Notre crainte ? Que si nous adhérons au principe que « au fond, tant que des gens entendent un discours critique, même bref, c’est toujours ça« , et que « de toute façon,  ce format est moins pire que bien d’autres« , alors nous ne voyons pas ce qui freinerait notre descente progressive dans les médias de plus en plus médiocres – il y aura toujours pire ailleurs !

L’esprit critique vaut-il qu’on le brade chez Ardisson, chez Berlusconi ? Mais doit-il être « réservé » à des barbus qui fument la pipe à 3 heures du matin sur une chaîne que personne ne regarde, ou qui pérorent sur une radio grandes ondes qui n’a que trois auditeurs boursouflés ? Si l’on devait tourner la question scientifiquement, elle serait comme suit : quand est la limite entre le format fast-thinking et le junk-thinking ? Franchement, au CORTECS, ne sachant pas répondre à cette question, nous tendons à la discrétion.

Richard Monvoisin

PS : le travail collectif lancé par JMA compte plus de 300 émissions, qui vraiment méritent une forte audience. A nous de compenser la maigre diffusion de ces contenus précieux – d’où cet article ! Il faut piller Scepticisme scientifique (et son petit frère tout récent outre-atlantique Le monde merveilleux du scepticisme, de Isabelle Stephen et Christopher Hammock). De quoi égayer même des travaux de plomberie.

Analyse du traitement médiatique d'une grève

Medias objectivite actualite sociale Nouveaux chiens de garde La_greveLe 10 juin 2014, quatre syndicats ont appelé les cheminots à une grève reconductible. Le 11 juin au matin, j’étais à l’écoute du traitement médiatique donné à ce mouvement d’ampleur nationale. Je me suis intéressé plus particulièrement à trois émissions de radio très écoutées sur le créneau 6h-9h : Europe Matin (Europe 1, Thomas Sotto), RTL Matin (RTL, Laurent Bazin) et Le 7/9 (France Inter, Patrick Cohen). L’analyse de ces émissions  minute par minute m’a permis de mettre en lumière les stéréotypes associés à la grève ainsi que les mécanismes de la fabrication de l’information et de l’opinion, fondés sur un biais simple et redoutable : le tri sélectif des informations.

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Les trois émissions sont disponibles directement sur les sites des radios : – Europe 1 MatinRTL MatinLe 7/9 ; à récupérer ici : Europe 1 ; RTL ; France Inter partie 1 et partie 2

Préalable

Comme on le verra dans la suite, la grève est toujours présentée comme de la responsabilité des cheminots, jamais de celle du gouvernement ou des patrons. Qui a raison ? Si la réforme proposée est désastreuse tant pour les cheminots que pour les usagers, n’est-ce pas eux (patrons, gouvernement) qui devraient être tenus pour responsables des tensions ? On pourrait tout aussi bien dire que c’est le gouvernement qui provoque la panique dans les transports en n’allant pas dans le sens des revendications des cheminots. Comment savoir ?

Pour nous faire un avis sur la grève, il nous faut donc : – le contenu du projet de « réforme » – ce que dénoncent les cheminots – pourquoi SNCF n’accède pas aux revendications des cheminots (en quoi ils ne sont pas d’accord)

Sans cela, il est impossible de comprendre les raisons du conflit et de se faire un avis en connaissance de cause. Quid des émissions de radio qui nous « informent » en cette matinée de grève ?

Le choix des radios et de l’analyse

Le choix des émissions est basé sur un double critère : elles font partie des trois émissions d’information les plus écoutées sur cette tranche horaire (voir ici) ; ce sont également celles que j’écoute le plus souvent quand j’ai le temps.

Le choix du créneau est discutable mais, je pense, cohérent : les émissions d’informations à la radio sont concentrées majoritairement le matin et en fin d’après-midi. J’ai choisi le matin, par facilité.

Concernant l’analyse de ces émissions, après une écoute complète de chacune d’entre elles, j’ai noté chaque passage où il était question de la grève des cheminots, en notant le temps consacré et la nature des propos tenus. J’ai mesuré le temps de parole des animateurs/journalistes sur le sujet ainsi que le temps accordé aux différentes entrevues et reportages, toujours sur ce même sujet.

Les raisons de cette analyse

C’est au petit-déjeuner que j’ai décidé de prendre le temps de l’analyse : en l’espace d’une demi-heure d’écoute (Europe Matin), j’avais entendu une kyrielle de témoignages d’usagers mécontents qui m’avaient convaincu que cette grève, comme tant d’autres lorsqu’il est question de transport ou d’éducation, allait perturber et gêner des milliers de personnes dans le pays. La grève était décrite du début à la fin comme un sale moment à passer. En revanche, je n’avais toujours aucune idée des raisons qui avaient poussé les cheminots à lancer cette grève.

Je me suis honnêtement posé la question : avais-je subi un tri sélectif des données ? M’étais-je exposé sélectivement aux informations allant dans le sens de mes attentes (à savoir un traitement médiatique partisan et « grèvophobe ») ? N’avais-je gardé en mémoire qu’un seul pan de celles-ci et oublié les entrevues des syndicats à l’origine du mouvement et les débats contradictoires présentant les différents points de vue ? Avais-je simplement raté ces plages d’informations au cours de la matinée ? Pour le savoir, j’ai donc décidé de mener l’enquête et d’écouter du début à la fin, d’abord l’émission en question (Europe Matin), puis deux autres, pour étoffer cette analyse. Voici ce que j’ai trouvé.

Limites : cette grève de  SNCF intervient le même jour que celle des taxis, générant une exposition médiatique accrue autour des désagréments et perturbations causés par ces deux mouvements. J’ai donc distingué dans la suite les durées consacrées à la grève des cheminots de celles évoquant la grève des taxis.

Résultats

Europe Matin (6h-9h)

Trois heures d’émission mais seulement 2h30 environ sans les publicités.

L’équipe de Thomas Sotto a consacré presque 19 minutes (18’52) au traitement de la grève des cheminots. Sur cette durée, j’ai compté 7’05 pendant lesquelles il était question des raisons de la grève (soit dans les titres : « […] pour protester contre la réforme visant au rapprochement entre la SCNF et RFF« , soit dans des entrevues ou des discussions avec invités autour de cette question).

Sur ces 7 minutes, aucun temps n’a été consacré à la parole des cheminots, syndiqués ou non. 3’05 ont permis à un éditorialiste (Axel de Tarlé) de revenir soi-disant sur les raisons de la grève (il répondait à la question « Pourquoi cette grève »). Or, à aucun moment il n’évoque les véritables problèmes avancés par les cheminots et se centre uniquement sur l’aspect concurrentiel du marché ferroviaire.

Un deuxième temps (vers 1h07 d’émission, durée 3’45) est introduit par la co-animatrice avec cette phrase « Les corporatismes sont-ils en train de bloquer le pays ? ». Il est consacré à l’entrevue d’un invité, Mathieu Laine, présenté comme libéral et qui, dans les premières secondes, déclare que les français sont de petits rentiers, incapables de voir loin. Le ton est donné, bien loin d’une analyse des raisons de la grève des cheminots. Seul Thomas Sotto tente de répondre aux caricatures et autres raccourcis de l’invité sans  pour autant entrer dans une véritable contre-argumentation solide.

Au final, sur ces 18’52, la part consacrée aux raisons de la grève (c’est-à-dire où l’on a évoqué a minima le pourquoi du mouvement) s’élève à 37,5% si l’on inclut l’entrevue de Mathieu Laine, et à 8,9% si on retire celle-ci. Par ailleurs, le temps d’antenne donné aux cheminots est égal à zéro.

RTL Matin

Deux heures d’émission (7h-9h), environ la même proportion de publicité (environ 25 min).

Sur ces deux heures, j’ai comptabilisé 11 minutes évoquant la grève des cheminots. Sur ces 11 minutes, aucun invité et aucune entrevue de cheminots ou syndicalistes. Le seul moment où l’on entend parler des raisons de la grève se situe au bout de 2’30 d’émission : « La CGT et Sud se sont lancés dans un mouvement reconductible, ils protestent contre le projet de réforme ferroviaire qui doit rapprocher Réseau Ferré de France et la SNCF »

Il n’y en aura pas d’autres.

Cela représente 5 secondes sur les 11 minutes, soit 0,75% du temps consacré, pour le reste, aux témoignages des usagers et à l’état du trafic.

Le 7/9 (France Inter)

L’émission dure deux heures, sans publicité. Sur ces deux heures – essentiellement des informations, entrevues et reportages – j’ai compté 15 minutes sur la grève, dont 7’05 sur les raisons de celle-ci. Dans le détail, 40 secondes de titres et autres lancements reviennent sur les raisons de la grève en une phrase ou deux. On compte néanmoins une entrevue en studio du secrétaire général de la CGT cheminot, Gilbert Garrel (6’25), et une autre, plus rapide, d’un délégué CGT (30 secondes).

En dehors de ces temps-ci, les 8 autres minutes donnent la parole aux usagers en général mécontents ou résolus et à l’état du trafic.

La durée consacrée aux explications représente 46,1% du total d’informations sur la grève, l’essentiel de ces raisons étant données par les syndicalistes de la CGT.

Analyse du discours

Que ce soit sur Europe 1, RTL ou France Inter, une grande partie du temps d’antenne a été donnée à la parole des usagers, pour la quasi-totalité mécontents de la grève (je n’ai pas fait de relevé précis mais les avis positifs ne sont apparus que ponctuellement). Deux questions viennent alors : quelles informations arrivent à l’oreille de l’auditeur sur la grève  autres que les problèmes rencontrés par les usagers ? Quelle impression sera retenue par l’auditeur qui, pour plus de 99% du temps d’information comme sur RTL, entendra des personnes énervées et contre les effets de la grève. Car c’est de cela dont il s’agit : les effets de la grève sont désagréables et privent parfois des milliers de personnes de leur moyen de transport habituel. Que l’accent soit mis uniquement sur cet aspect doit nous interroger et nous questionner sur cette fabrique de l’opinion engendrée par l’occultation des journalistes et/ou des rédactions de la partie « pourquoi » une telle grève ? Certes, ce traitement médiatique est différent selon les radios et si RTL se démarque par une quasi-absence d’information sur les raisons de la grève, Europe 1 y consacre environ un tiers de son contenu (avec un fort parti pris en défaveur des grévistes, sans consacrer à ceux-ci en retour une seule minute de temps de parole) quand France Inter ne dépasse pas les 47% ; elle est néanmoins la seule radio à avoir interrogé des représentants des cheminots.

Appel à la pitié et tri sélectif des données

Les nuisances ont donc pris le dessus sur les raisons de la grève. Chaque titre, chaque lancement met en avant celles-ci, consacrant une écrasante majorité des journaux ou reportages aux témoignages (négatifs), aux retards, aux annulations, aux bouchons, etc. L’usager est le sujet de la grève et le recours à différents sophismes tel cet appel à la pitié présentant une lycéenne devant partir presque cinq heures plus tôt pour être certaine de ne pas rater l’épreuve du baccalauréat qu’elle doit passer en début d’après-midi (Europe 1, vers 1h19′), renforce l’image négative associée aux grévistes, responsables du stress de cette élève… (sur ce point, voir cet excellent article sur le site d’Acrimed, paragraphe 2)

Le leitmotiv : être au plus près des gens, avec une sorte de règle qu’Aubenas et Benasayag appellent la loi de proximité :

« Il y a bien sûr quelques règles édictables et aisément compréhensibles. La plus célèbre reste sans doute cette antique loi de la proximité, vieille comme la presse et dont l’équation s’applique dans toutes les rédactions du monde : il faut diviser le nombre de morts par la distance en kilomètres entre le lieu de l’événement et le siège du journal pour trouver la taille de l’article finalement publié. Un accident de train, gare de Lyon à Paris, sera ainsi bien plus «couvert» par la presse nationale (dont les bureaux sont dans la capitale), qu’un accident comparable à Marseille, sans même parler d’un déraillement mortel en Inde ou en Afrique. » La fabrication de l’information, les journalistes et l’idéologie de l’information, La découverte, p 34, 2007.

Si cette règle guide les choix au sein des rédactions, alors, même le fait de cibler uniquement les effets concrets et immédiats d’une grève est tout à fait rationnel, contestable certes, mais cohérent en regard de l’objectif mercantile de la vente avec profit de cette marchandise qu’est l’information. Les raisons de la grève – dont l’effritement du service public et les risques pointés en termes de coût ou de sécurité – touchent elles-aussi concrètement et directement ces mêmes usagers interrogés, mais de façon plus lointaine et moins palpable comparé aux nuisances bien réelles pour celles et ceux qui attendent leur train depuis des heures.

Dans cet extrait du Petit Journal de juin 2013 (vers 5’30) on appréciera la manière dont on peut fabriquer une opinion en fonction du montage choisi lors d’un micro trottoir :

Le Petit Journal a-t-il lui aussi effectué un tri sélectif des données en ne sélectionnant que des gens avançant à la fois des propos « gentils » et des propos plus durs ? Peu importe : avant de tirer une quelconque conclusion d’un micro trottoir ou plus largement d’un sondage, il faut d’abord s’assurer au moins de ceci : quels sont les biais de sélection (le journaliste n’a-t-il gardé que les cas qui l’intéresse ?), les biais d’échantillonnage (faire le sondage à 14h dans une rue bourgeoise n’est pas la même chose que dans un quartier de banlieue à 23h), les critères d’inclusion (certains avis ont été retirés : est-ce parce qu’inaudibles ? Parce qu’allant contre l’avis du journaliste ?), etc. Henri Broch, dans Le Paranormal, donne ce conseil judicieux qui recouvre ces points : « le mode d’inclusion et de rejet des données doit être significatif et précisé à l’avance ».

Effet impact

J’ai également écouté le vocabulaire utilisé par les animateurs et présentateurs des informations : celui-ci porte sur le même registre tout au long de l’émission, avec quelques variantes, généralement négatives en regard des perturbations occasionnées par la non-circulation des trains.

J’ai noté : « Nouvelle journée de galère (E1) » ; « Bon courage, E1 vous accompagne » ; « Grève qui complique la vie des usagers (E1) » ; « A la gare du Nord, on vit déjà un cauchemar éveillé (RTL) » ; « C‘est un mercredi de galère, on vient de dépasser les 300km de bouchons (RTL) » ; « Matinée très douloureuse pour beaucoup d’entre vous (RTL) » ; « Ce sera compliqué sur les routes (Inter) » ; « Usagers en mode tortue (Inter) » ; « Un mercredi haut en couleurs, noir sur les rails… (Inter) »

Ce lexique avait été déjà pointé dans le film Les Nouveaux Chiens de garde, de Serge Halimi, adapté par Gilles Balbastre et Yannick Kergoat en 2012.

Sur le terme « noir » :

Sur le terme « galère » :

Pour présenter les raisons de cette grève (plus ou moins rapidement on l’a vu), Europe 1 et RTL ont utilisé le même type de vocabulaire : les cheminots protestent contre la réforme. Sur France Inter, je n’ai noté qu’une seule phrase sur le même mode et le verbe utilisé était différent puisque les cheminots étaient ici mobilisés contre la réforme. Avant de revenir sur la connotation de ces deux verbes, qu’en est-il de leur dénotation (leur sens réel) ? Protester signifie littéralement manifester son opposition (voir une définition possible ici). Mobiliser signifie faire appel à, mettre en oeuvre (si l’on exclut l’aspect militaire, mettre sur le pied de guerre).

La connotation de ces termes est bien différente : en cherchant les synonymes, on a une idée assez bonne de l’effet impact obtenu par leur utilisation. Pour « protester », on trouve une connotation proche de râler, ronchonner, rouspéter, grogner. Pour « mobiliser », on trouve des verbes comme grouper, liguer, enrôler, lever.

Quel impact procure ces deux termes sur notre perception du mouvement de grève ? Si l’effet est ténu car les raisons ne sont que très peu évoquées par les animateurs/journalistes, il faut rappeler que la connotation renforce l’image associée à l’information réelle (faire la grève) pour appuyer une certaine perception de celle-ci (râler ou se liguer).

Conclusion

Il faut prendre garde aux conclusions hâtives : les médias seraient-ils enclins à donner une perception négative des grèves et des grévistes ? Est-ce une attaque contre les cheminots et leurs syndicats ? Possible, mais peu probable car, comme évoqué ci-dessus, d’autres raisons amènent les journalistes à un tel traitement médiatique sans présupposer leurs intentions négatives à l’égard des syndicats. Je le rappelais plus haut, les médias vendent de l’information. Celle-ci doit donc être achetée/écoutée/vue pour rapporter un certain profit. Et par un maximum de personnes (la fameuse audience). La question se pose ainsi : comment faire en sorte qu’une information soit diffusée au plus au grand nombre ? En fournissant de longues et complexes explications au quidam qui patiente dans les embouteillages ? Certainement pas. En collant aux problèmes que tout un chacun rencontre en ce jour de galère ? Jackpot. Evidemment, en optant pour un traitement à court terme, on n’analyse ni les causes ni les mécanismes permettant de mieux comprendre la situation et les enjeux liés à la grève.

Cela m’amène à faire le pari (pas trop risqué) qu’une prochaine grève dans l’Education Nationale sera traitée de la même manière. Toutefois, les informations liées à la grève des taxis le même jour m’ont permis de mettre en lumière une constante dans les trois émissions : à chaque lancement, les raisons de la grève étaient systématiquement données, certes de façon tronquée et brève, mais néanmoins précisées. Les journalistes auraient-ils une perception différente du sort des taxis ? Sans doute, ceux-ci n’ayant pas encore une image aussi dégradée et négative que les cheminots, décrits depuis des années comme des privilégiés incapables d’accepter que l’on touche à leurs avantages.

Pour ma part, après six heures passées à écouter ces émissions, je n’avais entendu que six minutes d’explications assez complètes (lors de l’entrevue de Gilbert Garrel) et je n’ai vraiment compris le problème qu’après la consultation du dossier de la CGT cheminots, plutôt clair et complet. Bien entendu, les contre-arguments avancés sont discutables et la direction de SNCF ainsi que le gouvernement ont pu exposer ceux-ci dans divers journaux. D’autres sites Internet avaient également relayé certaines de ces informations mais force est de constater que les médias tels que la radio (et par continuité la télévision) n’ont fourni ce jour aucune information objective et complète malgré le temps consacré à « l’événement ». Ce que j’ai retenu en écoutant ces émissions ? Que la grève, c’est chiant.

Je ne prétends pas à une analyse exhaustive du traitement médiatique de la grève et je laisse le soin d’en faire autant avec le reste des émissions à toute personne intéressée par la poursuite de cette analyse.Tout complément sera donc le bienvenu.

Denis Caroti

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Références et bibliographie

L’article de Blaise Magnin et Henri Maler sur le site d’Acrimed

– Autres articles et émissions traitant du même sujet :

Les Nouveaux Chiens de garde, Serge Halimi, Raisons d’agir, 2005.

Les Nouveaux chiens de garde en DVD également par Gilles Balbastre et Yannick Kergoat, 2012.

Les petits soldats du journalisme, François Ruffin, Les Arènes, 2003.

– La fabrication de l’information, les journalistes et l’idéologie de l’information, M.Benasayag et F. Aubenas, La Découverte, 2007.

Le site des cheminots-CGT

SUD-Rail