Effet paillasson – En route vers l’infiniment moyen… et au-delà !, par Richard Taillet

Effets paillasson, impact, puits, fabrication artificielle de scoop… les mots possèdent de nombreuses manières de nous induire en erreur dans nos représentations. Nous défendons l’idée dans nos pages que penseurs, vulgarisateurs et enseignants critiques ont tout intérêt à choisir des termes non ambigus pour discuter, échanger ou débattre. Le lexique scientifique est censé proposer des mots ne possédant qu’un seul sens, une seule acception. Est-ce toujours vrai ? Cet article, intitulé En route vers l’infiniment moyen… et au-delà ! et publié le 10 septembre 2013 sur le blog Mots de science (reproduit ici avec l’accord de l’auteur, Richard Taillet1, de l’Université de Savoie), nous montre comment, si le diable se cache dans les détails, il peut se cacher également dans les mots les plus convenus, comme infini. Et s’il y explique qu’il « saoule sans arrêt [s]es collègues avec ça« , nous ne pouvons que lui dire : continuez, Monsieur Taillet.
Précision : les notes incrustées dans le texte sont de Richard Monvoisin, et n’engagent pas l’auteur.

 

CorteX_Richard_TailletEn route vers l’infiniment moyen… et au-delà !! 

Richard Taillet, dans Mots de science, 10 septembre 2013

« De l’infiniment grand à l’infiniment petit ! », « Voyage entre les deux infinis »… Qui n’a pas entendu ces expressions censées nous faire rêver (?), dans le cadre de conférences, d’articles de vulgarisation, ou dans la bouche de scientifiques s’exprimant dans les médias ? L’infiniment grand est censé évoquer l’astrophysique, la cosmologie, alors que l’infiniment petit renverrait à la physique des particules, des constituants élémentaires. Ces termes sont surtout infiniment dénués de sens. Ils n’apportent aucune lumière sur l’activité des scientifiques, ni sur leurs sujets d’étude, ni sur rien du tout d’autre d’ailleurs. Un astrophysicien étudie des objets qui peuvent être grands, très grands, voire très très grands (à l’échelle humaine). Le physicien des particules étudie des objets qui sont petits, voire très petits (à l’échelle humaine)… Mais je n’ai absolument jamais entendu aucun scientifique employer les termes infiniment petit ou infiniment grand lorsqu’il s’adressait à un de ses pairs.

« Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour [l’Homme] invinciblement cachés dans un secret impénétrable, également incapable de voir le néant d’où il est tiré, et l’infini où il est englouti. », écrivait Blaise Pascal dans les Pensées2. La science moderne a justement su ramener l’étude de l’Univers d’une part, et celle des particules d’autre part, à des échelles finies. Un des grands succès de la cosmologie est de pouvoir parler de la taille de l’Univers de manière quantitative : l’échelle pertinente est la dizaine de milliards d’années-lumière pour l’Univers visible. De même, la physique des particules permet d’associer une taille aux particules (en insistant un peu, certes, car un physicien des particules commencera par vous parler d’échelle de masse ou d’énergie, puis seulement de taille si vraiment vous le poussez à bout).

L’infini, quand il se présente en physique, joue un rôle important dans le développement des théories : il révèle d’éventuelles pathologies, ou en tout cas pose des questions importantes aux théoriciens (les infinis associés à l’horizon des événements d’un trou noir ont joué un rôle crucial dans la compréhension de la structure de l’espace-temps entourant ces objets et de la signification des coordonnées en relativité générale, la théorie qui permet de les décrire, tandis que les infinis de la théorie quantique des champs continuent d’empêcher les physiciens de dormir).

La conjonction des expressions « l’infiniment petit » et « l’infiniment grand » présente aussi un autre risque : la tentation d’en déduire que ce serait un peu la même chose finalement, qu’ils finiraient par se rejoindre3. C’est poétique, mais ça ne correspond à rien de scientifique. Certes l’étude de la cosmologie fait intervenir des notions avancées de physique des particules, mais pour des raisons totalement étrangères à toute mysticité de deux infinis qui auraient l’envie cosmique de ne faire qu’un.

J’ai régulièrement l’occasion de faire ces remarques à des collègues physiciens (traduire par « je saoule sans arrêt mes collègues avec ça« ) et plusieurs me répondent de façon polie que c’est du pinaillage, qu’au contraire il faut employer ces expressions « infiniment grand », « infiniment petit », car le « grand public » les connaît et peut s’y accrocher.

Décidément, non !

Notre rôle de scientifique vulgarisateur, si l’on accepte cette double casquette, est justement de fournir des points d’accroche solides, en particulier au niveau du vocabulaire. Quelle confiance accorder aux idées transmises par les scientifiques si déjà le choix des mots décrivant les concepts est déclaré de seconde importance ?

Richard Taillet

  1. Richard Taillet, du Laboratoire d’Annecy-le-Vieux de Physique Théorique (LAPTH) (page personnelle) est également l’auteur de plusieurs cours, du L1 au M1, en libre accès sur le site de ballado-diffusion de l’Université de Grenoble.
  2. Blaise Pascal, Pensées, ouvrage à forte consonance religieuse, publié à titre posthume après 1662, dont le contenu est en ligne ici.
  3. À l’instar des deux « extrêmes », gauche et droite en politique qui se rejoindraient. De même que pour les infinis physiques, les extrêmes en politique ne se rejoignent que si l’on prend pour prémisse la scène politique comme un cercle continu.

Sophismes – une petite collection

Vous vous rappelez du Petit recueil de 18 moisissures argumentatives pour concours de mauvaise foi ? (ici) Alors vous allez aimer cette compilation, dénichée par Julien Peccoud. Elle provient du site informationisbeautiful.net, et a été écrite et illustrée par David Mc Candless en avril 2012. Elle est élégante, assez complète, et une fois imprimée équipera délicieusement tous les bureaux, tables de chevet, salles d’attente de médecins, et décorera tous les sapins de Noël.
Richard Monvoisin  


Edit du 20/02/18 : Il existe maintenant une version interactive avec système de tri que vous pouvez voir à cette adresse

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Sophisme – La pente savonneuse

Le sophisme est un raisonnement qui n’est logiquement correct qu’en apparence. Il se distingue des paralogismes dans le sens où il est volontairement fallacieux, conçu avec l’intention d’induire en erreur. Aujourd’hui, la pente savonneuse.

La pente savonneuse

« Développement abusif des conséquences, appelé aussi pente glissante, porte ouverte… »

Méthode : développer les conséquences négatives d’un argument de façon excessive. Le but est de réfuter cet argument en démontrant que si on l’accepte, alors on accepte également ses possibles conséquences négatives. Les conséquences risquées sont ainsi envisagées et présentées comme dramatiques, catastrophiques, écœurantes, immorales, etc. C’est une scénarisation focalisée sur des conséquences inadmissibles, de la sorte on ne peut pas y souscrire.

Exemples : 

  • Si l’humain descend du singe où va-t-on ? C’en est fini de la morale !
  • Si les distributeurs de préservatifs sont autorisés au lycée, on cautionne alors les rapports sexuels des jeunes. C’est l’incitation à la débauche, l’avènement de la bestialité !
  • Les thérapies cognitives, c’est la porte ouverte au Prozac et à la Ritaline pour les enfants.
  • Si les aides sociales sont étendues, cela va inciter les gens à ne plus rien faire et l’économie sera fragilisée. Les inégalités seront alors de plus en plus marquées. C’est risquer l’effondrement de notre système économique.
  • Mettre en doute le fonctionnement démocratique d’une société est la porte ouverte à l’anarchie et au chaos le plus total.
  • Régulariser les sans-papiers ouvrira inévitablement un appel d’air qui renforcera l’immigration irrégulière vers notre pays.

 Quelques exemples glanés de ci de là :

  • Le pasteur uruguayen Jorge Márquez, dirigeant la Iglesia Misión Vida, dénonce fermement en février 2017 le lobby gay et la « ideología de género » (l’idéologie de genre), car elle autorise ou légitime les relations sexuelles avec les mineurs et avec les animaux.

Ces propos font l’objet d’une campagne de l’association internationale de la Libre Pensée et de l’Asociación Uruguaya de LibrePensadores.

  • Virginie Tellenne, alias Frigide Barjot, 28 janvier 2017 (retranscrite par le Canard enchaîné, 1er février 2017)

« Nous nous retrouverons donc embarqués dans la grande course folle des enfants commandés sur Internet, des chimères cochons-humains et des potentielles attaques massives de virus injectés dans nos ADN. Sans parler des hommes mis enceints par leurs femmes transgenres. Bienvenue en marche chez Emmanuel Macron ! ».

  • Nicolas Sarkozy, en février 2016, sur l' »affaire du paquet neutre »CorteX_Nicolas_Sarkozy (trouvaille de Franck Villard, de Chambéry)
  • Tareq Oubrou, imam de la Mosquée Al Houda à Bordeaux.CorteX_Tareq_Oubrou

Voici ces propos rapportés par Elisabeth Schemla :

« Dites-moi un peu maintenant avec quels arguments sérieux nous nous opposerons à la polygamie par exemple ? Nous avons mis le doigt dans un drôle d’engrenage ».

E. Schemla, Islam, l’épreuve française, Plon (2013).

  • Le Cardinal Philippe Babarin, archevêque de Lyon, en septembre 2012.CorteX_cardinal-barbarin

Le journaliste : « Pour vous la goutte d’eau ce serait l’adoption par des couples homosexuels ?« 

Réponse du Cardinal :

« Ce n’est pas la goutte d’eau…La question c’est qu’est-ce que c’est un mariage, le mariage c’est mot qui veut dire rempart pour permettre au lieu le plus fragile de la société c’est-à-dire une femme qui donne la vie à un enfant que toutes les conditions soient établies pour que ça se passe dans les meilleures possibilités. Après ça a des quantité de conséquences mais qui sont innombrables parce qu’après ils vont vouloir faire des couples à trois ou à quatre, après un jour peut-être je sais pas quoi l’interdiction de l’inceste tombera. »

En vidéo :

ou voir ici.

  • Jacques-Alain Bénisti, député UMP, pendant un débat politique sur la CorteX_Jacques_Alain_Benistichaine LCP le 23 juin 2011 (trouvaille de Christophe Michel, alias Chrismich, de Chambéry, youtuber d‘Hygiène mentale)

« Si on commence a vouloir dépénaliser le cannabis, bientôt on légalisera le mariage homosexuel. A quand la dépénalisation du viol, voire la légalisation du viol ? »

En audio

 
  • Julien-SanchezJulien Sanchez, porte-parole du Front national, le 9 janvier 2018 sur France Info, à propos de la limitation de vitesse à 80 km/h sur les routes secondaires à double-sens. Trouvaille de Cyril Champion, professeur de sciences économiques et sociales. Lien vers France Info.

« Pourquoi pas aussi demain mettre à 10 km/h toutes les routes et puis à ce moment-là on ira tous à pied au travail, donc voilà, on fera 40 km à pied si on habite à 40 km de son lieu de travail. »

L’audio :

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Cortecs Girafe

Répulsif anti-girafe, ou preuve par l’absence

Le répulsif anti-girafe : « – Que fais-tu avec cet aérosol ? – Eh ben, c’est un anti-girafe. – Mais il n’y pas de girafe par ici. – C’est bien la preuve que ça marche ! » Ce type de raisonnement, à rapprocher de l’appel à l’ignorance (cf. plus bas) est plus fréquent qu’on ne le pense, surtout dans le domaine thérapeutique. Voici quelques exemples.

  • Les cas concernant l’homéopathie sont pléthore : j’ai pris de l’oscillococcinum et je n’ai pas eu la grippe. 
  • Dans la même veine rhétorique, dans l’analyse critique de la cure Breuss, sensée guérir le cancer par un jeûne drastique à base de jus de légumes1, un courrier m’était parvenu par la suite : « j’ai fait la cure Breuss à titre préventif et me sens tout à fait bien« .
  • Broch cite dans son livre Au coeur de l’extra-ordinaire (2001) une lettre illustrative :

« Savez-vous que mon garde-chasse repère avec le pendule la présence de sangliers dans une forêt ? J’ai même découvert un fait nouveau et extrêmement intéressant, c’est que les sangliers sont sensibles au fluide radiesthésique. Et la meilleure preuve c’est que, quand je vais à l’endroit indiqué par le garde-chasse, les sangliers se sont méfiés et sont toujours partis. »

Canac 1956, in Broch, ouv.cité, p. 2462.

  • Notre collègue archéologue Irna a relevé un panneau anti-girafe dans La révélation des pyramides, documentaire archéo-mystique célèbre de Patrice Pooyard d’après un livre non publié de Jacques Grimault. Jacques Grimault, l’auteur, parlant de « l’écriture des chiffres » léguée selon lui aux hommes par les mystérieux « bâtisseurs » des pyramides, déclare :

C’est parce que ces prêtres écrivaient uniquement dans le sable, l’argile ou sur des tablettes de cire lorsqu’ils s’entretenaient de choses sacrées et secrètes, qu’elle n’a pas pu être observée d’un point de vue documentaire dans les fouilles éthno-archéologiques.

Irna précise qu’en réalité, ont été retrouvées au bas mot 500 000 tablettes d’argile ou de cire antiques…

  • Mon ami le graphiste François B, qui se force à regarder tout un tas de navets cinématographiques pour me trouver des ressources, vient de me dénicher un morceau collector de Comme des frères, de Hugo Gélin (2012). Ci-dessous :

Télécharger.

Le panneau anti-girafe est un genre de sous-partie involontaire de l’appel à l’ignorance.

Sophisme – Appel à l'ignorance