Vieux débat que le clivage entre sciences durechapos et molles, sciences exactes et sciences politiques, humaines et sociales. Or deux acteurs nouveaux viennent apporter leur contribution : le président Ouzbèke, et le ministre de l’éducation japonais.
Celles et ceux qui suivent nos cours savent que le clivage sciences « dures« / sciences « molles » est moribond. D’abord parce que les sciences « dures » ne sont pas toujours dures, loin de là. Quant aux sciences « ‘molles », elles ne sont pas molles en méthode, seul leur objet est particulièrement ductile, car complexe et multi-paramétré. Cependant, ce clivage est savamment entretenu de toutes part : par les sciences exactes, laissant croire ainsi en une supériorité intrinsèque de la physique et évacuant tranquillement les affres des biais de publication ; par les sciences humaines aussi, car en laissant penser que leur épistémologie est molle, c’est un viatique pour toutes formes de travaux médiocres et d’impostures intellectuelles. Mais dans ce débat, deux acteurs peu orthodoxes viennent apporter leur contribution : le président Ouzbèke, et le ministre de l’éducation japonais.
Islom Abdug‘aniyevich Karimov, président de l’Ouzbékistan depuis 1989 souhaite réformer le système d’instruction chez lui, notamment en interdisant les sciences politiques. Il s’agit selon lui d’une « pseudoscience occidentale (1) qui ne prend pas en compte le modèle ouzbèke ». Alors, depuis un décret du 24 août 2015 signé par par le ministre de l’enseignement supérieur ouzbek, Alisher Vakhabov, les sciences politiques s’appelleront désormais, à partir de septembre 2015, « théories et pratique de la construction d’une société démocratique en Ouzbékistan » . Un changement d’appellation qui n’est pas anodin puisque le ministre a ordonné la création d’un « fonds spécial » dans les bibliothèques des universités où seront versés les livres et documents en lien avec les sciences politiques. Les étudiants pourront seulement les consulter sous réserve d’une autorisation. En réponse, Farkhad Tolipov, un professeur de sciences politiques en Ouzbékistan, s’est fendue d’une lettre publiée le 29 août sur Facebook (accrochons-nous, c’est du cyrillique) pour dénoncer cette décision, dans un pays dont le président, réélu pour la sixième fois avec plus de 90% des voix, a un fonctionnement autocratique jalonné de plus d’une dizaine de milliers de prisonniers politiques et religieux
Quant au ministre japonais de l’éducation, Hakubun Shimomura, il a écrit en septembre une lettre aux présidents des 86 universités du Japon pour leur demander de se débarrasser des départements de sciences humaines et sociales, jugés inutiles, « ou de les convertir afin qu’ils correspondent mieux aux besoins de la société », en l’occurrence se centrer sur des savoirs immédiatement utilisables et non des savoirs purement théoriques. Sur les soixante universités japonaises qui proposent des cours en littérature et sciences humaines, dix-sept (les plus vulnérables) ont déjà annoncé qu’elles cesseraient d’accepter des étudiants dans ces disciplines, et en tout, vingt-six facultés ont confirmé qu’elles fermeraient ou réduiraient leurs départements. Devant le tollé, Shimomura a tenté de pacifier un peu : « Nous ne prenons pas les études de sciences humaines à la légère » [mais il faut mettre] « la priorité sur les sciences appliquées, immédiatement utiles pour la société ».
Ces deux exemples d’actualité peuvent certes être critiqués notamment parce que les décisions citées émanent d’autorités exécutives dont la légitimité est contestée, et reposent sur des arguments que nous trouvons discutables (la primauté de la « science appliquée » sur la « science théorique »). Ils soulèvent toutefois un question centrale sur le plan éthique : qui décide des besoins de la société? Car chose étonnante, en France comme ailleurs, les recherches publiques se font avec de l’argent public, pour le bien du public, mais… sans consultation du public. Le public pourrait se demander où est l’entourloupe.
RM
(1) Sur cette critique « occidentale », nous recommandons la lecture du livre de A. Sokal Pseudosciences et postmodernisme, : Adversaires ou compagnons de route ?, O. Jacob, 2005.
Sources : Canard enchaîné, le Figaro, Libération, le Monde diplomatique, Times of Higher Education.