L’œuvre de l’épistémologue Susan Haack est plutôt inconnue en France. Voici un moyen d’y remédier, en reproduisant ici avec l’aimable autorisation de la Société du Québec de Philosophie un texte stimulant, qui introduit une métaphore dont nous nous servons souvent : celle des mots croisés. L’illustration, il faut l’avouer, est de notre fait.
Le bras long du sens commun en guise de théorie de la méthode scientifique
Susan Haack, University of Miami s.haack@miami.edu
Ce texte a été publié dans Philosophiques, Volume 30, numéro 2, automne 2003, p. 295-320. Il représente le chapitre 4 du livre Defending science – within reason between Scientism and Cynicism (publié chez Prometheus Books en 2007, réédité en 2013 avec une nouvelle préface).
« La méthode scientifique, dans la mesure où c’est une méthode, bouscule sans ménagement notre esprit, et tous les coups sont permis ». Percy Bridgman, « The Prospect for Intelligence », Yale Review. 1955
Représentez-vous un scientifique comme quelqu’un qui travaille sur sa section dans une énorme grille de mots croisés : s’appuyant sur l’information dont il dispose, il devine la réponse, vérifiant encore et encore si celle-ci concorde avec l’indice et les entrées déjà complétées qui la croisent et si ces dernières concordent aussi avec leurs indices de même que les autres entrées, soupesant la probabilité que certaines de celles-ci soient erronées, puis essayant de nouvelles entrées à la lumière de celle-là, et ainsi de suite. La grille est en grande partie vide, mais beaucoup d’entrées sont déjà complétées, certaines à l’encre quasi indélébile, d’autres à l’encre ordinaire, d’autres encore au crayon plus ou moins appuyé, au point parfois de s’effacer. Certaines sont en anglais, d’autres en swahili, en flamand, en espéranto, etc., etc. Dans certaines sections, plusieurs longues entrées ont été écrites à l’encre d’une main ferme ; ailleurs, il y en a peu ou pas. Certaines entrées ont été complétées des centaines d’années auparavant par des scientifiques morts depuis longtemps, d’autres la semaine dernière. À certaines époques, en certains lieux, sous peine de renvoi ou pire encore, seuls les mots du novlangue peuvent être utilisés ; ailleurs, des pressions s’exercent pour que telles entrées soient remplies d’une certaine façon à l’exclusion d’une autre, ou pour qu’on se penche sur une section complètement vide plutôt que de travailler sur une partie plus facile et déjà partiellement remplie — ou pour qu’on ne travaille pas du tout sur certaines sections. Des équipes rivales se querellent au sujet de certaines entrées, les repassant au crayon ou même à l’encre puis gommant tout, peut-être dans une douzaine de langues et dans un délai déterminé. D’autres équipes coopèrent en vue de mettre au point une procédure pour débiter toutes les anagrammes d’un indice long comme un chapitre ou un appareil capable d’agrandir un indice si minuscule qu’il en est illisible, ou elles veulent lancer un appel aux équipes travaillant sur d’autres parties de la grille afin de voir si elles n’auraient pas quelque chose qui puisse être adapté ou pour demander si elles sont bien sûres qu’il faut mettre un « s » ici. Quelqu’un prétend avoir remarqué un détail dans tel ou tel indice que personne n’a jamais vu ; d’autres conçoivent des tests pour vérifier si celui-ci est un observateur particulièrement talentueux ou s’il imagine des choses ; d’autres encore travaillent pour mettre au point des instruments afin d’y voir de plus près. De temps en temps, des accusations sont portées au sujet d’indices qu’on aurait altérés ou de cases qu’on aurait noircies. Parfois, on entend ceux qui travaillent sur une partie de la grille se plaindre que leur point de vue sur ce qui se fait ailleurs n’est pas pris en compte. Ici et là, une longue entrée, qui en croise de nombreuses autres, est effacée par un groupe de jeunes Turcs qui affirment avec insistance que cette partie de la grille doit être refaite, et en turc cette fois, naturellement ; d’autres encore tentent, lettre à lettre, de voir si le gallois original ne pourrait pas être préservé… Je ne cherche pas ici à vous refiler une métaphore en guise d’argument. Mais je cherche à suggérer, par cette histoire de mots croisés, que la quête scientifique est plus brouillonne, moins méthodique que les vieux déférencialistes ne l’imaginent, et pourtant davantage contrainte par les éléments de preuve que ne le pensent les nouveaux cyniques. [Note de I.B. : comme le précise Jean Bricmont dans son Cours sur les sciences, Susan Haack distingue dans son livre d’un côté se qu’elle nomme « les vieux déférencialistes », c’est-à-dire selon elle les partisans du cercle de Vienne et les épistémologues comme Karl Popper qui essayaient d’expliciter et de formaliser la méthode scientifique, et d’un autre côté les « nouveaux cyniques », c’est-à-dire le courant à partir de Kuhn, Quine, Feyerabend et une grande partie des sociologues des sciences de la seconde moitié du XXème siècle.]
L’analogie de la grille de mots croisés s’est révélée un guide utile pour les questions d’éléments de preuve, mais d’aucuns pourraient avoir le sentiment qu’eu égard aux questions de méthode, elle est manifestement inutile. Après tout, que dire de la « méthode » de résolution des grilles de mots croisés, sinon que vous devez faire un pari sur certaines entrées à la lumière de l’indice qui lui est associé, essayer de voir les autres entrées à la lumière de leurs indices et des entrées déjà complétées puis, lorsqu’une entrée qui semble par ailleurs plausible s’avère incompatible avec les autres, que vous ne devez pas y renoncer trop facilement ni vous y accrocher de façon trop obstinée ? Et qu’est-ce que tout cela nous dit de la méthode « scientifique », sinon que vous devez faire une conjecture informée au sujet de l’explication d’un phénomène qui vous intéresse, puis voir comment elle résiste aux éléments de preuve dont vous disposez et à ceux sur lesquels vous pourriez mettre la main, puis, lorsque votre conjecture qui apparaît autrement plausible s’avère incompatible avec certains éléments de preuve, que vous ne devez pas y renoncer trop facilement ni vous y accrocher trop obstinément ?
En effet, mais selon moi, l’analogie est utile. Elle nous guide vers la bonne conclusion : la « méthode scientifique » est quelque chose de moins formidable qu’il n’y paraît. La recherche scientifique appartient-elle à une autre catégorie que les autres types de recherches ? Non. La recherche scientifique est en continuité avec la recherche empirique de tous les jours — c’est la même chose, mais à un degré supérieur. Y a-t-il un mode d’inférence ou une procédure de recherche auxquels tous les scientifiques et seulement eux ont recours ? Non. Il y a seulement, d’une part, des modes d’inférence et des procédures utilisés par quiconque s’enquiert de ce qui est et, d’autre part, des techniques mathématiques, statistiques ou inférentielles spéciales, des instruments, des modèles spéciaux, etc., que l’on retrouve localement dans tel ou tel secteur de la science. Cela ébranle-t-il les prétentions épistémologiques de la science ? Non ! Les sciences naturelles sont épistémologiquement distinctes, elles ont remporté des succès remarquables, entre autres, précisément, grâce aux appareils et techniques au moyen desquels elles ont élargi la portée des méthodes dont use la recherche de tous les jours.
Nonobstant cet usage honorifique mais agaçant de « science » et autres termes apparentés, ce ne sont pas tous les scientifiques et seulement eux qui sont de bons chercheurs. Et il n’y a pas de procédure distincte ou de mode d’inférence utilisé par tous les praticiens de la science et seulement eux qui garantisse des résultats sinon vrais, au moins approximativement ou probablement vrais, ou plus proches de la vérité, ou empiriquement plus adéquats — pas de « méthode scientifique », au sens où l’expression a souvent été comprise. La recherche en science est en continuité avec les autres types de recherches empiriques, mais les scientifiques ont conçu de nombreuses et diverses façons d’étendre et de raffiner les ressources auxquelles nous avons recours dans nos recherches empiriques de tous les jours.
Déjà dans Evidence and Inquiry, j’ai suggéré que les sciences, bien qu’épistémologiquement distinctes, ne sont pas privilégiées et « qu’il n’y a pas de raison de penser que [la science] soit en possession d’une méthode de recherche spéciale qui ne soit pas à la disposition des historiens, ou des détectives, ou du commun des mortels1 » ; mais ces premiers et brefs efforts pour décrire la place des sciences naturelles au sein de la recherche empirique en général ont été poliment ignorés par la communauté des théoriciens de la science. Plus tard, je me suis souvenue de l’aphorisme de John Dewey selon lequel « la matière de et les procédures de la science sont issues des problèmes et des méthodes du sens commun2 », ainsi que de l’ouvrage de James B. Conant, Science and Common Sense3. Puis, à ma surprise et à ma joie, j’ai trouvé cette remarque de Thomas Huxley disant que « l’homme de science [NdRM : la femme de science aussi] utilise avec une exactitude scrupuleuse les méthodes que nous tous, par habitude et à chaque minute, utilisons sans y faire attention4 ». Dans le même esprit, Albert Einstein a dit que « toute la science n’est rien de plus qu’un raffinement de la pensée de tous les jours5 », Percy Bridgman qu’« il n’y a pas de méthode scientifique comme telle, […] l’aspect le plus vital de la procédure scientifique consiste simplement à tirer le meilleur parti des ressources de son esprit6 ». Quant à Gustav Bergman, il a décrit les sciences, en une formule qui sonne merveilleusement bien, comme le « bras long du sens commun7 ». C’est dans cet esprit que je propose ici non pas une nouvelle théorie de la méthode scientifique, mais une exploration des contraintes pesant sur la recherche empirique quotidienne et des ressources qu’elle requiert, de la gamme étonnamment variée des voies et moyens que les sciences ont trouvés pour faire ce que fait la recherche de tous les jours « à un degré supérieur ».
1. « Rien d’autre qu’un raffinement de la pensée de tous les jours »
Il y a « beaucoup de chichis autour de la méthode scientifique », écrit Bridgman, mais, poursuit-il, on fait beaucoup de bruit pour rien8. L’affaire des scientifiques est de chercher des réponses vraies à leurs questions ; ainsi, comme pour toutes les recherches empiriques sérieuses, il leur faut vérifier les éléments de preuve aussi exhaustivement que possible et tenter de refréner toute inclination à prendre leurs désirs pour la réalité. En outre, ils doivent avoir recours à toutes les méthodes spécifiques ou techniques concevables en rapport avec l’objet d’étude et ce qui en est connu, méthodes et techniques susceptibles de les aider à trouver une réponse aux questions qui les préoccupent9. Jusqu’ici, tout va bien. Mais de manière générale, quels sont les standards et les ressources de la recherche empirique bien conduite ? Qu’est-ce que la recherche empirique bien conduite exige de ceux qui s’y livrent ? Et en quoi, exactement, la recherche scientifique est-elle une recherche empirique, mais « à un degré supérieur » ?
La recherche, à la différence de la composition d’une symphonie, de la préparation d’un repas, de l’écriture d’un roman, d’une plaidoirie devant la Cour suprême, constitue une tentative pour découvrir une réponse vraie à une ou plusieurs questions, bien que parfois le dénouement ne soit pas une réponse, mais plutôt la prise de conscience que la question était en quelque sorte mal formulée et que, bien souvent, lorsqu’une réponse à une question a été trouvée, toute une flopée de nouvelles questions font soudain surface. Il y a la recherche empirique et (du moins en apparence, mais ce n’est pas le lieu de s’aventurer dans des questions d’épistémologie des mathématiques et de la logique10) la recherche non empirique. La recherche empirique comprend tant les sciences naturelles, les sciences sociales, l’histoire, la recherche médico-légale, et ainsi de suite, que la recherche de tous les jours, quand vous vous demandez à quelle heure part votre avion, où acheter de la farine chapati, comment imprimer en italique, ce que vous avez mangé qui vous a dérangé l’estomac, et ainsi de suite. Certaines recherches sont mieux menées que d’autres — de façon plus scrupuleuse, plus approfondie, plus imaginative, etc. — d’autres moins. Cela vaut pour tous les types de recherches, y compris la recherche scientifique.
Comme tous ceux qui font de la recherche empirique, les scientifiques veulent fournir une description qui soit vraie d’une certaine partie ou un certain aspect du monde. Toutes les descriptions vraies ne peuvent pas faire l’affaire, cependant ; ainsi : « Ou bien le Big Bang est à l’origine de l’univers, ou bien il n’en est rien. » Il faut qu’une description ait de la substance, qu’elle soit significative, fournisse une véritable explication. Ce n’est pas une tâche facile. Tout ce qu’on a pour procéder, après tout, c’est ce qu’on voit, etc., et ce qu’on en comprend, etc. Parvenir à des conjectures explicatives plausibles peut pousser l’esprit humain jusqu’à sa limite ; les éléments de preuve sont toujours incomplets et ramifiés, souvent potentiellement trompeurs et fréquemment ambigus ; en obtenir davantage est un dur labeur et peut demander une ingéniosité considérable dans l’élaboration d’un dispositif expérimental. Et le succès n’est pas garanti, de sorte que la tentation de bâcler le travail est toujours là, comme celle de croire ce qu’on espère ou craint, ou ce qu’on pense que les commanditaires souhaitent entendre.
Bien que les théories scientifiques soient parfois étonnamment en porte-à-faux avec le sens commun, la recherche scientifique est en continuité avec la recherche empirique qui nous est la plus familière. Henry Harris imagine un peuple préhistorique qui tente de savoir si le fleuve qui coule à travers (ce que nous appelons) Oxford est le même que celui qui coule à travers Henley en faisant flotter des billots colorés dans le fleuve à partir d’Oxford et en demandant ensuite à des gens de leur connaissance à Henley s’ils les ont vus. Puis il décrit les efforts déployés par les physiologistes pour découvrir ce qui arrive à un grand nombre de lymphocytes qui passent de la lymphe au sang : un jour, J. L. Gowans a découvert, en les marquant avec des isotopes radioactifs, que les lymphocytes passent du sang à la lymphe pour retourner ensuite au sang11.
Tous ceux qui font de la recherche empirique — les biologistes moléculaires et les musicologues, les entomologistes et les étymologistes, les sociologues et les théoriciens des cordes, les journalistes d’enquête et les immunologistes — font des conjectures informées sur une explication possible des phénomènes qui les intéressent, ils vérifient comment ces conjectures résistent aux éléments de preuve qu’ils ont déjà et à ceux sur lesquels ils mettent éventuellement la main ; ils se servent alors de leur jugement pour déterminer s’ils vont conserver ces conjectures, les rejeter, les modifier, etc. Il leur faut de l’imagination pour songer à des explications potentielles plausibles de phénomènes problématiques, pour concevoir des façons d’obtenir les éléments de preuve dont ils ont besoin et pour anticiper les sources d’erreurs potentielles ; du soin, de l’habileté et de la persévérance pour chercher des éléments de preuve pertinents que personne n’a encore trouvés ou identifier ceux que d’autres ont déjà trouvés ; de l’honnêteté intellectuelle et une solide fibre morale pour résister à la tentation d’ignorer des données qui pourraient affecter leurs hypothèses ou à celle de manipuler des données incontournables mais défavorables ; un raisonnement rigoureux pour discerner les conséquences de ces conjectures ; un bon jugement pour soupeser les divers éléments de preuve sans être perturbés ni par leurs désirs, leurs craintes ou leurs espoirs d’obtenir une permanence ou de résoudre rapidement un cas, de plaire à un patron ou à un mentor ou devenir riches et célèbres.
Faire une conjecture informée (« informée » étant ici le mot clé) requiert la capacité de tirer les bonnes inférences : cette conjecture implique nos connaissances d’arrière-fond, cette autre est consistante avec elles, cette autre encore ne l’est pas. La vérification de la compatibilité de notre conjecture avec les éléments de preuve exige la même capacité : ainsi, si l’hypothèse est vraie, il s’ensuit telle conséquence ; l’hypothèse est confirmée jusqu’à un certain point quand on se rend compte que telle conséquence est réalisée ; elle a de bonnes chances d’être fausse si telle autre ne l’est pas, etc. Ce que je veux souligner ici, ce n’est pas que les scientifiques ne font pas de telles inférences ni que la logique n’a rien à nous apprendre à ce propos, mais plutôt que les détectives, les journalistes d’enquête, les historiens et le commun des mortels font aussi de telles inférences ; la logique ne peut pas à elle seule expliquer comment les sciences ont connu de tels succès (encore moins pourquoi il y a autant d’échecs). La quête des vieux déférencialistes d’une méthode scientifique — logique inductive de la découverte ou de la confirmation, conjecture et réfutation-par-modus tollens du déductivisme poppérien, applications répétées du théorème de Bayes ou quoi encore — se concentrait trop étroitement sur une partie seulement d’un portrait bien plus complexe.
Parmi les raisons qui expliquent le succès des sciences naturelles, il faudrait mentionner non pas précisément le hasard, mais le fait qu’il s’est trouvé quelques individus remarquables avec le tempérament et le talent pour spéculer sur la manière dont le monde fonctionne, et suffisamment d’autres individus pour se pencher sur la grille de mots croisés et vérifier si les réponses concordaient, et ce, en des lieux et des époques où le climat social et intellectuel leur permettait de poursuivre leurs recherches et de communiquer leurs résultats. Cela suggère que c’est à partir de là que nous devrions chercher l’explication de l’apparition de la science moderne — pourquoi la science moderne est apparue au moment et à l’endroit où elle l’a fait, et non pas plus tôt ou ailleurs, l’expression qui vient à l’esprit étant celle de « masse critique ».
Une autre raison à ce succès réside dans la matière même des sciences naturelles, dans ce profond caractère d’interconnexion des phénomènes naturels. C’est peut-être ce que E. O. Wilson a en tête lorsqu’il suggère que la méthode de la science est le « réductionnisme », soit une investigation systématique de la composition des choses en composantes de plus en plus petites. Mais une telle analyse, pour importante qu’elle soit, n’est qu’une approche scientifique parmi bien d’autres. À mon sens, la signification épistémologique de ce caractère d’interconnexion des phénomènes naturels réside plutôt dans ce que chaque avancée de la compréhension en rend d’autres possibles.
La formule qui vient à l’esprit est : « Le succès appelle le succès. » Cela nous amène à considérer les nombreuses aides à la recherche de divers types conçues par les scientifiques, aides sur lesquelles je me vais principalement me concentrer dans ce qui va suivre. Pour les fins de l’exposition, j’aurai recours à une division rudimentaire en termes d’aides à l’imagination, d’aides aux sens, d’aides au raisonnement, d’aides à la mise en commun des données et à l’honnêteté intellectuelle — bien que, puisque celles-ci sont toutes liés aux visées de la recherche et aux capacités cognitives des chercheurs humains et à leurs limitations, elles soient en réalité intimement entrelacées.
2. Les aides scientifiques à la recherche
L’expression « aides » est empruntée à Francis Bacon, qui — en dépit de tous les espoirs mal avisés qu’il a fondés sur une logique de la découverte inductive et mécanique et de ce que, comme William Harvey l’a dit sans aménité, « il écrivait sur la science comme un chancelier » — voyait parfaitement juste lorsqu’il lançait des mises en garde contre le risque de désespérer trop vite que nos investigations puissent être couronnées de succès et insistait sur la nécessité de concevoir des moyens de surmonter nos limites sensorielles et cognitives et la fragilité de notre engagement à l’égard de la découverte12. Comme Bacon l’avait bien compris, nous, êtres humains, sommes des créatures faillibles, notre imagination, nos sens et nos capacités cognitives sont limités, notre intégrité intellectuelle, fragile ; la précipitation, le travail bâclé et la propension à prendre nos désirs pour des réalités nous viennent plus facilement que la difficile et exigeante voie de la recherche consciencieuse, créative et honnête. Néanmoins, nous sommes capables de mener des recherches bien conduites et de concevoir des moyens, même imparfaits et limités, de surmonter nos limites et faiblesses naturelles, d’arriver à prédire quand nos moyens imparfaits et faillibles de surmonter ces limites et faiblesses sont le plus susceptibles de faillir, ainsi que de concevoir des façons d’éviter ces embûches.
Les exigences sous-jacentes et les ressources communes à toute recherche empirique sont constantes, mais les aides scientifiques évoluent constamment. Bien que certaines traversent tout le champ des sciences et même en débordent, beaucoup sont localisées, propres à certains secteurs de la science. Elles reposent généralement sur des travaux scientifiques antérieurs, et lorsque ceux-ci sont solides, elles permettent à la science de se bâtir, de s’édifier sur ses succès. Bien sûr, lorsque les travaux antérieurs sur lesquels les aides reposent ne sont pas solides, les scientifiques peuvent être induits en erreur — comme il arrive quand on remplit une grille de mots croisés.
Les modèles, métaphores et analogies qui aident l’imagination des scientifiques ont incité certains nouveaux cyniques à assimiler la science à la littérature et d’autres à déplorer que les métaphores et analogies se reflétant dans le contenu des théories scientifiques soient socialement rétrogrades ; les instruments d’observation qui ajoutent aux pouvoirs perceptifs des scientifiques ont nourri l’idée que l’observation dépend par trop de la théorie pour procurer une vérification des données empiriques qui soit authentiquement objective ; les conditions artificielles en laboratoire parfois nécessaires pour tester des affirmations théoriques en ont conduit certains à affirmer que les théories scientifiques décrivent non pas le monde naturel, mais seulement une « réalité » créée par les scientifiques eux-mêmes ; sur la base des aspects sociaux de la recherche scientifique, d’aucuns ont conçu la connaissance scientifique comme une construction sociale au service des intérêts des puissants. Et certains nouveaux cyniques soutiennent que le caractère local, évolutif des aides scientifiques révèle que les standards de la recherche bien conduite sont relatifs à un contexte ou à un paradigme.
Mais ce sont toutes là des réactions excessives. Il est vrai que, parce qu’il y a toujours un risque que les travaux antérieurs sur lesquels reposent tel ou tel instrument, telle ou telle technique se révèlent erronés, le risque d’erreur est toujours possible. Certes, en jugeant si le travail a été conduit de façon consciencieuse et avec soin, les scientifiques doivent se baser sur ce qu’ils croient savoir des données susceptibles d’être pertinentes, des sources potentielles d’erreurs expérimentales, et ainsi de suite. La recherche scientifique est, en d’autres mots, faillible ; les jugements sur la qualité de la recherche scientifique, comme les jugements sur la valeur des données empiriques, sont affaire de perspective et ils dépendent des connaissances d’arrière-fond. Mais il ne s’ensuit pas, contrairement à ce que Kuhn et d’autres semblent croire, qu’il faille en tirer des conclusions relativistes.
Toute recherche, recherche scientifique comprise, demande de l’imagination. Comme l’a affirmé Charles S. Peirce : « Lorsqu’un homme désire ardemment connaître la vérité, son premier effort va consister à imaginer ce que cette vérité peut être. […] il n’y a rien d’autre, après tout, que l’imagination qui puisse jamais lui donner l’idée de ce qu’est la vérité. » Mais à la différence d’un artiste ou d’un écrivain, un scientifique « rêve d’explications et de lois13 » — explications et lois qui, lorsque ses efforts sont couronnés de succès, sont non pas imaginaires, telles des entités fictives, mais réelles.
Notre imagination, comme toutes nos facultés, est limitée ; par conséquent, parmi les aides sur lesquelles tablent les scientifiques, il y a les modèles, analogies et métaphores. Dans son livre La Théorie physique, paru en 1914, Pierre Duhem a opposé l’esprit de géométrie, abstrait, logique, systématique, caractéristique à son avis des physiciens du continent, et la pensée visuelle, imaginative caractéristique de la pensée anglaise, qu’il considérait comme une diversion par rapport à l’abstraction mathématique au cœur même de la physique. À propos du livre sur l’électrostatique d’Oliver Lodge, Duhem déplorait : « Nous croyions pénétrer dans la demeure paisible et bien ordonnée de la raison, mais nous voilà au beau milieu d’une manufacture. » Car il n’y a rien dans le livre que des « cordes tournant autour de poulies, s’enroulant autour de tambours, passant à travers des perles [et] des roues dentées engrenées les unes aux autres et entraînant des crochets14 ». Je vois d’ici Duhem s’arracher les cheveux quand John Kendrew invite ses lecteurs à imaginer « un homme […] agrandi jusqu’à la taille […] du Royaume-Uni » et explique alors qu’« une seule cellule peut être aussi grande, peut-être, qu’une bâtisse d’usine. […] À cette échelle, une molécule d’acide nucléique […] serait plus mince qu’un seul filament d’ampoule électrique dans notre usine15 ». De nos jours, les étudiants en biologie sont parfois invités à concevoir la cellule comme une cité complexe, où les mitochondries sont des centrales électriques, les appareils de Golgi des bureaux de poste, et ainsi de suite. À la différence de Duhem, cependant, je considère qu’opposer les mathématiques à la construction de modèles, l’analyse à l’analogie, la systématisation à la simulation, c’est créer de fausses dichotomies ; les modèles, analogies et métaphores jouent un rôle important non pas seulement d’un point de vue pédagogique, mais aussi au niveau de la construction de théories, comme des aides à l’imagination. « Les modèles, analogies et métaphores » forment une catégorie hétéroclite comprenant de tout, depuis les arrangements physiques concrets de billes, de boules ou de maquettes, etc., jusqu’aux métaphores maîtresses comme la « main invisible » dans la théorie des marchés d’Adam Smith ; tous, cependant, comparent un phénomène moins familier ou accessible à un autre qui l’est davantage. L’un des rôles des modèles physiques, comme la série de maquettes de la molécule d’ADN de Watson et Crick, est d’aider visuellement l’imagination, permettant aux scientifiques d’appréhender la molécule, à l’instar du modèle, en trois dimensions. Et si certaines métaphores scientifiques sont plus décoratives que fonctionnelles, d’autres suggèrent des questions à investiguer, des directions à explorer. Bien entendu, une métaphore peut pousser différents scientifiques à regarder dans différentes directions ; parfois, elle peut tirer la recherche vers ce qui se révèle une mauvaise direction. Comme les critiques de la science se plaisent à le souligner, les métaphores et analogies que les scientifiques utilisent s’inspirent parfois de phénomènes sociaux familiers ; ainsi la métaphore de la « molécule maîtresse », qu’Evelyn Fox Keller a enrôlée dans la cause féministe (à ce que je sache, cependant, cette idée n’a jamais, contrairement à ce qu’elle a suggéré, eu une grande influence en biologie moléculaire). Les métaphores scientifiques peuvent être cognitivement importantes, et elles peuvent aussi bien induire l’imagination en erreur que la guider dans des directions fructueuses. Mais le caractère fructueux ou non d’une métaphore ne dépend pas de la désirabilité ou non du phénomène social auquel elle fait appel ; de telles considérations ne déterminent en rien si les notions de chaperons moléculaires (pour utiliser un exemple dont l’influence est réelle16), ou d’investissement parental, etc., ou quoi encore, nous conduiront vers des territoires fertiles ou pas. Toute recherche empirique dépend de l’expérience ; mais si la recherche en sciences constitue « la même chose mais à un degré supérieur », on peut mentionner que c’est entre autres parce que l’expérience dont elle dépend, loin de se passer de toute assistance, est rendue possible et médiatisée par des instruments de toutes sortes ; elle n’est pas non plus invérifiée, mais est ouverte à l’examen rigoureux des autres membres de la communauté ; et elle n’est pas laissée à la chance ou à quelques heureux hasards, mais elle est délibérée, contrainte, contrôlée.
Je commencerai par les instruments d’observation, des plus familiers, comme le microscope ou le télescope, aux plus sophistiqués et ésotériques, qui prolongent maintenant les pouvoirs sensoriels des scientifiques. Dans l’histoire de tels instruments, il n’y a sans doute pas de cas plus saisissant, qui fasse dire que « le succès appelle le succès », que celui de l’imagerie médicale. Wilhelm Röntgen a réalisé la première photographie aux rayons X en 1895 (en 1901, il recevait le tout premier prix Nobel). La première radiographie dentaire a été faite en 1896, le premier diagnostic basé sur les rayons X posé sur le champ de bataille en Abyssinie en 1897. Cette année-là, les rayons X ont été utilisés pour la première fois en cour. Dans les décennies qui ont suivi, on a assisté au développement de la théorie des rayons X — soit les très courtes ondes électromagnétiques, dont la longueur d’ondes est de 0,10 à 10 nanomètres. Entre 1919 et 1927, des milieux de contraste, d’abord l’air, puis les lipoïdes, puis l’iodure de sodium, puis le dioxyde de thorium, ont rendu les photographies aux rayons X plus informatives. Le tomographe, qui produit l’image d’une coupe interne du patient, a été introduit par Jean Keiffer dans les années 1930, la cristallographie par rayons X est apparue à la même époque. À partir des années 1970, des machines à imagerie beaucoup plus rapides ont été développées, et maintenant, avec la technologie sophistiquée des ordinateurs, nous avons le tomographe assisté par ordinateur (CAT), l’IRM, qui permet de faire disparaître les os et de révéler les tissus, le tomographe par émission de positrons, qui utilise des traceurs radioactifs, et des instruments pour détecter ces traces et créer des images, puis le tomographe EBT17. La théorie à la base d’un instrument pourrait se révéler erronée, peut-être au point d’ébranler la confiance des scientifiques dans le fonctionnement de cet instrument ; mais si la théorie est solidement justifiée, ce scénario, bien que possible, est peu probable. L’instrumentation dépend d’une théorie, mais ce qui explique le fonctionnement d’un instrument est rarement, sinon jamais, la théorie dont les conséquences sont testées par l’instrument, théorie que les observations tirées de l’instrument doit alors confirmer. Ainsi, les scientifiques se tournent vers l’optique pour rendre compte du fonctionnement du microscope grâce auquel ils étudient la constitution des cellules, ou encore celui du télescope qui leur permet d’étudier le mouvement des étoiles. Il est vrai que les théories scientifiques s’entrecroisent, telles les entrées d’une grille de mots croisés, si bien que, par conséquent, la possibilité lointaine d’une dépendance mutuelle préjudiciable ne peut pas tout à fait, en principe, être écartée. Il est vrai aussi que, particulièrement dans les premiers temps, les scientifiques ont parfois eu besoin d’entrer dans les moindres détails pour persuader les autres de la fiabilité de leurs instruments. Certes, les scientifiques prennent parfois des artifices dus à leurs instruments pour des éléments de preuve en bonne et due forme (de l’avis de certains, c’est ce qui s’est produit dans le cas des preuves de vie bactérienne sur Mars). Mais rien de ceci ne signifie que les instruments ne se sont pas, en général, des aides véritables.
Les chercheurs sérieux, dans quelque domaine que ce soit, s’engagent activement dans la quête de preuves : les historiens recherchent des documents, interrogent les survivants, et ainsi de suite ; les détectives suivent et observent les suspects, et ainsi de suite. Mais la recherche en sciences naturelles est souvent une recherche « à un degré supérieur », dans la mesure où elle implique souvent la manipulation des conditions qui vont rendre disponible tel ou tel élément de preuve. Les chercheurs scientifiques mettent toute leur ardeur à concevoir des expériences qui seront aussi informatives que possible, isolant précisément la variable qui les intéresse — comme lorsqu’on travaille sur les entrées croisant telle autre précisément là où les cases admettent des solutions différentes. Les expériences d’Oswald Avery en vue d’identifier la substance responsable de la « transformation bactérienne » fournissent un exemple frappant de la finesse et de la connaissance des faits qu’une bonne conception expérimentale requiert. Chez des souris qui avaient reçu une injection d’une préparation de pneumocoques de type R vivants mais non virulents et de pneumocoques de type S morts mais virulents, Frederick Griffith a découvert des pneumocoques de type S vivants et virulents. Plus tard, des collaborateurs d’Avery ont découvert que les mêmes transformations bactériennes pouvaient être produites in vitro. Pour découvrir ce qui était responsable de celles-ci, Avery a d’abord élaboré un processus sophistiqué pour extraire le « principe de transformation », quel qu’il fût, soit moins d’une once sur vingt gallons de culture. Il a ensuite soumis cet extrait à des tests standards pour les protéines, avec des résultats négatifs, puis à des tests standards pour l’ADN, avec des résultats fortement positifs. Grâce à l’analyse chimique, il a découvert que l’extrait contenait le ratio azote-phosphore de 1,67/1 que l’on attend de l’ADN, mais pas des protéines. Puis, il a découvert que les enzymes reconnues pour dégrader les protéines ou l’ARN laissaient l’extrait intact, mais que celles reconnues pour dégrader l’ADN le détruisaient. Ensuite, en ayant recours à des tests immunologiques, il a découvert que ni la protéine pneumococcale ni la capsule de polysaccharide n’étaient présents. Il a fait tournoyer un extrait de l’échantillon dans une centrifugeuse à très haute vitesse puis a découvert une structure de sédimentation correspondant à l’ADN du thymus du veau. Enfin, il a découvert que sous électrophorèse, les molécules de l’extrait demeuraient ensemble et se déplaçaient assez rapidement, à l’instar des acides nucléiques, et que le profil d’absorption des ultraviolets de l’extrait était le même que celui de l’ADN. Dans une lettre à son frère, Avery écrivait : « La substance est hautement réactive et se conforme très étroitement aux valeurs théoriques de l’acide désoxyribonucléique pur […] Qui aurait pu le deviner18 ? » (En raison de l’influence de l’hypothèse des tetranucléotides, toutefois, il a pris soin d’indiquer en conclusion de l’article qu’il a publié qu’il n’excluait pas que le principe de transformation soit non pas l’ADN lui-même, mais une infime quantité de quelque chose d’autre absorbé par l’ADN.)
3. Réévaluation de l’ancien déférencialisme et du néo-cynisme
En retournant aux vieux déférencialistes et aux nouveaux cyniques, un merveilleux poème pour enfants me revient à l’esprit, Les aveugles et l’éléphant. Un Hindou aveugle, avançant à tâtons à côté d’un éléphant, décrète qu’un éléphant « ressemble fort à un mur », un autre, s’emparant de sa queue, qu’un éléphant « ressemble fort à une corde », etc. :
Ont discuté, fort et longtemps Chacun défendant sa propre opinion Se surpassant en entêtement et en conviction Bien que chacun eût en partie raison Et que tous fussent dans l’erreur35
4. Et en conclusion
Commentant l’article récent du New England Journal, le docteur Clement McDonald, qui dix-huit ans plus tôt publiait un article remettant en question l’authenticité de l’effet placebo, observe que « ce qu’il y a de bien avec la science, c’est que tôt ou tard, la vérité sort au grand jour43 ». Sans doute que ceci semble un peu naïf ; néanmoins, de façon grossière, cette affirmation rend compte de quelque chose d’important. Le progrès a été réduit en lambeaux ; toutefois, grâce aux sciences naturelles, nous en savons bien plus aujourd’hui sur le monde qu’il y a, disons, quatre cents ans.
Defending Science—Within Reason