Internet est-il un vecteur puissant de désinformation ? Une vision très souvent partagée à ce sujet, notamment dans le milieu de la zététique (je l’avoue, je l’ai moi-même déjà fait) suggère le mécanisme suivant : 1/ internet est un marché de l’information dérégulé, c’est-à-dire que n’importe qui peut écrire et diffuser quasiment n’importe quoi sur internet ; 2/ cette dérégulation se couple à la propention naturelle des individus à tomber dans des pièges de la pensée (biais cognitifs et biais de raisonnement) ; 3/ ce couplage explique pourquoi tant de gens croient tant de choses fausses et les partagent massivement. On se propose dans cet article de regarder dans quelle mesure ce constat et l’explication convoquée sont soutenus par la littérature scientifique sur ce sujet. Deux aspects sont abordés conjointement. Premièrement, l’ampleur du phénomène : à quel point adhérons-nous à notre époque à des croyances non épistémiquement garanties ? À quel point partageons-nous, sur les réseaux sociaux, des « fakenews » et des narratifs dits « complotistes » ? Deuxièmement, le rôle spécifique d’internet dans ce phénomène : un tel marché de l’information dérégulé conduit-il, ou participe-t-il activement, à une diffusion et une adhésion accrues à ces thèses ? (Edit après reception de la première version de cet article.1)
N’y allons pas par quatre chemins : le constat alarmant d’un partage et d’une adhésion massive à des croyances fausses sur internet et son rôle actif dans ce processus est loin de faire consensus parmi les spécialistes du sujet. Même si la première étude s’intéressant au lien entre fakenews et nouveaux outils de communication remonte à 1925 2, c’est surtout avec le développement d’internet, et donc ces toutes dernières années, que la littérature scientifique sur le sujet s’est considérablement accrue. Pour autant, elle reste naissante, et aucun constat définif ne peut être tiré. Ceci est déjà un premier argument contre l’élan catastrophiste qui peut caractériser parfois certains discours sur internet et les fakenews. Mais de plus, on peut observer que rien ne semble aller dans ce sens. Au contraire même, la tendance générale qui se dégage de ces études est que la diffusion et le partage de fakenews est un phénomène extrêmement marginal. Par exemple, deux études ont porté sur la diffusion et le partage de fakenews pendant l’élection présidentielle de 2016, sur twitter 3 et facebook 4 respectivement. La première montre notamment que 1 % des comptes étudiés représentent à eux seuls 80 % des fakenews diffusées, et 0,1 % des comptes représentent 80 % des fakenews partagées. La seconde est du même acabit : le partage d’articles provenant de domaines identifiés comme produisant des fakenews est un phénomène rare : il touche environ 10 % à peine des comptes présent dans le panel de l’étude (les autres 90 % n’ont partagé aucun lien de ce type durant l’élection présidentielle.) Ce phénomène semble donc être assez marginal, au point que d’autres auteurs se sont même demandé « pourquoi si peu de gens partagent des fakenews ? » 5 Dans cet article, ils reviennent justement sur ce constat émergeant et assez contre-intuitif dans une période historique qui est sensée être celle de la « post-vérité », et tentent d’y apporter une explication.
Un second type de questions à se poser pour mesurer l’ampleur du phénomène est la relation entre le fait d’être exposé à des fakenews et le fait d’y croire. Si beaucoup de gens sont exposés à des fakenews (ce qui n’est déjà pas le cas), vont-ils pour autant y croire ? Et si c’est le cas, comment être sûr que ce n’est pas justement parcequ’ils y croient déjà qu’ils vont avoir tendance à s’y exposer selectivement ? Comme on le dit souvent, corrélation n’est pas causalité ! On reviendra sur cet argument plus loin, au sujet des théories du complot. Mais avant, une autre relation est à questionner : celle qui pourrait exister entre le fait de partager des fakenews et le fait d’y croire. Ici, cela semble a priori plus évident : si on partage une fakenews, c’est qu’on y croit forcément. De nouveau, les résultats des quelques études qui existent sur le sujet sont assez contre-intuitifs. Cette étude6 réfute la thèse selon laquelle les personnes partagent des fakenews car elles ne sont pas capables de faire la distinction avec une vraie information. Selon cette étude, c’est la polarisation politique qui joue un grand rôle dans le partage de fakenews, c’est-à-dire que l’on va partager principalement des informations qui confirment nos prédispositions politiques, sans forcément vérifier la véracité de ce que l’on partage – mais tout en étant capable de le faire. Celle-ci7 montre également que bien qu’elles partagent des fakenews, les personnes interrogées sont capables de différencier entre une vraie et une fausse information (en tout cas dans une proportion plus grande que ce qu’elles partagent.) Cette étude suggère que c’est principalement parce que le contexte des réseaux sociaux focalisent leur attention sur d’autres facteurs que la véracité, comme par exemple le fait de plaire aux yeux de ses suiveurs/amis sur ces mêmes réseaux, qui fait que des personnes partagent des fakenews. D’ailleurs, en primant les personnes à propos de l’attention avant qu’elles ne partagent quoique ce soit, ils observent en effet une diminution du partage de fakenews. Cette dernière étude8 a cherché à mettre en évidence la caractéristique que les fakenews devaient posséder pour être plus partagées. Elle a mis en évidence que le facteur « interestingness-if-true » était prépondérant, c’est-à-dire que les fakenews qui sont le plus partagées sont celles qui seraient vraiment intéressantes/pertinentes si elles étaient vraies. Pour approfondir ces questions, je ne peux que vous conseiller le visionnage de la conférence d’Hugo Mercier, l’un des auteurs de certains papiers sus-cités, intitulée: « Les fakenews doivent-elles nous inquiéter ? »
Parlons maintenant de ce qu’on appelle les « théories du complot ». On peut les définir9 comme la croyance que certains phénomènes sociaux et évènements politiques (voire une grande majorité d’entre eux) peuvent être expliqués par l’action concertée d’un petit nombre d’individus qui se réunissent en secret en vue d’orienter la marche du monde dans leur intérêt personnel. Nous ne reviendrons pas sur la façon de déconstruire certains narratifs complotistes, déjà exposée dans plusieurs articles sur ce site, en particulier ici. Les théories du complot représentent elles aussi un phénomène largement étudié dans la littérature spécialisée. Des enquêtes régulières montrent qu’une partie non négligeable de la population française croit à une ou plusieurs théories du complot. Ce n’est donc sûrement pas un phénomène marginal. Cependant, la question que l’on va se poser ici est la suivante : quel est le rôle d’internet, et plus spécifiquement des réseaux sociaux, dans la diffusion et la croyance dans les théories du complot ? L’article de Joseph E. Uscinski, Darin DeWitt et Matthew D. Atkinson intitulé « A web of conspiracy ? Internet and conspiracy theory »10 explore spécifiquement l’effet d’internet sur la diffusion et l’adhésion à des narratifs conspirationistes. Encore une fois, les preuves empiriques manquent pour soutenir l’idée qu’internet favorise ce phénomène. Trois points sont importants à retenir de cet article : 1/ les narratifs complotistes ont toujours existé et rien ne permet d’affirmer qu’internet, malgré le fait que l’information y circule beaucoup plus vite qu’avant, ait engendré une quelconque « nouvelle ère » du conspirationnisme ; 2/ les individus ne sont pas si malléables que cela et c’est principalement leurs dispositions a priori qui va les pousser à croire à telle ou telle chose, et non pas l’outil particulier qu’ils utilisent ; 3/ les sites conspirationnistes sont loin d’être les sites les plus fréquentés, et être exposé à une information ne signifie pas y croire – ce qui rejoint un constat déjà énoncé plus haut. Un article récent11 confirme ces tendances. Dans cet article, ils partent du constat que l’adhésion à des narratifs complotistes est fortement corrélé à l’usage des réseaux sociaux. Ce qu’ils explorent dans cette étude, c’est le lien de causalité sous-jacent : est-ce que c’est le fait d’utiliser beaucoup les réseaux sociaux qui rend complotiste, ou bien le fait d’avoir déjà des prédispositions à adhérer à ces formes d’explications qui pousse à aller voir et diffuser du complotisme sur internet ? Leur conclusion penche clairement pour la deuxième option, une fois controlés les potentiels facteurs confondants : « La relation conditionnelle que nous dévoilons suggère que l’impact des réseaux sociaux sur les croyances aux théories du complot et à la mésinformation est probablement négligeable, sauf sur les individus attirés ou autrement prédisposés à accepter de telles idées. »12
On pourrait reprocher au présent article de reposer sur du cherry-picking, c’est-à-dire de ne choisir que des études qui vont dans le sens de notre propos. C’est vrai qu’on ne peut clairement pas déduire un constat général et immuable à partir d’un petit nombre d’études. Si on s’est appuyé sur ces études, c’est pour deux raisons principales : 1/ voir comment de telles hypothèses peuvent être effectivement testées, ce qui est intéressant du point de vue méthodologique ; 2/ l’introduction de ces articles consiste souvent en un bon résumé de l’état de l’art sur la question, d’où le fait qu’on se soit appuyé sur des publications assez récentes. Il faut toutefois garder à l’esprit que les résultats de ces études sont conditionnés par la définition de « fakenews » adoptée. Dans nombre de ces études, par exemple, on mesure l’exposition à des fakenews en identifiant certains sites comme sources de fakenews et en comptant le nombre d’articles provenant de ces sites qui sont ensuite partagés sur les réseaux sociaux. Évidemment, ce ne sont qu’une partie des fakenews auxquelles nous sommes exposé-e-s, et ceci constitue une limite de ce type d’études. Mais dans tous les cas, cela montre aussi, comme on l’a déjà remarqué, que la thèse contraire – celle que l’on critique ici – n’a pas de raisons d’être affirmée avec autant d’assurance, en cela même que le phénomène que l’on souhaite étudier est, justement, technique et difficile à cerner.
Une dernière remarque s’impose sur le premier postulat de la thèse que l’on met à l’épreuve ici : le caractère « dérégulé » d’internet vu comme un marché de l’information. Ce que l’on entend par là habituellement, c’est que « tout le monde peut écrire et diffuser tout et n’importe quoi sur internet », sous-entendu sans la vérification rigoureuse que l’on pourrait attendre des médias et des journalistes professionnels. Ce que l’on peut sous-entendre aussi, c’est l’idée que le monde d’internet serait en quelque sorte déconnecté du monde « extérieur » des médias traditionnels, et que toutes les informations diffusées en ligne pourraient se retrouver sur un pied d’égalité en terme d’exposition. C’est une idée à balayer très vite. Dans sa conférence intitulée « Les infox et les nouveaux circuits de l’information numérique »13 le sociologue Dominique Cardon montre, entre autres choses extrêmement intéressantes pour notre propos, que la libéralisation du marché de l’information en ligne n’implique aucunement que ce dernier s’horizontalise d’une quelconque manière. Au contraire, il se trouve qu’il est fortement structuré et reproduit la hiérarchie déjà présente hors ligne. Plus précisément, lorsque l’on étudie l’architecture des citations entre les différents sites internet de médias via les liens hypertextes, on se rend compte que les sites des médias mainstream, c’est-à-dire ceux qui sont déjà en situation de domination du marché hors internet, restent de loin les sites qui se citent le plus entre eux et qui sont cités par les plus « petits » sites, alors que l’inverse n’est pas vrai. Cela signifie que la structure du marché de l’information, même si fondamentalement « tout le monde peut écrire ce qu’il veut sur internet », se modèle sur celle qui existe hors internet. Le fait qu’une information, même complètement aberrante, soit présente en ligne ne signifie pas qu’elle est vue et encore moins crue par beaucoup de personnes. Une synthèse de la littérature au sujet de la mésinformation en ligne14 va plus loin et tente de quantifier le rôle des médias mainstream dans la diffusion des fakenews. Ils partent d’une situation paradoxale dans laquelle se retrouvent ces médias : lorsqu’ils parlent des fakenews, ne serait-ce que pour les démentir, ils participent aussi à leur diffusion. Le résultat de cette étude est clair : les médias mainstream font partie du problème, dans le sens où il s’avère que ce sont eux qui sont les principales sources de diffusion de fakenews, bien devant les réseaux sociaux et sites conspirationnistes obscures. Ce résultat se comprend d’autant mieux en ayant en tête les résultats présentés par Dominique Cardon dans sa conférence sus-citée : les médias mainstream, sur internet ou ailleurs, restent – et de très loin – les médias les plus visibles. En partageant et en répétant des fakenews, même pour les démentir, ces médias les rendent probablement beaucoup plus visibles que si leur diffusion restait confinée à internet. Ils prennent également le risque que le « démenti » soit oublié et qu’à force de répétition, les personnes exposées à ces fakenews puissent finir par y croire. C’est bien entendu aussi quelque chose qu’il faut garder à l’esprit si l’on vulgarise du contenu sceptique, basé notamment sur du « débunkage », sur internet ou ailleurs.
De ces différents constats, il est clair qu’une tendance émerge : internet, en tant que « marché dérégulé de l’information » n’a pas l’air d’avoir d’impact spécifique (c’est-à-dire en lui-même) sur l’adhésion à des thèses conspirationnistes, ni sur la diffusion, le partage ou l’adhésion à des fakenews. La littérature spécialisée sur le sujet des théories du complot émet pourtant des hypothèses assez bien consensuelles sur des facteurs qui pourraient jouer sur l’adhésion, à l’échelle d’une population, à des narratifs conspirationnistes. Les premiers chapitre de la thèse d’Anthony Lantian15 ainsi que le chapitre « Sociologie, théorie sociale et théorie de la conspiration » de Türkay Salim Nefes & Alejandro Romero-Reche, dans le récent Routledge handbook of conspiracy theories (2020) reviennent sur ces aspects et précisent que l’adhésion aux théories du complot tend à augmenter lorsque la confiance dans les autorités epistémiques officielles diminue, ainsi que dans des contextes d’incertitude ou de tragédies, et seraient prépondérante dans des groupes sociaux se percevant comme exclus du pouvoir politique.
La conclusion de ces différents constats n’est pas qu’il est inutile d’enseigner comment fonctionne le cerveau, quels sont les pièges cognitifs à l’oeuvre, ou encore transmettre des outils pratiques pour dégager le vrai du faux sur internet, bien entendu. L’éducation aux médias et à l’information reste une nécessité. Il faut simplement remarquer qu’en mettant en exergue le narratif, soutenu de plus par aucune preuve empirique, que c’est principalement la dérégulation d’internet alliée à nos biais cognitifs qui produit une adhésion massive à des théories du complot ou à des fakenews, on met complètement de coté les aspects purement politiques de la question : pourquoi a-t-on moins confiance dans les autorités ? Cette confiance est-elle due, ou bien doit-elle se mériter ? Quel est l’impact et donc la responsabilité des médias de masse dans le maintien du lien entre décideurs, scientifiques et population ? Éluder ces questions fondamentales ne relève pas uniquement d’une certaine malhonnêteté intellectuelle (surtout lorsqu’on prétend combattre la désinformation!) mais nous condamne immanquablement à ne jamais combattre proprement le problème.