Journalisme, éthique – Outils pour un débat sur la liberté d'expression

Parmis les Midis critiques créés sur le campus de Grenoble depuis 2007, l’un d’eux eut lieu le 7 octobre 2009 et porta sur la liberté d’expression. Voici une manière,  parmi bien d’autres, d’incrémenter un débat sur ce sujet au moyen de ressources médiatiques disponibles facilement. La séquence dura 1h15, et « pirata » du temps de cerveau disponible aux étudiants durant la pause déjeuner.

Le Midi critique tel que je l’ai instauré est un petit détournement du temps de pause déjeuner. Il s’adresse aux étudiants à qui je n’avais pas le temps de montrer toutes les ressources que j’avais à disposition durant mes enseignements sceptiques. J’avais deux règles :

1. préparer la carte mentale d’un sujet que je maîtrise.

2. choisir des séquences de films, documentaires, radios, réclames me permettant, presque sans trop de commentaires de ma part, de faire incrémenter le débat le long de ma carte mentale.

Le seul maître mot était : faire en sorte que, sans que jamais personne ne se sente idiot, les étudiants repartent avec l’idée qu’un sujet peut s’avérer plus complexe qu’il n’y paraît.

Pour cet atelier, j’avoue avoir eu un public, disons, amical et bon enfant : 75 personnes, dont 40 étaient des étudiants que j’avais en classe, une trentaine étaient des étudiants « touristes », et une poignée de copains travailleurs qui venaient casser la croûte en même temps. Ce n’est pas toujours aussi intimiste, et j’ai déjà vu d’autres publics réagir assez violemment sur  l’intervenant-e (prise à partie, déplacement du sujet sur des revendications ethniques, confessionnelles, etc.). Ce sujet-ci se gère donc différemment selon les milieux, avec plus ou moins de mises au point préalables notamment sur la prise de parole.

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J’ai démarré cette présentation-débat en parlant des restrictions légales en vigueur de la liberté d’expression en France. Elles sont au nombre de sept :

  • La menace de commettre un crime ou un délit contre les personnes (art. 222-17 du Code pénal).

  • La provocation à commettre un crime ou un délit (art. 23 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse).
  • La propagande ou la publicité en faveur de produits, d’objets ou de méthodes préconisés comme moyens de se donner la mort, punie de trois ans d’emprisonnement et de 45000 euros d’amende (art. 223-14 du Code Pénal).
  • L’atteinte au secret professionnel (art.226-13 du Code Pénal).
  • La diffamation et l’injure (art. 29 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse).
  • La lutte contre les contestations des crimes contre l’Humanité 1 (loi Gayssot de 1990 en France),
  • La protection de droits ou de catégories de personnes spécifiques (protection de l’enfance, défense de droits de propriété intellectuelle (soit droit d’auteur, soit copyright), etc.
  • Le secret « défense » (loi n° 2009-928 du 29 juillet 2009, Code de la Défense).

Mon procédé était d’engager le débat de manière douce, en partant de supports populaires drôles autant que possible, afin de poser une ambiance propice à la discussion. J’ai pioché dans mon stock de matériel filmique et opté pour trois extraits de films :

  1. Double extrait d’Ali, de Michael Mann (2002) : morceau où au téléphone Muhammad Ali joué par Will Smith refuse la conscription (avec le célèbre « aucun viet cong ne m’a jamais traité de sale nègre »), suivi du passage devant la commission lui retirant sa licence de boxe.
  2. Double extrait de Larry Flint, de Milos Forman (1997), réuni en un seul document : premier morceau lors duquel Flint, joué par Woody Harrelson, argumente sur la photographie du vagin, second morceau sur son discours sur l’obscénité, avec mise en parallèle (sous forme de faux dilemme) guerre / sexe.
  3. Extrait de Good night and good luck, de George Clooney (2006), sur le discours célèbre de Edward R. Murrow du 9 mars 1954 lors de l’émission très risquée See It Now intitulée « A Report on Senator Joseph McCarthy » (extrait que je n’utiliserai finalement pas faute de temps). Murrow est joué par David Strathairn.

Pour tous les extraits, j’ai choisi la version française (malgré mon aversion pour elle) car à l’époque je ne savais pas faire de beaux sous-titres, et je ne voulais pour rien au monde créer un sas linguistique infranchissable aux plus jeunes étudiants (les autres étant plus susceptibles de maîtriser un semblant d’anglais scientifique qui ferait, certes, se retourner Byron dans sa tombe). Fort heureusement, j’ai réussi à trouver une version sous-titrée de l’extrait de Good night… au dernier moment. Depuis ce temps, je m’arrange pour avoir presque toujours les deux versions : la version originale sous-titrée aux étudiants, la version doublée pour un public plus large.

L’extrait Ali illustre l’objection de conscience, et l’idée était d’en faire un support pour emmener le débat sur la restriction d’expression au nom du patriotisme, comme aux États-Unis le Patriot Act.

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Le groupe La Rumeur

J’avais également préparé une interview du chanteur Hamé, du groupe de rap La Rumeur, dans l’émission de F. Taddeï Ce soir ou jamais du 4 novembre 2008. Il y expliquait l’acharnement dont les ministères de l’Intérieur successifs ont fait preuve sur un article de Hamé voulu factuel et jugé diffamant pour la police. J’ai pris soin bien entendu de regarder où en était l’affaire au moment du débat, le 7 octobre 2009, et j’ai pu constater que l’acharnement était manifeste, avec un nouveau pourvoi en cassation. Il est bon de savoir que, depuis, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi le 25 juin 2010 estimant « qu’ayant exactement retenu que les écrits incriminés n’imputaient aucun fait précis, de nature à être, sans difficulté, l’objet d’une preuve ou d’un débat contradictoire, la cour d’appel en a déduit à bon droit que ces écrits, s’ils revêtaient un caractère injurieux, ne constituaient pas le délit de diffamation envers une administration publique » (Cour de cassation, assemblée plénière, arrêt n° 585 du 25 juin 2010 (08-86.891). Cette décision met fin a une procédure de huit ans (voir « La Rumeur relaxé : Une gifle monumentale pour Sarkoland » rue89, juin 2010). Je recommande pour d’aucun-es souhaitant refaire cet atelier de se procurer le texte de l’article, au cas où une question soit posée dessus.

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Quant à Flint, il était le support rêvé pour discuter de la notion caduque d’obscénité, et de la forte composante morale de l’évaluation de cette obscénité qui fait la censure ou la restriction, par exemple par le CSA (Conseil supérieur de l’audiovisuel). Au cas où lors du débat, quelqu’un avance que des restrictions sur l’obscénité n’existent plus au-delà de 18 ans, je gardais en stock les deux extraits de Le secret de Brokeback Moutain, d’Ang Lee (2005) coupé par la chaîne Raï en Italie en décembre 2008 [ref]La RAI italienne censure des scènes gay de « Brokeback Mountain », Le Monde, 9 décembre 2008.[/efn_note].

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L’humoriste Dieudonné dans son sketch « à scandale ».

J’avais ensuite choisi de présenter la « censure » la plus connue du moment, celle de l’humoriste Dieudonné, et de la replacer dans un questionnement : peut-on tout caricaturer, et si non, pourquoi ? J’avais en stock :

  • « Dieudonné au pilori », montage prélevé sur la toile que j’ai utilisé car il permettait de retracer la genèse de l’affaire – mais que je suis incapable de retrouver !
  • « Dieudonné la bête noire », bonus du DVD, dont j’avais prévu un extrait que je n’ai finalement pas utilisé (à regarder ).
  • Et surtout ce magistral document mettant en parallèle le discours bi-standard de Thierry Ardisson sur la liberté d’expression selon qu’il parle à l’humoriste Dieudonné ou au judoka Djamel Bouras.

Pour élargir ensuite le débat sur le caractère absolu ou non de la liberté d’expression, j’ai gardé pour la fin l’extrait du film Chomsky, les médias et les illusions nécessaires, de M. Achbar & P. Wintonick (1993) portant sur l’affaire Faurisson.

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Noam Chomsky, se défendant d’avoir écrit une préface à R. Faurisson, mais ayant défendu sa liberté à s’exprimer librement.

J’avais gardé sous le coude les extraits des spectacles de Dieudonné sur Jacky, son technicien habillé en déporté juif, et sur la remise du prix de l’infréquentabilité à Robert Faurisson en 2008, mais je n’ai pas eu le temps nécessaire pour les développer – et il en faut, du temps ! 2

On pourra actualiser ce Midi critique avec les affaires plus récentes de censure ou de menace de censures (affaire des caricatures du prophète notamment, pièce de théâtre de Castellucci, etc.), ou en reprendre de plus vieilles, autour de chansons interdites ou tronquées, de films voués aux gémonies (comme Afrique 50 de René Vautier, réédité d’ailleurs récemment par Les Mutins de Pangée) et tant d’autres. On pourra également documenter et critiquer les « délits » d’expression chez les révisionnistes/négationnistes, comme l’a fait Jean Bricmont dans son excellent petit ouvrage La république des censeurs. Pour aborder l’affaire Faurisson – Chomsky, je recommande le documentaire Chomsky & Cie, d’Olivier Azam et Daniel Mermet, paru depuis, qui y consacre un moment.

Je recommande toutefois à qui voudrait se prêter à l’exercice de d’autant plus le préparer que son public lui est mal connu. Ce sujet, par ses ramifications, doit être fortement cadré pour ne pas déborder et, éventuellement, emporter tout sur son passage. Si je devais pondérer mes 50 midis critiques environ, je mettrais celui-ci (ex-æquo avec celui sur le voile et celui sur la liberté à disposer de son corps) comme celui nécessitant le plus d’expérience, car probablement l’un des plus difficiles à mener.

Matériel pédagogique : un disque de stockage ayant rendu l’âme, je n’ai plus mes montages. Ils sont cependant assez faciles à reproduire avec les références suivantes.

  • Ali, de Michael Mann (2002)
  • Larry Flint, Milos Forman (1997)
  • Le secret de Brokeback Moutain, d’Ang Lee (2005)
  • Good night and good luck, de George Clooney (2006)
  • Chomsky, les médias et les illusions nécessaires, de M. Achbar & P. Wintonick (1993), avec extrait sur la liberté d’expression quant à l’affaire Faurisson ici.
  • Montage Ardisson ()
  • Ce soir ou jamais, de F. Taddéï, 4 nov 2008.

Richard Monvoisin

Vous aurez certainement relevé la coquille dans l’affiche, vous aussi, n’est-ce pas ?

  1. « Seront punis des peines prévues par le sixième alinéa de l’article 24 ceux qui auront contesté, par un des moyens énoncés à l’article 23, l’existence d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité tels qu’ils sont définis par l’article 6 du statut du tribunal militaire international annexé à l’accord de Londres du 8 août 1945 et qui ont été commis soit par les membres d’une organisation déclarée criminelle en application de l’article 9 dudit statut, soit par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale. »
  2. À ce sujet, je recommande la lecture de Valérie Igounet, Histoire du négationnisme en France (Seuil, 2000)