Physique – Parler d’énergie en cours de physique-chimie

Dans ce TP/Exercice nous décrirons comment parler d’énergie en cours de physique-chimie. Nous évoquerons également les risques liés à son utilisation parfois abusive, notamment au niveau de ses interprétations pseudo-scientifiques.

Le concept d’énergie est introduit dès la classe de 3e de façon qualitative et quantitative (calcul de l’énergie cinétique et électrique), étude qui sera prolongée et approfondie au lycée. Comme beaucoup de termes, l’énergie est un mot polysémique car utilisé dans deux cadres distincts : les sciences et la vie de tous les jours. D’où un certain nombre de confusions et d’interprétations, la plupart du temps sans conséquences, mais pouvant donner lieu parfois à des abus et autres dérives pseudo-scientifiques (à des fins fallacieuses ou mercantiles donc).

Il est alors primordial de bien clarifier les choses lorsque l’on introduit ce concept, notamment en collège mais également au lycée lorsqu’il s’agit de remettre les élèves à jour. Pour cela, on peut par exemple faire un cours spécifique de présentation du concept, sachant qu’il va guider toute l’année de troisième. Lors de cette introduction, il faudra avoir en tête l’ensemble des sens que l’on peut prêter au mot « énergie ». Pour y parvenir, Stanislas Antczak et Julien Pinel proposent le document suivant (télécharger) à leurs élèves de première scientifique. Il pourra bien entendu être adapté (au niveau du vocabulaire) pour des collégiens mais l’important réside dans la différenciation faite entre les quatre acceptions données : 1/ un sens scientifique, 2/ un sens utilitaire, 3/ un sens commun, 4/ un sens pseudo-scientifique.

On peut également proposer un travail préparatoire pour faire émerger les conceptions des élèves avant de les clarifier : demander de rédiger une dizaine de lignes sur ce qu’ils entendent (d’après eux) par « énergie ». Ce moyen permettra à coup sûr de retrouver au moins trois des quatre catégories ci-dessus. En effet, l’énergie au sens n°1 sera difficilement décelable dans les réponses des élèves.

  • Pour illustrer le sens n°4, le sens pseudo-scientifique, on pourra proposer deux exemples. Le premier en visionnant le document suivant :
[youtube=http://www.youtube.com/watch?v=mWSxt6YoKAw]

(En cas de problème de lecture, utiliser ce lien. À télécharger ici ou . Ne pas hésiter à relancer le téléchargement pour obtenir la vidéo en entier)

La vidéo s’intitule « L’énergie en question ». Les élèves seront alors interrogés sur le sens que sous-entend ce titre. Certains propos tenus par la suite (sur les champs électromagnétiques – EM – « non naturels » et leurs dangers) ne sont pas étayés et demanderaient un temps de discussion et d’approfondissement critique important, ce qui n’est pas le but de ce visionnage. Mais la présentatrice prétend également que notre corps « consacre beaucoup d’énergie [pour lutter contre ces champs] et enchaîne « Et pour mettre en évidence ce phénomène, notre équipe de tournage s’est rendue au sein d’une famille et a soumis les membres de cette famille à plusieurs tests afin d’estimer la perte d’énergie. » Quel sens est utilisé ici ? Visiblement plusieurs : on mélange le concept scientifique (l’énergie qui se mesure) avec le sens commun (être en forme ou pas) mais également avec le sens pseudo-scientifique quand il est question d’ « estimer la perte d’énergie » due à une action néfaste des champs EM. On sent par cette phrase toute l’ambiguïté et la confusion sur laquelle joue le discours utilisé : nous aurions de l’énergie et celle-ci serait perdue (comment ?) par la supposée influence des champs EM qui nous entourent. Certes notre corps est plein d’énergie (sens scientifique) mais on ne parle jamais en science de perte d’énergie de cette façon. On pourra enchaîner avec l’exemple suivant pour faire comprendre à quoi renvoie ce genre de formulation.

Dans la suite de la vidéo, le reporter va tenter d’illustrer cette « perte d’énergie » avec un soi-disant test de résistance, soulignant une nouvelle fois la confusion entre les différents sens du mot. La suite de la vidéo est surtout un exemple admirable pour illustrer les défauts de base à ne pas reproduire lors de la mise en place d’un protocole expérimental rigoureux (sur ce point, on pourra consulter cet article).

  • Un autre exemple à la mode (2010-2011) : le bracelet power balance.

Voici un descriptif que l’on peut trouver sur certains sites (ici par exemple) vendant ce produit :

Power-Balance est une technologie qui utilise un hologramme programmé avec des fréquences qui réagissent positivement avec les champs énergétiques du corps humain.
Le corps humain, comme les roches, les minéraux, certains aliments et de nombreuses autres choses dans la nature, génèrent de l‘énergie électromagnétique. Ce sont ces fréquences électromagnétiques qui intéragissent avec le corps humain.La fréquence idéale pour un fonctionnement optimal du corps humain est la « Schuman Resonating frequence » (RSF), elle est de 7.8 hertz.  Certaines fréquences agissent positivement et d’autres, dues par exemple aux GSM, au stress, aux maladies agissent négativement.
Le but de Power Balance est de rééquilibrer le flux énergétique du corps humain et de l’optimiser grâce à l’hologramme contenu dans le bracelet qui est encodé avec des fréquences réagissant positivement avec le champ électromagnétique du corps.  Lorsque l’hologramme est en contact avec le champ énergétique du corps humain, il permet à votre corps d’interagir avec la fréquence stockée et donc d’optimiser le flux énergétique . Tout cela apporte une amélioration de votre force, de votre équilibre et votre souplesse..

De nombreux sportifs tels que le golfeur Tiger Woods, le basketteur Shaquille O’Neil, le pilote de F1 Rubens Barrichelo, le surfer Andy Irons, et bien d’autres grandes stars ont déjà adopté ces bracelets qui grâce à leur technologie, améliorent la force, l’équilibre, la précision et la souplesse…

Idéal pour une utilisation dans la vie quotidienne et la pratique sportive.
Prix unitaire 34,90€
 

En fait, tout dans ce texte serait à surligner. Mais en se concentrant uniquement sur le terme énergie, on voit qu’il est utilisé sans précaution, sans véritable signification objective (qu’est-ce que le champ énergétique du corps humain ??!), bref, dans un sens pseudo-scientifique car faisant office de verni scientifique pour justifier une soi-disant efficacité. Utilisé ainsi, c’est un mot Canada Dry : « ça ressemble à de la science, ça a le goût de la science, mais ce n’est pas de la science… »

On pourrait se poser les mêmes questions sur les mots « hologramme », « fréquence », « flux », « champ » dont la signification est très précise en science et qui sont utilisés dans ce texte sans aucune précaution, jetés à la figure du lecteur pour l’éblouir et, sans doute, le rendre aveugle…

Cet effet impact, utilisé notamment avec des termes scientifiques, est très puissant et fait souvent office de diversion quand il faudrait, avant toute tentative d’explication, vérifier si ce produit est réellement efficace, s’il a les effets qu’il annonce. Sur ce point comme pour le reste, on pourra consulter cet article de l’AFIS.

Denis Caroti
Note : ce tp a été testé plusieurs fois en 1ère S, par Stanislas Antczak et par Julien Pinel, devant une classe d’env. 30 élèves, sous forme de séquence d’introduction d’une demi-heure sur l’énergie. 

2008-2011 Formation IUFM Aix-Marseille Science & pseudosciences

Créée en 2008, cette formation a été proposée aux enseignants de l’académie d’Aix-Marseille dans le cadre du PAF (Plan Académique de Formation). Durant une journée (6h), des professeurs de mathématiques, sciences naturelles et physique-chimie ont pu découvrir les outils d’analyse critique pour, dans un premier temps, se former eux-mêmes puis, ensuite, trouver des moyens concrets afin de les utiliser avec leurs élèves.

La journée était séparée en deux parties distinctes : le matin, présentation générale sur la zététique, puis sur la difficile mais indispensable distinction entre science et pseudosciences. Après la pause, une expérience visant à présenter un protocole expérimental complet était proposée aux enseignants : l’occasion pour eux de revenir sur des points parfois méconnus. Enfin, la matinée se terminait par une introduction aux outils d’autodéfense intellectuelle illustrés par de nombreux exemples.

Le début d’après-midi était consacré à la mise en pratique de certains de ces outils : analyse de documents, de vidéos ou de revues de vulgarisation. Suivait un débat sur l’enseignement de l’esprit critique en sciences : quelles sont les prescriptions en la matière ? Comment y répondre ? Quels risques et quels pièges à éviter ?

En 2010, dans le cadre de « l’Action Zététique », deux journées supplémentaires ont été organisées, à destination d’enseignants d’un même établissement, la première au lycée de Carpentras, l’autre pour les professeurs des collèges Stéphane Mallarmé, André Malraux et Yves Montand.

Après deux années pendant lesquelles ce contenu fut proposé dans le cadre du PAF mais également pour la formation des jeunes enseignants, le stage a failli être supprimé en 2011 pour cause de restrictions budgétaires (et un soi-disant « manque » d’inscrits : seulement 16…).

Dernières (bonnes) nouvelles : le stage va finalement être organisé au mois de mai : le jeudi 5, à Unimeca, boulevard Joliot-Curie, 13013 Marseille (deux journées de 6h, début 9h, fin 16h30)

Pensée critique ? Esprit critique ? Un peu de théorie

Dans ce texte, je tenterai de présenter quelques aspects théoriques sur une notion dont nous parlons assez souvent sur ce site, à savoir l’esprit critique. J’ajoute quelques réflexions sur l’importance de développer cet esprit critique dans les cours de sciences. Certes, c’est assez froid comme texte mais il me semblait utile de rappeler que plusieurs chercheurs se sont penchés sur ces questions. Le bilan de tout cela ? Peu d’outils concrets à nous mettre sous la dent mais une assise théorique qui peut donner des idées ou, en tout cas, permettre de savoir de quoi on parle…

Tout d’abord commençons par quelques éclaircissements sur des mots que nous rencontrerons par la suite :

  • par attitude, j’entends un ensemble de dispositions, de postures morales ou encore de savoir-être qui représentent, pour un individu la tendance à agir face à un stimulus extérieur ;
  • par capacité (ou encore habileté, savoir-faire), j’entends toute aptitude acquise ou à acquérir pour penser ou agir ;
  • par compétence, un ensemble de connaissances, de capacités et d’attitudes appropriées à un contexte donné.

Qu’entend-on par esprit critique ?

L’expression « esprit critique » est constituée des mots esprit et critique. Le terme « esprit » recouvre un vaste ensemble de définitions, mais dans son acception la plus courante, il signifie l’ensemble des facultés intellectuelles d’un être pensant, l’âme ou encore la conscience. Quant à « critique » (du grec kritikos « capable de discernement ») et par prolongement « critiquer », on peut trouver cette définition :

CRITIQUER, verbe trans.
A. La critique est un examen raisonné, objectif, qui s’attache à relever les qualités et les défauts et donne lieu à un jugement de valeur.
1. Emploi abs. Exercer son intelligence à démêler le vrai du faux, le bon du mauvais, le juste de l’injuste en vue d’estimer la valeur de l’être ou de la chose qu’on soumet à cet examen.

L’esprit critique serait ainsi, pris mot pour mot, l’ensemble des facultés intellectuelles ayant pour point commun la capacité à passer au crible de la raison une assertion soumise à l’examen.

Soit. Mais il nous faut aller plus loin. En effet, que met-on derrière ces « facultés intellectuelles » ? Pour cela, aidons-nous de Jacques Boisvert, psychologue et dont le thème traité ici est une des spécialités.

Pensée critique ou esprit critique ?

Le terme de « pensée critique » est également utilisé, souvent comme synonyme d’esprit critique. Pourtant, Boisvert signale une première distinction entre ces deux expressions :

L’esprit critique, ou attitude critique, représente le deuxième élément de la pensée critique. Pour que l’élève soit un penseur critique, [il] n’est pas suffisant (même si c’est nécessaire) que celui-ci maîtrise l’évaluation des raisons. La personne doit en effet manifester un certain nombre d’attitudes, de dispositions, d’habitudes de pensée et de traits de caractère que l’on peut regrouper sous l’étiquette « attitude critique » ou « esprit critique ». De façon générale, cela signifie que le penseur critique doit non seulement être capable d’évaluer des raisons adéquatement, mais qu’il doit aussi avoir tendance à le faire, y être disposé. (Boisvert, 1999, p.27)

Ce passage me semble assez clair mais développons encore un peu. D’après Boisvert, il semblerait que la pensée critique soit composée de deux éléments dont l’un d’eux serait l’esprit critique, défini comme une attitude, ou plus précisément un ensemble d’attitudes qui poussent l’individu à avoir tendance à être critique.

L’esprit critique serait donc en quelque sorte la posture intellectuelle, l’état d’esprit que le penseur critique doit toujours adopter lorsqu’il est confronté à une nouvelle source d’information, à un problème qui, finalement, ne se pose pas forcément [1]. Par exemple, si l’on entend à la radio que « la molécule de la foi » a été identifiée [2], l’attitude attendue serait de se poser un minimum de questions sur cette affirmation – pour le moins surprenante – en cherchant les raisons d’y adhérer. Là réside la différence entre faire preuve ou non d’esprit critique : avoir tendance à utiliser son « outillage critique ».
Le penseur critique doit avoir une inclinaison à la critique. Mais il doit aussi être capable de le faire correctement : il peut agir, évaluer des affirmations et poser des jugements sur la base de raisons. C’est donc le deuxième élément que Boisvert signale comme « un ensemble de capacités à évaluer les raisons ».
Boisvert cite également les travaux précurseurs d’un psychologue anglo-saxon, Robert H. Ennis. C’est de son approche que le concept de pensée critique s’est étendu au double aspect attitude-capacité. Ennis définit la pensée critique comme « une pensée raisonnable et réflexive orientée vers une décision quant à ce qu’il faut croire ou faire » . Bien que les habiletés permettent un jugement éclairé et raisonné, constituant ainsi la part technique de la pensée critique, Ennis ne se limite pas à celles-ci et inclut également les différentes attitudes propres au penseur critique, c’est-à-dire la tendance à être critique.
Nous pouvons alors définir la pensée critique comme la synthèse d’une disposition, d’une tendance, bref d’attitudes dont il faut user en permanence (= esprit critique) et d’une somme de savoir-faire formant un outillage qu’il faut être capable d’utiliser :

Pensée critique = esprit critique (attitudes) + ensemble de capacités

On retrouve une liste (non exhaustive) des différentes attitudes et capacités qu’ont identifié Ennis et d’autres ci-dessous :

 
Capacités caractéristiques de la pensée critique Attitudes caractéristiques de la pensée critique
C1. La concentration sur une question. A1. Le souci d’énoncer clairement le problème ou la position.
C2. L’analyse des arguments. A2. La tendance à rechercher les raisons des phénomènes.
C3. La formulation et la résolution de questions de clarification ou de contestation. A3. La propension à fournir un effort constant pour être bien informé.
C4. L’évaluation de la crédibilité d’une source. A4. L’utilisation de sources crédibles et la mention de celles-ci.
C5. L’observation et l’appréciation de rapports d’observation. A5. La prise en compte de la situation globale.
C6. L’élaboration et l’appréciation de déductions. A6. Le maintien de l’attention sur le sujet principal.
C7. L’élaboration et l’appréciation d’inductions. A7. Le souci de garder à l’esprit la préoccupation initiale.
C8. La formulation et l’appréciation de jugements de valeur. A8. L’examen des différentes perspectives offertes.
C9. La définition de termes et l’évaluation de définitions. A9. L’expression d’une ouverture d’esprit.
C10. La reconnaissance de présupposés. A10. La tendance à adopter une position (et à la modifier) quand les faits le justifient ou qu’on a des raisons suffisantes de le faire.
C11. Le respect des étapes du processus de décision d’une action. A11. La recherche de précisions dans la mesure où le sujet le permet.
C12. L’interaction avec les autres personnes (par exemple, la présentation d’une position à l’aide d’une argumentation orale ou écrite). A12. L’adoption d’une démarche ordonnée lorsqu’on traite des parties d’un ensemble complexe.
  A13. La tendance à mettre en application des capacités de la pensée critique.
  A14. La prise en considération des sentiments des autres, de leur niveau de connaissance et de leur degré de maturité intellectuelle.

Le rôle des connaissances : la compétence critique

Une dimension importante n’est pas précisée par ces listes : celle des connaissances disciplinaires nécessaires pour exercer la pensée critique. En  effet, on pourrait penser que, quelque soit le domaine, il existe des dimensions propres à la pensée critique et que l’on peut acquérir et appliquer celles-ci sous forme d’habiletés et d’attitudes, quel que soit le sujet étudié. Boisvert précise que cette idée d’un ensemble d’habiletés générales et transférables fait débat. Ainsi, on pourrait imaginer que la pensée critique varie au contraire, d’un domaine à l’autre, et qu’elle ne constitue pas un ensemble unique d’habiletés générales et transférables. En tenant compte de cette  dernière remarque, on peut alors avoir une approche sans doute plus complète de la pensée critique, incluant le rôle des connaissances dans un thème particulier. En effet, l’analyse d’argument, la définition des termes et l’évaluation de définitions sont des exemples parmi d’autres de capacités listées par Ennis et qui nécessitent un savoir adéquat dans le domaine où s’applique la pensée critique. L’importance de ces dernières dans le domaine examiné  fait bien partie de ce que l’on entend par pensée critique. En prenant un exemple concret, si nous lisons dans une revue que la physique quantique permet d’expliquer la télépathie, nous aurons beau maîtriser l’analyse des arguments et des définitions ou l’évaluation de la crédibilité des sources, notre absence de connaissances en physique quantique sera un frein important à cette entreprise de décorticage de l’information.

On peut objecter deux choses à cela. La première, c’est qu’il suffit d’avoir recours à un spécialiste de la question et ainsi se rapprocher de la vérité (au sens de vérité matérielle et non morale). Ceci est tout à fait exact, c’est même à mon avis une capacité importante que de savoir chercher un avis extérieur de confiance. La seconde serait de reprendre certaines études sociologiques [3] conduites depuis plusieurs années : le niveau de croyance au « paranormal » n’est pas inversement corrélé au niveau d’étude ce qui, avec une bonne approximation, exprime un certain niveau de connaissances. Mais si ce critère n’est pas à lui seul responsable du manque de sens critique de la population sondée, il en est certainement une des causes, notamment en terme de connaissances scientifiques. De plus, si penser de façon autonome est bien une caractéristique du penseur critique, rechercher en permanence un avis extérieur peut, à l’inverse, nous freiner dans notre entreprise. Que peut-on dire alors de la pensée critique ? Je proposerai comme « définition » la triple entrée « attitudes-capacités-connaissances »  ce qui l’identifie à une compétence (comme définie ci-dessus) : la compétence critique. Celle-ci regroupe un ensemble de capacités et d’attitudes critiques générales, et nécessitant un niveau de connaissances minimum en lien avec le problème ou l’information examinée. Par commodité, nous avons pris pour habitude de ne parler que d’esprit critique mais n’oublions pas que cette expression n’est pas si triviale et engage un certain nombre d’autres conceptions.

Pourquoi développer la pensée critique ?

Pourquoi vouloir à tout prix développer la pensée critique ? J’aime à penser que l’on ne peut bâtir nos connaissances sur des informations peu ou pas vérifiées. Comme F. Bacon le précisait en son temps, nos sens et notre raisonnement s’égarent en permanence, trompés et poussés à commettre des erreurs. Autant d’idoles – telles qu’il les nommait – à éviter pour accéder à la connaissance. Nous sommes confrontés à tant de médias, tant de données, que notre cerveau a pris pour habitude, par gain de temps, de faire confiance à la majorité d’entre eux, pour peu qu’ils proviennent d’une source que nous jugeons « fiable ». Mais qu’est-ce qu’une source fiable ? Le « 13 heures » de France 2 ? Le Nouvel Observateur ? Charlie Hebdo ? Le Monde ? RTL ? Le blog de mon voisin  (ahah) ? Wikipédia ? Cette difficile voire impossible identification nous renvoie à la première tâche du penseur critique : vérifier la source de l’information. Mais quand le nombre de nouvelles, de scoops, d’études, atteint un seuil critique, le temps passé à vouloir tout examiner dépasse de loin l’âge de l’Univers. L’analyse se fait alors moins souvent et moins bien, l’impression prend la place du jugement éclairé et entraîne l’individu soit dans un choix factice (a-t-il vraiment le choix s’il ne peut juger ?) entre des éventualités dont la véracité est indiscernable, soit dans une sorte d’indétermination chronique. Dans un cas comme dans l’autre, être dans l’incertitude ou dans la crainte des événements à venir conduit à une situation inconfortable. Pour se rassurer, diverses stratégies sont mises au point, inconsciemment ou pas, afin de nous ramener à une réalité bienveillante. Ces moments où l’on ne maîtrise pas notre futur sont la source principale des superstitions. Spinoza l’écrivait déjà :

Si les hommes pouvaient régler toutes leurs affaires suivant un dessein arrêté ou encore si la fortune leur était toujours favorable, ils ne seraient jamais prisonniers de la superstition. Mais souvent réduits à une extrémité telle qu’ils ne savent plus que résoudre, et condamnés, par leur désir sans mesure des biens incertains de fortune, à flotter presque sans répit entre l’espérance et la crainte, ils ont très naturellement l’âme encline à la plus extrême crédulité ; est-elle dans le doute, la plus légère impulsion la fait pencher dans un sens ou dans l’autres, et sa mobilité s’accroît encore quand elle est suspendue entre la crainte et l’espoir, tandis qu’à ses moments d’assurance elle se remplit de jactance et d’orgueil. (Spinoza,Traité théologico-politique)

Cette observation des comportements a, en quelque sorte, été confirmée par les travaux menés en psychologie sociale : lorsqu’un individu est mis en situation de non contrôle cognitif [4], il a plutôt tendance à interpréter les faits en ayant recours à des explications relevant de croyances « magiques » qu’à des explications plus « rationnelles » (Deconchy & Hurteau, 1998). Dans cet état, « il rejetterait toute activité cognitivement coûteuse et préfèrerait utiliser des procédures heuristiques peu coûteuses en ressource cognitive»

Dans ces conditions, être aguerri aux techniques nous permettant de démêler le vrai du faux, de juger de la pertinence d’une information à partir de critères solides, représente plus que le simple développement d’une compétence quelconque. Cette aptitude indispensable que le penseur critique est en mesure d’exercer (habiletés) et à tendance à exercer (attitudes) constitue un enjeu que l’éducation ne doit pas prendre à la légère.

Dans les programmes de Physique-Chimie ou de Sciences de la Vie et de la Terre au collège, on sent très nettement une volonté de familiariser les élèves aux méthodes de la science. La démarche d’investigation qui y est mise en place se retrouve également dans les enseignements de Mathématiques ou bien de Technologie. Mais je doute du réel objectif de celle-ci. En effet, depuis quelques années, une désaffection est enregistrée pour les études scientifiques post-bac, notamment en physique, chimie et mathématiques. Relancer ces vocations semble donc être le but réel de cette réorientation des instructions officielles : il nous faut des scientifiques. Si cet objectif n’est pas contestable en soi, la manière d’opérer me paraît cependant masquer les enjeux réels de la formation scientifique. Tous les élèves de troisième qui auront apprécié les cours de science seront-ils engagés par le CNRS dans la recherche sur la théorie des cordes ou sur le calcul stochastique ? Évidemment, non. Certains seront ingénieurs, d’autres enseignants, mais la plupart auront bifurqué vers d’autres routes, sans aucun rapport avec le monde scientifique. Pour ces futurs hommes et femmes, l’ambition première d’un enseignement scientifique devrait être d’apporter les bases d’une pensée critique en science. Démarche, mais aussi attitudes et aptitudes développées en cours de sciences peuvent, si elles sont traitées dans ce but et de façon explicite, permettre le développement d’un esprit scientifique dont chacun a le droit de bénéficier. Que tous les élèves ne souhaitent pas aller plus loin est bien entendu évident. Mais leur donner la possibilité de choisir en connaissance de cause est une responsabilité qui incombe à tout formateur, de quelque discipline qu’il soit. Je ne néglige pas la part fondamentale que constitue l’acquisition de connaissances et cela même pour développer un comportement critique. Elle fait partie de ce que l’enseignement doit apporter. Mais que deviendra l’élève sorti du milieu scolaire une fois ces connaissances acquises ? Saura-t-il s’en servir ? Saura-t-il faire ses propres choix en connaissance de cause ? Comment pourra-t-il appréhender et trier toutes les informations nouvelles qu’il recevra au cours de sa vie hors des bancs de l’école ? C’est pour permettre de développer l’autodéfense intellectuelle et l’utilisation d’outils critique qu’une pédagogie de la pensée critique est nécessaire dans notre système scolaire. Mais de quelle manière procéder ? Détacher l’enseignement des capacités et attitudes critiques des connaissances et pratiques disciplinaires est une possibilité, par exemple en exerçant les élèves spécifiquement sur la maîtrise des outils de la pensée critique. On peut également intégrer le développement de la pensée critique directement dans les cours de sciences : la pratique expérimentale dans son sens le plus global est une éventualité plus qu’envisageable. Si je suis un ordre en quelque sorte logique, c’est vers la formation des enseignants que nous devrions aussi nous orienter. Il ne semble pas possible de demander aux professeurs de développer l’esprit critique sans leur donner un guide, des repères, des ressources documentaires ou des références en la matière. Que ce soit par l’intermédiaire de la formation continue, de l’Université ou de toute structure adaptée comme le CorteX, l’apprentissage de la pensée critique pourrait constituer un nouvel axe de formation des futurs enseignants. Parce que l’enjeu n’est pas seulement didactique, pédagogique ou encore personnel, mais bien politique : pour que les futurs élèves et étudiants puissent avoir les clés d’un esprit critique clair et raisonnable.

Denis Caroti


Bibliographie associée :

  • BOISVERT Jacques (1999). La formation de la pensée critique. Théorie et pratique. Editions De Boeck Université. Voir dans la Bibliotex.
  • DECONCHY, J.-P., & HURTEAU, C. (1998). Non-contrôle cognitif (learned helplessness), épuisement cognitif et recours à des explications « irrationnelles ». In J.-L. BEAUVOIS, R.-V. JOULE, & J. MONTEIL (Eds.), Perspectives cognitives et conduites sociales (VI) (pp. 103-126). Paris-Lausanne, Delâchaux et Niestlé.
  • GUILBERT Louise, Jacques Boisvert, & N. Ferguson (1999), Enseigner et comprendre. Les Presses de l’Université Laval.
À télécharger pour approfondir : un article de Boisvert intitulé « Développer la pensée critique au collégial » : « Parmi tous les objectifs de formation fondamentale qu’on peut poursuivre au collégial, le développement de la pensée critique est sans aucun doute un des plus importants… et c’est un domaine où il y a beaucoup à faire. »

[1] Ainsi, il ne serait plus question d’avoir une attitude critique si les assertions à examiner étaient clairement étiquetées : « Attention : on doit me remettre en question ». Une des dispositions les plus importantes dont doit faire preuve le penseur critique est d’être en mesure d’appliquer son doute aux problèmes qui ne sont pas forcément identifiés et reconnus comme tels.
[2] Pourquoi Dieu ne disparaitra jamais, Science&vie n°1055, août 2005.
[3] BOY Daniel (2002). Les français et les parasciences : vingt ans de mesure. Revue Française de Sociologie , 43 (1), pp. 35-45.
[4] Le non contrôle cognitif ou encore « épuisement cognitif » d’un individu est crée par une situation ne lui permettant pas de résoudre un problème soumis à son examen.

Conférence Science, imagination et zététique, par Denis Caroti – Valbonne, 18 octobre 2010

Dans le cadre de la fête de la science 2010, le corteX a été sollicité pour donner une conférence sur le thème « Imagination et science« , le 18 octobre, au CIV (Centre Internationnal de Valbonne) à 18h, entrée libre. Cette présentation a pour titre « Science, imaginaire et zététique. Esprit critique es-tu là ?«  dont voici un résumé.

Les connaissances scientifiques garantissent-elles un esprit critique affuté ? Pas si sûr. Il y a une absence quasi-totale d’enseignement spécifique de la pensée critique. La zététique, cet « art du doute », permet à travers des sujets trépidants, d’avoir une approche critique et rigoureuse des faits scientifiques. Par la « boîte à outils » qu’elle fournit, elle est une véritable école d’auto-défense intellectuelle, aussi bien sur l’extraordinaire ou les pseudosciences que sur le traitement médiatique des faits. Cet apprentissage prend son sens non seulement en classe, mais également dans la vie de tout citoyen qui, soumis à des flots incessants d’information, rêve de faire ses choix en connaissance de cause…

Denis Caroti en fut l’intervenant.