Qu’est-ce qu’un (bon) concept ?


Je retranscris ici une petite présentation que j’ai eu l’occasion de faire à notre réunion annuelle du Cortecs qui s’est tenue dans les Alpes le week-end du 16 Août 2024. L’outillage présenté semble répondre à des questions que l’on est nombreux·ses à se poser à propos des concepts et plus généralement des catégories de base que l’on utilise pour penser le monde. Que l’on cherche à définir « la science », « l’esprit critique » ou « la démocratie », on tombe facilement dans certains pièges où on peut vite s’embourber, et ces quelques éléments peuvent peut-être nous aider à éclaircir un peu les choses.1

Pour commencer, posons-nous une question, fondamentale s’il en est : qu’est-ce qu’un sandwich ? Allez-y, essayez dans votre tête de produire une définition du concept de « sandwich » qui vous satisfasse. Pour vous faciliter la tâche, voici plusieurs exemples concrets : à vous de dire si, selon vous, il s’agit de sandwich ou pas.

Pour le numéro 1, normalement, tout le monde devrait tomber d’accord : si cette chose n’est pas un sandwich, alors on imagine mal ce qui pourrait être un sandwich. Le deuxième ne pose habituellement pas trop de problème non plus. En particulier, les personnes qui ont défini le sandwich comme de la garniture insérée entre deux tranches de pain le qualifieront de sandwich sans hésiter. Le numéro 3 fera plus polémique : en effet, selon la même définition, ce petit en-cas d’apéritif devrait lui aussi être un sandwich. Mais on sent que ça ne nous satisfait pas pleinement. Alors, peut-être qu’il faut rajouter, dans la définition, quelque chose à propos de la taille ? Le numéro 3 n’est pas un sandwich, mais si vous faites exactement la même chose en plus grand, cela devient un sandwich (les fameux sandwichs triangles) ? Pourquoi pas – même si on est en droit de trouver ce fait un peu étrange.

A partir du numéro 4, les choses se corsent, et c’est bien souvent ici que les gens commencent à ne plus être d’accord. Le hotdog est-il un sandwich ? Voilà une question que vous pourrez poser à vos repas de famille – et si vous en avez assez des engueulades sur fond de débats politiques sans fin, attendez de voir ce que cette question peut générer. Si non, c’est peut-être parce qu’un sandwich doit être froid pour mériter cette appellation ? Les gens sont divisés sur cette question. De la même façon, un hamburger (numéro 5) est-il un sandwich ? Si ce n’est pas le cas, il s’agit pourtant à peu près de la même idée : mettre de la garniture entre deux tranches de pain. Pourtant, on sent bien que ce n’est pas vraiment la même chose. Peut-être alors que la forme du pain est importante ? Et si jamais un hamburger est un sandwich, alors est-ce qu’un bagel (numéro 6) en est un ? Si la réponse est non, alors le simple fait de faire un trou dans le pain suffit-il à faire passer de l’état de sandwich à l’état de non-sandwich (ou inversement) ?

Finalement, et on va arrêter là, un burrito (numéro 7) est-il un sandwich ? Là, la difficulté provient du fait que la garniture n’est pas insérée entre des tranches, mais enroulée dans une galette. À part cela, vous conviendrez que l’idée fondamentale reste essentiellement identique. Pourtant, si vous en parlez autour de vous, vous verrez que le fait qu’un burrito est ou n’est pas un sandwich n’est vraiment pas une question facile à trancher (et un sandwich difficile à trancher, c’est quand même dommage).

Alors, me direz-vous, pourquoi donc parle-t-on de sandwichs ? Tout d’abord, je dois dire que j’ai piqué cette d’idée d’introduction à base de sandwichs au sociologue Gabriel Abend, que j’ai eu la chance de rencontrer à l’automne 2023 à l’Institut de Sociologie Analytique de Norrköping, lorsqu’il est venu présenter son dernier ouvrage Words and distinctions for the common good – practical reason in the logic of social science.2 Dans le premier chapitre, intitulé « sandwichness wars », il explique d’ailleurs que cet exemple, bien qu’il puisse être utilisé (comme je le fais ici) comme une introduction à la façon avec laquelle on construit, manipule ou clarifie des concepts, fait en réalité référence à un cas tout à fait concret de jurisprudence aux États-Unis.

Dans les années 2000, une chaîne de restaurants, Panera Bread, a négocié son bail dans un centre commercial, White City Shopping Center, à Shrewsbury, dans le Massachussetts, en parvenant à obtenir une clause d’exclusivité sur la vente de sandwichs : aucun autre commerce du centre commercial n’avait le droit de vendre des sandwichs à part lui. Jusqu’au jour où un restaurant mexicain, Qdoba, ouvre dans le même centre commercial et se met à vendre… des burritos. Panera Bread a alors tenté d’empêcher légalement cette ouverture en prétextant que les burritos étaient des sandwichs et donc que Qdoba et le centre commercial violaient par là les termes du contrat. Des juges ont donc du se poser très sérieusement la question : un burrito est-il un sandwich ? Bien entendu, cette question était juridiquement très difficile à résoudre, puisqu’il n’existe pas une seule définition précise de ce qu’est un sandwich, et chaque partie dans le procès pouvait exhiber la définition qui l’arrangeait – ce dont ils ne se sont d’ailleurs pas privés.

De la même manière, le procès Nix v. Hedden eut à statuer en 1893 sur la question de savoir si la tomate devait être considérée comme fruit ou légume. Résultat : la tomate est « juridiquement » un légume. Alors que c’est un fruit d’un point de vue botanique, et un légume d’un point de vue culinaire. Nous le verrons, une définition s’ancre toujours dans un point de vue et avec un certain objectif. Et si un botaniste vous invite à manger une salade de fruit, méfiez-vous !

Bref, tenter de définir et de clarifier des concepts n’est donc pas uniquement le fait de philosophes aimant à répondre à des questions abstraites que personne d’autre ne se pose, mais peut avoir des conséquences très concrètes, en orientant certaines décisions politiques ou juridiques. Les exemples du burrito ou de la tomate peuvent prêter à sourire, mais font irrésistiblement penser à un autre procès, plus grave : celui de Dover, en 2005, qui opposa des parents d’élèves à l’école publique de Dover, en Pennsylvanie.3 La raison était qu’ils accusaient cette école de vouloir enseigner, en cours de biologie, à la fois la théorie de l’évolution et l’Intelligent Design4, qu’ils identifiaient comme une forme de créationnisme savamment déguisé. Parmi toutes les questions que les juges ont du se poser, figurait donc en bonne place une question épistémologique (et conceptuelle) fondamentale : l’Intelligent Design est-il une théorie scientifique – et si non, pourquoi ? En d’autres termes, qu’est-ce qu’une théorie scientifique ?

Mise à part la différence de gravité en termes d’impact politique et social qui distingue les questions « un burrito est-il un sandwich ? », « la tomate est-elle un fruit ou un légume ? » et « l’Intelligent Design est-il une théorie scientifique ? », on comprend qu’elles sont sous-tendues par le même type de questionnements philosophiques : comment définit-on un concept ? Quelles sont les caractéristiques principales d’un concept, et comment tout ça peut nous aider à mieux nous orienter lors d’un débat ? Est-il possible de comparer plusieurs versions d’un même concept sur des bases objectives, ou tout du moins un peu moins subjectives que de simplement suivre celui qui gueule le plus fort ou a le meilleur avocat ?

Vous avez de la chance, c’est précisément ce que l’on va voir dans cet article.

Quelques caractéristiques de base des concepts

Dans cette première partie, j’aimerais présenter quatre éléments de base permettant de caractériser un concept : son domaine d’application, son extension, son intension et son but épistémique.

Le domaine d’application d’un concept donné est tout simplement l’ensemble des objets sur lesquels il est intéressant de se poser la question de s’ils correspondent positivement au concept ou pas. Par exemple, si vous cherchez à définir le concept de « chaise » (un exemple que les philosophes aiment beaucoup utiliser, avec celui de « table »), ce que vous cherchez à faire, c’est à trouver une caractérisation des objets « chaises » à l’intérieur d’un ensemble d’objets plus vaste. Pour autant, cet ensemble plus vaste ne contient pas tous les objets de l’univers, puisque pour un grand nombre d’objets, la question de s’ils sont des chaises ou non n’est pas vraiment intéressante. Il n’est pas très intéressant, par exemple, de vous demander pourquoi un chat n’est pas une chaise, alors que ça l’est beaucoup plus de vous demander pourquoi un tabouret ou un banc n’en est pas une. Pour qu’une conceptualisation, c’est-à-dire la classification d’un ensemble d’objets dans différents concepts, soit intéressante — c’est-à-dire, nous apprenne quelque chose que l’on ne savait pas — il faut que les objets que l’on souhaite classer aient quand même un minimum en commun.

L’extension d’un concept se définit alors simplement comme l’ensemble des objets qui correspondent effectivement à ce concept. L’extension du concept de « chaise » est l’ensemble des objets (le sous-ensemble du domaine d’application) qui sont effectivement des chaises. De même, l’extension du concept de « théorie scientifique » est l’ensemble des productions cognitives qui sont des théories scientifiques. Remarquez que l’on définit ici l’extension d’un concept de manière formelle : cela ne signifie pas que l’on connaît effectivement cet ensemble d’objets, que l’on y a accès dans son entièreté ou que celui-ci fasse consensus.

L’intension d’un concept, quand à elle, est sa définition théorique, c’est-à-dire sa caractérisation à l’aide d’autres concepts ou propriétés. Par exemple, quand j’ai demandé à chatgpt (avril 2024) de me donner une définition d’un sandwich, voici ce qu’il a répondu :

Ce qu’il m’a donné, c’est une caractérisation intensionnelle du concept de sandwich, c’est-à-dire sa définition en fonction d’un certain nombre de propriétés pouvant appartenir aux objets que l’on souhaite classer dans le concept de sandwich. Remarquez que sa définition est relativement floue, finalement, puisque dire qu’il « peut être trouvé dans de nombreuses variantes et styles à travers le monde » permet de rentrer un certain nombre d’objets que l’on aurait a priori pas mis dedans, comme les burritos.

L’intension d’un concept peut se présenter sous diverses formes. Par exemple, définir un concept peut signifier donner un ensemble de propriétés individuellement nécessaires et collectivement suffisantes que doit posséder l’objet en question pour appartenir au concept : si l’une des propriétés manque, l’objet n’est pas dans l’extension du concept, et il suffit qu’elles y soient toutes pour que l’objet soit dans l’extension du concept.

Un exemple connu : le problème de la démarcation scientifique, c’est-à-dire le problème de démarquer entre quelque chose de scientifique et quelque chose de non-scientifique, peut être vu comme un problème d’analyse conceptuelle – plus précisément, comme la recherche d’une définition intensionnelle du concept de « science » ou de « scientificité ».5

Les scientifiques, au sein de leur domaine de compétence, sont en général capables de différencier les théories scientifiques des théories pseudo-scientifiques ou non scientifiques : ils tombent d’accord sur l’extension du concept de « théorie scientifique » dans leur domaine. Par contre, demandez-leur ce qui distingue fondamentalement une théorie scientifique et une théorie non- ou pseudo-scientifique et vous les verrez avancer des propriétés censées caractériser la scientificité d’une théorie : ielles seront en train de chercher une définition en intension de ce concept, et ne seront alors peut-être pas d’accord du tout. C’est un peu la même chose que si vous présentez un ensemble d’objets sur lesquels on peut s’asseoir à des personnes, en leur demandant de vous dire lesquels sont des chaises. Même si elles tombent d’accord, ce qui n’est déjà pas gagné, demandez-leur de définir ce qu’est une chaise, l’essence de la « chaisité » : c’est là où les choses se corsent.

C’est précisément l’impossibilité d’exhiber un ensemble satisfaisant de propriétés individuellement nécessaires et collectivement suffisantes qui a poussé le philosophe Larry Laudan à déclarer au début des années 1980 que le problème de la démarcation scientifique était un pseudo-problème,6 une position qui ne fait cependant pas l’unanimité.7

Une dernière caractéristique importante d’un concept est son but (épistémique). Ingo Brigandt8 définit le but épistémique d’un concept scientifique comme l’objectif (en termes de production de connaissances, donc) qui est recherché par son utilisation.

En effet, un même concept scientifique peut être utilisé dans des contextes différents et poursuivre des objectifs épistémiques différents : décrire et classifier des phénomènes ou des objets, explorer des nouvelles pistes de recherche, parler un langage commun pour communiquer avec d’autres scientifiques, et ainsi de suite. Idem pour les concepts de la vie de tous les jours (mise à part que le but n’est pas forcément épistémique) : le concept de « sandwich » utilisé par une bande d’ami.e.s qui cherche simplement quelque chose à manger peut être un peu plus lâche (et inclure des cas limites comme les burritos ou les hamburgers) que celui utilisé par un restaurant mexicain souhaitant contourner la clause d’exclusivité de la vente de sandwichs en vendant des burritos. De même, le concept de « poisson » n’est pas le même pour les biologistes que pour les poissonniers et les restaurateurs,9 non pas parce que ces différentes personnes vivent dans des réalités parallèles, mais parce que l’objectif poursuivi par l’utilisation du concept de « poisson » n’est pas le même. Les biologistes cherchent à classifier le vivant d’une façon cohérente avec la théorie de l’évolution, ce qui les a amené à éliminer le concept de poisson comme un concept pertinent (de la même façon qu’a été éliminé le concept de race humaine), alors que les poissonniers et les restaurateurs l’ont conservé, car leurs objectifs ne sont tout simplement pas les mêmes. La réalité objective est la même (les animaux que les biologistes nommaient « poissons » sont restés a priori inchangés lorsque ce concept est tombé en désuétude), mais la façon de l’appréhender, de la découper, dépend, elle, de l’objectif que l’on s’est fixé.

Ainsi, un concept peut être caractérisé par son domaine d’application, son extension, son intension et son but (épistémique ou non). Parfois, on rencontre une situation que l’on peut qualifier de pluralité conceptuelle : plusieurs versions d’un même concept co-existent mais sont utilisées différemment par différentes personnes – en gros : quand on s’engueule pour savoir ce qu’est un sandwich, une chaise, une théorie scientifique ou une espèce vivante. Dans certaines cas (mais pas toujours !) une telle situation peut être considérée comme problématique, notamment si elle s’accompagne d’une certaine confusion et d’un manque de repères communs pour travailler ensemble.

Quoiqu’il en soit, une telle pluralité conceptuelle se réduit très souvent à une différence dans le domaine d’application, l’extension, l’intension et/ou le but épistémique des concepts en question. Avoir en tête ces quatre composantes essentielles pour caractériser un concept peut donc permettre à chaque parti d’une discussion de les expliciter, ce qui peut permettre de mieux appréhender ces situations et finalement de clarifier les dissensions, afin de les rendre les plus fécondes possibles. Comme on dit : ce n’est pas grave de s’engueuler tant qu’on s’engueule pour de bonnes raisons et pas simplement parce qu’on ne parlait pas de la même chose depuis le début.

Comment évaluer une conceptualisation ?

Venons-en maintenant à la dernière question que je voudrais présenter ici : comment peut-on faire pour évaluer la pertinence d’une conceptualisation, de façon à pouvoir définir et choisir « la meilleure » parmi plusieurs possibilités ? Je définis une conceptualisation ici comme la classification d’un même ensemble d’objets en différents concepts. Par exemple, la classification des astres en planètes, planètes naines, astéroïdes, etc. ou bien celle des régimes politiques en régimes démocratiques, dictatoriaux, oligarchiques, etc.

Tout d’abord, comme on l’a vu, la pertinence d’une conceptualisation est toujours adossée au but qu’elle est censée nous aider à atteindre. Ainsi, ce n’est sûrement pas possible de définir une métrique permettant d’évaluer la qualité d’une conceptualisation dans l’absolu, puisque celle-ci dépend du but poursuivi et que celui-ci n’est pas donné une fois pour toute. Cependant, il me semble que la notion de concept utility développée par Paul Egré et Cathal O Madagain10 peut nous aider à y voir plus clair dans un certain nombre de cas intéressants.

Deux qualités attendues d’un concept sont son inclusivité et son homogénéité. L’inclusivité d’un concept est le nombre d’objets que ce concept recouvre effectivement parmi l’ensemble de son domaine possible d’application : en d’autres termes, c’est la taille relative de son extension. Un concept très inclusif recouvre beaucoup d’objets, et au contraire un concept qui ne contiendrait qu’un seul objet serait le moins inclusif possible.

L’homogénéité d’un concept, quant à elle, mesure à quel point les objets à l’intérieur d’un même concept sont similaires. Une manière de définir l’homogénéité d’un concept est de calculer à quel point les objets présents dans le concept possèdent en commun un certain nombre de propriétés. Bien sûr, l’homogénéité d’un concept dépend alors directement de cet ensemble de propriétés : le concept de « poisson » recouvre un ensemble d’objets relativement homogène si on se base sur des propriétés phénotypiques ou gastronomiques, mais beaucoup moins si on se base sur d’autres propriétés, par exemple les relations phylogénétiques qu’ils entretiennent.

Dans l’histoire des sciences, une révolution se traduit souvent par un changement dans les propriétés pertinentes à la base des conceptualisations accompagnant les différentes théories en jeu. Par exemple, avant la mécanique newtonienne, les phénomènes célestes étaient considérés comme intrinsèquement distincts des phénomènes terrestres, avant d’être unifiés au niveau descriptif et explicatif. Les propriétés « terrestre » et « célestes » ont simplement cessé d’être pertinentes d’un point de vue de la classification des phénomènes proposée par la nouvelle théorie scientifique.

L’homogénéité est (généralement) une bonne chose, puisqu’elle permet d’inférer certaines propriétés à de nouveaux objets à partir des propriétés d’objets connus, du simple fait qu’ils appartiennent tous au même concept. Par exemple, si j’identifie un nouveau mets comme correspondant au concept de « sandwich », je pourrai inférer, sans trop risquer de me tromper, son goût, sa texture, ou tout simplement le fait qu’il va sûrement parvenir à me nourrir de manière satisfaisante.

Il se trouve que ces deux caractéristiques, inclusivité et homogénéité, bien qu’elles soient des qualités que l’on cherche à maximiser lorsqu’on construit des concepts, se retrouvent généralement en compétition l’une avec l’autre. En effet, une augmentation de l’inclusivité (on fait rentrer plus d’objets dans notre concept) mène très probablement à moins d’homogénéité (les objets sont plus nombreux mais aussi plus divers), et inversement. Une conceptualisation qui associerait un concept distinct à chaque objet serait très homogène (chaque concept contient un ensemble très homogène d’objets, puisqu’il ne contient qu’un seul objet), mais très peu inclusif – et donc, peu utile puisqu’il s’agit d’une simple reformulation de ce que l’on savait déjà. Au contraire, une conceptualisation où tous les objets d’un domaine d’application serait regroupés au sein du même concept serait très inclusive mais probablement tellement hétérogène que l’on ne pourrait rien apprendre sur un objet du fait qu’il appartient à ce concept (puisque tous les objets y appartiennent).

Une telle situation, où l’on peut définir deux qualités que l’on cherche à maximiser mais qui rentrent en concurrence l’une avec l’autre, appelle à la recherche d’un optimum. C’est précisément ce que tente de capturer la concept utility : elle est définie comme le produit de l’inclusivité et de l’homogénéité d’un concept, moyenné sur tous les concepts d’une conceptualisation donnée. Dans leur article, les auteurs définissent cette notion mathématiquement, mais l’idée se comprend bien même sans son formalisme : une fois donné un ensemble d’objets que l’on cherche à classer, et un ensemble de propriétés que l’on peut mesurer sur ces objets, la meilleure conceptualisation (le meilleur découpage de ces objets en un nombre donné de concepts) est celle qui est optimale du point de vue à la fois de l’inclusivité et de l’homogénéité de ses différents concepts – par définition, celle qui maximise la concept utility.

Les conceptualisations sous-optimales, au sens de la concept utility, seraient celles qui favoriseraient une qualité au détriment de l’autre. Le concept de « nature » ou « naturel », par exemple, se retrouve souvent être trop inclusif, recouvrant par là des choses si hétérogènes que rien ne peut être inféré à leur propos du seul fait qu’elles appartiennent à ce concept. Par exemple, des substances « naturelles » sont dangereuses pour l’humain, quand autant d’autres lui sont bénéfiques : impossible, avec ce concept de « substance naturelle » de savoir si une telle substance donnée va être bénéfique ou pas. Mais encore une fois, la pertinence d’un concept dépend aussi de ce que l’on souhaite en faire, c’est-à-dire du contexte de son utilisation. Si on veut faire des inférences à propos de la dangerosité d’une substance, le fait qu’elle soit « naturelle » ou pas ne nous apportera pas d’information, puisque le concept de « naturel » tel qu’il est entendu dans ce contexte est en réalité trop inclusif et trop hétérogène pour cela. Par contre, s’il s’agit d’inviter vos ami.e.s à aller vous balader « dans la nature » pour le week-end, dans le cas ce concept peut très bien être tout à faire opérant.

Conclusion

Voilà donc un ensemble de caractéristiques importantes des concepts et des conceptualisations qu’il me semblait intéressant de partager. Je vous invite chaleureusement à tenter d’appliquer ce cadre d’analyse aux exemples de concepts ou de catégories, scientifiques ou pas, qui vous touchent de plus près — je suis certain qu’il y en a !

Il y aurait encore d’autres questions à se poser à propos des concepts. Par exemple, comment les opérationnaliser efficacement ? C’est-à-dire, comment passer d’une définition théorique et générale à une manière concrète de les traduire en propriétés, grandeurs et variables mesurables ? L’opérationnalisation d’un concept, bien qu’elle ne soit jamais univoque, est indispensable lorsque l’on veut tester des hypothèses et des modèles portant sur le monde réel et ne pas en rester à un simple jeu intellectuel théorique. Une autre question intéressante pourrait être celle de la réaction à adopter face à une pluralité conceptuelle, lorsque différentes versions d’un même concept co-existent. Comme je l’ai évoqué plus haut, cela peut, dans certains cas, mener à des situations intellectuellement insatisfaisantes, comme par exemple à une confusion conceptuelle ou à une impossibilité pour des scientifiques de se comprendre et de débattre au sein d’un cadre commun.

Nous pourrons éventuellement y revenir dans un prochain article.

Yaltax 2024 – Réunion du Cortecs

Une réunion au sommet

Cette année pour la réunion annuelle de l’association, les membres du Cortecs se sont réunis dans les Alpes. Au programme de ce week-end, une introduction aux conférences gesticulées comme outil pédagogique, des discussions autour de la guillotine de Hume, des questionnements sur les notions de pluralité conceptuelle et de but épistémique, des choix cornéliens face à des dilemmes moraux et d’incroyables quiz sceptiques plutôt croque-cerveaux. En résumé, ce Yaltax 2024, c’était beaucoup de discussions passionnantes, de pizzas et de doutes !

Les acteur∙ices de la pensée critique se mobilisent pour la Palestine

©Hani Alshaer/Anadolu via Getty Images / via le site d’Amnesty International

Nous avons vu les images de la bande de Gaza. Nous avons vu des hommes, des femmes et des enfants massacré.es, déchiqueté.es, brûlé.es. Nous avons vu à Rafah des réfugiés décapités, ensevelis et écrasés sous les décombres. Nous avons vu les témoignages des survivant∙es[1]. Avant d’avoir touché notre raison, ces images nous ont submergé.es et nous ont laissées hagard.es et impuissant.es. 

Nous avons vu les chiffres ahurissants des victimes. Ce nouvel épisode du conflit israélo-palestinien débute avec les attaques du 7 octobre qui auront coûté la vie à 1 200 personnes, dont 37 enfants, fait 7 500 blessés, provoqué l’enlèvement d’environ 150 personnes dont 134 – parmi lesquelles 2 enfants – sont toujours retenues en otage. Depuis, on dénombre 1,7 million de réfugiés, 36 050 tués du côté palestinien, dont plus de 14 100 enfants et 9 000 femmes (ils et elles représentent 70 % des victimes). Plus de 81 000 personnes auraient été blessées, dont 12 300 enfants. Des milliers d’autres sont portées disparues et seraient probablement sous les décombres. Actuellement un enfant est blessé ou tué toutes les dix minutes[2]. Selon l’ONU, plus d’enfants ont été tués dans la bande de Gaza en quatre mois  qu’en quatre ans de guerre dans le monde entier[3]. En raison de l’organisation volontaire de l’absence d’aide humanitaire, empêchée par Israël, la famine est également en train de s’installer[4]. Nous sommes très loin de la réplique proportionnée et dirigée vers le Hamas annoncée par le gouvernement d’extrême droite[5] de Benyamin Netanyahou.

Nous avons vu le gouvernement israélien provoquer la mort d’humanitaires (196 en avril)[6] et de journalistes (103 en mars)[7].

Nous avons vu, lu et entendu les paroles de déshumanisation et d’incitation au génocide du peuple palestinien de la part des représentant∙es et des défenseur∙euses du gouvernement d’Israël.

Nous avons vu le traitement médiatique en France en grande partie d’un niveau déplorable, inhumain, clairement orienté en faveur de la propagande israélienne et incapable de présenter les évènements dans un contexte plus global (historique et politique notamment)[8].

Nous avons vu les tentatives de censure des prises de parole, d’appel à la paix et/ou propalestinienne : répression judiciaire, interdiction de manifester, interdiction de tenir des conférences, entrave à la liberté d’expression, etc.[9].

Nous avons vu les répressions systématiques des mouvements de soutien à la Palestine et les accusations d’antisémitisme à l’emporte-pièce[10] délégitimant malheureusement le véritable combat contre les actes antisémites en France[11].

Nous avons vu la première décision de la Cour internationale de justice (CIJ) du 26 janvier, prenant au sérieux la plainte de l’Afrique du Sud contre Israël en évoquant un risque de génocide et incitant l’Israël à « prendre des mesures immédiates et efficaces pour assurer la fourniture des services de base et de l’aide humanitaire » [12].

Nous avons vu Karim Khan, procureur de la Cour pénale internationale, requérir des mandats d’arrêt contre trois leaders du Hamas ainsi que contre Benyamin Netanyahou et le ministre de la Défense, Yoav Gallant, pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité, accusés de morts intentionnelles de civils, de recours à la famine de la population gazaouie comme méthode de guerre et de persécutions contre les civils[13].

Nous avons vu, le 24 mai, la Cour internationale de justice ordonner à Israël de cesser « immédiatement » son offensive militaire à Rafah[14].

Nous avons vu l’inaction du gouvernement français, qui malgré tous les points précédents, continue de soutenir le gouvernement israélien et de livrer des armes[15], tandis que d’autres pays tentent d’agir pour faire cesser le massacre. Nous avons pourtant commémoré cette année les 30 ans du génocide rwandais en rappelant l’implication de la France dans celui-ci… L’État rend hommage aux morts d’hier tout en  cautionnant ceux d’aujourd’hui.

Tout cela nous l’avons vu et constaté ! Et nous n’avons pas tout vu, et nous n’avons pas tout saisi mais face à cela, il nous est impossible de nous taire !

Nous, militant∙es, formateur∙ices, chercheur∙euses, enseignant∙es et acteur∙ices de l’esprit critique, nous prenons aujourd’hui la parole face à cette situation gravissime pour la défense des droits fondamentaux, la lutte contre le colonialisme, contre l’impérialisme et contre l’extrême droite. Nous ne considérons pas l’esprit critique comme un outil de réflexion déconnecté de la réalité. L’exercice de la rationalité doit mener à l’action, en particulier dans une situation comme celle-ci où l’injustice est criante. Le combat pour la pensée critique se place, et se placera toujours, du côté de la défense des persécuté∙es, des opprimé∙es, des massacré∙es, des affamé∙es… Ce côté est aujourd’hui celui du peuple palestinien.

Nous nous engageons – et nous appelons nos consœurs et confrères à en faire de même – à accorder une importance toute particulière au traitement du conflit israélo-palestinien, à en pointer les discours fallacieux, à en dénoncer les mensonges et cadrages médiatiques, à relayer avec la plus grande attention des analyses et des données concernant la situation, à traiter ce sujet auprès de nos étudiant∙es et dans les contenus que nous produisons.

Nous nous engageons à soutenir les actions et mouvements étudiants qui portent ces mêmes valeurs au sein de nos établissements.    

Nous appelons les médias français à reconsidérer leur traitement du sujet, à adopter un regard plus critique sur les informations délivrées par le gouvernement israélien ainsi que sur celles de leurs « experts » de plateau, à faire preuve de rigueur et d’honnêteté dans leurs analyses, et à prendre en compte la complexité historique et politique du conflit. 

Nous appelons les candidat∙es aux prochaines législatives à prendre en compte la situation à Gaza avec le plus grand sérieux et la gravité qu’impose ce moment critique de l’histoire.

Nous appelons le gouvernement français à changer son orientation et à stopper sa politique de répression.

Nous appelons le gouvernement français à soutenir les décisions des instances internationales tel que la Cour internationale de justice et la Cour pénale internationale.

Nous appelons le gouvernement français à soutenir la libération immédiate des otages et prisonniers israéliens et palestiniens et à avancer vers une prise en compte des intérêts du peuple palestinien et son droit à l’autodétermination.

Nous appelons le gouvernement français à tout mettre en œuvre pour un cessez-le-feu rapide, à soutenir l’aide humanitaire en favorisant leur actions sur les territoires palestiniens et à s’aligner sur les réclamations des ONG sur place, à l’instar de Médecins sans frontières[16], Médecins du monde ou Amnesty International.

La frontière entre le doute et la mise en action est un chemin de crête dans la brume. Mais nous croyons qu’il vaut mieux faire un pas à peu près bien dirigé que rester assis·e occupé·e à trouver la meilleure direction. Aujourd’hui, alors que nous voyons chaque jour des vies s’éteindre devant nos yeux, nous ne voulons plus rester assis·es à penser, mais nous voulons – et nous appelons à – agir !

Si vous souhaitez ajouter votre signature à cette tribune, envoyez votre nom/prénom/pseudo et qualité à solde@cortecs.org. Pour une structure (association, collectif, ou autres), envoyez le nom de la structure et éventuellement un logo.

Structures signataires

Individu·es signataires

Richard MonvoisinPensée critique, Université Grenoble Alpes
Jacques Van RillaerProfesseur émérite à l’université de Louvain
Nathanael JeuneChercheur et médiateur
Jean-Marc Peigneux (Troots)Animateur socioculturel et membre de Cinétique
Elisabeth FeytitDocumentariste et podcasteuse indépendante
TranxenVulgarisateur
Vivien SoldéChercheur, président de Cinétique et membre du Cortecs
Hadrien SchmittInformaticien, vulgarisateur et musicien
Gwen PallarèsMaîtresse de Conférences en Didactique des Sciences – Université de Reims Champagne-Ardennes
Gaël LenimoisTrésorier de la FIDESS (Fédération des Initiatives pour le Développement de l’Esprit critique et du Scepticisme Scientifique) et membre du SITP Paris
Serpent à plumesMembre de l’équipe ZSF (Zététique, Scepticisme et Féminisme) et du bureau de la FIDESS.
AvistewBénévole dans l’esprit critique et membre de l’ASTEC (Association pour la Science et la Transmission de l’Esprit Critique)
Luca BobenriethMembre de l’ASTEC
Nicolas MartinEnseignant esprit critique (Cortecs, Rasoir d’Oc, Skeptikon)
le Fou AlliéTravaille sur les réseaux sociaux sur les questions de sexisme et de violences masculines
Frédérique Miller Orthophoniste
NichoaxVidéaste, podcasteur, conférencier sur le fact checking & l’esprit critique et membre de Cinétique et du centre d’analyse Zététique de Nice
Arthur Dian Ostéopathe et étudiant en master d’histoire et philosophie des sciences
VicissChaîne Hacking Social
ChaykaChaîne Hacking Social
Florence DellerieAutrice, illustratrice scientifique et vulgarisatrice sur Questions animalistes
Dimitri Lasserre (Doomit)Docteur en philosophie
Lyla M. (Raie futée)Vulgarisatrice au sujet des luttes sociales et de la pensée critique
Yohann HoarauPsychologue et vulgarisateur en psychologie sociale et philosophie morale
Hugo MartinPostdoctorant, ancien organisateur du Skeptics in the Pub Paris et vulgarisateur de l’esprit critique.
Matthieu Mollard Clown, musicien
Yvan SonjonDoctorant en neurosciences et cadre de recherche en psychiatrie
Orlando H. BentaCréateur de Réplique éthique, collectif sentientiste de scepticisme appliqué à l’éthique
TzitzimitlAuteur de la chaîne Esprit critique
Lou GirardPrésidente de la FIDESS (en son nom), vulgaristatrice en études sur le genre.
Albert MoukheiberDocteur en neurosciences cognitives
Loïc MassaïaVulgarisateur pour le projet Utopia
Serge Bret-MorelAstroscept, ex-astrologue spécialiste de l’analyse critique de la croyance astrologique
TrilobiteProfesseur des écoles
Adrien BigotCo-auteur de Réplique éthique
Emmanuelle DecosterOrthophonie anthropologie hypnose, Formatrice et clinicienne Lille, Cabinet inclusif Queer 
Catherine HélayelAncienne avocate et ex coprésidente du Parti animaliste, conférencière et autrice
Priscille Salmon-LegagneurOrthophoniste
Boris Tzaprenko
Auteur de romans, d’essais et de vulgarisations.
Rym Ibrahim 
Enseignante-Chercheuse en sciences de gestion et du management, Université de Saint-Étienne 
JB MeybeckIllustrateur, graphiste, auteur de BD et de livres jeunesse
Marc AnyoFormateur pour adultes à la pensée critique et l’acculturation
numérique

[1] « Israël/TPO. Les frappes aériennes israéliennes qui ont tué 44 civil·e·s s’ajoutent aux éléments attestant de crimes de guerre – Nouvelle enquête », https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2024/05/israel-opt-israeli-air-strikes-that-killed-44-civilians-further-evidence-of-war-crimes-new-investigation/

[2]« Israël-Palestine : des milliers d’enfants usés par la guerre », https://www.unicef.fr/article/israel-palestine-les-enfants-paient-le-prix-de-la-guerre/

[3] « Gaza : plus d’enfants ont été tués dans la bande de Gaza « en quatre mois » qu’en quatre ans de guerre dans le monde entier, alerte l’ONU », https://www.lemonde.fr/international/article/2024/03/13/a-gaza-plus-d-enfants-ont-ete-tues-en-quatre-mois-qu-en-quatre-ans-de-conflits-a-travers-le-monde-alerte-l-onu_6221749_3210.html

[4] « Israël-Palestine : des milliers d’enfants usés par la guerre », https://www.unicef.fr/article/israel-palestine-les-enfants-paient-le-prix-de-la-guerre/

[5] « En Israël, Benyamin Nétanyahou présente un gouvernement qui installe l’extrême droite au pouvoir », https://www.lemonde.fr/international/article/2022/12/29/netanyahou-revient-a-la-tete-du-gouvernement-le-plus-a-droite-de-l-histoire-d-israel_6155974_3210.html

[6] « Mort d’humanitaires à Gaza : l’armée israélienne reconnaît une « grave erreur » », https://www.lesechos.fr/mo nde/afrique-moyen-orient/mort-dhumanitaires-a-gaza-larmee-israelienne-reconnait-une-grave-erreur-2086411

[7] « 103 journalistes tués en 150 jours à Gaza : une tragédie pour le journalisme palestinien », https://rsf.org/fr/103-journalistes-tu%C3%A9s-en-150-jours-%C3%A0-gaza-une-trag%C3%A9die-pour-le-journalisme-palestinien ; « Journalistes tués en Palestine : comment et pourquoi Mediapart a enquêté », https://www.mediapart.fr/journal/international/110224/journalistes-tues-en-palestine-comment-et-pourquoi-mediapart-enquete

[8] «Israël-Palestine : un naufrage médiatique (vidéo) », https://www.acrimed.org/Israel-Palestine-un-naufrage-mediatique-video?recherche=palestine ; « Palestine : naufrage et asphyxie du débat public », https://www.acrimed.org/Palestine-naufrage-et-asphyxie-du-debat-public?recherche=I24 ; Israël-Palestine, le 7 octobre et après (1) : un cadrage médiatique verrouillé, https://www.acrimed.org/Israel-Palestine-le-7-octobre-et-apres-1-un?recherche=palestine ; « Israël-Palestine, le 7 octobre et après (2) : doubles standards et compassions sélectives », https://www.acrimed.org/Israel-Palestine-le-7-octobre-et-apres-2-doubles?recherche=palestine ; « Israël-Palestine, le 7 octobre et après (3) : invisibilisation de Gaza et déshumanisation des Palestiniens », https://www.acrimed.org/Israel-Palestine-le-7-octobre-et-apres-3?recherche=palestine,

[9] « Convocations policières pour « apologie du terrorisme » : les médias façon Orwell », https://www.acrimed.org/Convocations-policieres-pour-apologie-du?recherche=I24

[10] « La gauche accusée d’antisémitisme : le faux procès orchestré par la droite et l’extrême droite », https://www.humanite.fr/politique/antisemitisme/la-gauche-accusee-dantisemitisme-le-faux-proces-orchestre-par-la-droite-et-lextreme-droite ; Menachem Klein : « La décision de la CPI est une honte pour Israël », https://www.mediapart.fr/journal/international/210524/menachem-klein-la-decision-de-la-cpi-est-une-honte-pour-israel

[11] « La LDH exprime sa plus vive préoccupation face à l’actuelle recrudescence d’actes antisémites », https://www.ldh-france.org/la-ldh-exprime-sa-plus-vive-preoccupation-face-a-lactuelle-recrudescence-dactes-antisemites/ ; « Combattre l’antisémitisme en toute clarté » https://www.mediapart.fr/journal/france/230524/combattre-l-antisemitisme-en-toute-clarte

[12] « La Cour Internationale de Justice des Nations Unies reconnaît un risque de génocide à Gaza »,  https://fr.euronews.com/2024/01/26/la-cour-internationale-de-justice-des-nations-unies-reconnait-un-risque-de-genocide-a-gaza

[13] « Le procureur de la CPI requiert des mandats d’arrêt contre le premier ministre israélien et des responsables du Hamas », https://www.mediapart.fr/journal/international/200524/le-procureur-de-la-cpi-requiert-des-mandats-d-arret-contre-le-premier-ministre-israelien-et-des-res

[14] « Décision de la CIJ sur Rafah : “la pression juridique sur Israël s’intensifie” », https://www.courrierinternational.com/article/guerre-a-gaza-decision-de-la-cij-sur-rafah-la-pression-juridique-sur-israel-s-intensifie

[15] «Guerre à Gaza : la France ne peut plus être complice »,  https://www.mediapart.fr/journal/international/270524/guerre-gaza-la-france-ne-peut-plus-etre-complice ; « La France assure que les composants d’armes livrés à Israël ne seront pas utilisés, la gauche demande à voir » https://www.mediapart.fr/journal/international/270324/la-france-assure-que-les-composants-d-armes-livres-israel-ne-seront-pas-utilises-la-gauche-demande

[16] « Gaza : Israël doit mettre fin à son entreprise de mort et de destruction », https://www.msf.fr/communiques-presse/gaza-israel-doit-mettre-fin-a-son-entreprise-de-mort-et-de-destruction

Rasoir ancien démonté en 3 pièces

Non, il ne faut pas privilégier l’hypothèse la plus parcimonieuse ! De l’injonction au vraisemblable

Rasoir ancien démonté en 3 pièces

Le rasoir d’Ockham ! Quel outil intellectuel puissant. Ce principe (également appelé principe de parcimonie) nous dit qu’il faut privilégier la théorie avec les hypothèse les plus parcimonieuses. Autrement dit, les hypothèses les plus vraisemblables, les moins coûteuses ou les moins farfelues (nous nous attarderons pas ici sur la signification exacte, vous pouvez aller voir ici). C‘est un outil érigé comme pilier central de la pensée critique qui est enseigné et éculé depuis des siècles bien avant Guillaume d’Ockham d’ailleurs (Une liste des différentes formulations de ce principe à travers l’histoire est disponible sur le site Toupie.org : Les différentes formulations du rasoir d’Ockham). Mais quelle est la portée réelle de ce principe ? Qu’est-ce qu’il nous permet vraiment de dire sur le monde ? Nous allons le voir, le rasoir d’Ockham bien souvent est employé bien au-delà de son domaine d’application. Loin d’être anecdotique, ce mésusage du rasoir d’Ockham est probablement symptomatique d’une certaine manière de faire de l’esprit critique. Nous partirons donc d’une critique spécifique à cet outil pour questionner d’un point de vue philosophique plus globalement notre rapport à la pensée critique (oui, rien que ça !)

Si vous préférez, cet article est également disponible en vidéo ici.

Préliminaire : là ou le rasoir d’Ockham se grippe.

Quel est le problème ?

Commençons par donner deux exemples sur les limites du rasoir d’Ockham.

Le scientifique Randall Mindy du film Don't look up qui fait des calculs sur un tableau

Une équipe de la NASA collecte des données qui indiquent la présence d’un objet astronomique qui n’était pas encore référencé. D’après les études préliminaires, il y a de grandes chances pour que ce soit une petite comète qui passera à quelques centaines de millions de kilomètres de la Terre. Cependant, les mêmes données sont également compatibles avec une comète qui s’écraserait sur Terre dans les prochains mois. Mais ce genre de comète est assez rare et il faudrait qu’elle aie été captée avec un angle très particulier pour correspondre aux données. L’équipe estime pour l’heure à 0,004 % (1 chance sur 25000) la probabilité que ce soit effectivement une comète qui vise la terre.
Est-ce qu’il faut donc privilégier l’hypothèse de la comète inoffensive ? Et dans quelle mesure ? Quid si la probabilité était de 0,000004 % ou 0,4 % ?

Extrait de H où Aymé montre un tableau de reconnaissance de champignon
Non une collerette ce n’est pas une petite couleur !


Prenons un autre exemple : l’autre jour j’étais en forêt et je trouve un champignon (c’est faux je ne trouve jamais de champignon, c’est pour l’exemple). Piètre mycologue que je suis, j’ai du mal à identifier de quel champignon il s’agit. Il me semble cependant reconnaître un cèpe et je me rappelle qu’un ami m’a dit il y a quelques jours que dans ce coin-là presque tous les champignons sont comestibles, d’autant plus si ils n’ont pas de collerette. Tout porte à croire alors que mon champignon est comestible (pour rendre l’exemple plus parlant, vous pouvez d’ailleurs imaginer d’autres indices rendant plus crédible la comestibilité du champignon). Considérant les deux théories T1 : « le champignon est comestible » et T: « le champignon n’est pas comestible », les indices que j’ai en ma possession me poussent donc à croire que la théorie T1 est plus parcimonieuse.
Est-ce que je dois pour autant manger ce champignon ? Autrement formulé, qu’implique exactement le privilège accordé à cette théorie ? Quelle est sa portée ?

Ces deux exemples ont pour but de montrer qu’on ne peut pas se contenter de dire qu’il faut privilégier les hypothèses les plus parcimonieuses sans plus de précision

➤ Complément : Est-ce que ces exemples parlent réellement du rasoir d’Ockham ? (cliquer pour déroulé)

C’est un des retours critique que j’ai reçu à la sortie de cet article, je rajoute donc cette petite note pour ajouter des précisions. En réalité cela dépend ce que l’on entend par « parcimonie » dans principe de parcimonie. Dans une acception classique, la parcimonie correspond au faible nombre d’entités explicatives. Ainsi on préfèrera une explication qui ne fait pas intervenir d’extra-terrestre, de cryptide ou de pouvoir parapsychique si l’on peut s’en passer. De ce point de vue-là, les exemples donnés tape à coté : les théories concurrentes (champignon comestible vs. non comestible dans un cas, météorite dangereuse vs. inoffensives dans l’autre) ont chacune le même nombre d’entité explicative. Il est donc faux de dire que le rasoir d’Ockham dit quelque chose ici de la théorie à privilégier.
On peut cependant considérer une version un peu différente de cette parcimonie en considérant la plausibilité des hypothèses. Cette acception quoique abusive par rapport au sens original du rasoir d’Ockham semble etre toutefois utilisé (c’est celle-ci d’ailleurs qui est présentée et démontrée dans notre article Vers une vision bayésienne de la zététique).

La portée réelle du rasoir d’Ockham

Alors, le rasoir d’Ockham est il faux ? Faut-il l’abandonner dans nos réflexions et nos enseignements ? Non, ce n’est pas nécessaire. En fait il faut plutôt faire attention à ce qu’on lui fait dire. Considérons deux manières différentes de formuler le rasoir d’Ockham :

  1. La théorie la plus vraisemblable est celle ayant les hypothèses les plus parcimonieuses.
  2. Il faut privilégier la théorie ayant les hypothèses les plus parcimonieuses.

Ces deux formulations semblent relativement proches mais en réalité elles ne disent pas la même chose. D’une certaine manière la première formulation est une version faible du rasoir d’Ockham alors que la seconde va plus loin en donnant une valeur prescriptive au rasoir d’Ockham ce qui est, on va le voir, difficilement justifiable. C’est cette seconde formulation du rasoir d’Ockham que nous allons tenter de creuser ici. Et cette formulation du rasoir d’Ockham est relativement commune1. Et moi même, je l’utilise telle quelle la plupart du temps. Par abus de langage et suivant le contexte, ça peut tout à fait être entendable, mais il est intéressant d’investiguer en toute rigueur ce qui ne va pas avec cette formulation et en quoi cela nous renseigne plus généralement sur notre manière de conceptualiser la rationalité et la pensée critique. Détaillons donc la construction de cette formulation prescriptive du principe de parcimonie.

Illustration de la guillotine de Hume

Passer de la première formulation à la seconde sans plus de justification est une erreur de logique : une prescription ne peut se déduire simplement d’une description. C’est un principe fondamentale de logique que l’on appelle la guillotine de Hume. Une autre formulation, que l’on doit à Raymond Boudon2, dit qu’on ne peut passer d’une prémisse à l’indicatif (la première formulation) à une conclusion à l’impératif (la seconde formulation)


Pour avoir une construction logique qui aboutisse à la seconde formulation, il faudrait en réalité deux prémisses :

  1. La théorie la plus vraisemblable est celle ayant les hypothèses les plus parcimonieuses.
  2. Il faut privilégier la théorie la plus vraisemblable.

On peut appeler la première prémisse « rasoir d’Ockham descriptif » et la deuxième « injonction au vraisemblable ». De ces deux prémisses ont peut alors conclure aisément « Il faut privilégier la théorie ayant les hypothèses les plus parcimonieuses » que l’on pourra appeler « rasoir d’Ockham prescriptif ». Mais c’est là que le bât blesse, la seconde prémisse n’est pas gratuite du tout et ne peut pas être mobilisée à la légère. Les deux exemples d’introduction devraient vous en convaincre.

Une autre formulation du rasoir d’Ockham consiste à dire « il ne faut pas accumuler les hypothèses superflues » 3. Encore une fois, cette formulation ne poserait pas de problème si on précise que ce « il ne faut pas » se cantonne au cas où l’on recherche la théorie la plus vraisemblable. Mais, comme nous l’avons vu, un « il ne faut pas » absolu ne tient pas. Ceci étant dit cette autre formulation est intéressante parce qu’elle permet de voir le problème sous un nouvel angle : il existe de nombreux cas où il est en réalité rentable d’ajouter des hypothèses superflues. L’hypothèse du champignon toxique ou celle de la météorite qui pourrait nous écraser aussi peu parcimonieuses soient-elles peuvent être salvatrices pour nous, il est donc rentable de les tenir pour vraies.

La manière dont nous mobilisions communément le rasoir d’Ockham nous a donc permis de mettre en lumière une hypothèse sous-jacente, relativement insidieuse et largement répandue : une injonction au vraisemblable : « La théorie la plus vraisemblance doit être retenue ! ».
Laissons de coté ce cher Ockham pour nous concentrer plus généralement sur l’utilisation de cette hypothèse et sur sa légitimité.

« Tu privilégieras la meilleure hypothèse »

Suivant les contextes, la prémisse d’injonction au vraisemblable est parfois pertinente et parfois elle ne l’est pas. Prenons deux exemples classiques des enseignements de pensée critique :

  • On enferme un chat et une souris dans une pièce. Dix minutes plus tard on y retrouve plus que le chat. On peut alors formuler plusieurs théories : « le chat a mangé la souris », « la souris s’est téléportée », « la souris a tué le chat et a pris son apparence », etc. Cet exemple classique que l’on doit à Stanislas Antczak est souvent utilisé en cours pour illustrer le principe du rasoir d’Ockham.
    Ici il est clair que quand on dit qu’il faut privilégier la théorie ayant les hypothèses les plus parcimonieuses, il est sous-entendu que c’est dans un cadre spécifique où l’on cherche à trouver l’explication la plus vraisemblable dans un exemple théorique. La prémisse d’injonction au vraisemblable peut donc être sous-entendue sans problème.
  • Une femme Cro-Magnon se promenant en foret entend un bruit dans un buisson. Les prédateurs étant rares à cet endroit il est probable que ce soit seulement le vent ou une petite bête inoffensive. La théorie la plus parcimonieuse est donc « ce n’est pas un prédateur ». Faut-il pour autant la privilégier c’est-à-dire la tenir pour vrai4 et agir en fonction ? Non, ce serait trop risqué, s’il s’agit effectivement d’un prédateur elle pourrait se faire attaquer. Accepter l’injonction à la vraisemblance ici serait une erreur de raisonnement en plus d’être une vraie menace pour la survie. La théorie à privilégier est plutôt celle de la présence d’un prédateur c’est à dire la théorie qui a le plus de chance de sauver les fesses de notre aventurière.

On peut alors marquer une différence essentielle entre la théorie la plus vraisemblable et la théorie la plus rationnelle à adopter. Ainsi, il existe des situations où le choix rationnel n’est pas d’adopter la théorie la plus vraisemblable. On pourrait même conjecturer que c’est le cas dans la plupart des situations.

Faisons un petit jeu en guise de dernier exemple. Nous faisons un pari sur la réalité d’une visite extraterrestre. Voici les enjeux :

Photographie de Petit-Rechain supposée représenté un vaisseau extra-terrestre.
L’OVNI de Petit-Rechain reste un véritable mystère ! (Pas du tout)
  • Si aucun extra-terrestre n’a visité la terre au cours du siècle dernier, tu gagnes : je t’offre une chocolatine.
  • Si, au contraire, au moins un extra-terrestre a visité la terre au cours du siècle dernier, je gagne : tu dois boire un poison mortel.

Alors acceptez-vous mon pari ?

Un petit modèle mathématique

Cette section propose d’illustrer la situation au travers d’un modèle mathématique. Si vous n’êtes pas très à l’aise, vous pouvez passer directement à la section suivante.

Une manière d’envisager le problème est de considérer deux éléments :

  • La vraisemblance de la théorie
  • Les enjeux associés à l’adoption de cette théorie.

Il semble alors que la théorie qu’il faut tenir pour vraie doit prendre en compte la vraisemblance des différentes théories pondérées d’une certaine manière par les enjeux associés à chacune de ces théories. Essayons de mathématiser cela : Imaginons une situation dans laquelle s’affrontent deux théories T1 et T2 5 et on note P(Ti) la probabilité (ou la vraisemblance) de la théorie Ti.. On note enfin T* la théorie qu’il faut privilégier, c’est-à-dire la théorie qu’il faut tenir pour vraie. La formulation du rasoir d’Ockham prescriptif « Il faut privilégier la théorie ayant les hypothèses les plus parcimonieuses » L’injonction à la vraisemblance pourrait alors se traduire comme suit :

La théorie T* est telle que P(T*) ≥ P(Ti),

Autrement dit, la théorie à privilégier est celle parmi les deux théories qui a la plus grande probabilité d’être vraie.

Maintenant introduisons une fonction d’utilité u, qui à chaque paire de théorie Ti et Tj associe un nombre u(Ti | Tj) (entre -1 et 1 par exemple) correspondant à la balance bénéfice/coût liée au fait de tenir pour vraie la théorie Ti alors que c’est la théorie Tj qui est vraie. Donc par exemple u(T1 | T2) correspond à l’utilité de tenir T1 pour vrai alors que c’est T2 qui est vraie et u(T1 | T1) correspond à l’utilité de tenir T1 pour vrai alors que c’est bien que T1 qui est vraie. On pourrait alors choisir la théorie T* à privilégier comme ceci :

La théorie T* est telle que
u(T*,T1)×P(T1) + u(T*,T2)×P(T2) ≥ u(Ti,T1)×P(T1) + u(Ti,T2)×P(T2)

Autrement dit, la théorie à privilégier est celle parmi les deux théories dont l’adoption a les plus grands bénéfices attendus. Pour faire un parallèle avec le rasoir d’Ockham, on pourrait appeler ce principe le rasoir de Darwin puisque c’est celui qui maximise les conséquences positives et donc les chances de nous sauver les fesses (le rasoir « Gillette de sauvetage » marche aussi).

On peut ici reconnaître une vieille idée : celle du pari de Pascal. Il vaut mieux croire en Dieu puisque les gains sont infiniment plus grands s’il existe que le sont les pertes s’il n’existe pas. Au moment de faire un choix il ne faut pas seulement considérer la vraisemblance de l’existence ou de la non-existence de Dieu, il faut également considérer les enjeux liés à chacune de ses possibilités.

Afin d’illustrer cette mathématisation qui peut paraître obscure, reprenons l’exemple évoqué ci-dessus de la femme Cro-Magnon. On considère trois théories :

  • T1 : « Il s’agit d’un prédateur » 
  • T2 : « Il s’agit d’une bête inoffensive »
  • T3 : « Il s’agit d’un coup de vent »

Les probabilités associées sont par exemple P(T1 ) = 0,05 ; P(T2 ) = 0,35 ; P(T3 ) = 0,6.
L’injonction à la vraisemblance impliquerait donc de privilégier la théorie T3 : « Il s’agit d’un coup de vent ». Mais, nous l’avons vu, c’est un choix risqué. La théorie T3 n’est donc pas celle à privilégier est elle seulement la plus vraisemblable.

Considérons ensuite les fonctions d’utilité u(Ti, Tj) 6 résumée dans le tableau suivant :

Ti (je tiens pour vrai) ↓ \ Tj (réalité) → T1 : prédateurT2 : bête inoffensiveT3 : coup de vent
T1 : prédateur1
Vrai positif : Je considère que c’est un prédateur et c’est réellement un prédateur
→ Course et survie
-0,02
Faux positif : Je considère que c’est un prédateur et c’est une bête inoffensive
→ Course pour rien
-0,02
Faux positif : Je considère que c’est un prédateur et c’est un coup de vent
→ Course pour rien
T2 : bête inoffensive-1
Faux négatif : Je considère que c’est une bête inoffensive et c’est un prédateur
→ Pas de réaction, mort
0
Vrai positif : Je considère que c’est une bête inoffensive et c’est réellement une bête positive
→ Pas de réaction
0
Faux négatif : Je considère que c’est une bête inoffensive et c’est un un coup de vent
→ Pas de réaction et erreur sans conséquence
T3 : coup de vent-1
Faux négatif : Je considère que c’est un coup de vent et c’est un prédateur
→ Pas de réaction, mort
0
Faux négatif : Je considère que c’est un coup de vent et et c’est une bête inoffensive
→ Pas de réaction et erreur sans conséquence
0
Je considère que c’est un coup de vent et c’est réellement un coup de vent
→ Pas de réaction
Tableau donnant les valeurs de la fonction d’utilité7.

On peut alors calculer pour chaque théorie Ti la somme pondérée des utilités pour savoir laquelle il vaut mieux privilégier :

  • u(T1,T1)×P(T1) + u(T1,T2)×P(T2) + u(T1,T3)×P(T3) = 1× 0,05 – 0,02 × 0,35 – 0,02 v 0,6 = 0,031
  • u(T2,T1)×P(T1) + u(T2,T2)×P(T2) + u(T2,T3)×P(T3) = -1× 0,05 + 0 × 0,35 + 0 × 0,6 = -0,05
  • u(T3,T1)×P(T1) + u(T3,T2)×P(T2) + u(T3,T3)×P(T3) = -1× 0,05 + 0 × 0,35 – 0,2 × 0,6 = -0,05

Ainsi, il convient de tenir pour vrai la théorie T1. Ce qui est en effet le choix le plus rationnel.

D’une certaine manière la formulation du rasoir d’Ockham prescriptive (« Il faut privilégier la théorie ayant les hypothèses les plus parcimonieuses ») est un cas particulier de ce rasoir de Darwin dans lequel on considérerais que toutes les fonctions d’utilité sont égales. Et c’est tout à fait pertinent dans de nombreux cas, notamment quand on est le cul posé en amphi et que l’on cherche la bonne explication pour la disparition d’une souris imaginaire. Mais ça ne l’est plus quand on considère des choix concrets qui ont des impacts matériels dans nos vies.

Oui mais enfin, me dira-t-on, tu chipotes avec tes formules mathématiques et tes nuances sémantiques, personne ne fait cet abus-là ! Et bien, au contraire, il me semble que cela a des effets concrets sur la manière dont on parle et dont on transmet la pensée critique. L’idée (fallacieuse nous l’avons vu) qu’il serait toujours logique de privilégier le plus vraisemblable est, il me semble, un postulat sous-jacent et invisible qui semble assez largement répandu. Nous allons essayer de voir cela dans la partie suivante.

Quelques considérations sur la manière de transmettre la pensée critique

Parler du rasoir d’Ockham était surtout un prétexte. Ce principe reste bien évidement très utile dans de nombreux cas et notamment quand il s’agit de réfuter l’existence d’entité explicative superflue (extra-terrestre, cryptides, phénomènes psy, théières cosmique, licornes invisible et autres dragons dans le garage). Mais son application à des cas concrets est plus délicate et met en exergue une erreur logique que l’on a tendance à faire : considérer que le plus vraisemblable est nécessairement le plus rationnel à adopter. Et c’était plutôt cette idée que l’on voulait souligner ici.

Lutter contre cette idée c’est aussi aller vers une pensée critique plus large en cela qu’elle prend en compte au delà des considérations épistémologique, les conditions concrètes des individus, les enjeux et les intérêts particuliers qui peuvent gouverner a l’adoption d’une position. Cet aspect peut se retrouver dans certaines définition de l’esprit critique comme chez Matthew Lipman qui parle de sensibilité au contexte8 :

La pensée critique est cette pensée adroite et responsable qui facilite le bon jugement parce qu’elle s’appuie sur des critères ; elle est auto-rectificatrice ; elle est sensible au contexte.

Matthew Lipman (1988), « Critical thinking: What can it be? »

Je ne sais pas tout à fait ce qu’entendait Lipman par « sensibilité au contexte », mais il nous semble pertinent d’y voir une sensibilité aux enjeux. L’occasion de souligner que cette conception de l’esprit critique centrée sur la plausibilité n’est pas universelle. La recherche en esprit critique ou les théories du choix rationnel dépassent clairement cette conception là. Mais il semblerait qu’elle soit assez répandue dans une approche classique de la zététique (ce qui n’est pas sans rappeler la très bonne conférence Les deux familles du scepticisme de l’ami Tranxen)

Comprendre des choix jugés irrationnels

Il est d’autant plus intéressant de considérer ce double aspect vraisemblance et enjeux que c’est probablement quelque chose de cette forme-là qui a été sélectionné au fil de l’évolution et qui est effectivement implanté dans nos schémas de prise de décision9. Nous prenons des décisions en combinant ce qui nous semble vraisemblable (but épistémiques) et ce qui nous semble nous bénéficier (but non-épistémiques) 10. Prenons l’exemple d’une personne qui croit en une thèse conspirationniste. Ce n’est pas forcément que la personne croit plus vraisemblable que nous soyons dirigés par des lézards extraterrestres, mais c’est peut-être qu’elle considère plus utile, plus rentable pour elle de le croire. Cette utilité perçue peut d’ailleurs s’expliquer de différentes façons :

  • La personne peut percevoir qu’il vaut mieux croire dans l’existence des reptiliens. Par exemple en se disant que s’ils existent réellement et qu’on l’ignore, le risque de manipulation est énorme. Le risque inverse (y croire alors qu’ils n’existent pas) peut sembler moins grave.
  • La personne peut vivre dans un environnement social où cette croyance est valorisée.
  • Les engagements passées de la personne peut rendre très coûteux de changer d’avis.

Cette lecture permet également de comprendre pourquoi certaines personnes vont privilégier des thérapies alternatives et complémentaires (TAC). Ce n’est pas simplement que ces personnes jugent vraisemblable qu’une thérapie X soit plus efficace qu’une thérapie Y. C’est aussi le coût associé à chacune qui va guider ce choix. Par exemple, les TAC peuvent être perçues sans risque d’effet secondaire, plus en phase avec d’autres valeurs alors que le système de santé classique peut être perçu à la solde d’enjeux financiers ou source de discrimination. Des enjeux que l’on pourra juger pertinents.

De ce point de vue-là, il est difficile de considérer qu’un choix est irrationnel. Il est (presque) toujours rationnel à l’aune des enjeux perçus par l’individu. Ainsi, peut-être est-il un peu simpliste d’affirmer que les personnes qui s’opposaient au vaccin anti-covid était des « cons » sans prendre en compte les enjeux qui ont pu traverser ces individus (le manque de transparence, l’angoisse de la pandémie, la peur du contrôle, l’urgence…) comme cela est bien pointé dans la vidéo Le biais et le bruit de Hygiène Mentale (notamment à partir de 23:40) ou dans la série d’article Les gens pensent mal : le mal du siècle du blog Zet-ethique métacritique.

Ce qu’il faut croire et ce qu’il faut faire

Si l’on reprend une définition classique de l’esprit critique (Ennis 1991) « Une pensée rationnelle et réflexive tournée vers ce qu’il convient de croire ou de faire », il est intéressant de considérer séparément ces deux éléments ce qu’il faut croire et ce qu’il faut faire.

J’ai pensé dans un premier temps que ce qu’il faut croire correspond toujours à l’explication la plus vraisemblance alors que ce n’est pas nécessairement le cas pour ce qu’il faut faire. Pour reprendre deux exemples déjà donnés dans cet article, il serait rationnel de croire que mon champignon est probablement comestible et en même temps de ne pas le manger. Donc de croire en une théorie et d’agir en fonction d’une autre. Il serait rationnel pour la femme Cro-Magnon de croire que ce n’est pas un prédateur et en même temps de partir en courant.

Mais à la réflexion, je ne vois pas de raison pour que ce soit nécessairement le cas. Faut-il toujours accorder notre croyance à la théorie la plus vraisemblable ? On peut même trouver des contre-exemples : une théorie en philosophie de l’esprit affirme que la conscience11 n’existe pas ou du moins qu’elle n’existe pas comme on l’entend. Elle serait plutôt une illusion créé par notre système cognitif. Cette théorie s’appelle d’ailleurs l’illusionnisme. Quand bien même il y aurait des preuves solides de sa vraisemblance, j’imagine qu’il en va de notre santé mentale de ne pas trop y croire.
De la même manière, on pourrait aussi penser à la question de l’existence du libre arbitre. Quand bien même il serait plus probable que le libre arbitre n’existât pas, il pourrait être préférable de continuer d’y croire.

Il me semble qu’il n’y a pas de raison qu’il faille en soi croire en la théorie la plus parcimonieuse. Cela nous pousserait à nouveau à faire un bond périlleux à travers la guillotine de Hume. La prémisse « il faut croire ce qui est vraisemblable » est certes très utile la plupart du temps, il me semble que rien ne l’impose dans l’absolu. J’imagine que la plupart du temps il est même préférable de croire en une version approximative, facilement manipulable et transmissible qu’en la théorie la plus parcimonieuse.

Une vision plus globale de la pensée critique

Considérer que les choix et les actions d’un individu ne se base pas seulement sur ce qu’il considère comme étant le plus vraisemblable, ouvre d’autres pistes de réflexions qui peuvent être prolifiques.

Comme on l’a vu dans les exemples précédents, le recours à des TAC ou les discours conspirationnistes ne peuvent plus se réduire à la bêtise ou la méconnaissance de l’individu. Il convient de prendre en compte les enjeux qu’il perçoit autour de ces questions et qui le poussent à adopter tel ou tel point de vue.

Prenons un nouvel exemple : la question du nucléaire civil. Certaines organisations s’opposent au nucléaire en évoquant le danger qu’il représente (déchets, accidents…). Pourtant des sources sérieuses abondent pour expliquer en quoi la sécurité est très bien contrôlée et les risques assez minimes. On pourrait alors perdre son temps à développer en quoi ces discours sont contraires aux meilleures connaissances actuelles. C’est-à-dire restreindre le champ de réflexion de la pensée critique à une simple question épistémique.
Il semble plus riche de considérer plus globalement les enjeux perçus pour comprendre les différentes positions. Les risques liés au nucléaires peuvent être perçus comme particulièrement angoissants : les échelles de temps très longue, les représentations des catastrophes passées, la méconnaissance d’une technologie extrêmement complexe, … Probablement que ces éléments-là peuvent influencer les positions sur le nucléaire au moins autant qu’un seul point de vue épistémique de la question. Le contexte socio-politique dans lequel prend place cette technologie influence donc la représentation que peut en avoir la population : quel contrôle de la part de la population ? Y a-t-il des intérêts privés ou militaires ? Quelle confiance est accordée au gouvernement ?
Il est probable par exemple qu’un système davantage démocratique (transparence et contrôle sur nos choix énergétiques, médias sans conflits d’intérêts, …) pourrait favoriser l’adoption de points de vue plus informés et raisonnés.

Cela ouvre donc d’autres leviers d’action pour la pensée critique : au-delà de considérer simplement un individu, ses systèmes de croyances, ses stratégies argumentatives… on peut questionner et vouloir modifier le champ informationnel dans lequel il baigne et qui influence ses croyances et ses actions. Pour paraphraser Bertold Brecht : « On dit d’un fleuve emportant tout qu’il est irrationnel, mais on ne dit jamais rien de l’irrationalité des rives qui l’enserrent ».

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Un grand merci à mes camarades du Cortecs Jeremy Attard, Céline Schöepfer et Delphine Toquet pour leurs relectures attentives et leurs conseils pour la rédaction de ce texte qui est presque devenu un article collectif !

« Pilules roses – De l’ignorance en médecine » de Juliette Ferry-Danini (Note de lecture)

Avec « Pilules roses », la philosophe de la médecine Juliette Ferry-Danini nous livre son enquête édifiante sur un scandale entourant le Spasfon, et plus généralement le phloroglucinol, sa molécule active. Faisant partie des médicaments les plus prescrits et vendus (principalement) en France, et en majorité à des femmes, il se trouve qu’il n’a pourtant jamais fait la preuve de son efficacité selon les critères méthodologiques qui sous-tendent de nos jours la mise sur le marché d’un produit de santé. Les origines de cette situation d’ignorance ainsi que les conditions de son maintien dans le temps sont multiples, mais mettent au jour des défaillances tout autant épistémologiques qu’éthiques, le tout profondément imprégné d’un sexisme systémique dont l’institution médicale, des essais cliniques eux-mêmes jusqu’aux professionnels de santé en passant par les campagnes de publicité de l’industrie pharmaceutique, constitue la courroie de transmission.

L’ouvrage débute avec une image très parlante et pédagogiquement puissante de la façon avec laquelle les différents types de connaissances et de pratiques en médecine s’encapsulent les unes dans les autres : des boites gigognes, à l’intérieur desquelles s’entremêlent à la fois des questions épistémologiques (qui ont trait aux connaissances et à leur justification) et des questions éthiques (qui ont trait à ce qu’il convient moralement de faire). La boite qui contient toutes les autres, la plus visible, représente la façon avec laquelle le ou la professionnel-le de santé va informer son ou sa patient-e pour mener à une décision de santé éclairée. Elle dissimule toutes les autres boites, non moins importantes. D’abord, comment un-e professionnel-le de santé s’informe sur les différents médicaments à disposition et sur les données soutenant (ou pas) leur efficacité. Puis, comment ces données sont elles-mêmes produites. Cette dernière question en renferme deux autres : comment mener des essais cliniques sans produire de souffrance inutile et, finalement, à quelle méthodologie un essai clinique doit-il se plier, et pourquoi. Cette vision en boites gigognes donne sa structure à l’ouvrage, où chaque question est abordée l’une après l’autre. En plus d’être une étude de cas à propos du scandale entourant le Spasfon, il constitue donc également une très riche introduction à des questions plus générales concernant l’institution biomédicale dans son ensemble, du laboratoire de recherche au cabinet de consultation. Dans cet article, nous en présentons de manière très résumée certains aspects en particulier, mais le but étant de vous donner envie d’aller lire le livre, sachez que nous sommes loin d’être exhaustifs.

L’origine du problème

Tester un médicament, ça coûte de l’argent et ça prend du temps, deux éléments qui étaient pourtant à disposition (et plus qu’il n’en faut) des différentes entreprises qui ont commercialisé le Spasfon depuis sa mise sur le marché. En effet, commercialisé depuis les années 60, il est rapidement devenu un énorme succès industriel. C’est à mettre en rapport avec le nombre extrêmement faible d’études cliniques produites depuis plus d’un demi-siècle – sans parler de celles, encore plus rares, qui respectent une méthodologie un tant soit peu rigoureuse. Il semble qu’au moment de sa mise sur le marché, le médicament n’avait été testé que sur une poignée de personnes, dont une majorité de femmes, et qu’il ait profité d’un certain laxisme, probablement parce que les pathologies qu’il était censé traiter étaient dès le départ considérées comme principalement féminines. A cette époque, les contraintes pour mettre sur le marché un médicament étaient certes moins fortes qu’aujourd’hui mais, d’une part, cela n’a jamais été régularisé par la suite alors que des essais cliniques auraient pu être réalisés – et auraient du être exigés de la part des autorités – et, d’autre part, certaines expérimentations (où il s’agissait, en particulier, de provoquer volontairement des douleurs) ont été pratiquées alors qu’elles violaient des principes éthiques fondamentaux, même pour l’époque. La philosophe se fait alors historienne et met au jour des archives de l’époque pour appuyer son propos de manière convaincante.

Les mécanismes de maintien de l’ignorance

Pour comprendre comment une telle situation d’ignorance caractérisée a pu émerger et surtout se maintenir aussi longtemps, différents éléments sont à prendre en compte. En plus des essais cliniques déjà peu convaincants, d’autres études censées appuyer l’efficacité du Spasfon portaient en réalité uniquement sur des mécanismes biologiques (perçus comme) plausibles, ce qui constitue un niveau de preuve très faible en regard des standard actuels, loin derrière les essais contrôlés randomisés et les méta-analyses, par exemple – d’autant plus que certains de ces mécanismes étaient supposés agir sur les « spasmes » et les calmer, phénomènes dont l’existence même est très controversée. En réalité, comme le souligne l’autrice, il ne s’agirait probablement que d’un mythe comme il en existe d’autres autour du fonctionnement physiologique féminin, rappelant par exemple la fameuse « hystérie » psychanalytique, et dont une conséquence importante est la minimisation des ressentis – et en particulier de la douleur – des femmes. Un problème reposant sur un mythe, donc, ainsi qu’une solution toute trouvée pour le résoudre, toute aussi mythique mais qui peut pourtant convaincre par sa simplicité.

On voit un biais sexiste à l’œuvre déjà à au moins deux endroits ici : dans le laxisme concernant les conditions de la mise sur le marché d’un médicament censé prévenir ou soulager des maux perçus comme principalement féminins, et dans les conditions même de justification de l’efficacité d’un traitement, quand bien même celle-ci repose déjà sur des bases très fragiles. Mais ce n’est pas fini. Il reste également à expliquer comment le succès du Spasfon a pu se maintenir dans le temps en dépit de son inefficacité probable – il est également affaire de discriminations et de présupposés sexistes ici. Imaginez que vous vouliez faire de votre médicament un succès commercial. Une fois qu’il est mis sur le marché, vous pouvez faire de la publicité pour convaincre directement les patients et les patientes de son efficacité, mais c’est long, coûteux, sans certitude que cela soit vraiment efficace. Vous pouvez aussi, et c’est la stratégie que l’autrice s’attache à décrire ici, concentrer vos efforts sur les professionnel-les de santé, par exemple en payant très cher le fameux « office de vulgarisation pharmaceutique » pour faire inscrire votre médicament dans le dictionnaire pharmacologique de référence (en France) : le Vidal, ou bien pour qu’il fasse votre publicité directement auprès des professionnel-les de santé. (Ici, nul besoin de supposer un quelconque lavage de cerveau : simplement contrôler l’information disponible et la façon avec laquelle on la perçoit est beaucoup plus efficace.) Ensuite, une fois que celleux-ci sont enclin-es à prescrire votre médicament en masse, le fait qu’en général les patients et patientes font confiance aux professionnel-les de santé qu’ils et elles consultent fera le reste. De plus, concernant les traitements visant à soulager la douleur chez les femmes, le fait que les professionnel-les de santé ont tendance à minimiser systématiquement celle-ci permettra également de protéger votre médicament de la réfutation de son efficacité : si la patiente n’a plus mal, c’est bien la preuve que votre médicament est efficace ; si elle a encore mal, c’est probablement « psychologique », ou dû au fait que « les femmes ont tendance à exagérer leur douleur », rien à voir avec l’inefficacité de votre médicament. Ainsi, le risque est minime qu’on cherche à le remettre en question en produisant, par exemple, de nouvelles études cliniques. L’ignorance à la base du problème se reproduit donc d’elle-même – et le tout s’auto-entretient.

Il faut bien sûr prendre ceci pour ce que c’est : un modèle, forcément simplifié, d’un mécanisme possible de reproduction des discriminations expliquant le maintien dans le temps d’un tel produit de santé sans efficacité propre. Pour autant, il capture déjà des aspects essentiels du processus. Pour une vision plus fouillée et complète, nous vous invitons bien sûr à lire l’ouvrage.

Secret de Polichinelle et éthique du placebo

Finalement, il apparaît que l’inefficacité du Spasfon serait plus ou moins un secret de polichinelle chez les professionnel-les de santé. Comme montré dans le livre, beaucoup le savent très bien ou du moins s’en doutent fort, et pourtant continuent de le prescrire. Nul besoin de supposer qu’iels sont payé-es directement par l’industrie pharmaceutique pour ça : encore une fois, l’inertie de l’habitude couplée d’une rationalisation du type « les patientes sont habituées » ou « dans tous les cas on peut jouer sur l’effet placebo, ce qui ne fait jamais de mal », suffit à expliquer cette situation. Et justement, c’est sur ce dernier point – l’utilisation des placebos en médecine – que l’autrice clôture son ouvrage. Elle se prononce en effet en défaveur de leur utilisation, pour plusieurs raisons en accord à la fois avec les recommandations issues des meilleures méta-analyses sur les effets supposés de l’administration d’un placebo et sur des travaux fondamentaux en éthique du biomédical, dont elle est d’ailleurs spécialiste. Allant à l’encontre d’une idée reçue (qui semble intuitive de prime abord) souvent entendue en défense des traitements qui n’ont pas fait la preuve de leur efficacité spécifique, elle montre que non, l’administration d’un placebo n’est pas (toujours) sans danger. D’une part, il peut y avoir des effets directs de l’administration d’un placebo, notamment lorsque celui-ci est « impur » – c’est-à-dire qu’il y a un principe actif, c’est juste qu’on a de bonnes raisons de penser que ce principe n’agit pas sur la pathologie que l’on veut traiter. Quant aux placebos purs (qui ne contiennent aucun principe actif), les meilleures études sur le sujet montrent que l’effet placebo a été surestimé pendant des décennies, et qu’en réalité, quand il existe, il est assez faible, trop faible pour apporter un bénéfice thérapeutique substantiel – vous ne pouvez pas guérir grâce à un placebo, mais son administration couplée à certains éléments de contexte thérapeutique peut avoir un effet sur certains de vos symptômes, comme par exemple la douleur. Mais d’autre part, il y a aussi des effets indirects : certains médicaments prescrits comme « placebo » peuvent être achetés sans ordonnance, et donc la croyance dans leur efficacité peut mener à de l’automédication, éloigner les personnes de traitements efficaces et donc diminuer leurs chances d’être soignées correctement. De plus, du point de vue éthique, administrer un placebo à un ou une patient-e à son insu c’est aller contre leur consentement, puisqu’iels ne sont alors pas en mesure de prendre une décision éclairée. De nouveau, nous vous invitons à lire l’ouvrage pour une présentation bien plus riche et détaillée des raisonnements sous-jacents à cette discussion.

Conclusion

Puisant à la fois dans l’épistémologie, la philosophie, l’éthique, l’histoire et la sociologie de la médecine, l’ouvrage de Juliette Ferry-Danini apparaît donc incontournable pour toute personne désireuse d’aiguiser son esprit critique sur la production, la diffusion et l’application des connaissances en médecine. Celles-ci, d’un point de vue féministe, ne semblent pas pouvoir se départir de leurs conditions sociales et culturelles d’émergence où les logiques patriarcales et mercantiles, comme souvent, vont de pair dans la production et le maintien d’une ignorance stratégique.

Vélos électriques, cliquet et cambouis : cas pratique de la techno-critique

Le débat sur le vélo à assistance électrique (VAE) revient souvent, et pas seulement dans les ateliers de vélo. Il est désormais un objet du quotidien. Il est présent dans les rues, on en possède ou on connaît des gens qui en possèdent. En cela, il est un objet sur lequel tout le monde ou presque peut prétendre avoir à dire quelque chose d’intéressant. Je ne parle pas d’expertise, mais au moins d’une expérience vécue, ce qui est à prendre en compte sérieusement quand on formule une critique, sans quoi cette dernière est « hors-sol », théoriquement intéressante mais condamnée à flotter dans le monde des idées.
Même s’il est possible de formuler des critiques pertinentes sans les accompagner de propositions d’alternatives réalistes, il est utile de poursuivre la réflexion vers ces alternatives. Mais ne nous trompons pas d’ordre : il faut d’abord critiquer radicalement pour savoir ce qu’on se donne le droit d’imaginer comme alternative, et ce qu’on serait prêt à effectuer comme compromis.

Dans cet article, je m’appliquerai à critiquer le vélo électrique en faisant apparaître des reliefs qui nous échappent dans le cadre de son utilisation quotidienne. Puis je ferai une brève ouverture sur la portée concrète de cette critique.

Acier ou alu ? Le choix du cadre

Très vite, les débats sur les VAE (et en général sur les technologies incluant des éléments électroniques) amènent à parler d’écologie, de production électrique et de fabrication des batteries (Exemples : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7). On sort des chiffres, des rapports, on argue que tel ou tel dégât environnemental est acceptable ou non en regard du bénéfice obtenu, et parfois on s’improvise expert en réseau électrique européen.

Ce sont des discussions très intéressantes dans lesquelles, si on est en présence de personnes renseignées, on peut apprendre énormément d’informations techniques applicables à d’autres sujets : la production d’électricité est liée au nucléaire, aux réseaux, aux sources de production d’électricité non pilotables ; la fabrication des batteries est liée à l’exploitation de métaux dont les procédés entraînent de graves pollutions…

Ce faisant, on rejoue certainement des discussions qui ont déjà eu lieu chez les ingénieurs chargés de la conception des VAE et dans les bureaux d’études d’impact environnementaux. Il s’agit également du cadrage médiatique habituel sur ces questions.

L’enjeu est la résolution de problèmes (pour reprendre les termes d’une typologie proposée par Irène Pereira1), une instrumentalisation de la pensée au service d’un objectif précis, mobilisant des connaissances et des compétences spécifiques, souvent liés à des sciences formelles, à la physique et à la chimie.

Ce cadre de réflexion, si intéressant et pertinent qu’il soit, n’est pas le seul possible.

Son pendant est la contextualisation de problèmes, qui cherche à contextualiser l’objet et les connaissances qu’on en a, en faisant davantage appel à des sciences sociales et humaines. On questionne la pertinence de l’objet et ses liens avec son contexte, plutôt que l’objet lui-même.

Tentons d’appliquer un cadre de contextualisation avec nos VAE. Voyons comment en parler autrement que par la technique et l’écologie, voyons quelles questions se poser face à cet objet, et s’il est possible de le dépasser pour l’inscrire dans un propos plus large.

Angle d’attaque et pertinence

En mécanique, quand on diagnostique un vélo cassé, on identifie plusieurs sources de dégradations et donc plusieurs interventions pour le réparer. Pour un seul problème, il peut y avoir plusieurs sources : une crevaison suppose de vérifier l’état de la chambre à air, du pneu, du fond de jante, du réglage des freins, de questionner les habitudes d’utilisation de la/du cycliste… Chaque intervention possible est un angle d’attaque différent, l’idéal étant d’intervenir sur tous. Mais peut-être que certains angles d’attaque sont plus pertinents que d’autres, car davantage susceptibles d’occasionner un dégât.

Dans l’étude d’un sujet complexe tel que le VAE (N’étant pas certain que l’on puisse qualifier le VAE de « question socio-scientifique » (QSS) tel que définie dans la thèse de Gwen Pallarès2 (chapitre 2), je me contrains ici à parler de sujet complexe, car la grille d’analyse qu’elle fournit pour les QSS me semble s’appliquer dans ce cas-là.), plusieurs angles d’attaques sont aussi possibles : les aspects politique, économique, social, sanitaire, environnemental, scientifique, technique et axiologique (qui a trait aux valeurs) sont autant de manières d’aborder le sujet. Si l’idéal est de l’étudier sous tous ces angles, l’humilité nous rappelle que nous ne disposons pas forcément des connaissances ni des compétences pour ce faire, chaque angle faisant appel à des disciplines, sinon au moins à des savoirs, spécifiques. Néanmoins il faut garder en tête que ces aspects existent et que certains sont probablement plus pertinents à étudier que d’autres selon le sujet. Difficile toutefois d’évaluer cette pertinence à moins d’avoir un tableau d’ensemble déjà bien complet du sujet. Je ne m’aventurerai pas à affirmer que tel angle est plus pertinent qu’un autre dans l’absolu, je soulignerai simplement qu’il vaut la peine d’aller creuser en priorité les angles d’attaque dont il est rarement question dans le traitement médiatique habituel du sujet. L’intérêt est de faire émerger d’autres facettes du débat, pour peser dans la balance et réintroduire de la complexité là où on pensait peut-être avoir fait le tour.

Concernant les VAE, là où les angles d’attaques privilégiés sont techniques et environnementaux, il me semble pertinent d’explorer les angles politiques et axiologiques.

L’inexorable cliquet

Les VAE sont un sujet de discussion même en dehors du monde des cyclistes et des mécanos. Certaines personnes s’offusquent qu’on critique cette technologie dont elles disent ne plus pouvoir se passer. Tout magasin de vélo a dû se positionner et décider si il vendait et réparait, ou non, des VAE. Des entreprises proposent des VAE de fonction à leurs employé·es (ce qui, étant donné le prix de ces engins, s’avère plus intéressant que de proposer cela avec des vélos mécaniques).

Rien qu’avec ces exemples, on constate que le VAE a occasionné des changements d’organisation sociale. C’est là qu’on voit l’aspect politique de cette technologie.

La question se pose alors : Pourquoi on utilise le VAE ? Et si on constate qu’il est devenu indispensable, alors comment l’est-il devenu ?

Une technologie n’est pas neutre. Tout ne dépend pas de ce que l’on en fait. Une technologie est nécessairement conçue dans un but, que l’on peut chercher à contourner, mais jusqu’à certaines limites. Une technologie n’est ni bonne ni mauvaise en soit, mais pas neutre non plus. Elle sert un projet qui reflète la vision du monde de ses concepteurs.

Lorsque le but qu’on cherche à atteindre est envisagé sous sa seule dimension technique, on peut parler de réductionnisme3 technologique. Dans le cas de la mobilité, l’angle d’attaque techno-réductionniste4 cherche à optimiser la vitesse en compromis avec la sécurité et l’accessibilité.

Lorsqu’une technologie a pour seul objectif de répondre aux problèmes posés dans le cadre techno-réductionniste, on parle de solutionnisme technologique (pour reprendre le néologisme de Evgeny Morozov).

Le VAE s’inscrit dans cette logique-là, conçu pour rouler vite facilement tout en conservant l’ergonomie et la sécurité d’un vélo.

Tout pourrait s’arrêter là, mais les réductionnisme et solutionnisme technologiques ont pour conséquence de créer de nouveaux problèmes. En effet, en négligeant les aspects non purement techniques du sujet duquel il est question (en l’occurrence la mobilité), on n’envisage pas les interactions de la technologie avec ceux-ci. Aucune « solution technique » ne saurait être parfaite ni isolée de la société dans laquelle elle évolue. Nécessairement, des problèmes techniques adviendront, qu’ils soient propres à cette « solution » ou issus de ses interactions avec la société.
Le VAE dispose de batteries valant assez cher. Se pose le problème du vol et des assurances spécifiques. Ces batteries consomment du lithium à la fabrication. Se pose le problème des pollutions liées à l’extraction minière. Le VAE est lourd et va en moyenne plus vite que les vélos mécaniques. Se pose le problème de l’interaction avec les autres cyclistes sur les pistes existantes.

En poursuivant la logique des réductionnisme et solutionnisme technologiques, ces nouveaux problèmes sont envisagés sous leur angle technique, et on leur cherche des solutions techniques, lesquelles créeront de nouveaux problèmes, et ainsi de suite.

On en arrive au point crucial : conjointement à ce processus de surenchère technique, la société dans laquelle il prend part s’adapte en intégrant chaque solution technique. Cette adaptation est loin d’être purement technique : les différents aspects évoqués plus haut (social, politique, économique, technique, scientifique, environnemental, sanitaire, axiologique) interagissent toujours entre eux. Ainsi, la loi évolue pour prendre en compte les nouvelles pratiques de mobilité, les assurances pour prendre en compte ces nouveaux véhicules, les routes s’adaptent, les magasins de vélos intègrent des VAE ou militent contre… Inéluctablement, les évolutions techniques provoquent des effets en dehors de la technique. Gardons cela en tête lorsqu’on parle de « problème technique » : aucun problème n’est purement technique.

Une fois que la société dans laquelle évolue cette technologie s’est modifiée en relation avec cette dernière, il est quasi-impossible de revenir en arrière. Tel un cliquet, les implémentations techniques avancent mais ne reculent pas. Leur existence s’insère dans un réseau d’interdépendances. Chaque nouveau problème qu’elles causent est alors plus simple à régler par une nouvelle solution technique, plutôt que par le retrait de la précédente. Ce retrait nécessiterait techniquement de vastes chantiers, et socialement de renoncer unanimement aux bénéfices qu’on retire de cette technologie.

Si l’on a accepté l’arrivée de la technologie, pourquoi ne pourrait-on pas se mettre d’accord pour son rejet ? Car les processus ne sont pas équivalents. Le développement des technologies ne dépend d’aucun processus démocratique, et parfois ne répond à aucun besoin. Les technologies sont projetées dans la société sans qu’une demande de celle-ci n’ait été formulée.
Leur rejet nécessite en revanche des efforts considérables, en raison justement du réseau d’interdépendances dans lesquels elles s’insèrent.
Pour se figurer l’ampleur du chantier, tentons d’imaginer tout ce que supposerait l’abandon d’une technologie comme celle du smartphone…

Le progrès technique est assimilé au progrès social, ce qui est une erreur si on souhaite se donner le temps d’évaluer les conséquences des technologies. Une fois insérée dans son réseau d’interdépendances, une technologie est pratiquement intouchable. Les problèmes que ses critiques identifient sont réduits à leur aspect technique, prétextes à développer de nouvelles solutions techniques.

Conflit de valeurs

Les conséquences de ce cliquet de la technologie sont objectivables, mais soumises à des jugements de valeurs, qui dépendent de nos positions sociales, de nos intérêts matériels et de nos visions du monde. C’est-à-dire que même si l’on reconnaît tous les changements sociaux que l’introduction d’une technologie comme le VAE occasionne, on ne sera pas d’accord avec tout le monde avec le caractère « souhaitable » ou non de ces changements.

Même les anarchistes ne sont pas d’accord sur la posture à adopter vis-à-vis de la technologie : des libristes qui codent des crypto-monnaies aux anti-tech convaincus, le spectre est large.

Considérons d’abord que le mécanisme de cliquet est anti-démocratique. La technologie progresse, se complexifie et s’étend de façon quasiment autonome, comme n’importe quel phénomène culturel. Elle n’est pas soumise à un processus démocratique qui aurait éventuellement le pouvoir de la stopper, ou au moins de la questionner.5

Or, si une société ne peut pas complètement contraindre des technologies et que ces technologies modèlent cette société, cette société se retrouve en partie dépossédée des choix de sa propre trajectoire.

Quelle trajectoire une technologie induit-elle ? Si l’on ne peut pas le prévoir avec certitude ni généraliser les exemples de ce que des technologies ont eu comme effets, on peut dégager des tendances.

Ivan Illich6, dans ses analyses des institutions, identifie ce qu’il nomme des « contre-productivités paradoxales »7 : « On peut présenter ce concept au moyen d’une formule faite pour choquer : passé certains seuils critiques de développement, plus croissent les grandes institutions de nos sociétés industrielles, plus elles deviennent un obstacle à la réalisation des objectifs mêmes qu’elles sont censées servir […] »8

Résumons ici les trois types de contre-productivité qu’il identifie. Ainsi, passé un certain seuil critique de développement, une institution produit :

– Les externalités négatives : Des effets négatifs directs sur les systèmes qui lui sont extérieurs. Pollutions, augmentation des coûts, risques sanitaires…

– Une contre-productivité du système envers lui-même : Il s’agit en quelque sorte de la spirale de solutions techniques à produire pour répondre aux problèmes techniques causés par les précédentes solutions techniques, mais en restreignant l’analyse à l’institution dont on parle. L’institution crée elle-même les problèmes qui entravent son bon fonctionnement, elle engendre son propre blocage.

– Une contre-productivité du système envers ses alternatives autonomes9 : « […] le monopole d’un produit hétéronome prive les personnes de toute capacité d’accomplir par leurs propres forces une action homologue. » 10

L’illustration des externalités négatives des VAE est déjà couverte, comme évoqué plus haut : pollutions dues à l’extraction des composants électroniques, augmentation des coûts, gestion des déchets électroniques…

Concernant l’auto-blocage du système hétéronome, je ne sais pas s’il a ou aura lieu. En revanche, le VAE poursuit les mêmes objectifs que la voiture, qui elle, subit son auto-blocage notamment en permettant d’agrandir constamment les distances quotidiennes à parcourir. Le VAE s’inscrit dans cette logique d’accepter les grandes distances et donc de devoir recourir systématiquement à des véhicules toujours plus rapides et puissants.

C’est dans sa contre-productivité envers les alternatives autonomes que le VAE a le plus d’impact.

Là où un vélo musculaire 11 est relativement simple à entretenir au quotidien et ne représente pas un grand danger si certaines pièces sont défaillantes, le VAE demande beaucoup plus de soins (son poids et sa vitesse rendent nécessaires de bons réglages) et est plus complexe du fait de son système électronique.

De fait, beaucoup de mécanicien·nes de magasins et d’ateliers ne sont pas formé·es aux réparations spécifiques aux VAE et ne disposent pas des outils nécessaires. Certaines pièces comme les batteries ne sont réparables que par le constructeur, il faut donc lui envoyer en colis et attendre un renvoi.

Cette complexité d’entretien va à l’encontre d’une des revendications politiques des mouvements vélorutionnaires : la « vélonomie », ou tout simplement le fait d’être autonome dans l’entretien et la réparation mécanique d’un vélo et plus largement dans sa capacité à se déplacer à vélo librement et sans entrave.12

Une raison de l’adoption du VAE, souvent déclarée par ses utilisateurs eux-mêmes, est sa facilité d’usage comparée à celle du vélo musculaire. Cette facilité, pour les utilisateurs de VAE, est un facteur de remplacement du vélo musculaire par le VAE. En effet, le VAE n’est pas différent du vélo au même titre que la voiture l’est du train. Avoir une voiture ne remplace pas l’usage qu’on peut faire du train, alors que le VAE tend plus facilement à remplacer l’usage du vélo.

Enfin, le prix des VAE encourage le développement d’entreprises de locations à destination des particuliers ou du personnel d’entreprises (en tant que vélo de fonction). Quelle meilleure incitation à acquérir un VAE qu’une location à prix très réduit suivie d’un rachat à un très faible pourcentage du coût d’origine ? 13

Ce qu’il faut faire

Dernier point que je voudrais aborder, qui peut sembler un peu fumeux au premier abord : la dimension prescriptive implicite des technologies (en l’occurrence du VAE).

Comme évoqué plus haut, toute technologie est conçue dans un but. L’utilisation optimale qui doit en être faite est donc prescrite. Même si on peut tenter de détourner cette utilisation en vue d’autres objectifs, on ne peut le faire qu’à la marge, et l’efficacité de la technologie baisse. En tant qu’usager d’une technologie qui ne tolère que peu de détournements de son utilisation optimale, on en vient à conclure que l’usage optimal est nécessaire, qu’il faut le réaliser.

À plus large échelle et également évoqué plus haut, la technologie s’insère dans une société et la modèle. Elle modifie la manière dont on évolue dans cette société au quotidien et produit ainsi de nouvelles normes sociales.

Ces deux mécanismes, l’un à l’échelle individuelle et l’autre à l’échelle des transformations sociales, participent à brouiller les limites entre le descriptif et le prescriptif.

Si le VAE dispose d’une batterie et d’un moteur, c’est bien que celle-ci doit être chargée pour que celui-ci nous permette de circuler vite et sans effort.

Si le VAE permet de parcourir de grandes distances, c’est bien que les grandes distances sont normales.

Ce qu’on fait, ce qui se fait, devient ce qu’il faut faire.

Ouverture : mettre les mains dans le cambouis

Cette critique de la technologie ne doit pas occulter les avantages que peuvent en tirer les utilisateurs, ni les raisons qui les poussent parfois malgré eux à l’utiliser.

En l’occurrence, il faut reconnaître qu’il est bien plus pratique, voire indispensable, de disposer d’une assistance électrique quand on parcoure plusieurs dizaines de kilomètres chaque jour en livraison, quand on doit porter de lourdes charges ou des enfants, quand on habite dans un coin avec de forts dénivelés, quand les transports en commun ne desservent pas nos destinations, quand nos trajets quotidiens sont longs, ou tout simplement quand on galère à pédaler !

Une proposition que j’ai parfois entendue, qui souhaite faire la synthèse entre la critique de la technologie et la prise en compte des usages réels, est qu’il faudrait réserver les VAE aux personnes en ayant vraiment besoin.

Au-delà des questions d’organisation que cela poserait (Comment faire concrètement pour éviter un marché noir ou des fraudes ? Comment catégoriser ce qui relève du besoin ou du confort ?), il faut garder en tête que la conséquence de l’introduction d’une technologie dans une société est, pour toutes les raisons détaillées plus haut, qu’elle se généralise et fait ressentir ses effets à l’extérieur de la sphère de ses utilisateurs. On ne peut pas, par le droit, restreindre les utilisations possibles d’une technologie. Le fait précède le droit.

Cette critique n’a évidemment pas pour but de prôner l’interdiction du VAE, et surtout pas aux personnes qui déclarent en avoir besoin. Elle ne vise pas à fermer le débat, mais tente de montrer une complexité, pour imaginer des alternatives (qui ne soient pas simplement des solutions technologiques) les plus cohérentes possibles et prenant en compte un maximum d’aspects (politiques, axiologiques, sociaux…).

Si on ne peut pas se contenter de critiquer sans apporter d’alternatives, ces alternatives doivent être réfléchies. Mettre les mains dans le cambouis c’est bien, mais un cambouis critique.

Un exemple (dont je me permets de parler parce que je le connais de l’intérieur) : Aujourd’hui une majorité des livreurs de Deliveroo et Uber Eats roulent en VAE. Une solution technique dont le seul objectif serait de ne pas utiliser le VAE, serait de trouver un autre moyen de transport, ce qui laisse les problèmes de fond intacts : pourquoi les livreurs utilisent-ils des VAE ? Pour rentabiliser la moindre seconde étant donnée leur paye dérisoire, et pour ne pas s’épuiser à la tâche.

Payer décemment les livreurs et leur fournir un vrai cadre de travail remettrait en cause l’utilisation de VAE. Mais aussi l’existence des plate-formes pour qui ils travaillent : peut-être qu’au fond, le réel problème réside dans le modèle économique de celles-ci ?
Ce qu’on voit dans cet exemple, c’est bien que le problème n’est pas l’usage qu’on fait des technologies, mais le contexte (social, économique, politique…) qui les rend indispensables, ainsi que les conséquences de leur développement.

La question n’est pas « Peut-il y avoir une bonne utilisation du vélo électrique ? » mais « Pourquoi et comment s’est-il imposé ? ».

Je vous laisse le soin d’étendre cette réflexion à d’autres domaines…14

En bonus, une petite biblio de références qui ont énormément nourri cette réflexion, sans que je puisse les citer précisément :

Relevé provisoire de nos griefs contre le despotisme de la vitesse à l’occasion de l’extension des lignes du TGV.
Ce texte, publié par l’Encyclopédie des nuisances en 1998, reste très actuel. Prenant pour prétexte le TGV, il s’agit d’une critique sociale de la technique et de l’injonction à la vitesse.

L’idéologie sociale de la bagnole
Court texte d’André Gorz publié en 1973, qui décrit avec un ton acerbe la contre-productivité de la voiture et la manière dont elle modèle la société.

Énergie et équité
Livre d’Ivan Illich sur les transports. Il se focalise sur la voiture, pour en faire une critique sociale. Il y expose son concept de vitesse généralisée : à l’aide d’un calcul (à la méthodologie douteuse, il l’admet lui-même) prenant en compte le temps passé à travailler pour payer sa voiture, ainsi que tout le temps passé immobile dans les bouchons ou à la pompe à essence, il avance que les automobilistes ont une vitesse moyenne plus faible que les cyclistes.
De joyeuses pensées pour tout vélorutionnaire !

Dans les rouages de la ville-machine – enquête sur la smart-city lyonnaise
Brochure de 50 pages par le collectif Les Décâblés (leur écrire : lesdecables@riseup.net). Ce texte examine différentes innovation technologiques urbaines déjà en place ou en projet, dans les environs de Lyon. Un chapitre traite des transports.

Reprendre la terre aux machines
Livre du collectif L’Atelier Paysan, paru en 2021 au Seuil, qui explique la manière dont les technologies agricoles se sont répandues et ont progressivement verrouillé le système agricole en rendant dépendants les exploitants. C’est une illustration ciblé du principe de cliquet que j’expliquais dans l’article.

L’intelligence artificielle ou l’enjeu du siècle
Livre du philosophe Éric Sadin, paru en 2018 à L’Échappée. À travers son analyse des enjeux sociaux de l’intelligence artificielle, il développe des concepts à mon avis applicables en partie à d’autres technologies, notamment le « pouvoir d’infléchissement des comportements ».

« Esprit critique : détrompez-vous ! » Une exposition… critiquable

L’exposition « Esprit critique : détrompez-vous ! » a été co-conçue par les CCSTI (Centre de Culture Scientifique, Technique et Industrielle) Cité des Sciences (Paris), Cap Sciences (Bordeaux) et le Quai des savoirs (Toulouse). Elle a été présentée au public la première fois en mai 2021 et elle l’est encore à l’heure où j’écris.
Il me semblait important de proposer un point de vue… critique, justement, sur cette exposition. En effet l’esprit critique est connoté très positivement et on ne peut que saluer l’initiative d’établissements de culture scientifique de proposer une exposition sur ce thème. Mais il faut questionner les bases sur lesquelles repose l’exposition et la réussite de l’objectif pédagogique. Pourquoi avoir voulu concevoir cette exposition ? Quelle conception de l’esprit critique est véhiculée ? Que produit le dispositif dans son ensemble pour le public ? Prises isolément, les différentes parties de l’exposition atteignent-elles leur objectif ?

ATTENTION, si vous n’avez pas visité l’exposition, cet article révèle TOUT.

Avant de mettre en ordre ces questions, un mot sur moi.

Je n’ai pas fait d’études ni de travaux de recherche liés à l’esprit critique. Si vous avez le sentiment que j’affirme des choses qui ne correspondent pas à la littérature sur le sujet, c’est sûrement vrai. La majorité des choses que je connais sur la littérature provient de vulgarisation effectuée par des chercheur·euses, donc c’est incomplet et peut-être que j’ai mal compris ce que j’ai lu et entendu.

J’ai un lien d’intérêt à déclarer puisque j’ai travaillé pour un des établissements qui a accueilli l’exposition. Toutefois dans la mesure où je n’ai signé aucune clause de confidentialité, où je ne diffuserai pas de photo prises dans l’exposition et surtout où je ne critiquerai personne, mon propos est relativement libre.
C’est aussi parce que j’ai travaillé dans l’exposition que je me permets d’en parler : à force d’éprouver les dispositifs, de discuter avec le public et d’observer ses réactions, de mener des visites pour des groupes scolaires, j’ai pu comprendre ce qui fonctionnait ou non et faire des liens avec mes (quelques) connaissances théoriques sur l’esprit critique.

Globalement, à quoi ressemble l’exposition ?

La scénographie représente une ville composée de plusieurs pôles correspondant à des lieux emblématiques tels qu’une pharmacie, une salle de spectacle, une mairie, etc. Chaque lieu dispose de plusieurs modules interactifs. On peut circuler comme on le veut dans la ville et découvrir les lieux comme on le souhaite.

À l’entrée, on s’équipe d’un bracelet connecté qui va permettre d’interagir avec les modules. Le bracelet enregistre nos interactions et donne un « bilan » à la fin de l’exposition (j’en reparle à la fin).

Chaque lieu est également agrémenté d’un panneau de présentation avec un petit texte faisant le lien entre l’esprit critique et le thème du lieu. J’y reviendrai également à la fin.

Je tiens à souligner que je considère cette exposition comme un excellent support de médiation dans le cadre de visites de groupes (scolaires ou autres). Elle offre de nombreuses accroches pour aborder des sujets intéressants, pour creuser des aspects assez pointus de l’esprit critique, pour générer des discussions critiques avec des élèves. Le parcours étant libre, en tant que médiateur·ice on peut facilement passer d’un thème à l’autre pour satisfaire au mieux les intérêts qui émergent dans le groupe.

Toutefois cela demande beaucoup d’agilité et de concentration, car comme je tente de l’expliquer plus bas, le contenu de l’exposition et la conception des dispositifs interactifs véhiculent des idées sur l’esprit critique que j’estime dommageables, d’où la nécessité de « corriger le tir » en permanence.

Les médiateur·ices sont bien sûr présent·es dans l’exposition pendant les temps de visite libre en grand public, mais d’une part nous ne sommes pas tenu·es de pallier les manques d’une exposition et d’autre part nous ne pouvons pas accompagner tout le monde en permanence. C’est cette visite libre qui m’inquiète le plus, car je me demande bien ce qu’on peut apprendre sur l’esprit critique et quels questionnements peuvent être amenés pendant la visite.

Je le répète et j’insiste, l’exposition prend tout son intérêt avec une visite guidée. Toutes les critiques que j’émets ci-dessous peuvent être contrebalancées par le discours des médiateur·ices, et les échanges permettent d’engager une réflexion beaucoup plus riche que ce que les seuls dispositifs proposent.
Derrière ma critique, je reconnais tout le travail abattu par un grand nombre de personnes. Le sujet de l’esprit critique n’est pas facile à mettre en scène ainsi, et je ne prétends pas pouvoir faire mieux. Ne connaissant rien du processus de création de l’exposition, je me contente de critiquer le produit fini dans le contexte d’une visite non accompagnée.

Passons maintenant en revue les différents lieux de l’exposition. Cela peut paraître superflu de détailler certains dispositifs mais je ne peux pas justifier ma critique sans décrire ce qui l’a motivée.

La mairie

Le thème est ici assez flou puisqu’il mélange politique, argumentation, stéréotype et surconfiance.

Dans un coin on trouve une vidéo avec trois personnages joués par le même acteur, tenant chacun un discours sur le changement climatique. On nous demande de voter pour le personnage qui nous a le plus convaincu, puis on nous propose une brève analyse des discours qui décortique les paralogismes utilisés (faux dilemme, appel à la nature, effet puits, etc.) ainsi que les allures des personnages (l’un d’eux correspond par exemple au stéréotype du politicien en cravate).

À côté se trouve un petit jeu qui apprend à détecter des arguments fallacieux en se basant sur une liste d’exemples.

Plusieurs problèmes sautent au yeux.

Ces deux premières activités, faites dans le cadre de la « mairie », établissent de fait un lien direct entre le champ politique et les tromperies argumentatives volontaires. Le thème des arguments fallacieux n’étant pas repris par la suite dans l’exposition, le lien avec le champ politique semble exclusif. Ce lien est questionnable puisque la distinction entre sophismes et paralogismes n’est pas précisée : là où le sophisme est un argument fallacieux énoncé avec la volonté de tromper, le paralogisme est une faute sincère de logique. Ainsi il est ici implicite que les erreurs argumentatives sont uniquement faites dans un but manipulatoire et lié à la politique.

De plus, aucune nuance n’est apportée à ces « sophismes ». Leur pertinence est écartée d’emblée, sans considérer qu’ils relèvent pour la plupart d’erreur de logique informelle (c’est-à-dire que l’erreur ne vient pas de leur structure logique mais plutôt du contexte d’émission), qu’ils peuvent donc connaître un certain domaine de validité et qu’ils sont émis rationnellement d’après les données disponibles par leur émetteur1.

Petit détail qui fait tache sur le jeu présentant la liste d’exemples de sophismes : une bonne partie des exemples donnés ne correspondent pas aux noms des sophismes en question.
Pour résumer, ces deux activités tombent dans la critique maintenant classique faite à l’utilisation de la notion de « sophisme » en zététique : on apprend des listes d’arguments fallacieux qui semblent pouvoir disqualifier une argumentation (voire la thèse défendue ou la personne qui argumente) dès lors qu’on les détecte, sans s’intéresser au contexte d’argumentation. Quelle pertinence peut-il y avoir à faire la chasse aux sophisme, par exemple, dans une conversation en plein repas de famille ?

Passé cela, un autre jeu propose d’associer des images de personnes à des métiers dans un temps très limité. Évidemment, la plupart des gens réagissent d’après des stéréotypes culturels : associer l’homme avec un chapeau de paille au métier de jardinier, une femme accompagnée d’enfants au métier d’enseignante, un homme penché sur son ordinateur avec un smartphone à la main au métier d’informaticien, etc. Et… c’est tout ! Un écran de correction nous indique ensuite qu’au dos des images des personnes se trouvaient des descriptions qui donnaient des indices quant à leur véritable métier. Sauf que :

– Le temps imparti est de toute façon insuffisant pour lire ne serait-ce qu’une seule des descriptions. Dans le but de réussir ce petit jeu, réagir avec des stéréotypes est finalement très rationnel puisque ce sont les seuls indices disponibles (de plus les stéréotypes mobilisés sont plutôt innocents, rien de basé sur la couleur de peau par exemple).

– Une fois qu’on prend le temps de lire toutes les descriptions, on se rend compte qu’aucune d’elle ne mentionne explicitement le métier des personnes. La conclusion qui semble raisonnable est alors que n’importe laquelle de ces personnes pourrait exercer n’importe lequel des métiers. Même si cette conclusion part certainement d’une volonté humaniste et inclusive, je doute qu’elle soit transférable en dehors des personnages de ce jeu.

Le jeu tombe donc dans un autre travers qui est d’amalgamer heuristiques et biais, ou stéréotypes et discrimination dans ce cas précis. Toute pensée rapide et intuitive n’est pas un biais, et toute expression d’un stéréotype n’est pas une discrimination. Le jeu n’explicitant pas cette distinction, il suggère implicitement un amalgame malheureux : là où l’heuristique (de jugement) est une opération mentale automatique, intuitive et rapide, le biais (cognitif) est une déviation systématique de la pensée logique et rationnelle par rapport à la réalité. (wikipédia)
Là où le stéréotype est une opinion acceptée sans réflexion et répétée sans avoir été soumise à un examen critique, la discrimination est un traitement différencié, inégalitaire, appliqué à des personnes sur la base de critères variables (ces critères peuvent être des stéréotypes). (CNRTL).

Le plus gros problème de ce jeu selon moi est qu’il ne met pas en condition pour s’interroger sur l’origine des stéréotypes, ni de leurs conséquences négatives, ni des manières de lutter contre celles-ci. On invite implicitement à conclure que les stéréotypes sont issus de la bêtise ou d’une pensée trop rapide, ce qui n’est évidemment pas le cas.

Un petit jeu termine la zone en prétendant parler du biais de surconfiance (aussi appelé effet Dunning-Kruger) alors qu’il ne le démontre pas du tout2.

On nous présente un schéma de vélo incomplet et on nous demande de le terminer avec un nombre de traits limité. La plupart des gens placent mal le dernier trait, ce qui a pour conséquence de dessiner un vélo non fonctionnel.

Le biais de surconfiance advient lorsqu’une personne surestime ses compétences relativement à une tâche. Là où c’est cocasse, c’est que le jeu débute en demandant au public d’auto-évaluer sa capacité à redessiner un vélo et que la plupart des gens répondent 50 % ou moins : c’est-à-dire que la plupart des gens s’estiment peu confiants ! Leur auto-évaluation se révèle donc plutôt bonne dans ce contexte.

Évidemment il ne s’agit pas ici d’un protocole expérimental rigoureux censé répliquer une expérience historique. Seulement voilà, le but était de démontrer la surconfiance, ce qui ne marche pas et c’est finalement le discours d’un·e médiateur·ice qui vient encore corriger le tir en expliquant ce qui était censé se passer. Sur ce jeu comme sur d’autres, l’effet à démontrer n’est pas du tout explicite et beaucoup de gens ont fait remarquer (qu’ils aient réussi le schéma correct ou non) qu’ils ne comprenaient pas l’exercice.

Kiosque à journaux

Ce lieu est dédié à l’information et il est à mon avis un peu trop focalisé sur les fake news.

Premier dispositif, un quiz énonçant une quinzaine d’idées reçues ayant trait aux sciences de la nature, auxquelles il faut répondre par « vrai » ou « faux ». S’ensuit un corrigé qui rétablit la « vérité scientifique » et donne quelques explications.

L’exercice est plutôt rigolo et fonctionne bien, on y apprend quelques informations scientifiques qui bousculent nos intuitions et idées reçues. Mais ce n’est pas un exercice d’esprit critique, c’est un QCM sur des connaissances scientifiques. À aucun moment on ne se demande pourquoi on croit ce qu’on croit. On attend passivement le corrigé. La seule conclusion qu’on peut tirer après ce quiz est que la science contredit plusieurs de nos croyances, fausses.

La vision de l’esprit critique est ici absolutiste : il existe des choses vraies, des choses fausses et l’esprit critique a pour seule utilité de déterminer quelles choses sont vraies ou fausses3. C’est extrêmement réducteur même si on reste focalisé sur la thématique des fake news.

Les connaissances sont bien une des trois composantes de l’esprit critique selon la littérature sur le sujet4. Cependant je doute que ce petit jeu montre bien le lien que les connaissances ont avec l’esprit critique, puisqu’il se contente de pointer des idées reçues (qui sont en plus complètement inoffensives, par exemple le fait que les tournesols suivent le soleil. On n’a aucun enjeu à se documenter sur ce genre d’informations au quotidien à moins de préparer un cours de biologie).

Un grand panneau plus loin dans la pièce arbore une grande infographie montrant plusieurs procédés de manipulation de l’image en contexte infomédiatique. C’est très bien réalisé, on comprend vite les techniques utilisées et leur but manipulatoire.

Plusieurs problèmes déjà listés sont ici cumulés : l’information est considérée soit vraie soit fausse, l’information fausse est censée être diffusée dans un but manipulatoire, aucun outil n’est donné pour vérifier l’information. On saute à pieds joints dans les problèmes induits par la définition classique des « fake news » (information fausse diffusée dans un but manipulatoire) : comment déterminer ce qui relève du vrai et du faux ? Comment prétendre connaître les intentions des auteur·ices des informations ? De manière pratique, peut-on vraiment dédier autant de temps à une vérification aussi rigoureuse de tout ce qui nous passe sous les yeux5 ?

Le dernier atelier de la zone est de loin le plus intéressant. Cinq fausses couvertures de magazine traitant du même sujet nous sont présentées. Elles sont conçues pour mimer des degrés différents de rigueur scientifique et avec des visuels très variés : l’une fait penser à un numéro de La recherche tandis qu’une autre semble singer Paris Match. Le but est de classer ces cinq magazines de celui qui nous inspire le plus de confiance à celui qui nous en inspire le moins, relativement au sujet traité. Nous sommes donc invité·es à vérifier si les articles sont signés, si les auteur·ices sont des expert·es du sujet, si des sources sont apparentes, si des informations précises et vérifiables sont communiquées dans les articles, ou encore si les photographies illustrent bien le texte. Rien qu’avec ces critères, il est possible d’établir une gradation dans la confiance à accorder a priori à ces magazines, de celui qui semble le plus rigoureux à celui qui traite son sujet par-dessus la jambe.

Là où je vois un problème, c’est que d’autres critères moins pertinents peuvent servir à établir cette gradation, comme l’aspect visuel du magazine ou son prix, et qu’en utilisant ces critères on aboutit à la même gradation qu’en utilisant les critères de rigueur journalistique cités plus haut. Le magazine le moins cher et ayant une charte graphique très colorée et pleine de fantaisies est aussi le moins rigoureux.

Implicitement, l’atelier associe le prix et le visuel à la rigueur journalistique, ce qui à mon avis brouille les pistes de l’évaluation de l’information. Bien sûr, l’aspect visuel et le prix d’un magazine sont intéressants à analyser, mais ils ne nous renseignent pas a priori sur la qualité du média.

Salle de spectacle de magie

Deux activités sont ici proposées. Un écran interactif annonce pouvoir deviner notre personnalité. Il nous pose deux questions « personnelles » auxquelles on répond en cliquant sur un des choix possibles, puis nous déballe un discours calqué sur le modèle du discours de Bertram Forer, provoquant le fameux effet Barnum : il nous livre son analyse de notre personnalité en quelques phrases sonnant assez justes, mais qui sont en fait assez floues et générales pour correspondre à tout le monde.

On trouve aussi une vidéo présentant quelques tours très simples de mentalisme. Le mentaliste fait sa démonstration puis explique comment il s’y est pris.

La qualité pédagogique est là : on sait qu’on va être trompé par les tours et par la voyance, on l’est effectivement, puis les astuces sont présentées de manière très simple et juste.

Le problème de cette zone est lié au problème global de l’exposition, dont le message est en substance (c’est ce qui ressort des panneaux explicatifs) « Constatez tous les domaines où vous êtes manipulé·es ». L’exposition nous laisse avec ce message, à nous de voir ce qu’on en fait. Si l’on comprend très vite la pertinence de savoir qu’on peut être manipulé par des politiciens ou des médias, quel en est l’intérêt concernant la magie ? Les tours présentés le sont dans le contexte d’une salle de spectacle, un lieu avec lequel on signe un contrat tacite de consentement à être trompé·e. On sait déjà qu’il y a des manipulations et qu’elles n’auront pas d’incidences négatives sur nos vies ou sur la société.
On touche ici au manque de liens explicites entre les différents thèmes traités par l’exposition. Elle ne nous fait pas comprendre l’intérêt qu’il peut y avoir à démonter méthodiquement des tours de magie. Or il me semble que cet intérêt existe bien : les manipulations utilisées (effet Barnum, mauvaises intuitions statistiques, détournement d’attention, induction d’hypothèses alternatives coûteuses, etc.) peuvent ici être expliquées dans un cadre ludique et (presque) sans risque de provoquer de la réactance. La magie représente un exemple de plus sur lequel décliner l’application des compétences propres à l’esprit critique.6

Je tiens à préciser que je ne considère pas que la magie a pour seul intérêt son usage pédagogique pour l’enseignement de l’esprit critique. C’est un art à part entière7. Ici je traite la magie depuis un certain point de vue car c’est censé être le but de cette exposition que d’initier à l’esprit critique.

La pharmacie

Certainement la meilleure zone de l’exposition, présentant deux activités très pédagogiques.
La première nous confronte à des paires de situations dont nous devons répondre s’il s’agit d’une causalité (une situation a causé l’autre plus ou moins directement), si elles viennent d’une cause commune (une cause tierce, non dévoilée ici, qui a causé ces deux situations), ou s’il n’y a aucun lien entre les deux situations (coïncidence). Le jeu a la finesse de proposer des situations évidentes et d’autres très contre-intuitives, ainsi qu’une explication sommaire en fin de jeu.

Rien à dire, le concept de confusion entre causalité et coïncidence passe très bien, décliné sur plusieurs exemples clairs.
Seul point noir : À la toute fin du jeu, l’écran donne un bonus sous forme d’un petit texte explicatif de notre perception du hasard, accompagné de schémas avec des points plus ou moins espacés. Le texte et les schémas sont tellement confus que personne dans l’équipe n’a su se les approprier pour ne serait-ce qu’en faire une accroche pour parler plus rigoureusement de la perception intuitive du hasard. Heureusement ce bonus est un détail au milieu du reste.

Deuxième jeu, une enquête épidémiologique fictive sous forme de quiz. Nous sommes mis·es en situation en devons répondre en temps limité à des questions qui touchent à la méthode scientifique expérimentale, notamment liée à son usage en santé.

Que nos réponses soient bonnes ou mauvaises, une petite voix se fait entendre avant de passer à la question suivante, nous expliquant pourquoi notre réponse était bonne ou mauvaise. Ainsi tout le monde profite du message scientifique, même les personnes chanceuses qui répondent au pif.

On apprend par exemple ce qu’est une confusion entre corrélation et causalité (ce qui poursuit habilement le jeu précédent), ce qu’est une manipulation des échelles sur un graphique, ou ce qu’est un groupe témoin lors d’un test clinique.

Test de logique

Entre plusieurs zones se trouve une grande table dont chaque place est pourvue de boutons qui permettent de répondre à un test de logique effectué à plusieurs joueur·euses.

Les trois questions posées sont des tests de logique (du style de l’énigme du nénuphar qui double de surface…) qui proposent trois réponses possibles, dont nous sommes prévenu·es qu’une seule est juste.

À chaque question il faut sélectionner individuellement une réponse dans un temps limité tandis que les réponses des autres s’affichent. Il est possible, tant que le temps pour répondre n’est pas écoulé, de changer sa réponse. La consigne précise que les points sont attribués au groupe de joueur·euses seulement si tout le monde donne la bonne réponse, les joueur·euses sont donc implicitement encouragé·es à s’entraider.

Sur le papier c’est très bien, mais plusieurs éléments viennent faire échouer la coopération et les raisonnements logiques.

Déjà, le temps limité est beaucoup trop court pour réfléchir individuellement et beaucoup de gens se retrouvent à répondre au hasard. Les personnes connaissant ou ayant trouvé le bon raisonnement n’ont pas le temps de l’expliquer aux autres pour les faire changer de réponse à temps. Le manque de temps profite aux personnes possédant déjà de l’autorité (légitime ou non) au sein d’un groupe, ou qui savent s’affirmer face aux autres. Combien de groupes d’élèves avons-nous vus s’aligner sur la réponse (souvent fausse) d’un de leurs camarade qui parlait plus fort… On est à fond dans l’effet de halo : des caractéristiques non pertinentes des personnes répondantes servent aux autres personnes pour évaluer sa fiabilité.

Ensuite, il manque un corrigé. Beaucoup de personnes ont été frustrées de ne pas pouvoir, faute de se souvenir des questions, poser leur raisonnement calmement suite à l’exercice. Ainsi le jeu se limite à une mauvaise note sans possibilité de s’améliorer.

Enfin, à la fin du jeu s’affichent à la fois le score du groupe et les scores individuels. « Haïssez le jeu, pas les joueurs » est un proverbe s’appliquant parfaitement à la situation : le simple fait de mettre en avant des scores individuels laisse la possibilité (voire incite) les joueurs à transformer un jeu pensé pour être coopératif en un jeu compétitif, ce qui le vide de son sens.

En résumé, l’idée initiale d’entraîner les compétences de raisonnement logique et d’entraide au sein d’un groupe au moyen d’argumentation était louable, mais échoue selon moi à cause d’éléments qu’il aurait été facile de corriger. Il était parfaitement possible de ne pas afficher les réponses des autres joueur·euses (pour éviter toute influence sur les réponses des autres) ; de ne pas afficher des scores (qui nuisent à la coopération) ; voire d’expliquer l’effet de halo en début de jeu.

Food truck

Une réplique de food truck fait office de zone dédiée à la fois aux biais mnésiques et attentionnels : les failles de la mémoire et de l’attention.

Sur un des pans du camion on regarde un petit film diffusé en boucle, qui est en fait une variante du monkey business tournée spécialement pour l’exposition8. Le début du film donne pour consigne de compter certains éléments à l’écran, ce qui détourne l’attention et fait rater l’apparition d’autres éléments pourtant insolites. Le film fonctionne très bien, personne ne remarque les dits éléments insolites. L’écran de fin invite à passer sur un autre pan du camion pour voir un « making of » du premier film, sur lequel on se rend compte de la supercherie. On comprend très bien la manière dont nous avons été trompé·es.

Si on s’arrête là ça fonctionne très bien. Ce qui m’embête c’est l’absence de recul par rapport à la tromperie. Lors du visionnage du film nous n’avons rien raté d’important pour nous, de crucial à la compréhension de l’exposition, ou encore de dangereux. Est-ce réellement une faille de notre esprit que de se focaliser sur certains éléments ? Ou est-ce justement la preuve d’un fonctionnement efficace pour l’écrasante majorité du temps ?

Une fois de plus, la fin du jeu nous lâche avec pour seule conclusion immédiate que nous sommes faillibles. Rien n’interroge les conditions de cette faillibilité, les conséquences qui peuvent en découler, les moyens de contourner cette faillibilité ni la pertinence de le faire.
Cette faillibilité en est-elle vraiment une, si elle permet de se concentrer efficacement sur une seule tâche en faisant par exemple abstraction d’un contexte bruyant ? Serait-il pertinent de faire attention à tout, tout le temps, dans tous les contextes ? Ou pourrait-on se contenter d’identifier certains contextes requérant une attention soutenue ?

Le deuxième jeu fonctionne moins bien. Il tente de démontrer les effets de primauté et de récence, en présentant une liste à retenir et à restituer dans l’ordre, le tout en un temps limité. L’écran de fin montre les statistiques des 100 dernières personnes à avoir joué, sans préciser que nous sommes censé·es remarquer que les premiers et derniers éléments de la liste ont été plus souvent retenus que les autres. De fait personne ne le remarque car ce n’est pas ce qui se passe. Le jeu, avec toutes ses contraintes techniques et un environnement aussi perturbé que celui d’une exposition, ne peut évidemment prétendre à répliquer des expériences de psychologie sociale.

Ainsi, on constate simplement que notre mémoire est imparfaite. Même problème que précédemment concernant l’absence de conclusion autre que le constat de notre faillibilité.

Le supermarché

Dernière zone thématique contenant quatre activités. Pour moi, c’est la zone la plus confuse.

Une première activité propose de s’asseoir successivement sur deux chaises rigoureusement identiques, posées l’une à côté de l’autre. Après avoir essayé les deux, nous devons voter pour notre « préférée ». Des statistiques des 100 derniers votes du public s’affichent ensuite, où l’on constate un équilibre relatif entre les préférences pour la chaise de gauche et pour celle de droite. L’écran de fin mentionne rapidement l’effet placebo.

Le dispositif ne peut en fait pas prétendre parler d’effet placebo : l’effet placebo est un procédé n’ayant pas d’efficacité propre mais agissant sur une personne par des mécanismes physiologiques ou psychologiques. Plus largement on parle d’effets contextuels. Or ici ces effets contextuels sont totalement absents (ce qui explique l’équilibre des votes). Rien ne permet de distinguer les chaises, ni directement à leur apparence ni dans le décor qui les entoure. On voit mal ce qui induirait une préférence. Peut-être que l’ajout d’autocollants sur une des chaises, ou d’une différence ténue dans la teinte du bois, aurait induit un effet.

La deuxième activité prétend démontrer un biais d’ancrage mais son dispositif rend cela impossible. Nous sommes face à deux vases très différents et un écran nous demande d’estimer le prix de celui de gauche. L’écran affiche ensuite une fausse publicité mentionnant un nombre qui n’a rien à voir avec les vases. Il nous demande de donner le prix du deuxième vase, puis nous affiche les statistiques des 100 derniers votes. On est censé observer que les prix estimés pour le deuxième vase sont plutôt proches du nombre qui a été affiché dans la fausse publicité, car on aurait « ancré » ce nombre dans notre esprit, lequel nous servirait à présent de référence pour faire des estimations.
Or on n’observe aucun groupement des réponses sur le nombre donné pendant la publicité. Ce qui aurait été intéressant d’observer, c’est si pour chaque personne le deuxième prix donné était proche du premier. Hélas le dispositif ne permet pas d’accéder à ces données.

Induire un réel biais d’ancrage ressemblerait davantage à ceci : l’écran demanderait si, d’après nous, le prix d’un unique vase était inférieur ou supérieur à un prix A, puis nous demanderait d’estimer ce prix. Alternativement, il demanderait à certaines personnes si ce prix était inférieur ou supérieur à un prix B, puis leur demanderait également une estimation. On observerait, selon toute vraisemblance, que les personnes à qui on montre le prix A donneraient des estimations proches de A, et que les personnes à qui on montre le prix B donneraient des estimations proches de B9

La troisième activité parle d’intelligence collective et le fait plutôt bien. Un caddie rempli de produits nous est présenté, chaque personne devant estimer le poids total en kilogrammes de l’ensemble sans connaître les estimations des personnes précédentes. Une fois notre estimation donnée, on découvre les 100 dernières estimations du public ainsi que leur médiane et le « vrai » poids du caddie. La moyenne est toujours très proche du vrai poids, ce qui est vaguement expliqué par l’écran de fin, qui ajoute un résumé de l’expérience de Galton (il demandait à des gens dans une foire d’estimer le poids d’un bœuf. La médiane des estimations était très proche de la réalité.).

Seule remarque : les conditions de l’effectivité de cette intelligence collective ne sont pas exposées. Il semblerait que ce type d’expérience fonctionne très bien pour des variables quantifiables et ne demandant pas d’expertise particulière pour se faire un avis (ça ne marcherait pas en demandant le montant en dollars nécessaire pour solutionner la faim dans le monde par exemple). De plus, il semblerait que chaque estimation doive être faite sans concertation pour éviter les influences10. Les personnes qui s’essayent à l’exercice, ne respectant pas forcément ces conditions, ne font donc pas émerger d’intelligence collective. En effet, si l’influence entre en jeu, le phénomène observé change complètement et on peut observer l’estimation d’un groupe s’enfoncer dans l’erreur11.

La dernière activité est un faux rayon de supermarché dans lequel tous les produits sont disponibles sous deux versions, de marques et emballages différents. Par exemple deux types de bouteille d’eau, deux types de maquillage, deux types de lessive… Les emballages sont plutôt réalistes et sont de vrais condensés de manipulations classiques du marketing : prix finissant en « …,99 centimes », appels à la nature, des couleurs criardes, des « Vu à la TV », des photos de gens heureux, etc.

Nous devons choisir un des deux produits pour chaque paire de produits, puis soumettre notre sélection à une caisse virtuelle qui passe en revue chaque paire de produit en nous donnant une brève analyse des manipulations utilisées. Chaque emballage incarne une ou plusieurs techniques de manipulation.

On peut ainsi faire des liens entre des manipulations similaires utilisées sur différents produits, par exemple entre une photo aérienne de champs de thé, un « 100 % naturel » et un « Sans OGM ».

Si l’exercice s’arrêtait ici il aurait été plutôt bon, mais le côté interactif brouille encore une fois le message. En effet, chaque paire de produit analysée par la caisse virtuelle est accompagnée des statistiques des 100 derniers choix des personnes précédentes. On constate très souvent un relatif équilibre entre les deux produits, ce qui nous fait nous demander si le but du dispositif était de démontrer qu’une manipulation fonctionnait systématiquement avec plus de puissance qu’une autre. Si tel était le but, alors pourquoi ne pas avoir opposé un emballage manipulatoire à un autre plus « neutre » ? Si tel n’était pas le but, alors pourquoi avoir affiché les statistiques ?

Cette activité est pour moi représentative de l’exposition : même là où les effets manipulatoires recherchés sont bien présents et où les explications données sont valides, il est difficile de comprendre ce qu’on peut tirer de l’expérience. On a passé un bon moment mais on n’a rien appris. Une camarade médiatrice le formule ainsi : « On a appris qu’on était faillibles et qu’il fallait être vigilant, mais on n’a pas la méthode pour l’être correctement. Des publics nous disent, en sortant de l’expo, qu’il faut faire attention, se méfier, ce qui n’est ni constructif ni critique, mais tout simplement une émotion connotée négativement dont on ne sait que faire. »

Bilan

Terminons la visite avec le « Bilan ». Tel que je l’avais précisé en début d’article, nous récupérons un bracelet connecté au début de l’exposition qui nous permet d’interagir avec tous les dispositifs. Chaque interaction enregistre nos choix, lesquels sont finalement traduits sous forme d’un bilan sur un dernier écran interactif. Nous recevons ainsi un « score d’esprit critique » sur un diagramme en toile d’araignée avec plusieurs sujets.

Évidemment ces scores n’ont aucune prétention scientifique, ni aucune prétention à mesurer quoi que ce soit à l’intérieur de l’exposition. En effet les visiteur·euses venues à plusieurs n’ont pas forcément toustes un bracelet, ne font pas forcément toutes les activités, les refont parfois plusieurs fois jusqu’à obtenir la « bonne » réponse, etc. Au-delà de ce faux problème (qui est plutôt une limite assumée par les concepteur·ices de l’exposition), ce bilan laisse croire que l’esprit critique serait une liste de compétences mesurables, les différents sujets étant notés par un pourcentage de réussite. Or l’esprit critique, en tout cas si l’on se réfère à ce qu’on trouve dans la littérature récente (je vous renvoie à la note de bas de page 5), se compose de compétences mais aussi de connaissances et de dispositions. De plus, quantifier ces compétences (et ces connaissances et dispositions) n’aurait aucun sens puisque l’esprit critique ne s’active pas automatiquement en toutes situations, il est contextuel : selon le sujet12, selon les dispositions du moment, selon nos connaissances, on sera en mesure ou non d’exercer notre esprit critique.

Un regard d’ensemble

De la même manière que traiter les arguments d’un discours de façon indépendante, en ignorant leurs liens et la thèse qu’ils soutiennent, fait passer à côté d’une analyse réellement pertinente du discours, critiquer chaque zone de l’exposition sans chercher à analyser l’ensemble fait courir le risque de ne pas saisir un propos global plus pertinent.

J’expose ci-dessous une critique en tentant d’appréhender l’exposition dans son ensemble.

Je le redis, cette exposition est une très bonne opportunité pour parler d’esprit critique : les visites de groupes accompagnés par un·e médiateur·ice permettent de développer de nombreux points non traités dans l’exposition, d’en préciser et d’en nuancer d’autres.
En revanche comme aucun lien n’est fait entre chaque zone, lors d’une visite solo on a certainement du mal à percevoir la relation entre les sujets traités et l’esprit critique, ainsi que les relations que ces sujets entretiennent. Quand bien même chaque zone fonctionnerait bien et véhiculerait un message clair (ce qui n’est selon moi pas le cas comme exposé plus haut), elles fonctionneraient indépendamment.

Le seul message explicite qui semble lier les zones entre elles est la nécessité d’exercer son esprit critique pour se protéger des manipulations. Chaque zone s’ajoute ainsi à une liste de thèmes sur lesquels nous sommes susceptibles de nous faire manipuler.

Il y a plusieurs problèmes à cette conception de l’esprit critique :

– Si le message est bien qu’il faut exercer son esprit critique pour éviter de se faire manipuler, il faut déjà avoir une définition, même minimale, de l’esprit critique. Or à aucun moment l’exposition n’en donne. Pour dégager une définition d’après le contenu de l’exposition, il faudrait recouper l’ensemble des panneaux textuels et des discours de fin des écrans interactifs ou… travailler dans l’exposition pendant plusieurs mois. C’est le problème de l’apprentissage par l’informel : les notions ne sont pas acquises ou risquent de l’être avec des contre-sens. Certes, une exposition n’est pas un cours, elle n’a pas pour objectif premier de transmettre des notions et de contrôler leur bonne compréhension. Cependant elle transmettra forcément un propos, qui se doit alors d’éviter le plus possible les interprétations erronées.
– L’utilité de l’esprit critique en tant que protection contre les manipulations se défend, mais c’est très réducteur. Où sont l’évaluativisme13, le réflexe du doute et l’humilité intellectuelle ? L’apprentissage de l’argumentation ? La nécessité de se documenter à propos des sujets sur lesquels exercer notre esprit critique ? Finalement, la mise en scène de l’exposition cache une caricature de zététicien en recherche de faussetés sur lesquelles pointer un doigt accusateur.

– Même en suivant cette conception réductrice de l’esprit critique qui ne serait qu’une protection, l’exposition n’est pas satisfaisante. Elle ne fait que pointer nos erreurs de raisonnement, nos intuitions maladroites, nos stéréotypes, etc. mais sans nous donner d’outils pour réellement repérer des manipulations et les contourner, ce qui serait un objectif minimal. Si on ne le savait pas déjà, l’exposition nous apprend que des manipulations existent, mais ne nous démontre pas leurs conséquences (ou alors très minimalement) ni ne nous donne les moyens de nous en prémunir.

– À aucun moment on ne sort de ce pointage de nos biais et autres raisonnements fallacieux. L’exposition s’inscrit dans un paradigme cognitiviste, une « idéologie des biais cognitifs »14 qui met sur un piédestal la seule rationalité épistémique : nous humains raisonnons mal à cause de notre cerveau, nos choix sont irrationnels. Cette approche est faible épistémologiquement15 et dangereuse politiquement. Elle est incapable d’expliquer le fait que différents individus se comportent différemment dans une même situation, elle naturalise nos comportements et réduit le champ des possibles pour changer la société16.

Le cerveau qui sert de logo et d’illustration récurrente à l’exposition résume bien le propos : les autres approches, issues des sciences humaines et sociales principalement, n’ont pas leur place ici.

Encore une fois, cette exposition est un support pédagogique bienvenu. Les visites avec des groupes permettent d’explorer en profondeur certains sujets, d’établir des liens entre les zones et avec les vécus des personnes. J’encourage les enseignant·es qui le pourront à y emmener des classes pour profiter des visites guidées. En revanche je ne sais que dire des visites libres, qui à mon avis brouillent les pistes sur l’esprit critique. Si au moins cela permet de découvrir ce concept et de commencer à y réfléchir, c’est déjà une bonne chose. Ce que je regrette, c’est que le message principal qui reste potentiellement en tête soit quelque chose comme « Les pubs et les politiques nous arnaquent, faisons attention. »

Merci à ma camarade Julie pour sa relecture critique.

Agenda Cortecs & co

Vous trouvez ici les diverses interventions du Cortecs à venir ou passées.

Septembre – Octobre 2024

Festival Arts du langage – Ateliers et stands autour de « Langage et esprit critique » (avec le Rasoir d’Oc)- Nicolas Martin

Quand : 28-29 Septembre.
Où ? Jardin des plantes, Toulouse.

Infos : https://www.instagram.com/collectif.oral//

Formation doctorale « Introduction à l’esprit critique » – Avec Nicolas Martin

Quand : 1-2 Octobre, de 9h00 à 16h30.
Où ? Toulouse.

Infos : https://doctorat.univ-toulouse.fr/script/catalogue.pl?mod=3621338/

Octobre 2023

Sciences, information et médias : un enjeu éducatif – Journée professionnelle et conférence grand public – Avec David Engelibert

Quand : le 11 Octobre.
Où ? Mont-de-Marsan.

Infos : Affiche de la journée

Intervention sur la Naturopathie – Sohan Tricoire

Quand : le 28 Octobre.
Où ? Bruxelles

Infos : à venir

Septembre 2023

Skeptics In the Pub Brussels : Le « documenteur », un outil pour l’enseignement de l’esprit critique ? Avec Vivien Soldé

Quand : le 30 Septembre à 19h30.
Où ? La Fleur en Papier Doré, Bruxelles.

Infos : https://www.facebook.com/events/676855967325257/?active_tab=discussion/

Février 2023

Conférence Écologie et Esprit critique pour l’inauguration de la collection écocitoyenneté – Nicolas Martin

Quand : le 11 Février, à 16h.
Où ? Médiathèque de Blagnac (31700).

Infos : https://medialudo.blagnac.fr/node/content/nid/339125

Conférence Esprit Critique pour les luttes sociales et écologistes avec l’Union Communiste Libertaire – Nicolas Martin & Sohan Tricoire

Quand : le 18 Février, à 17h
Où ? Maison des Syndicats de Saint Gaudens (31800).

Janvier 2023

Formation pour les services civiques du Talus à Marseille – Jérémy Attard

Quand : les 12 et 13 Janvier
Où ? Marseille.

Formation « Connaissance du métier de la recherche » pour les Master IA et ID3D – Jérémy Attard

Quand : Mois de Janvier
Où ? Université de Lyon 1.

Mai 2022

Science et pseudo sciences : Comment s’y retrouver ? Université du Temps Libre – Jérémy Attard

Quand : Le 5 Mai à 14h30
Où ? Aix-Marseille Université, Site Schuman. Bâtiment Pouillon, Amphi Dumas.

Infos : https://utl.univ-amu.fr/enseignements-a-aix-provence

Table ronde : Communicateurs scientifiques : sommes-nous utiles ? AFCAS Congrès – Nicolas Martin

Quand : Journées des 11 et 12 Mai. Table ronde le 12 à 15h00
Où ? En ligne. Université Laval.

Infos : https://www.acfas.ca/evenements/congres

Mars 2022

Biais cognitifs et scepticisme scientifique, à l’occasion de la préconférence du 15eme Congrès de la Médecine Générale – Nicolas Martin

Quand : Le 23 Mars
Où ? Palais des Congrès à Paris

Infos : https://fayrgp.org/nos-evenements/preconferences/#preconf2022

Janvier 2022

Cours à l’Université du Temps Libre – Jérémy Attard

Quand : tous les lundis du mois de Janvier
Où ? Université Aix-Marseille (campus Schuman, Aix-en-Provence)

Cours Zététique, esprit critique et autodéfense intellectuelle – Jérémy Attard & Denis Caroti

Quand : Tous les mercredis matin 8h-10h, à partir du 19 Janvier.
Où ? Université de Nîmes, L1 Psychologie.

Cours Sciences et esprit critique – Jérémy Attard & Denis Caroti

Quand : Lundi 24 Janvier, à 16h
Où ? Université Claude Bernard (Lyon 1)

Réouverture du Eurêkafé à Toulouse

Quand : courant Janvier !
Où ? 5 impasse de la Colombette, Toulouse

Infos ici sur le site du café : https://www.eurekafe.fr/

Septembre 2021

Table ronde Esprit critique et éducation – ateliers animés par Denis Caroti et Nicolas Martin

Quand : Samedi 18 Septembre, à 16h
Où ? Centre de congrès et d’exposition DIAGORA 150 Rue Pierre Gilles de Gennes 31670 Labège

Et en ligne : https://www.rec2021.com/?playlist=6c2214d&video=ff1c1d0

Tout public.

Soirée zététique à Toulouse – Nicolas Martin

L’invité est l’auteur de BD, Meybeck qui nous parlera de biodynamie

Quand : Mardi 28 Septembre
Où ? Toulouse

Juillet-Aout

C’est les vacances !

Juin 2021

Programme des manifestations passées à venir prochainement

Mai 2021

Conférence Éducation à l’esprit critique et zététique,
par Denis Caroti :

Quand ? Mercredi 26 Mai, 11h.
Où ? École Nationale Supérieure des Sciences de l’Information et des Bibliothèques (Enssib) de Lyon, dans le cadre de journées d’études autour de l’éducation aux médias et à l’information.
Public : étudiants et médiateurs en EMI de tous horizons (bibliothécaires, enseignants, journalistes, etc.)

Conférence Développer l’esprit critique. Pourquoi et comment faire ? par Denis Caroti :

Quand ? Jeudi 20 Mai, 12h15.
Où ? BU du campus de Luminy, Marseille.
Tout public.
https://www.youtube.com/watch?v=R5kfb2wzs7w

Conférence La Nature et ses dérives, par Denis Caroti :

Quand ? Lundi 17 Mai, 18h30.
? en ligne, UPOP Marseille.
Tout public.
à visionner ici ! https://youtu.be/kKRXXiZxUb0

Avion repeint en vert par des militants de Greenpeace pour dénoncer le greenwashing. Mars 2021.

« Si ma grand-mère avait des ailes, ce serait un avion vert » : Flou sémantique et greenwashing

Avion repeint en vert par des militants de Greenpeace pour dénoncer le greenwashing. Mars 2021.

Si l’on me demandait si la transition vers une aviation verte est possible, il me semble que le plus sage serait de répondre : « Cela dépend de ce que l’on appelle transition, de ce que l’on appelle vert et de ce que l’on appelle aviation1… »
Suivant le cadre que l’on se fixe alors la réponse peut varier de « clairement oui » à « absolument pas » avec tout un éventail de nuances entre les deux. Dans cet article nous allons donc proposer de considérer différentes définitions à travers lesquelles nous posons la question de la transition vers une aviation verte.
En plus de faire le point sur l’impact écologique de l’aviation et ses perspectives d’avenir, cet article vise à appeler à la prudence face à l’ambiguïté cachée des mot – ambiguïté dont certains peuvent largement tirer profit. Dévoyer le sens d’un mot c’est aussi ce que l’on appelle l’« effet paillasson », vous pouvez retrouver un article du Cortecs à ce sujet.

Est-il possible de faire…

… un appareil volant qui n’émet pas de carbone pendant son vol ?

Oui et cela existe déjà plus ou moins. On peut penser tout d’abord aux « avions solaires », des appareils recouverts de panneaux photovoltaïques fournissant de l’énergie solaire. Ceux-ci sont testés depuis les années 1970 mais le modèle le plus performant en est probablement le Solar Impulse (I & II) qui aux dernières nouvelles est capable de transporter qu’une seule personne à une vitesse d’environ 80 km/h. On est loin des 4 milliards de passagers annuels.

On peut aussi évoquer les planeurs qui, une fois lancés, profitent des courants pour voler et n’utilisant aucun moteur n’émettent effectivement aucun gaz à effet de serre.

Les avions volant avec des huiles de friture ne rentrent pas vraiment dans cette catégorie : d’une part parce que celles-ci émettent du carbone (certes, en plus faible quantité) d’autre part parce qu’elles sont nécessairement mélangées avec du kérosène classique.

Jean-Baptiste Djebbari, alors ministre délégué chargé des Transports, se félicite d’un vol-test utilisant des huiles de cuisson faisant miroiter la promesse d’une aviation verte. Voir cet article de Révolution Permanente qui dénonce ce greenwashing.

… un avion avec des passagers qui n’émet pas de carbone pendant son vol ?

Alors là c’est déjà plus compliqué : les vols précédents ne peuvent transporter qu’une seule personne (ou à peine plus) et il y a un gouffre à franchir avant de pouvoir utiliser ces solutions pour des vols commerciaux. On peut identifier au moins trois obstacles majeurs pour y parvenir : trouver les solutions technologiques pour pouvoir transporter une masse très importante (ce qui est a priori impossible pour l’avion solaire 1 ou le planeur par exemple), rendre le prix du vol économiquement viable et obtenir les certifications nécessaires.
Certes on en est loin mais en théorie rien ne l’empêche. Toutefois il semble pertinent de se demander à quel date et à quel coût ces innovations pourraient être accessible ?
Les deux géants de l’aviation Boeing et Airbus ont annoncé la date de 2035 pour leurs premiers vols commerciaux bas-carbone. Le premier grâce à des agrocarburants, le second avec de l’hydrogène2. Notons ici deux choses : premièrement, cette annonce est probablement davantage influencée par son impact marketing et politique que par une réelle prédiction technologique. Deuxièmement, la réalisation de cet objectif ne peut se faire qu’au prix d’énormes moyens financiers et de choix politiques privilégiant le secteur aérien sur d’autres secteurs3.
Au vu de l’urgence climatique en cours, envisager d’utiliser l’aviation actuelle pendant encore une quinzaine d’années semble relativement déraisonnable.

… un avion avec des passagers qui n’émet pas de carbone pendant tout son cycle de vie ?

Reprenons l’exemple du planeur : certes en vol il n’émet aucun gaz à effet de serre mais encore faut-il le lancer. Il y a deux moyens pour cela : le treuillage ou le remorquage par un autre avion. Dans les deux cas ce sont des opérations qui demandent beaucoup d’énergie.

De la même manière, imaginons qu’il soit possible de faire des avions transportant des passagers qui volent en émettant peu (ou pas) de carbone. Est-il possible que l’ensemble des opérations en amont et en aval soient également peu émettrices ?

Cela pose en premier lieu la question de la création des vecteurs d’énergies, à savoir agrocarburant ou hydrogène. Pour le premier se pose, entre autres, la question de la déforestation et de l’utilisation des sols qui détruiraient des potentiels puits de carbone. Pour le second, la question de l’hydrogène décarboné reste aussi un défi à résoudre4.

D’autre part, le transport de ces carburants, la construction et le démantèlement des avions, la construction et la gestion des aéroports ainsi que de toutes les infrastructures physiques et logistiques sont d’autres défis pour parvenir à des vols émettant peu de carbone sur l’ensemble du cycle de vie.

… une aviation entièrement bas-carbone ?

Lorsque Airbus annonce le début de ces vols commerciaux bas-carbone pour 2035, il faut rappeler que cela ne concerne que ses vols les plus courts. D’après Carbone 4, seuls les vols inférieurs à 1500 km seraient concernés, ce qui représente 6 % des émissions de l’aviation. Toujours d’après cette source, pour les vols plus longs il faudrait attendre 2040 ou 2045, et la part de l’hydrogène en 2050 pourrait n’atteindre que 10 % des carburants utilisés…

… une aviation entièrement bas-carbone inscrite dans une société bas-carbone ?

Quand bien même, il serait possible d’avoir une aviation avec une empreinte carbone relativement faible, pour toute sa flotte et en considérant les éléments en amont et en aval (ce qui rappelons-le serait trop tardif, trop cher et en fait hautement improbable), pourrait-elle s’inscrire dans une société elle-même bas-carbone ?

Autrement dit, si l’on ne considère plus l’aviation comme un système isolé mais comme le rouage d’un système plus global, avec ce que ce secteur demande et ce qu’il implique, peut-on espérer atteindre des émissions carbone basses ?

C’est une question sur laquelle a travaillé Vincent Mignerot et qui montre qu’aujourd’hui il n’y a aucune preuve qu’il soit possible de se passer des énergies fossiles5. Au contraire, selon lui, dans notre système économique et politique, les liens entre le secteur aérien et le reste du système ne feraient que déplacer le problème. Les économies d’énergies faites au sein du sous-système « aviation » seraient en réalité déplacées à l’extérieur, voire pire elles pourraient contribuer à augmenter les dépenses énergétiques totales6.

Ainsi même une aviation bas-carbone, de part les interactions qu’elle entretient avec le reste de notre système économique, ne permettrait en aucun cas d’obtenir un système globalement bas-carbone.

… une flotte entière d’avions qui ne nuit pas aux conditions de vie ?

Voilà enfin la question qui est probablement la plus pertinente. Étant donné que la réponse aux questions précédentes est très probablement non et qu’elles sont des conditions nécessaires à cette question-là, on pourrait presque faire l’économie de développer ici.
Mais si l’on ne se contente pas de considérer l’empreinte carbone et que l’on envisage la possibilité d’une aviation ayant un impact « acceptable » sur le vivant en général et sur les humains en particulier, on se heurte à de nouveaux obstacles. En premier lieu le tourisme de masse qu’induit l’aviation est néfaste pour les écosystèmes ainsi que pour les populations et les cultures locales7.
D’autre part, les inégalités liées à l’aviation sont une grande injustice sociale8. Pour une justice sociale, il faudrait – en plus des défis précédents – réfléchir à une aviation accessible équitablement pour tous.

Différents cadres dans lesquels on peut parler d'avion vert.
Différents cadres dans lesquels on peut parler d’avion vert.

À qui profite le crime ?

Le plus souvent, quand on utilise ou que l’on entend le terme d’« avion vert », on ne distingue pas les différentes définitions que cela peut recouvrir. Ainsi suivant le contexte, l’un pensera à un prototype réduisant l’empreinte carbone alors que l’autre pensera à une flotte complète avec une empreinte écologique nulle. D’où l’importance d’éclaircir nos propos quand on discute de termes potentiellement ambigus comme ici.
Cette confusion peut être analysée d’un point de vue de notre système cognitif et de notre traitement du langage (possiblement que nous nous satisfaisons en partie de cette ambiguïté pour pouvoir conserver nos habitudes vis-à-vis de l’avion). Mais il semble plus pertinent de l’analyser d’un point de vue plus global. Que ce soit dans le traitement médiatique, dans les annonces politiques ou dans les discours d’industriels, il semble que jouer sur ces ambiguïtés linguistiques soit un ressort plutôt efficace de ce que l’on peut appeler du greenwashing.

Il y a tout intérêt de ce point de vue-là à annoncer un avion vert pour 2035 sans trop s’étaler sur ce dont on parle et également sur les moyens pour y arriver.

Pour approfondir

Cet article s’inscrit dans un travail plus global sur l’esprit critique et l’écologie. Concernant l’aviation en particulier, vous pouvez retrouver un panorama des enjeux actuels dans la vidéo ci-dessous.

« Faut-il vraiment vraiment vraiment arrêter l’avion ? » sur Enfin, peut-être

L’idée de cet article est née d’une discussion avec Vincent Mignerot où l’on s’est rendu compte que l’on ne disait pas tout à fait la même chose quand on parlait de transition vers un « avion vert ». Merci à lui pour son regard sur cet article.
Pour accéder à des références beaucoup plus pointues sur l’avion et le climat je vous invite à consulter les rapports Aviation et Climat (ISAE-Supaero), Pourquoi voler en 2050 (The Shift Project) et Destination Commune (Stay grounded).

Couverture du manuel

Un manuel d’esprit critique pour le militantisme écologiste

Couverture du manuel

En Septembre 2020, nous proposions avec Valentin Vinci une formation à l’esprit critique auprès des militant·e·s écologiste du Camp Climat de Grenoble. En réalité, nous étions assez dubitatif sur la réception de cette formation. On risquait de passer pour les donneurs de leçon qui viennent expliquer comment penser correctement et que c’était pas bien de planter ses légumes en fonction de la lune. Et ce, d’autant plus qu’elle était intitulée Zététique, un terme parfois mal vu dans les milieux alternatifs.

Mais au contraire, les retours avait été plutôt positifs (du moins parmi celleux qui sont venu·e·s bavarder après la formation) et demandeurs de ce genre de contenu.

De là est née l’idée de produire un document écrit reprenant les notions d’esprit critique que l’on présentait et qui nous paraissait utile à l’exercice militant. Trouvant sur son chemin un troisième auteur, Sébastien Pétillon, ayant également donné une formation sur l’esprit critique au Camp Climat PACA, le projet de ce petit manuel prend forme et va vivoter pendant presque 2 ans. Pendant ce temps, ont continue de donner des formations à l’esprit critique dans des milieux militants écologistes à Grenoble, Toulouse ou Nice.

Finalement, c’est à l’été 2022 que sort ce manuel après avoir gagné un peu d’épaisseur et le soutien de plusieurs personnes et organismes. J’en profite pour les remercier à nouveaux ici : Rodolphe « le Réveilleur » Meyer pour la préface, Meybeck pour la couverture et une grosse vingtaine de relecteur·ice·s1 !
Le document se structure ainsi : dans une première partie sont abordés les pièges de nos raisonnements et les altérations de l’information qui peuvent nous tromper et qui conduisent au doute et à la prudence. Mais puisque le militant ne peut se contenter de la passivité et de l’indifférence d’un doute trop zélé, la deuxième partie offre un panel de principe et de méthodes permettant d’aller plus loin en se forgeant un avis éclairé et robuste. La troisième partie enfin aborde la confrontation et le débat qui sont au centre du militantisme en proposant des outils pour communiquer plus efficacement les convictions pour lesquelles on se bat. Sans jamais rentrer frontalement dans des sujets polémiques -ce qui desservirait notre objectif- des exemples en rapport avec les enjeux écologiques et climatiques sont utilisés tout au long du manuel.

Ce manuel est écrit par des militants pour des militant·e·s.
Ce qui signifie premièrement que l’esprit critique est un outil au service d’une cause qui nous parait primordiale. L’idée n’est donc pas de mettre des bâtons dans les roues de ces luttes, mais au contraire de contribuer à les renforcer.
Cela signifie également que nous tenons à ce que le manuel soit disponible gratuitement et puisse être librement distribué2. Vous le trouverez ici : ecomanuelespritcritique.frEnfin, ce manuel est amené à évoluer. Toutes critiques et propositions d’amélioration sont les bienvenus. Pour cela, n’hésitez pas à nous contacter via le formulaire sur le site ci-dessus.

Dessin par Maja Visual au Camp Climat Grenoble 2020. Représentant la formation de Nicolas et Valentin sous une serre végétalisée
Dessin par Maja Visual au Camp Climat Grenoble 2020