Le sophisme

Le sophisme est un raisonnement qui n’est logiquement correct qu’en apparence. Il se distingue des paralogismes dans le sens où il est volontairement fallacieux, conçu avec l’intention d’induire en erreur. Voici quelques sophismes terriblement efficaces et très répandus…

Le Non sequitur

« qui ne suit pas les prémisses »
Ce raisonnement est un syllogisme, où deux prémisses composent une logique pour aboutir sur une conclusion valide. C’est le principe d’énoncés très connus tel que :

  • Tous les hommes sont mortels
  • Socrate est un homme
  • Donc Socrate est mortel

Méthode : tronquer un raisonnement logique du type :

  • Si A est vrai, alors B est vrai
  • Or B est vrai,
  • Donc A est vrai.

Ou l’inverse :

  • Si A est vrai, alors B est vrai
  • Or A est faux,
  • Donc B est faux.

Dans le sophisme Non sequitur, la conclusion est tirée de deux prémisses qui ne sont pas logiquement reliées, même si elles peuvent êtres vraies indépendamment l’une de l’autre. On crée alors l’illusion d’un raisonnement valide.

Exemples :

– Le monde est d’une prodigieuse perfection, à l’image de l’œil humain.

– Il est fort probable qu’une intelligence supérieure soit en jeu dans l’élaboration de l’univers. Le hasard ou une quelconque théorie de l’évolution des espèces ne peuvent donc être les seuls responsables de cette perfection.

– Tous les consommateurs d’héroïne ont commencé par le haschisch. Tu fumes du haschisch, donc tu vas finir héroïnomane.

– Française des Jeux : 100% des gagnants auront tenté leur chance. décomposé en non sequitur: tous ceux qui ont gagné ont joué. Donc si tu joues, tu gagnes

– On m’a dit « Si tu ne manges pas ta soupe, tu finiras au bagne », or je mange ma soupe, donc je n’irai pas au bagne.

Exemple amusant dans Sacré Graal des Monty Python :

– Les sorcières brûlent ; On brûle également le bois: Donc les sorcières sont faites en bois.
– Les sorcières sont faites en bois ; Le bois flotte, comme les canards : Donc si une personne pèse le même poids qu’un canard, c’est bien une sorcière !

Exemple dans la BD de Bourgeon Les passagers du vent, T3 – le comptoir de Juda.

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Exemple plus compliqué:

Freud déclarant dans son auto-présentation que la psychanalyse est le contenu de sa vie, et d’autre part que son travail s’inscrit dans l’esprit du nouveau judaïsme, on est alors tenté de faire un amalgame entre le personnage de Freud, le Freudisme, la psychanalyse et le judaïsme. Il y a donc un suspicion permanente d’un antisémitisme dissimulé dans la critique du freudisme :

– Vous critiquez la psychanalyse freudienne. Freud était juif, vous êtes donc antisémite.

En avril 2010, Élisabeth Roudinesco, historienne de la psychanalyse, tient un propos similaire dans une interview au Nouvel Observateur. « Il y a bien souvent en France une jonction inconsciente entre antifreudisme, racisme, chauvinisme et antisémitisme, fondée sur la haine des élites et le populisme […] Les éternels complots et affabulations attribués aux psychanalystes sont douteux : on voit l’œil, la main et le nez de Freud partout… »

Un extrait du developement de Michel Onfray sur ce sophisme (2mn15′)

Développement entier (17mn12′)

Le faux dilemme

Méthode : consiste à n’offrir que deux alternatives déséquilibrées en omettant toute autre alternative pourtant possible. Il peut s’agir de réduire le choix à deux alternatives qui ne sont pas réellement contradictoires. Au final, le choix est confisqué et la décision étriquée.

Exemples :

L’argument Bush : Ceux qui ne seront pas avec nous seront contre nous

Si tu n’es pas ceci, alors tu es comme ça, si tu n’es pas contre, tu es pour, si tu n’es pas pour le complot du 11/9 tu es pro-Bush… nous avons là un mode de pensée assez primitif où il n’y a pas de troisième, de quatrième ou cinquième voie, non, c’est le yin yang, le noir et le blanc, le lumière-ténèbres du manichéisme perse du IIIe… En fermant les yeux, on entendrait résonner la voix de Michel Fugain : Qui c’est qui est très gentil (les gentils) Qui c’est qui est très méchant (les méchants).[1]

C’est un sophisme très rependu, souvent utilisé pour opposer le moins pire au pire :

– Marcher pieds nus ou acheter des chaussures fabriquées par des enfants en Chine ?

– La guerre en Irak ou laisser le champ libre au totalitarisme ?

– L’interdiction du voile ou l’extrémisme religieux ?

– Le Pen ou Chirac ?

– L’axe du bien ou celui du mal ?

Le faux dilemme fonctionne également avec deux propositions négatives, qui, de la même façon réduisent les choix. On appelle ce faux dilemme le « ni-ni ». « Ni pute ni soumise » en est le meilleur exemple. Le ni-ni sent parfois le brun. Il se cache par exemple dans « La France, aimez-la ou quittez-la ! » du Front National, transformé en « La France, tu l’aimes ou tu la quittes » par De Villiers.

Cette stratégie est redoutable car elle oriente sournoisement le débat en le simplifiant en un unique antagonisme. Mais celui-ci n’est qu’apparent : le fait que deux propositions soient compétitives ne signifie pas forcément qu’elles soient contradictoires. Le faux dilemme crée l’illusion d’une « compétitivité contradictoire ». Dans l’affirmation « soit vous êtes avec nous, soit vous êtes contre nous », on peut trouver des arguments acceptables pour ne pas être « avec eux » sans pour autant « être contre eux » : il n’y a pas contradiction.

Enfin, les deux hypothèses compétitives peuvent se révéler toutes les deux fausses !
Exemple dans les médias:
– Le Figaro du 28/01/10 présente en une un titre évocateur : « 9 Français sur 10 pour une réduction des dépenses publiques »
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L’article fait référence à un sondage de l’IFOP et indique que « pour faire face à la situation actuelle (crise économique, déficits publics élevés) 92% des enquêtés privilégient de réduire les dépenses de l’État et celles des collectivités locales (villes, départements, régions) ». Passons ici sur l’origine de la commande de ce sondage et son utilisation très orientée [2] pour nous intéresser à la formulation de cette question sous forme de faux dilemme :

Question 2 : « pour faire face à la situation actuelle (crise économique, déficits publics élevés) quelle solution faut-il selon-vous privilégier ?

1/ « Réduire les dépenses de l’État et celles des collectivités locales (villes, départements, régions) » ou la seule autre option proposée :

2/ « Augmenter les prélèvements obligatoires (impôts locaux, impôts sur le revenu) »

Ce faux dilemme oriente soigneusement la réponse en interdisant toute autre solution, comme par exemple : la suppression des niches fiscales et des exonérations de cotisations sociales des entreprises, l’augmentation de l’impôt sur les bénéfices des sociétés, le rétablissement de l’impôt sur les successions, l’augmentation de l’ISF, etc. On évite également de préciser les domaines de réduction de dépenses publiques comme la défense et l’armée plutôt que les aides sociales. Ainsi présenté ce faux dilemme permet d’affirmer l’écrasante majorité de réponses 1, et appuyer fallacieusement le propos de fond de l’article, du journal, du propriétaire du journal, etc.

– Un exemple rigolo de faux dilemme dans le dernier « Pirates des Caraïbes : la Fontaine de Jouvence » de Rob Marshall, 2011.

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Reductio ad hitlerum

« déshonneur par association »
Méthode : disqualifier un adversaire en le comparant à un personnage honni du passé comme Hitler, Mussolini, Pol Pot…

Par extension, le déshonneur par association peut s’immiscer lorsqu’on opère une catégorisation fallacieuse des arguments présentés : iI s’agit de rattacher l’argumentaire à un concept, un courant, une doctrine qui est connue pour être en elle-même négative, réfutée, inadmissible, immorale.

Si le sophisme reductio ad hitlerum apparaît rarement sous la forme « vous avez le même argument qu’Hitler », il est plutôt présent aujourd’hui comme une tactique de déshonneur par association en faisant un rapprochement avec la politique de ces personnages. L’évocation subtile d’une période historique, fasciste ou nazie par exemple, discrédite l’interlocuteur et l’exclut de la discussion, évidement sans développer une argumentation valide. On suppose alors que l’argument est identique à un concept et que ce dernier est largement réfuté.

Exemple : 

– Voyons, si tu adhères à la théorie de Darwin, alors tu cautionnes la « sélection » des espèces, donc le darwinisme social et l’eugénisme, ce qui rappelle certaines heures sombres…

– Vous ne pouvez pas être aussi manichéen/rationaliste/spiritualiste…

– Cette position est pour ainsi dire du bolchevisme/fascisme/nationalisme/totalitarisme, avec ce que l’on connaît de ses conséquences dramatiques…

– Vous critiquez [xxx] exactement comme Jean-Marie Le Pen.

Exemple dans les médias :

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 – Interview de Carla Bruni dans l’Expresse du 13 février 2008. Elle fait référence au site du Nouvel Observateur et déclare : « si ce site avait existé pendant la guerre, qu’en aurait-il été des dénonciations de juifs »

– Jean-François Copé accuse Martin Hirsch de se livrer à un « exercice de délation » à propos de son dernier ouvrage consacré aux conflits d’intérêts dans le gouvernement. Dimanche Soir politique sur Itélé /France Inter, le 26 septembre 2010:

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– Discours du 26 novembre 2009, Christian Estrosi, Ministre de l’Industrie et maire de Nice, estime qu’un débat sur l’identité nationale en Allemagne durant les années 30 aurait pu permettre d’éviter « l’atroce et douloureux naufrage de la civilisation européenne ». Difficile ensuite de refuser le débat sans être assimilé au régime nazi :

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– Roschdy Zem, invité à s’exprimer sur la loi HADOPI sur le téléchargement, au 13h de France2 le 26 avril 2009 : « Les seuls cas où la culture a été gratuite, c’est les cas où il y avait une politique de dictature, sous le IIIe Reich, sous la Roumanie de Ceausescu : la culture gratuite n’existe pas » :

[dailymotion id=xgs899] 

Le déshonneur par association peut se glisser parfois dans des endroits inattendu, comme dans cette interview de Périco Légasse, critique gastronomique de Marianne, dans l’émission Service Public sur France Inter, le 11 novembre 2010. « [la cuisine moléculaire] c’est le fascisme ! […] c’est une dictature de la pensée. »


La pétition de principe

«petitio principii »
Méthode : consiste à faire une démonstration qui contient déjà l’acceptation de la conclusion, ou qui n’a de sens que lorsque l’on accepte déjà cette conclusion.
Exemples :

– La psychogénéalogie est une thérapie efficace puisque cette méthode aide les gens à aller mieux.

Il y en a de nombreuses formes :

Par insinuation : Nous ouvrons aujourd’hui le procès d’un ignoble meurtrier.

Par insinuation interrogative : Vous allez me dire que les lois physiques existent indépendamment de la volonté de Dieu?

Par analogies : Au même titre qu’une maison a besoin d’un architecte, il est évident que l’univers a besoin d’un Créateur.

Par raisonnements en boucle : Jésus est né d’une vierge. Comment cela serait-il possible sans l’intervention divine ? Que la réponse soit oui ou non, l’interlocuteur a déjà affirmé explicitement l’existence d’une volonté divine.


La pente savonneuse

«Développement abusif des conséquences ou La pente glissante, La porte ouverte…»

Méthode : développer les conséquences négatives d’un argument de façon excessive. Le but est de réfuter cet argument en démontrant que si on l’accepte, alors on accepte également ses possibles conséquences négatives. Les conséquences risquées sont ainsi envisagées et présentées comme dramatiques, catastrophiques, écœurantes, immorales, etc. C’est une scénarisation focalisée sur des conséquences inadmissibles, de la sorte on ne peut pas y souscrire.

Exemple :

– Si l’humain descend du singe où va-t-on ? C’en est fini de la morale !

– Si les distributeurs de préservatifs sont autorisés au lycée, on cautionne alors les rapports sexuels des jeunes. C’est l’incitation à la débauche, l’avènement de la bestialité !

– Les thérapies cognitives, c’est la porte ouverte au Prozac et à la Ritaline pour les enfants.

– Si les aides sociales sont étendues, cela va inciter les gens à ne plus rien faire et l’économie sera fragilisée. Les inégalités seront alors de plus en plus marquées. C’est risquer l’effondrement de notre système économique.

– Mettre en doute le fonctionnement démocratique d’une société est la porte ouverte à l’anarchie et au chaos le plus total.

– Régulariser les sans-papiers ouvrira inévitablement un appel d’air qui renforcera l’immigration irrégulière vers notre pays.

Exemple dans la BD de Bourgeon Les passagers du vent, T4 – L’heure du serpent.
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Trouvaille de Christophe Michel, alias Chrismich, de Chambéry

  • « Si on commence a vouloir dépénaliser le cannabis, bientôt on légalisera le mariage homosexuel. A quand la CorteX_Jacques_Alain_Benistidépénalisation du viol, voire la légalisation du viol ?« 

Signé Jacques-Alain Bénisti, député UMP, pendant un débat politique sur la chaine LCP le 23 juin 2011
en audio:

[dailymotion id=xjhcbj]

L’épouvantail

«L’Homme de paille, strawman »

Méthode : travestir d’abord la position de son interlocuteur de façon volontairement erronée et facile à réfuter puis détruire cet épouvantail en prétendant ensuite avoir réfuté la position de l’interlocuteur.

Exemple : 

– Les évolutionnistes affirment que la vie sur Terre est apparue par hasard. Mais comment une être humain ou un éléphant pourraient apparaître de rien, de nul part ?

– Les adversaires de l’astrologie prétendent que les astres n’ont pas d’influence sur nous. Allez donc demander aux marins si la Lune n’a pas d’influence sur les marées !

– En critiquant l’efficacité de l’acupuncture vous balayez dédaigneusement d’un revers de la main la culture asiatique.

On peut utiliser d’autres mécanisme sophistiques pour créér cet épouvantail, de sorte qu’il soit facilement réfutable.

Avec une reductio ad hitlerum, par exemple : Vous adhérez en somme à des théories eugénistes.

Une attaque ad hominem par association : Vous invoquez Voltaire et ses écrits sur l’égalité des Homme en oubliant soigneusement sa participation au commerce d’esclave.

NG

[2] Voir le brillant article sur ce sondage de l’Observatoire des médias, sur le site ACRIMED action-critique-médias : http://www.acrimed.org/article3304.html.
Cette ébauche du monde de sophisme est basée, entre autre, sur la fiche « Petit recueil de 18 moisissures argumentatives« . 

Biologie & vulgarisation – Analyse d'une pub Guinness – raisonnement panglossien

Florent Martin, de l’Observatoire Zététique, m’a transmis un jour cette publicité de la bière stout Guinness intitulée « Good things come for those who wait », produite par Diageo et diffusée au Royaume-Uni à la fin des années 1990. Elle est un parfait exemple du raisonnement panglossien (dit « raisonnement à rebours » ou effet bipède), très facile à utiliser en classe.

[youtube=http://www.youtube.com/watch?v=JBrSGVUQvmE]
 
Cyrille Barrette, professeur de biologie à l’université Laval, Québec, nous offre son analyse.
 
[youtube=http://www.youtube.com/watch?v=kSdAd1DlVgc]
 

RM, 31 octobre 2010

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Vulgarisation & rhétorique – Atelier Fabrication du génie héroïque, syndrome du Professeur Simon

Cet atelier est tiré de la fiche pédagogique N°12, pp. 384-386 de la thèse « Pour une didactique de l’esprit critique », Monvoisin, 2007

La fabrication du héros est un procédé « carpaccique »1 souvent à l’œuvre dans les pseudosciences, et paradoxalement très fréquent dans la vulgarisation des sciences. Prenons un scientifique du nom de Duschmoll. Quelles que soient la vie ou la carrière de l’individu Duschmoll, il existe plusieurs manières d’en faire un héros.

1. S’il est ancien, il suffit de faire de Duschmoll un précurseur, en fabriquant de toutes pièces un lien entre ses travaux avec une découverte actuelle. Démocrite en est l’exemple, avec ses atomes, qui n’ont finalement pas grand-chose à voir avec les atomes actuels (un autre exemple est celui des dessinateurs de l’art islamique, ci-contreCorteX-Art-islamique-epistemo-S&V-mai2007p22). Cela permet ensuite d’expliquer en quoi celui, Y, qui aujourd’hui corrobore la thèse de Démocrite est lui aussi brillant, par apposition des deux noms. Et si jamais des erreurs furent commises par Duschmoll, elles sont excusées par l’époque, dans la grande magnanimité que nous avons envers les Anciens. 

2. S’il est contemporain (qu’il soit reconnu ou rejeté) faire de X un visionnaire.

Exemple : Pour la Science N°326, déc 2004, spécial Einstein.

« Il n’empêche, une fois par siècle environ, un scientifique visionnaire bouleverse notre savoir, un Galilée, un Newton, un Darwin. Einstein appartient à ce Panthéon des panthéons »

Sachant que Le Panthéon (παν, pãn, signifie « tout » et θεός, theos, « dieu ») est un temple que les Grecs et les Romains consacraient à certains de leurs dieux, on n’imagine pas ce qu’est le panthéon des panthéons2 . Nous sommes en pleine métaphore épique, mais aussi dans le culte du génie, équivalent d’un dieu, ce qui déhistoricise complètement le processus d’élaboration des connaissances.

C’est Schnabel qui le rappelle : «les scientifiques sont également décrits comme des figures héroïques, qui rapportent sur Terre la «formule de Dieu»3.

3. S’il est contemporain et reconnu, faire une projection sur « comment on le percevra plus tard ».

4. S’il est contemporain et rejeté, en faire un Galilée ou un génie incompris4

5. Autre technique : incarner le pur cerveau, à l’instar d’Hawking qui « incarne aux yeux du public, le pur sujet cérébral, coupé du monde extérieur, résolvant les énigmes de l’Univers »5.

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Une vision très romantique se greffe alors au handicap, qui est perçu comme la cause de son « génie » :

« À cause de sa condition physique, le savant, nous dit-on, n’est plus distrait par les occupations quotidiennes et mondaines que partage la commune humanité, c’est la raison pour laquelle il peut s’adonner pleinement à la pensée. Il devient un être purement cérébral communiquant avec le « grand tout » »6.

À se demander, comme le fit Michel Rio dans un de ses romans, si ce ne serait pas grâce et non malgré, son corps qu’Hawking est devenu célèbre ? S’ensuivent toutes les bêtises possibles et imaginables :

  • Le charabia : « La quête de Hawking d’un univers intelligible est aussi la quête de la raison contre les illusions, de diversité et de devenir, contre tout ce qui enracine le corps dans un monde opaque à l’intelligibilité mathématique », clame Stengers7.

  • L’intrusion spiritualiste8 : « Hawking est mieux placé que personne pour juger de la précarité de la condition humaine face à l’immensité cosmique. La force intellectuelle qui l’anime illustre puissamment qu’il y a dans la connaissance le signe d’une transcendance », écrit Luminet9.

  • Pire, l’intrusion spiritualiste et l’analogie fumeuse : « Le triomphe de Hawking sur son propre corps rétif est le modèle du triomphe de la physique qu’il annonce, celle d’une théorie unifiée complète qui nous dirait ce qu’est l’univers et nous mènerait enfin à connaître la pensée de Dieu », écrit encore Stengers10.

Son historiographie s’en ressent : impossible de parler de lui sans relater qu’il est né exactement 300 ans après la mort de Galilée, qu’il est titulaire de « la chaire de Newton », ce qui n’est pas tout à fait précis11.

On est dans ce que j’appelle parfois le syndrome Professeur Simon, du nom de ce personnage du dessin animé Capitaine Flam, dôté d’un cerveau encapsulé dans un mobile volant.

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Professeur Simon Wright, l’un des rares « purs cerveaux » ; série Capitaine Flam, écrite par Edmond Hamilton (1979)

Hawking n’y est lui-même pas pour rien, jouant énormément à faire des liens entre son handicap et ses découvertes. Mialet remarque que dans l’introduction de son best-seller « Une brève histoire du temps » il souligne que bien qu’ayant eu la malchance d’avoir cette maladie, il a eu de la chance partout ailleurs, et notamment dans son choix de la physique théorique « parce que tout est dans la tête ».

À la question d’un journaliste : « est-ce que cette maladie a joué dans le choix de votre travail ? » il répond « pas vraiment, j’avais décidé de travailler dans ce champ avant que je ne le sache ».

Tandis que deux ans plus tard, à une question similaire : « pourquoi avez-vous choisi la physique théorique comme champ de recherche ? » il rétorque : « À cause de ma maladie. J’ai choisi mon champ parce que je savais que j’avais une sclérose amyotrophique latérale ».

Autre manufacture du mythe : alors qu’auparavant, personne même parmi ses biographes (comme Boslough12) ne racontait cela, il raconte en 1987 lors d’une conférence :

« Peu de temps après la naissance de ma fille Lucy, le soir j’ai commencé à penser au trou noir avant d’aller me coucher. Mon handicap en faisait un processus assez lent de sorte que j’avais tout mon temps. Soudain j’ai réalisé que la région de l’horizon d’évenements s’accroît toujours avec le temps. J’étais tellement excité par ma découverte que je n’ai pas beaucoup dormi cette nuit-là. »

Et hop : cela deviendra la version officielle des faits, dès la sortie du livre Une brève histoire du temps. On voit l’hagiographie en marche, par exemple chez Mc Evoy et Zarate, qui ré-écrivent les paroles d’Hawking en 1995 :

« Un soir, peu de temps après la naissance de ma fille Lucy, j’ai commencé à penser au trou noir avant d’aller me coucher. Mon handicap en faisait un processus assez lent de sorte que j’avais tout mon temps ». Et le journaliste d’ajouter : « il vit en un éclair que la surface de la région d’un trou noir ne peut jamais décroître. Il n’eut besoin ni de papier ni de stylo, ni d’un ordinateur — les images étaient dans sa tête »13.

Dernière manufacture de la légende, pour l’anecdote : la saoulerie d’Hawking.

« D’après les interviews des journaux et le récent documentaire par Hugh Downs sur ABC-TV, quand vous avez appris le diagnostic, vous avez simplement renoncé et bu pendant des mois pour oublier » Hawking réplique : « C’est une bonne histoire, mais ce n’est pas vrai […] J’ai écouté du Wagner, mais les commentaires disant que je me suis saoulé sont une exagération. Le problème c’est qu’un article l’a dit et les autres le copient parce que cela fait une bonne histoire. Tout ce qui est imprimé de nombreuses fois ne doit pas être obligatoirement vrai » (Mialet, p. 83).

Cela n’empêchera pas Hawking lui-même de se réapproprier par la suite sa propre hagiographie, et tout comme d’autres noms illustres14 à alimenter sa propre légende.

Certes, Hawking n’est pas dupe : à la question d’un étudiant « qu’est ce que cela vous fait d’être considéré comme par la personne la plus intelligente du monde ? » Hawking épelle avec son ordinateur : « Battage médiatique » puis répond :

« C’est très embarrassant. C’est de la foutaise, juste du battage publicitaire. Ils veulent un héros, et je joue le rôle du modèle du génie handicapé. Au mieux, je suis un infirme mais je ne suis pas un génie ».

Mialet analyse : cette « déclaration prononcée devant un public de handicapés qui se trouvent élevés au rang de « génies potentiels », tandis que, dans un même mouvement, le savant est grandi (…) si Hawking ne contrôle plus son corps, nous voyons comment il contrôle son image […] »,

La construction médiatique de ces « génies héroïques » se fait lentement. Guettons la presse, car à l’image des étoiles qui naissent, il n’est pas impossible d’assister à une fabrication en direct. Pour l’instant, mon favori est le mathématicien russe Perelman.

RM

 


1Voir Outillage, technique du carpaccio (à venir)

2 D’où la chanson « Mon panthéon est décousu, si ça continue on verra l’trou… d’mon panthéon ». Juste pour voir si certains lisent les notes de bas de page 🙂

3 Scientists are either described as heroic figures, that bring « God’s formula » down to earth. In Ulrich Schnabel, God’s Formula and Devil’s Contribution : Science in the Press, Public Understanding of Science, 2003 ; 12: pp. 255-259.

4Voir Outillage, Syndrome Galilée (à venir).

5 Mialet H., Le « phénomène Hawking”, le mythe de pur esprit, HS S&av juil 1997 p. 80

6 Mialet, ibid.

7 Stengers, ibid. p. 82

8Voir Outillage, intrusion spiritualiste (à venir).

9 Ibid, p. 81

10 Ibid p. 82

11 Il s’agit de la chaire de professeur lucasien, qui tient son nom du Révérend Henry Lucas, membre du Parlement de l’Université qui octroya un don en 1663 afin de financer un poste de mathématiques appliquées. Hawking est le 17ème sur cette chaire, Newton fut le deuxième.

12 Boslough J., Beyond the black hole, S. Hawking’s universe, Collins, 1985.

13 McEvoy J-P., Zarate O., Stephen Hawking for beginners, Icon Books, 1995, Cambridge.

14Sur ce thème, on lira avec profit M. Onfray, Le crépuscule d’une idole (2010) et C. Hitchens, Le mythe de Mère Teresa, ou comment devenir une sainte de son vivant par un bon plan médiatique (1996).