Vulgarisation & rhétorique – Atelier Fabrication du génie héroïque, syndrome du Professeur Simon

Cet atelier est tiré de la fiche pédagogique N°12, pp. 384-386 de la thèse « Pour une didactique de l’esprit critique », Monvoisin, 2007

La fabrication du héros est un procédé « carpaccique »1 souvent à l’œuvre dans les pseudosciences, et paradoxalement très fréquent dans la vulgarisation des sciences. Prenons un scientifique du nom de Duschmoll. Quelles que soient la vie ou la carrière de l’individu Duschmoll, il existe plusieurs manières d’en faire un héros.

1. S’il est ancien, il suffit de faire de Duschmoll un précurseur, en fabriquant de toutes pièces un lien entre ses travaux avec une découverte actuelle. Démocrite en est l’exemple, avec ses atomes, qui n’ont finalement pas grand-chose à voir avec les atomes actuels (un autre exemple est celui des dessinateurs de l’art islamique, ci-contreCorteX-Art-islamique-epistemo-S&V-mai2007p22). Cela permet ensuite d’expliquer en quoi celui, Y, qui aujourd’hui corrobore la thèse de Démocrite est lui aussi brillant, par apposition des deux noms. Et si jamais des erreurs furent commises par Duschmoll, elles sont excusées par l’époque, dans la grande magnanimité que nous avons envers les Anciens. 

2. S’il est contemporain (qu’il soit reconnu ou rejeté) faire de X un visionnaire.

Exemple : Pour la Science N°326, déc 2004, spécial Einstein.

« Il n’empêche, une fois par siècle environ, un scientifique visionnaire bouleverse notre savoir, un Galilée, un Newton, un Darwin. Einstein appartient à ce Panthéon des panthéons »

Sachant que Le Panthéon (παν, pãn, signifie « tout » et θεός, theos, « dieu ») est un temple que les Grecs et les Romains consacraient à certains de leurs dieux, on n’imagine pas ce qu’est le panthéon des panthéons2 . Nous sommes en pleine métaphore épique, mais aussi dans le culte du génie, équivalent d’un dieu, ce qui déhistoricise complètement le processus d’élaboration des connaissances.

C’est Schnabel qui le rappelle : «les scientifiques sont également décrits comme des figures héroïques, qui rapportent sur Terre la «formule de Dieu»3.

3. S’il est contemporain et reconnu, faire une projection sur « comment on le percevra plus tard ».

4. S’il est contemporain et rejeté, en faire un Galilée ou un génie incompris4

5. Autre technique : incarner le pur cerveau, à l’instar d’Hawking qui « incarne aux yeux du public, le pur sujet cérébral, coupé du monde extérieur, résolvant les énigmes de l’Univers »5.

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Une vision très romantique se greffe alors au handicap, qui est perçu comme la cause de son « génie » :

« À cause de sa condition physique, le savant, nous dit-on, n’est plus distrait par les occupations quotidiennes et mondaines que partage la commune humanité, c’est la raison pour laquelle il peut s’adonner pleinement à la pensée. Il devient un être purement cérébral communiquant avec le « grand tout » »6.

À se demander, comme le fit Michel Rio dans un de ses romans, si ce ne serait pas grâce et non malgré, son corps qu’Hawking est devenu célèbre ? S’ensuivent toutes les bêtises possibles et imaginables :

  • Le charabia : « La quête de Hawking d’un univers intelligible est aussi la quête de la raison contre les illusions, de diversité et de devenir, contre tout ce qui enracine le corps dans un monde opaque à l’intelligibilité mathématique », clame Stengers7.

  • L’intrusion spiritualiste8 : « Hawking est mieux placé que personne pour juger de la précarité de la condition humaine face à l’immensité cosmique. La force intellectuelle qui l’anime illustre puissamment qu’il y a dans la connaissance le signe d’une transcendance », écrit Luminet9.

  • Pire, l’intrusion spiritualiste et l’analogie fumeuse : « Le triomphe de Hawking sur son propre corps rétif est le modèle du triomphe de la physique qu’il annonce, celle d’une théorie unifiée complète qui nous dirait ce qu’est l’univers et nous mènerait enfin à connaître la pensée de Dieu », écrit encore Stengers10.

Son historiographie s’en ressent : impossible de parler de lui sans relater qu’il est né exactement 300 ans après la mort de Galilée, qu’il est titulaire de « la chaire de Newton », ce qui n’est pas tout à fait précis11.

On est dans ce que j’appelle parfois le syndrome Professeur Simon, du nom de ce personnage du dessin animé Capitaine Flam, dôté d’un cerveau encapsulé dans un mobile volant.

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Professeur Simon Wright, l’un des rares « purs cerveaux » ; série Capitaine Flam, écrite par Edmond Hamilton (1979)

Hawking n’y est lui-même pas pour rien, jouant énormément à faire des liens entre son handicap et ses découvertes. Mialet remarque que dans l’introduction de son best-seller « Une brève histoire du temps » il souligne que bien qu’ayant eu la malchance d’avoir cette maladie, il a eu de la chance partout ailleurs, et notamment dans son choix de la physique théorique « parce que tout est dans la tête ».

À la question d’un journaliste : « est-ce que cette maladie a joué dans le choix de votre travail ? » il répond « pas vraiment, j’avais décidé de travailler dans ce champ avant que je ne le sache ».

Tandis que deux ans plus tard, à une question similaire : « pourquoi avez-vous choisi la physique théorique comme champ de recherche ? » il rétorque : « À cause de ma maladie. J’ai choisi mon champ parce que je savais que j’avais une sclérose amyotrophique latérale ».

Autre manufacture du mythe : alors qu’auparavant, personne même parmi ses biographes (comme Boslough12) ne racontait cela, il raconte en 1987 lors d’une conférence :

« Peu de temps après la naissance de ma fille Lucy, le soir j’ai commencé à penser au trou noir avant d’aller me coucher. Mon handicap en faisait un processus assez lent de sorte que j’avais tout mon temps. Soudain j’ai réalisé que la région de l’horizon d’évenements s’accroît toujours avec le temps. J’étais tellement excité par ma découverte que je n’ai pas beaucoup dormi cette nuit-là. »

Et hop : cela deviendra la version officielle des faits, dès la sortie du livre Une brève histoire du temps. On voit l’hagiographie en marche, par exemple chez Mc Evoy et Zarate, qui ré-écrivent les paroles d’Hawking en 1995 :

« Un soir, peu de temps après la naissance de ma fille Lucy, j’ai commencé à penser au trou noir avant d’aller me coucher. Mon handicap en faisait un processus assez lent de sorte que j’avais tout mon temps ». Et le journaliste d’ajouter : « il vit en un éclair que la surface de la région d’un trou noir ne peut jamais décroître. Il n’eut besoin ni de papier ni de stylo, ni d’un ordinateur — les images étaient dans sa tête »13.

Dernière manufacture de la légende, pour l’anecdote : la saoulerie d’Hawking.

« D’après les interviews des journaux et le récent documentaire par Hugh Downs sur ABC-TV, quand vous avez appris le diagnostic, vous avez simplement renoncé et bu pendant des mois pour oublier » Hawking réplique : « C’est une bonne histoire, mais ce n’est pas vrai […] J’ai écouté du Wagner, mais les commentaires disant que je me suis saoulé sont une exagération. Le problème c’est qu’un article l’a dit et les autres le copient parce que cela fait une bonne histoire. Tout ce qui est imprimé de nombreuses fois ne doit pas être obligatoirement vrai » (Mialet, p. 83).

Cela n’empêchera pas Hawking lui-même de se réapproprier par la suite sa propre hagiographie, et tout comme d’autres noms illustres14 à alimenter sa propre légende.

Certes, Hawking n’est pas dupe : à la question d’un étudiant « qu’est ce que cela vous fait d’être considéré comme par la personne la plus intelligente du monde ? » Hawking épelle avec son ordinateur : « Battage médiatique » puis répond :

« C’est très embarrassant. C’est de la foutaise, juste du battage publicitaire. Ils veulent un héros, et je joue le rôle du modèle du génie handicapé. Au mieux, je suis un infirme mais je ne suis pas un génie ».

Mialet analyse : cette « déclaration prononcée devant un public de handicapés qui se trouvent élevés au rang de « génies potentiels », tandis que, dans un même mouvement, le savant est grandi (…) si Hawking ne contrôle plus son corps, nous voyons comment il contrôle son image […] »,

La construction médiatique de ces « génies héroïques » se fait lentement. Guettons la presse, car à l’image des étoiles qui naissent, il n’est pas impossible d’assister à une fabrication en direct. Pour l’instant, mon favori est le mathématicien russe Perelman.

RM

 


1Voir Outillage, technique du carpaccio (à venir)

2 D’où la chanson « Mon panthéon est décousu, si ça continue on verra l’trou… d’mon panthéon ». Juste pour voir si certains lisent les notes de bas de page 🙂

3 Scientists are either described as heroic figures, that bring « God’s formula » down to earth. In Ulrich Schnabel, God’s Formula and Devil’s Contribution : Science in the Press, Public Understanding of Science, 2003 ; 12: pp. 255-259.

4Voir Outillage, Syndrome Galilée (à venir).

5 Mialet H., Le « phénomène Hawking”, le mythe de pur esprit, HS S&av juil 1997 p. 80

6 Mialet, ibid.

7 Stengers, ibid. p. 82

8Voir Outillage, intrusion spiritualiste (à venir).

9 Ibid, p. 81

10 Ibid p. 82

11 Il s’agit de la chaire de professeur lucasien, qui tient son nom du Révérend Henry Lucas, membre du Parlement de l’Université qui octroya un don en 1663 afin de financer un poste de mathématiques appliquées. Hawking est le 17ème sur cette chaire, Newton fut le deuxième.

12 Boslough J., Beyond the black hole, S. Hawking’s universe, Collins, 1985.

13 McEvoy J-P., Zarate O., Stephen Hawking for beginners, Icon Books, 1995, Cambridge.

14Sur ce thème, on lira avec profit M. Onfray, Le crépuscule d’une idole (2010) et C. Hitchens, Le mythe de Mère Teresa, ou comment devenir une sainte de son vivant par un bon plan médiatique (1996).