Les vertus de l’imprécision : plus un discours est vague et creux, plus on sera tenté de le trouver profond et persuasif.
« L’interprétation doit être preste pour satisfaire à l’entreprêt. De ce qui perdure de perte pure à ce qui ne parle que du père au pire » (J. Lacan, Télévision, 1974, p. 77)
L’effet puits (ou phrase puits) est cette sensation vertigineuse que l’individu non averti ressentira devant un texte ou un discours constellé de mots chargés affectivement (effet Impact) parfois pris dans des sens très différents de leur sens scientifique (effet paillasson), mais dont l’accumulation donne au texte ou au propos une facture soit totalement nébuleuse mais séduisante, soit ayant l’air très documentée, très « calée » (argument d’autorité) alors que, prise tronçon par tronçon, chaque partie n’a pas forcément de sens.
L’effet puits désigne ainsi la vacuité, souhaitée ou non, derrière un discours pompeux saupoudré de mots à effet impact ou de termes abscons.
On le trouve par exemple fréquemment dans les discours politiques, à tel point que des générateurs de langue de bois proposent d’en créer en ligne : « Considérant la conjoncture actuelle, il est nécessaire de prendre en compte chacune des problématiques déjà en notre possession, afin de pouvoir prendre les mesures indispensables pour y répondre pertinemment. »
Autre exemple tiré du site du CorteX: « La place des femmes dans l’économie est un sujet au cœur du débat public ». Le Monde 7/03/11.
L’effet puits favorise également l’appropriation personnelle de ce discours par l’auditeur, qui aura tendance à s’y reconnaître (c’est par exemple le cas des prédictions astrologiques). Nous faisons cependant un distinctif entre le caractère creux de l’effet puits et le caractère appropriable par tous, un mécanisme psychologique appelé effet Barnum ou effet Forer.
Des doctorants-moniteurs ont réalisé un Zétéclip sur l’effet Puits.
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Voir aussi cet exemple pour réaliser un test mettant en évidence l’effet puits et/ou Forer.
Ci-dessous, quelques exemples glanés de-ci de-là.
- Du sociologue Dominique Cardon, auteur d’une tribune dans « M le magazine du Monde » sur la domination des chats, bien plus nombreux que les chiens sur Internet.
« C’est en bordure du trop proche que s’est ouvert l’espace de théâtralisation de soi dans lequel les internautes se montrent, se moquent, partagent, rigolent et s’indignent. Sans doute le chat est-il pour cela l’emblème du désir expressif qu’ils projettent sur le Web : courir sur les toits, mais toujours retomber sur ses pattes ». (Merci au Canard enchaîné du 10 août 2016)
Du philosophe Bernard Stiegler, dans l’émission La tête au carré, sur France Inter – diffusée le 7 juin 2011 et rediffusée le 27 octobre 2011.
« Je pense que nous sommes rentrés dans la société addictogène. Il n’a échappé à personne qu’il y a des parfums qui s’appellent « addict », qu’il y a des jus de fruits qui s’appellent « addict ». Moi-même, j’ai recensé 51 marques « addict » sur Paris uniquement. Qu’est-ce que la société addictive ? Qu’est-ce que l’addiction dans ce contexte là ? Je soutiens personnellement, mais tout le monde n’a pas ce point de vue, la société addictive c’est une société dominée par la pulsion. Évidemment, l’addiction est une dépendance, mais toutes les dépendances ne sont pas des addictions, par exemple, quand on aime quelqu’un, on est dépendant de la personne qu’on aime, et cette dépendance est une bonne chose. Mais ce que je crois, c’est qu’il y a addiction lorsqu’il y a une dépendance qui produit ce que j’appelle après Gilbert Simondon, un philosophe français, de la « désindividuation ». C’est à dire qu’au lieu de m’enrichir de cette dépendance – parce qu’on peut être dépendant, moi, je suis dépendant de la philosophie, c’est mon métier mais j’en ai besoin, je ne peux pas m’en passer – il y a des dépendances qui stérilisent. Et aujourd’hui, les dépendances stérilisantes, se sont généralisées, parce que le marketing en a fait son principal objet de création de marché.(…)
Question auditeur : « Est-ce qu’il y a un lien entre l’addiction et le rituel, et dans ce sens, l’augmentation des addictions n’est-elle pas liée à la baisse des pratiques religieuses ? »
Bernard Stiegler : « Ce qu’il y a derrière cette question des religions ou du rituel d’une façon générale, c’est l’éducation. La religion, c’est une forme d’éducation, une forme absolument respectable d’ailleurs à mes yeux, et je pense que c’est une éducation dans l’investissement précisément. C’est-à-dire que ce soit une religion, que ce soit un rituel, que ce soit l’éducation tout court, ceux qui éduquent et ceux qui sont éduqués sont les acteurs de leurs investissements. C’est-à-dire que ce sont eux… Par exemple, la mère qui s’occupe de son enfant, Donald Winnicott qui a beaucoup parlé de cette relation parle d’ailleurs d’une relation addictive, il emploie le mot « addicted », cette relation, c’est une relation où la mère, en élevant son enfant, s’élève elle-même si je puis dire, où elle s’élève, elle se développe, elle s’enrichit. Toutes les mères et tous les pères aussi bien entendu savent ça. C’est à dire que le bonheur d’éduquer un enfant, c’est de s’apprendre quelque chose à soi-même. Le problème se pose dans notre société là où l’éducation a été remplacée par une ingénierie du marketing qui nous prescrit des modes comportementaux que nous ne produisons pas nous-mêmes et qui donc, ne sont pas des investissements de notre part. Nous sommes dans une société absolument grégaire ».
(nous en avons fait un TP avec mon camarade Julien Lévy ici : Les addictions selon Bernard Stiegler : de la philosophie au rayon promo).