Pour les pressés qui n’ont pas le temps de lire sa thèse entière, voici un résumé de »Former l’esprit scientifique en privilégiant l’initiative des élèves dans une démarche s’appuyant sur l’épistémologie et l’histoire des sciences » de Jean-Yves Cariou, qu’il met à notre disposition.
Bonne lecture.
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RÉSUMÉ DE LA THESE : Former l’esprit scientifique en privilégiant l’initiative des élèves dans une démarche s’appuyant sur l’épistémologie et l’histoire des sciences
Jean-Yves CARIOU
Directeurs de thèse
André GIORDAN et Jack GUICHARD
Jury |
André Giordan, Professeur, Université de Genève, Laboratoire de Didactique et d’Épistémologie des Sciences |
Jack Guichard, Professeur des universités, directeur du Palais de la Découverte, Paris |
Gabriel Gohau, docteur d’État en Histoire des Sciences, président du Comité Français d’Histoire de la Géologie |
François Audigier, professeur FPSE, Université de Genève, didactiques des sciences sociales |
Francine Pellaud, docteur en Sciences de l’Éducation, Université de Genève |
1. ÉTAT DE LA QUESTION : ESPRIT SCIENTIFIQUE, DÉMARCHES SCIENTIFIQUES ET TRADITIONS ÉPISTÉMOLOGIQUES
Il y a trente ans, une équipe de didacticiens critiquait, dans un livre intitulé Quelle éducation scientifique pour quelle société ? (1978)1, un enseignement des sciences “dogmatique et poussiéreux”, au nom d’une image de la science « plus conforme aux données de l’épistémologie et de l’histoire des sciences ».
C’est l’époque où La logique de la découverte scientifique de Karl Popper vient enfin d’être traduite en français et préfacée par Jacques Monod (1973) ; où Mirko D. Grmek (1973) montre chez Claude Bernard l’écart entre les termes de son Introduction à l’étude de la médecine expérimentale et les notes de son cahier de laboratoire ; où Alfred Kastler (1974) décrit comment la recherche scientifique procède sans linéarité. L’ouvrage de Grmek, se rappelle Astolfi (1990), fut « un véritable révélateur ».
Rapprochant Popper de Bachelard, se référant également à Canguilhem, ces didacticiens constatent que leur époque est celle d’un « réexamen épistémologique de la nature de l’activité scientifique », et, dès lors, souhaitent de même une « transformation de l’épistémologie scolaire ». La contestation des démarches rigides et linéaires menées en classe, caricaturées par le sigle OHERIC2 qu’ils forgent par dérision, consiste pour eux à « prendre appui sur l’histoire des découvertes scientifiques pour montrer leur écart avec la rigidité d’une démarche stéréotypée ».
État actuel de l’enseignement
Mais aujourd’hui, aucun renversement épistémologique ne s’est opéré, comme l’établissent à la fois les constats de ces mêmes auteurs, comme ceux de nombreuses autres études didactiques, en France et à l’étranger, ainsi que des rapports nationaux officiels et des enquêtes internationales. Les causes de cet échec, déjà identifiées il y a trente ans, sont toujours à l’œuvre : une pédagogie reposant sur une approche empiriste et inductiviste, qui transmet une image déformée de la science et repose sur une méconnaissance des données de l’épistémologie et de l’histoire des sciences.
Les travaux pratiques sont dogmatiques, avec des expériences “parachutées”, et il n’y a pas de place pour la libre émission d’hypothèses. “Voir pour comprendre” et “faire pour apprendre”, rien n’a vraiment changé depuis l’“étrange pédagogie” dénoncée par Bachelard (1932) :
« pesez, mesurez, comptez ; (…) attachez les jeunes esprits au concret, au fait. Voir pour comprendre, tel est l’idéal de cette étrange pédagogie. Tant pis si la pensée va ensuite du phénomène mal vu à l’expérience mal faite. »
Les instructions insistent cependant désormais sur un enseignement par « problèmes », prônent une « démarche d’investigation », la mise en œuvre de la « méthode expérimentale ». Mais le sens épistémologique de ces termes est dévié : la moindre question banale est un « problème scientifique », toute activité est qualifiée d’investigation, et, ainsi que le déplorait très lucidement Chevreul dès 1850, « pour peu qu’on fasse des expériences sur quoi que ce soit, on est censé, auprès de beaucoup de gens, pratiquer la Méthode expérimentale, mais c’est une erreur grave à notre sens. »
Diverses études établissent la peur des cheminements aventureux, les professeurs ayant une “aversion spontanée pour l’erreur”, et le vertige à l’idée de “plonger” dans ce qui se passe dans la tête des élèves : s’ils expriment leurs idées, ils « nous tirent vers les marécages quand nous aspirons à l’air des cimes » (Astolfi, 1997).
L’élève doit alors approuver les idées qu’il reçoit, plutôt qu’éprouver les siennes. L’hypothèse inquiète, l’expérience rassure : pour les professeurs, l’expérience ou l’activité pratique représente le connu, le maîtrisé, la base stable et incontestable, qui lui permet de montrer son savoir-faire et donne à l’élève le plaisir de faire et le change des cours des autres disciplines. Davantage encore qu’une succession OHERIC, les séquences de sciences sont souvent devenues de type OPAC : Observation → Problème (ne servant que de titre) → Activité (imposée) → Conclusion (dictée).
Une longue tradition a valorisé l’activité pratique, le concret, le visible, contre l’hypothèse : le rejet historique des créations de l’esprit, engendrant une formidable défiance vis-à-vis de la spéculation, semble bien être en grande partie responsable de l’épistémologie “spontanée” de nombre de savants eux-mêmes et, dans leur sillage, des enseignants scientifiques.
Analyses historiques et épistémologiques des démarches scientifiques
On trouve exprimée depuis longtemps, et souvent répétée, l’idée que l’enseignement des sciences doit se faire selon le ou les parcours des scientifiques eux-mêmes dans leur accès à la connaissance. Bacon disait en 1605 : « Le savoir qui serait donné comme un fil à dévider encore, il faudrait le transmettre et le faire comprendre si possible de la manière même dont il a été découvert ».
Si cette recommandation est séculaire, le débat sur les chemins de la connaissance est, lui, millénaire : dès l’Antiquité, un débat épistémologique oppose les tenants d’une voie inductive, partant des faits et s’élevant jusqu’aux idées, et les adeptes d’une voie déductive, initiée dans l’esprit et descendant vers les faits à expliquer. Aristote définit ces concepts et, distinguant leurs vertus, leur assigne des rôles différents.
En parcourant diverses œuvres antiques et médiévales, on rencontre à différents endroits la mise en œuvre effective de démarches que l’on qualifierait aujourd’hui, certaines d’inductives, d’autres de déductives, d’autres d’hypothético-déductives ou encore d’expérimentales. Mais le fait de repérer ponctuellement un auteur sur une voie plutôt que sur une autre ne signifie pas qu’il s’y trouve parce qu’il l’estime plus sûre, et qu’il en ait fait délibérément le choix. Toute autre est l’attitude de ceux qui discourent sur leur méthode, argumentent, la recommandent, l’enseignent, s’apitoient sur le sort des égarés qui se sont aventurés dans d’autres chemins.
Qu’un auteur relate ses expériences ne suffit pas pour dire qu’il suit une démarche expérimentale, et moins encore qu’il s’inscrit dans une méthode expérimentale. Pour reconnaître chez un expérimentateur une démarche, il faut qu’il nous en dise les pas successifs, telle l’idée préalable qu’il contrôle ; pour y voir une méthode, il faut qu’il s’en soit fait une règle de conduite.
C’est ce qui explique que, suivant la lecture qu’ils font d’un même auteur, des commentateurs éminents puissent aboutir à des interprétations différentes, voire opposées : par exemple, l’évolutionniste Ernst Mayr (1982) considère que la méthode hypothético-déductive « était déjà implicite dans la méthode aristotélicienne », tandis que pour Mirko Grmek (1997), Aristote « condamne implicitement la méthode hypothético-déductive ».
On peut tout de même repérer la présence du débat épistémologique chez les médecins grecs antiques, où s’affrontent les “Empiriques” et les “Dogmatiques”, et où commence à se dessiner, du fait même de cet affrontement, une troisième voie, sorte d’intermédiaire ou de compromis entre les deux précédentes : celle du contrôle des possibles, voie passant par l’hypothèse. Nous sommes là, dans le même temps, à l’origine de la méthode expérimentale, notamment avec le « trépied » des Empirique (autopsia, historia, epilogismos) et les idées et pratiques de Galien, qui voit la médecine avancer sur les “deux jambes” de l’expérience et de la spéculation et procède, selon Grmek (1997), à une « expérimentation hypothético-déductive qualitative ».
Quelques éphémères lueurs médiévales sont ensuite à saluer : Philopon à Alexandrie (v. 500) puis l’arabe Alhazen (v. 1000) précèdent les investigateurs franciscains du XIIIe siècle, Robert Grosseteste et Roger Bacon. Grosseteste propose un modèle observation – induction – supposition – épreuve expérimentale en conditions contrôlées – conclusion à valeur générale mais non absolue, qui, donné à titre de “principe universel d’expérimentation”, a quelque allure.
Il faut cependant attendre l’aube du XVIIe siècle pour que s’éclairent d’une lumière nouvelle, au moment où l’on discourt sur la méthode, les lignes directrices de la voie inductive, avec Bacon, et de la voie déductive, avec Descartes. Leurs œuvres marquent la “philosophie naturelle” jusqu’à nos jours. Tous deux veulent d’abord purifier l’esprit des scories scolastiques qui l’encombrent. L’un prescrit alors de s’élever en partant d’une base solide d’observations et d’expériences, gangue d’où extraire méthodiquement le trésor de la connaissance. L’autre se livre au doute le plus radical, pour ne se fier qu’à ce qui subsiste clairement et distinctement à un tel traitement. Et de ce bastion réduit, mais élevé, son esprit pensant étend le territoire de la connaissance par des chaînes déductives du plus pur métal rationnel.
Leur opposition n’est cependant pas irréductible : ils se rejoignent même lorsque Descartes souhaite jauger ses déductions à l’aune d’expériences, et lorsque Bacon se permet des spéculations nécessaires à sa progression.
Certains de leurs successeurs convergent davantage encore vers la troisième voie, plus tard nommée hypothético-déductive, et déjà empruntée par quelques originaux qui n’en font pas tout un système : Kepler et Galilée en physique, Harvey en biologie. Elle est conceptualisée par Rohault (1671), cartésien dissident, et surtout Hooke, baconien défroqué (1687). Pascal, Boyle et Huygens y prennent aussi part. Entre la thèse déductiviste et l’antithèse inductiviste, la synthèse hypothético-déductiviste semble devoir s’étendre sur les sciences, et, par conséquent, sur leur enseignement.
Mais c’est Descartes qui exerce une influence sociale profonde : la première explication du monde depuis Aristote, globale, cohérente, compréhensible. Un dieu. « Il détruisit les chimères absurdes dont on infatuait la jeunesse depuis deux mille ans » dit Voltaire, pourtant newtonien. Descartes explique, construit des châteaux merveilleux de raison. Les Femmes savantes (1672) se pâment dans ses tourbillons.
C’est alors que paraît Newton, mathématicien qui pense pouvoir porter dans les sciences de la nature une certitude égale à celle de son domaine d’origine. C’est le cas à propos de la nature de la lumière (1672). Mais on le bouscule. On lui demande de rendre compte de ses hypothèses, lui qui se voit n’avancer que des vérités. On lui oppose d’autres hypothèses. On lui en propose. Plus tard, Hooke lui demande son avis sur les siennes, sur la gravitation, qu’il a publiées en 1674, les lui envoyant par courrier lors de l’hiver 1679-1680 et ajoutant même la loi de l’inverse du carré de la distance pour faire bonne mesure. Or ces hypothèses sont incroyablement fécondes : la doctrine de la gravitation universelle et les lois générales du mouvement des planètes y sont clairement exprimées, diront les historiens modernes (tels Koyré, 1968 ; Westfall, 1980 ; I. B. Cohen, 1980 ou Gal, 2002).
Mais Newton prétend ne pas connaître ces hypothèses : il n’a rien lu en 1674, n’en a pas entendu parler. D’ailleurs, il a “fait ses adieux” à la philosophie naturelle. Hooke se tourne alors vers Halley : en partant de l’hypothèse de l’inverse du carré de la distance, aboutit-on bien à des orbites elliptiques pour les astres ? En janvier 1684, Wren en fait « la question à 40 shillings », récompense promise à qui, des trois, parviendra dans les deux mois à résoudre le problème. Mais ils échouent. Halley va soumettre la question à Newton, qui, lui, détient la solution ! Halley le pousse à la publier : ce seront, en 1687, ses Principia. Mais il ne voudra jamais admettre qu’il s’est servi des hypothèses fournies par Hooke : lorsque celui-ci estime devoir être cité pour son antériorité, sans nier l’admirable démonstration mathématique faite par Newton, son refus est catégorique. “Je le savais déjà”, dit-il en substance en 1686, “je ne m’en suis pas servi”, “cette loi se trouve dans le paragraphe de l’une de mes lettres envoyée au secrétaire de la Royal Society (Oldenburg, à l’époque) pour qu’il la transmette à Huygens”, en 1673. “Et puisqu’il en est ainsi, je ne publie pas le troisième livre de mon ouvrage”, le plus important. Halley “le cajole”, “le flatte” (Westfall, 1980), lui dit que la Royal Society est de son côté, que Hooke ne peut s’en prendre qu’à lui-même s’il n’a pas publié, et les Principia paraissent au complet.
I. Bernard Cohen, professeur émérite d’histoire des sciences à Harvard, spécialiste et traducteur de Newton, commente (1960) : « L’analyse de Hooke contient la clé du problème des mouvements célestes. Elle fut un élément capital pour l’élaboration de la mécanique céleste tel que Newton l’exposa dans ses Principia ». Westfall (1980, p. 390) parle de sa “profonde conversion de 1679-80”. Elle est même plus tardive pour Guicciadrini (2003), qui la situe dans les années 1680.
Bien plus tard, on trouvera en effet la lettre dans les archives de Huygens, mais sans le paragraphe en question. L’historienne des sciences Ellen T. Drake (1996) estime : « la copie de la Royal Society, donc, doit avoir été soignée [doctored] pour produire l’effet désiré. » Newton pourrait en effet avoir, en 1686, remplacé dans les archives la lettre originale de 1673 par une autre, enrichie du fameux passage.
Hooke réclamait une simple citation pour la reconnaissance de la valeur de ses hypothèses. Mais non : Newton repousse celles-ci et prétend tout déduire des faits, d’ailleurs il expliquera plus tard quel fait lui en a dit bien plus que ne pouvaient le faire les idées de Hooke : la chute d’un fruit. Des hypothèses ? Je n’en fais pas, je n’en veux pas, je ne sais pas ce que c’est : elles n’ont pas leur place dans la science. Ce sera désormais sine fictis hypothesibus : sans hypothèses fictives (1706). Le grand Newton a parlé. Il ajoute bientôt le célèbre Hypotheses non fingo (1713). Et son système triomphe.
Il détruit le système de Descartes, qui avait substitué aux erreurs antiques les siennes, plus séduisantes. Le nouveau système explique tout à son tour, paraît-il, pour ceux qui comprennent ses forces invisibles et ses calculs infinis, mais en plus, il marche. Les marées, la comète de Halley : tout lui obéit.
Et c’est le coup d’arrêt newtonien : il bannit les hypothèses de la science, disperse à jamais celles de Descartes, escamote celles de Hooke dans la foulée et ne veut plus entendre parler que d’induction.
La “claque” de Newton aux hypothèses barre durablement la troisième voie, et la démarche inductive règne alors sans partage : le monde scientifique mettra près de deux siècles à s’en remettre, le monde de l’enseignement, lui, ne s’en est toujours pas remis.
Nombreux sont ceux qui y firent allégeance méthodologique : le “Newton” du monde organique (Buffon), le “Newton” de l’électricité (Ampère), le “Newton” du monde psychique (Hume), le “chiffonnier des faits” (Magendie), l’instaurateur de la “religion de Newton” (Saint-Simon)… On nage en pleine newtonmania.
Les hypothèses tombent alors en disgrâce au début des années 1700, et il n’y aura pas pour elles de plaidoyer influent avant les années 1830. Dans cette longue “nuit” des hypothèses, Hartley (1749), Boscovich (1758) et Le Sage (1758) bravent courageusement l’interdit. Diderot (1753) tient également un flambeau. Condillac évolue entre 1749 et 1775 (« nous serons donc obligés de conjecturer »), dans une voie où d’Alembert ne le suit guère, au contraire de Lavoisier, qui veut mettre le raisonnement « continuellement à l’épreuve de l’expérience » (1777).
Au siècle suivant, l’hypothèse trouve des défenseurs parmi ceux qui relèvent sa présence dans l’histoire des sciences comme dans la science de leur temps. Elle est clairement tracée au milieu du XIXe siècle par J. Herschel (1830), Whewell (1840), Chevreul (1850), ce dernier inspirant Cl. Bernard (1865), avant d’être consacrée au XXe siècle par Popper (1934) et les scientifiques modernes qui le soutiennent (Medawar, Eccles, Jacob, Monod, Feynman, Einstein…).
La voie purement déductive n’ayant plus guère d’adeptes, seules les deux autres subsistent : la voie inductive, qui connaît toujours des partisans, et la voie de l’hypothèse, finalement reconnue.
Du côté de l’enseignement
Pour les grands pédagogues, les choses sont claires : il faut lutter contre le verbalisme et la passivité, sommés de céder la place à l’activité de l’élève, qui vise la formation de son esprit. Des têtes bien faites, plutôt que bien pleines. Ils demandent, pour cela, de laisser l’élève “trotter devant” (Montaigne, Rousseau), en disposant d’une part d’initiative suffisante (Dewey, Claparède, Piaget).
La Révolution française jette le premier pont entre philosophie des sciences et enseignement : « Citoyens !, s’exclame Lakanal à la tribune de la Convention, pour les écoles normales que vous venez de créer, il faut imprimer aux frais du gouvernement une bonne traduction de Bacon ! » La marche inductive entre pour longtemps dans les salles de classe : il faudra attendre l’influence de Claude Bernard, qui ne se fera sentir qu’au milieu du XXe siècle, pour que des hypothèses s’insinuent timidement dans les programmes.
Aujourd’hui, de plan de rénovation en “canevas” à mettre en œuvre, elles y tiennent une bonne place. Mais, sur le terrain, l’induction résiste derrière la porte, et les enquêtes internationales ne cessent de dépeindre le décalage entre ce qui pourrait être, et ce qui est.
Pourquoi une telle résistance ? Les raisons sont multiples, mais l’une, la première sans doute, a trait aux séquelles de la grande bataille idéologique qui s’est jouée dans l’histoire des sciences. Car c’est, analyse Duhem en 1906, la “méthode newtonienne” qui est préconisée, grande illusion méthodologique, résultat du triomphe du système du monde de Newton sur celui de Descartes. Dès lors, les eaux du torrent de l’adhésion aux faits sorties de la plume newtonienne, avançant en rejetant les hypothèses et les créations imaginaires de l’esprit, se répandent dans le domaine de l’enseignement et vont s’y gonfler d’affluents successifs, qui sont autant de conjonctions qui vont leur assurer une place prédominante.
L’Empire puis le Royaume restreignent l’enseignement des sciences à leur côté pratique, concret, ne souhaitant pas favoriser la spéculation dans les classes populaires. L’empirisme de Cuvier puis de J.-B. Dumas, en charge successivement de l’Instruction publique, convient à ces vues. Durant tout ce temps s’impose, dans la continuité du blâme newtonien sur la méthode des hypothèses, la tétrade pédagogique du Second Empire : concret, observation, induction et activité, que les républicains transfèrent, sous la forme de la leçon de choses, de la “salle d’asile” au primaire et qui gagnera ensuite le secondaire, avec une place plus grande pour l’expérience, dernier des cinq piliers du “modèle standard” de la pédagogie des sciences qui règne sans partage jusqu’au milieu du XXe siècle.
Les méthodes actives vont être enrôlées à leur tour dans cette marche, et les mises en garde et protestations de leurs promoteurs n’y changeront rien. Enfin, les proclamations de l’époque contemporaine sur la valeur de la démarche hypothético-déductive, qui, depuis les années 1970, sont entrées dans une partie du discours officiel, tentent de se faire entendre mais se révèlent peu efficaces, se heurtant à l’inertie d’un édifice empiriste et inductiviste constitué et longtemps institué.
On désire rendre l’élève actif pour qu’il puisse, en faisant ce qu’on lui demande, se rendre compte par lui-même, non pour qu’il prenne l’initiative. On veut que l’élève se rende compte de ce qu’il met en évidence, pour obtenir, en fin de compte, qu’il se rende à l’évidence. L’engouement excessif pour l’imagination cartésienne a conduit, après sa chute, à l’aversion pour l’imaginaire et à l’engouement contraire pour l’expérience.
L’histoire des siècles ne peut se refaire. Mais celle de la classe se refait tous les jours.
2. PROBLÉMATIQUE
À côté de l’Arche de la connaissance par laquelle D. Oldroyd caractérise l’histoire de la méthodologie des sciences, nous proposons l’édification d’une arche pédagogique s’en inspirant, formée des deux piliers de l’esprit scientifique que sont l’esprit créatif et l’esprit de contrôle. Les analyses historiques et épistémologiques précédentes permettent de critiquer et de déconstruire le modèle OHERIC, tout en proposant, le regard posé sur l’architecture de cette arche pédagogique, un autre modèle, nommé DiPHTeRIC (pour conserver la facilité d’un sigle), assorti de son mode d’emploi, l’association des deux constituant l’outil pédagogique DiPHTeRIC.
Là où les pratiques de type OHERIC ou OPAC négligent ou ignorent le rôle des hypothèses, nous souhaitons au contraire leur restituer leur place centrale. Sans elles, non seulement l’enseignant ne permet guère à la créativité des élèves de s’exprimer, mais l’esprit de contrôle ne peut non plus s’exercer s’il n’y a rien à contrôler, sans émission d’idées préalables, même fausses. Nous souhaitons ainsi, en favorisant l’expression des conceptions des élèves, les habituer à les discuter et à les mettre à l’épreuve, pour leur permettre ainsi de vivre une progression par rectification de leurs erreurs premières, telle que Bachelard la préconisait.
C’est dans cette optique qu’à notre modèle nous associons un mode d’emploi qui vise l’exercice de ces aspects de l’esprit scientifique, et qui revêt une importance plus grande encore que le modèle lui-même. Ce dernier sert alors de repère pour son mode d’emploi, et non de modèle canonique de démarche auquel tout se réduirait, une vision plus authentique de ce qu’est la recherche scientifique pouvant être acquise en classe à l’occasion de l’étude de textes historiques.
Le modèle DiPHTeRIC L’impossibilité d’une observation “neutre” servant de point de départ sans idée préconçue, l’importance du sens du problème (Dewey, Bachelard, Popper), de l’émission d’hypothèses variées, de la conception de tests pour les contrôler, a permis d’élaborer un modèle très simplifié de cheminement scientifique non linéaire, certes éloigné des itinéraires complexes du monde de la recherche, mais suffisant pour l’initiation d’élèves, dans lequel Di désigne les données initiales (idées et faits, dont des observations) et Te, les tests conçus par les élèves. L’esprit créatif s’exprime notamment au moment H (hypothèses), l’esprit de contrôle, au moment Te (conception des tests). |
Ce modèle, qui correspond globalement aux vues communes de Popper, Medawar, Jacob et Monod, est dans son ensemble conforme aux modèles didactiques de démarches scientifiques présentés par Develay (1989), Gil-Perez (1993), Robardet et Guillaud (1997), Giordan (1999) et De Vecchi (2006).
Ni linéarité, ni unicité des démarches
Considérer ce modèle ne revient nullement à prétendre qu’il n’y aurait qu’une démarche unique en sciences, hypothético-déductive : l’induction, ou encore la rencontre fortuite peuvent être, elles aussi, fructueuses. Toutefois, quel que soit l’itinéraire suivi pour saisir une idée, celle-ci ne saurait, en sciences, être exonérée d’un contrôle. Canguilhem notait à ce sujet : « L’épistémologie contemporaine ne connaît ni les sciences inductives, ni les sciences déductives. (…) Elle ne connaît que des sciences hypothético-déductives », en ramenant l’induction à son pouvoir d’« invention d’hypothèses » et résumant, en une formule marquante : « Il faut la raison pour faire une expérience et il faut l’expérience pour se faire une raison. » (1941-42).
Le mode d’emploi : Quo vadis ?
Nous avons proposé à l’équipe d’enseignants impliquée dans notre recherche d’adopter un mode d’emploi de cet outil qui peut se résumer à une « attitude Quo vadis ? » [où vas-tu ?], ainsi nommée parce que l’enseignant demande aux élèves d’indiquer, à partir d’un problème à résoudre, quelles directions ils suggèrent de prendre. L’enseignant donne des impulsions, non des solutions plus ou moins directes, afin de laisser les élèves résoudre les problèmes par leurs propres forces intellectuelles, l’enseignant les assistant mais ne les entraînant pas à sa suite. Le cheminement de la classe est basé sur les opinions et propositions exploratoires venant des élèves eux-mêmes. Lorsque c’est nécessaire, le professeur aiguillonne sans aiguiller par des questions de stimulation, de type Quo vadis ?
Le rôle du professeur est alors à la fois celui d’un témoin désireux d’avoir la suite, d’un logicien rigoureux exigeant des justifications, d’un logisticien sourcilleux ne fournissant documents et matériel que sur demande expresse argumentée.
Ce mode d’emploi privilégie l’initiative des élèves, qui est primordiale lors de deux phases essentielles que sont l’élaboration d’hypothèses et la conception de tests.
L’enseignant rappelle, si besoin est, la nécessité de débattre de la recevabilité de toute hypothèse proposée et la pertinence des tests conçus. Un piège à éviter concerne la réception des hypothèses : les élèves observent le professeur, chez qui souvent l’attitude trahit l’exactitude (ou non) d’une proposition. Les élèves doivent ressentir que seules importent à ce stade la logique et la cohérence de ce qui est proposé.
S’il est intéressant et logique, pour les élèves, de disposer de telle information ou de faire telle observation ou expérience au point où ils en sont arrivés dans leur réflexion, alors ils en font la demande à l’enseignant, qui peut éventuellement y substituer un analogue dont il fait reconnaître l’équivalence à ce qui est demandé : aucun document n’a besoin d’être “parachuté”, ni aucune activité.
L’enseignant peut prévoir, pour se donner plus d’aisance, une séquence étalée sur deux séances, la première s’achevant sur des propositions de tests (en classe entière par exemple), afin de pouvoir réunir les documents et/ou le matériel demandés pour la fois suivante. Cette suspension, ce “temps mort” constitue aussi un moment utile pour chercher les données relatives à une hypothèse imprévue, mais logique, et, si l’on ne trouve rien, pour réfléchir à la manière d’y revenir avec les élèves : si la tester n’apparaît pas possible (manque de données) ou pas souhaitable, il faut, tout en en reconnaissant la logique, expliquer ce choix aux élèves. Une “progression saltatoire” est alors suivie (suspension de la séquence entre deux séances).
Il importe également de ne pas limiter, dans un premier temps, les propositions de tests par leur caractère réalisable ou non. Ces données peuvent être précisées dans un second temps, des équivalents proposés… Suivre le trajet d’une molécule, faire fondre une roche… Qui sait si le professeur ne dispose pas de moyens insoupçonnés répondant à ces attentes ?
Une série d’exemples concrets et détaillés de progressions conformes à ces principes, et présentant les conceptions et propositions courantes des élèves, a été fournie aux professeurs au cours de cette recherche, non à titre de modèles, mais bien d’exemples, à adapter ou dont s’inspirer, à moins que le professeur estime que sa propre progression les respecte tout autant.
3. MÉTHODOLOGIE
L’étude préliminaire a porté sur seize classes : sept classes de cinquième, cinq de troisième et quatre de seconde, dans des établissements de la région parisienne (départements 75, 77, 91, 92, 93). La recherche s’est ensuite concentrée sur six de ces classes (deux par niveau) suffisamment représentatives de cet ensemble ; elle a été ponctuellement étendue en direction de quatre classes de 1ère scientifique (des départements 75 et 93) afin de contrôler certaines conclusions partielles nées en cours de recherche.
Les élèves ont passé six pré- et post-tests encadrant l’enseignement préconisé :
Le test n°1 demande aux élèves de proposer des hypothèses et des tests possibles concernant l’indication : « on ne trouve pas les mêmes espèces végétales en bord de mer que plus loin » (en post-test : en montagne et plus bas).
Ce test vise à estimer la plus ou moins grande spontanéité des élèves à proposer des hypothèses diverses, et leur aisance à suggérer des tests appropriés. Dans chaque question, une remarque particulière leur demande d’aller au-delà d’une simple mention et d’entrer dans une réflexion. |
Le test n°2 propose l’affirmation « On obtient une bien meilleure récolte de blé quand il est semé en période de pleine lune », et 5 réactions différentes (notées A à E) : les élèves doivent indiquer la ou les réaction(s) qui leur convien(nen)t et celle(s) qu’ils rejettent, et pour quelles raisons.
A. Oui, c’est vrai, la graine aura germé un mois après, ce sera de nouveau la pleine lune et sa lumière favorisera la croissance de la jeune plante. Ce test est destiné à estimer la plus ou moins grande facilité des élèves à recourir à un contrôle pour une affirmation incertaine, et leur plus ou moins grande adhésion à des affirmations incontrôlées. |
Le test n°3, portant sur le stationnement payant, se situe en dehors de tout contexte scientifique, afin d’évaluer l’exercice de l’esprit scientifique hors des sciences. Un échange vif oppose le maire d’une grande ville, qui vient de rendre payant le stationnement, au président d’une association qui proteste, et s’achève ainsi :
Le maire – Les gens resteront moins longtemps, libèreront des places pour les autres et cela circulera mieux ! La question suivante est alors posée aux élèves : « Mets-toi à la place de Mr Charcot : quelle demande ferais-tu au maire afin de montrer si tu as raison ou non ? » L’objectif de ce test est de connaître la proportion d’élèves ayant tendance à demander le contrôle d’une affirmation par le recours à l’expérience, lorsque c’est possible. |
Le test n°4 permet d’apprécier la plus ou moins grande réceptivité des élèves à accepter un modèle en guise de “preuve”. Il porte sur une activité classique : la modélisation d’éruptions volcaniques à l’aide de purée (volcan explosif) ou de ketchup (volcan effusif). Un explorateur pense que les deux sortes d’éruption sont dues à la nature de la lave. Les modélisations sont alors décrites, introduites par la phrase : « Pour savoir si c’est bien ce qui se passe dans les volcans, il réalise les expériences suivantes ».
Les élèves doivent dire ce qu’ils pensent de la conclusion de l’expérimentateur qui déclare : « Grâce à ces expériences je sais désormais ce qui se passe dans les deux sortes de volcans : les “rouges” ont une lave fluide comme du ketchup qui s’écoule aisément, tandis que les “gris” ont une lave bien plus visqueuse qui s’accumule, fait bouchon, et tout finit par exploser ! » Pour des élèves habitués aux “mises en évidence”, parfois accompagnées de modèles dont l’enseignant se sert sans en discuter les limites, il s’agit d’un indicateur de pensée critique élevée. |
Le post-test n°4bis double le post-test n°4 sur une autre modélisation : celle de l’atmosphère par des plaques de verre. Du papier sensible aux UV est d’autant moins impressionné par les UV qu’il est posé sous de nombreuses lames de verre, censées représenter l’atmosphère. Comme pour les volcans, les élèves doivent dire s’ils adhèrent à une conclusion provenant d’une modélisation, ici celle de l’atmosphère par des lames de verre. Mais cette fois le texte de présentation et le questionnement associé ne sont présentés ni comme un test, ni en séance de SVT (mais en Histoire-Géographie), dans un document neutre intitulé « Protection solaire » et indiquant « attention au soleil ». Le niveau de ce test est de ce fait encore plus élevé, puisqu’à la difficulté de porter un jugement critique sur un modèle qui n’est pas la réalité s’ajoute le fait que “l’expérience” de physique présentée ne l’est ni en Physique, ni à propos des propriétés de la lumière mais sur un problème plus familier d’exposition de la peau au Soleil. |
Le test n°5 se réfère au doute : les élèves doivent faire état de leur assurance, ou non, par rapport à 10 affirmations qui correspondent à des conceptions initiales classiques, en disant s’il s’agit dans chaque cas de quelque chose de certain, probable, douteux, incertain ou faux :
1- Dans le ventre de sa mère, le bébé avale du lait L’objectif est d’évaluer la plus ou moins grande circonspection et distanciation des élèves quant à leurs propres conceptions spontanées, et de voir s’ils acquièrent une habitude de mise en doute qui l’emporte sur la persévérance, assez courante chez les élèves, à affirmer sans savoir. |
Le test n°6 demande aux élèves les étapes suivies, selon eux, dans la recherche scientifique, afin d’apprécier l’évolution, en fonction des investigations conduites en classe, de leur représentation de ce qui se déroule dans le monde scientifique : « À votre avis, comment se passe la recherche scientifique : quelles sont les étapes dans le travail d’un chercheur, dans quel ordre procède-t-il ? » |
4. RÉSULTATS ET INTERPRÉTATIONS
Test |
|
Pre- tests |
Post-tests |
Formation d’hypothèses et conception de tests appropriés : | |||
1 |
Nombre total d’hypothèses émises pour 100 élèves |
126 |
156 |
Hypothèses appropriées |
47% |
68% |
|
Tests appropriés |
11% |
20% |
|
Choix ou proposition d’un contrôle expérimental : | |||
2 |
Choix d’un contrôle expérimental |
40% |
60% |
3 |
Proposition d’un contrôle expérimental |
26% |
45% |
Résistance à la présentation d’un modèle expérimental en guise de « preuve »: | |||
4 |
12-15 ans (Cinquième-Seconde) |
8% |
9% |
16 ans, Première scientifique |
15% |
30% |
|
Mise en cause des certitudes spontanées : | |||
5 |
Se disent certains… en se trompant |
18% |
15% |
Réponses “je ne sais pas” |
21% |
27% |
|
Idées sur les étapes d’une recherche scientifique : | |||
6 |
Partent d’un problème |
28% |
40% |
Démarche empirique |
19% |
14% |
|
Test d’hypothèses |
20% |
48% |
Les résultats du test n°1 révèlent une forte augmentation à la fois du nombre total d’hypothèses émises, mais aussi de leur pertinence et de la faculté de concevoir des tests qui les mettent bien à l’épreuve.
Le test n°2 montre, lui, un net accroissement du nombre d’élèves qui préfèrent le recours à l’expérience aux arguments avancés dans les autres choix proposés, et justifient leur suffrage.
Le test n°3, dans un secteur aussi éloigné des sciences que celui des problèmes de la circulation automobile, montre que les élèves sont bien plus nombreux à ne pas admettre telle quelle l’affirmation du maire, et ne se contentent pas non plus, comme cela est souvent proposé en pré-test, de suggérer un sondage d’opinion pour trancher.
Les tests n°4 et 4bis fournissent des résultats similaires : il n’y a pas de variation significative, ce qui reflète la grande difficulté à contester un modèle présenté en classe, en sciences ou en dehors.
Cette limite ayant été détectée jusqu’en classe de seconde, nous avons tenté de déterminer ce qu’il en était avec quatre classes de 1reS. Les résultats en pré-test sont sensiblement différents de ceux obtenus jusqu’au niveau seconde : une proportion deux fois supérieure d’élèves repoussent, d’une manière justifiée, la conclusion formulée, et la différence en post-test est encore plus sensible, puisqu’il y a un doublement de la proportion des élèves qui contestent la légitimité de la conclusion. Cela suggère un dépassement en 1reS de la limite atteinte en seconde concernant le scepticisme face à une affirmation, même appuyée par une “expérience”, tendances que seuls des travaux ultérieurs pourraient, ou non, corroborer.
Dans le test n°5, nous n’avons considéré que les positions prises par les élèves sur des sujets non traités dans l’année à leur niveau de classe, afin de chercher à savoir si les fausses certitudes des élèves exprimées dans le pré-test n°5 pouvaient être écornées alors même qu’elles n’étaient pas ciblées, par ricochet en quelque sorte. Voir en classe à plusieurs reprises ses propres opinions, ou celles des autres, même d’apparence solide, ne pas survivre aux tests, pouvait-il engendrer un regard suspicieux sur les autres “certitudes” exprimées en début d’année ?
Les affirmations aussi certaines que fausses régressent en effet dans la plupart des classes, cependant les évolutions sont peu sensibles (jusqu’à -7% dans le meilleur cas). Le “je ne sais pas” est aussi, dans l’ensemble, plus souvent choisi, et passe, sur les questions non traitées au cours de l’année, de 21 à 27 % (soit + 6%), ce qui peut traduire un gain en circonspection, mais l’écart demeure trop faible pour ne pas demeurer nous-mêmes, justement, dans la circonspection.
Nous avons vu précédemment les élèves progresser dans la remise en cause des opinions des autres (tests n°1 et n°2) : le travail semble bien plus difficile vis-à-vis de leurs propres certitudes, même lorsqu’elles sont infondées, tant qu’elles ne font pas l’objet d’un examen spécifique.
Comme l’a relevé A. Giordan : « Pour toutes sortes de raisons, l’apprenant ne se laisse pas facilement déposséder de ses opinions et de ses croyances » (1998), même lorsqu’elles sont spécifiquement mises en question. Le fait d’avoir, au cours de l’enseignement suivi, avancé des propositions inexactes et d’avoir dû reconnaître, en les suivant, leur caractère erroné, paraît avoir peu d’emprise sur les autres idées fausses, qui n’ont subi aucun assaut en cours d’année, et poursuivent leur règne sans “effet de contagion” apparent.
Le test n°6 révèle une nette modification de la posture épistémologique des élèves : la vision de ce qui se passe dans la recherche scientifique évolue vers la considération d’un problème à résoudre et le passage par des hypothèses, plutôt que la réalisation immédiate d’observations et d’expériences.
Les résultats de ces tests ont été confortés par des questionnaires soumis aux élèves en début et en fin d’année, afin d’apprécier leur propre perception des changements dans la manière de faire classe.
Une corroboration d’ensemble
Ces tests et questionnaires ont permis de constater chez les élèves, après une année scolaire de mise en œuvre de l’enseignement préconisé à l’aide de l’outil DiPHTeRIC, un accroissement significatif de l’esprit créatif et de l’esprit de contrôle des élèves, éléments constituant leur esprit scientifique, conformément à notre hypothèse.
Notre outil paraît cependant impuissant, jusqu’au niveau de la classe de seconde compris, à contrer l’idée que l’on puisse parvenir à une conclusion en confrontant une hypothèse avec un modèle expérimental qui n’est pas la réalité, quand celui-ci est présenté dans le cadre de l’enseignement. Mais si dans leur scolarité les élèves ont souvent vu paraître de tels modèles présentés par des professeurs insistant plus sur ce qu’ils montrent que sur leur distance à la réalité, on comprend qu’il en soit ainsi.
Notre outil paraît également impuissant à vaincre la tendance qu’ont trop souvent les élèves à affirmer sans savoir, et ne paraît pas engendrer un esprit de doute supérieur pour leurs conceptions erronées dans des domaines non explorés.
Enfin, si les élèves signalent qu’ils craignent moins d’avancer des idées fausses, ce que confirment leurs professeurs, ils ne vont pas, autre limite, plus loin que le fait de considérer que leurs erreurs ne sont pas graves : ils n’en sont pas à réaliser que leurs erreurs puissent être fécondes.
5. PROLONGEMENTS ET PERSPECTIVES
Nous considérons que trois axes majeurs devraient concourir à la formation de l’esprit scientifique :
– une initiation (axe 1) par des investigations menées en classe dans un esprit de type Quo Vadis ?;
– une immersion (axe 2) en les engageant dans une authentique recherche scientifique élémentaire ;
– une approche historique (axe 3), permettant, avec l’axe 2, de donner aux élèves une image de la recherche scientifique plus juste que celle qui peut être engendrée par l’axe 1.
Pour l’axe 1, nous avons mis en place un projet d’approche interdisciplinaire Sciences-Français, étudiant l’impact de l’étude du roman policier sur la compréhension des démarches scientifiques, selon un lien déjà signalé par Einstein se référant à Conan Doyle (1936) et une proposition de Gabriel Gohau sur la formation de l’esprit scientifique par la lecture d’Edgar Poe ou d’Umberto Eco (1977).
Dans cet axe, la métacognition, par laquelle les élèves réfléchissent, après coup, sur leur propre cheminement et leurs errances, est également fructueuse.
L’axe 2 dépend de décisions institutionnelles, et n’a pas de place actuellement en France. On peut néanmoins étudier des documents sur des savants ayant impliqué des classes dans une recherche expérimentale comme celui qui, rejetant l’hypothèse des ponts continentaux de Forbes et Lyell, mettait des classes à contribution pour récolter divers œufs et graines et tester leur flottaison et leur résistance au séjour dans l’eau : un certain Charles Darwin (en 1855-1856).
Ce qui rejoint l’axe 3, celui de l’étude de l’historique des découvertes, telle que la prônait Koyré (1973) : « On doit étudier les erreurs et les échecs avec autant de soin que les réussites. Les erreurs d’un Descartes et d’un Galilée, les échecs d’un Boyle et d’un Hooke ne sont pas seulement instructifs ; ils sont révélateurs des difficultés qu’il a fallu vaincre, des obstacles qu’il a fallu surmonter. » Il en appelait à « un enseignement qui leur serait consacré sous le titre de l’Histoire de la pensée scientifique. » Les élèves y retrouveront, de plus, certaines de leurs propres conceptions.
Mais il est également souhaitable de faire de l’épistémologie en classe : les élèves peuvent analyser avec profit des documents portant directement sur la méthode, et même sur les controverses méthodologiques.
Nul doute que l’opposition entre Newton et Hooke, la mise en doute de l’histoire de la pomme, la rocambolesque histoire de la lettre mystérieuse à Huygens –irrésolue- ont de quoi instruire les élèves en les passionnant. De même, la controverse haute en couleurs entre Pasteur et Berthelot, ou encore les hypothèses erronées successives de Watson et Crick s’effondrant sous le regard doux mais inflexible de Rosalind Franklin, procédant, de son côté, à une accumulation inductive des résultats de diffraction aux rayons X, sans vouloir connaître à l’avance la fin du “film”.
Des regards peuvent même être portés par les élèves sur des recherches contemporaines, en cours, comme nous l’avons fait avec avec l’article « Un mutant défie Mendel » paru dans La Recherche en janvier 2006, où les scientifiques avancent huit hypothèses, en écartent deux et n’ont encore fait que trois tests sur les autres. Un des intérêts, et non des moindres, d’un tel regard sur la science en marche est que le cheminement qu’il révèle écarte, au moins partiellement, le risque d’une reconstruction a posteriori de la démarche. On peut d’ailleurs, si l’on suit avec les élèves le résumé qui sera un jour fait de ce travail, une fois l’énigme résolue, ou si on leur en soumet d’autres exemples, leur faire découvrir l’écart entre une recherche en cours et une telle reconstruction.
L’exercice social de l’esprit scientifique est aussi une approche à privilégier, par des travaux de mise à l’épreuve et d’enquête que des classes pourraient mener sur, par exemple, l’astrologie, les vertus prêtées aux eaux thermales ou aux crèmes amincissantes, les publicités mensongères –à l’instar de ces deux lycéennes néo-zélandaises de 14 ans qui, en 2004, avaient décidé de vérifier en cours de chimie le slogan d’une firme de boisson à la mode (« quatre fois plus de vitamine C que dans le jus d’orange »), firme qui s’est retrouvée lourdement condamnée face à leurs résultats.
CONCLUSION
Au terme de cette étude, de ces considérations, de ce parcours remontant aux sources historiques, entendant les débats épistémologiques, bénéficiant des éclairages didactiques et revenant dans la classe de sciences où s’affairent les élèves, il apparaît que nous pouvons dégager les grandes lignes de ce qui peut favoriser la formation de leur esprit scientifique.
Ainsi que le disait G. Gohau, « La nécessité de faire acquérir une méthodologie scientifique s’impose à tous les esprits » (2002).
Notre étude renforce notre conviction que les enseignants ont besoin, pour oser affronter les difficultés, réelles ou imaginaires, inhérentes à la conduite d’authentiques séquences d’investigation, à la fois de discours théoriques forts et d’éléments pratiques concrets. Comme le dit Kant de la raison, il faut avancer tenant d’une main des principes, et de l’autre, l’expérimentation imaginée d’après ces principes. Car la critique de la raison pure, c’est bien, mais il semble nécessaire d’y adjoindre une critique de la raison pratique. De ce point de vue sont souhaitables les propositions de séquences à critiquer, à reprendre, ainsi que la mise à disposition des enseignants d’un arsenal de “stratagèmes” sécurisants pour les encourager à s’engager dans les cheminements des élèves.
L’usage de notre outil et les différentes approches évoquées en partie 5 peuvent y concourir, et sont autant de champs que des recherches ultérieures pourront explorer plus avant.
Ce sont aussi autant de propositions pour la formation des enseignants : les moments de métacognition, ou encore l’analyse de textes historiques conduisant à dégager quelques concepts épistémologiques, peuvent être entrepris avec des stagiaires afin que ceux-ci en mesurent l’intérêt avant d’en faire autant avec leurs élèves.
Mais vaincre l’inertie dans les classes paraît encore une tâche redoutable. Tout y concourt : on n’y parle que de contenus et d’activités. Les revues et les sites internet destinés aux enseignants scientifiques du secondaire présentent la dernière “manip” démonstrative, le nouveau matériel de tel constructeur, mais ils ne listent pas des conceptions et des hypothèses d’élèves ou des idées pour suivre leur démarche.
On craint l’imaginaire des élèves en sciences : on sait l’amoindrir, le juguler. Sans lui, la classe avance quand même. Mais comment prétendre les faire chercher, construire, si on ne les laisse pas imaginer ?
Parce que seuls les faits rectifient, on voudrait que les faits, seuls, édifient.
Les historiens, les épistémologues, des scientifiques eux-mêmes le disent : le chercheur avance avec ses idées préconçues, parfois ses idées fixes. Au laboratoire, elles s’expriment, prennent l’étendard d’hypothèses qui s’affrontent, résistent, succombent à l’argument, plient devant l’expérience.
Les psychologues, les didacticiens le disent : les élèves avancent avec leurs conceptions préétablies. Les hypothèses sont là, dans les esprits, de pied en cap, il n’est qu’à les laisser s’échapper, les cervelles se frotter.
Mais en classe, les faits, que le maître sait vainqueurs de longue date, sont déjà là, s’ils n’y sont pas, il les convoque promptement, et tout est dit, remballez lances et oriflammes. Les trompettes des instructions officielles proclament pourtant autre chose depuis longtemps, et plus vivement encore ces derniers temps, serait-ce un signe ?
Notre outil a pu être utile dans des classes où des enseignants ont laissé se dérouler quelques escarmouches, et pourra servir encore, ou être remplacé par de meilleurs, le jour où enfin, dans l’univers scolaire et parmi d’autres approches didactiques, la guerre des mondes possibles aura lieu.
1 Astolfi, Giordan, Gohau, Host, Martinand, Rumelhard et Zadounaïsky.
2 Observation → Hypothèse → Expérience → Résultats → Interprétation → Conclusion