A peine ma thèse soutenue, j’ai entendu parler d’une chercheuse ayant mené son doctorat en même temps que moi et sur un sujet connexe. En effet, nous avons validé nos recherches à 14 jours d’écart. Tandis que moi je travaillais sur l’histoire de l’éducation à l’image à travers les réseaux de ciné-clubs confessionnels et laïques, cette anthropologue en CIFRE à la Ligue de l’enseignement s’interrogeait sur l’avenir de l’éducation à l’image et sur les transformations complexes mais nécessaires à mener pour sortir du cloisonnement entre éducation culturelle et éducation aux médias. Il se trouve qu’une partie de sa thèse s’intéresse à la question de la crédulité des adolescents face aux images…
Marie Ducellier, grâce à sa méthodologie de recherche, s’est intégrée à un groupe de jeunes en décrochage scolaire fréquentant un « atelier-relais » afin de mieux comprendre leur rapport à l’image ; l’objectif étant de partir de leur pratique pour mieux construire une pédagogie autour des images. Partir des pratiques populaire est un postulat historiquement fondamental en éducation populaire. Mais, on l’observe dans cette thèse, c’est de plus en plus complexe à mettre en œuvre et à faire accepter à une génération vieillissante d’éducateurs qui n’arrive pas à remettre en question ses pratiques et habitudes face aux évolutions drastiques que connaissent nos sociétés actuelles ; évolutions que la jeunesse a incorporées. Dans ce contexte de dépérissement diraient certains (je préfèrerais dire renouvellement) de l’éducation populaire, les clichés vont bon train, à l’instar des milieux scolaires.
Beaucoup de professeur.es – ou de personnes ayant un lien étroit avec les milieux éducatifs quels qu’ils soient – fréquentent le site du Cortecs. Parmi vous, qui n’a jamais entendu dire qu’on s’inquiète pour notre jeunesse en déperdition noyée dans le « faux » des réseaux sociaux et d’internet vu comme un mal absolu capable – sans le développement de l’esprit critique de la population – de mettre à terre la démocratie et notre société entière. Que celui qui n’a d’ailleurs jamais exprimé cette idée se manifeste… En outre, si ce ne sont pas les jeunes ce sont les classes populaires (C’est un bingo si vous êtes des deux à la fois). C’est ce que certains appellent la « démocratie des crédules »1, c’est-à-dire une démocratie malade des croyances irrationnelles de ses citoyens.
Mais qui a déjà remis en question ce postulat d’une jeunesse crédule pour ne pas dire débile ? Après tout, nous savons bien que c’est une idée parfaitement répandue dans les milieux de l’éducation ; que chaque année les jeunes sont de plus en plus bêtes et/ou de moins en moins cultivés ; qu’ils ne comprennent rien, ne s’intéressent à rien à part à des choses futiles (à une époque le cinéma, à d’autres le jeu vidéo et les réseaux sociaux, etc.), et qu’ils méprisent leurs aînés… On pourrait continuer longtemps. On peut d’ailleurs remonter ces préjugés âgistes et conservateurs jusqu’à Platon.
Par sa méthodologie de thèse, Marie Ducellier a suspendu son jugement sur les pratiques et les interactions des jeunes avec les images même si ce n’est pas toujours facile, il faut bien se l’avouer (notamment face à une vidéo de dix heures d’un mec en train de regarder un tacos). Du moins, dans la grande tradition de l’anthropologie, elle a réussi à gagner la confiance d’un petit groupe de jeunes qu’elle a pu étudier et a pu capter des moments de discussion incroyablement révélateurs du rapport des jeunes à l’image et au mensonge.
Elle aborde notamment la fascination des jeunes pour les vidéos de Lama Faché, qui ont déjà beaucoup été discutés par des journalistes (comme AudeWTF) et des débunkers (comme Sciencoder) affolé.e.s par le succès de cette chaîne. On découvre avec étonnement, et avec soulagement, que :
Aucun adolescent de l’atelier-relais ne la regarde “comme si c’était vrai”, ceux-ci s’y adonnent justement pour son caractère fantasmagorique, aux limites voire carrément en dehors du réel. Elle permet une sorte de « train fantôme 2.0 » pour les adolescents où le récit de situations a priori extraordinaires suscitent l’excitation collective. Filly2 relate : « Je sais très bien que c’est faux, Lama Faché c’est des menteurs ! (…) C’est… j’me pose avec mes copines pour regarder en fait (…) on va rigoler comme ça ! Des fois ça fait flipper les trucs… c’est marrant ! ». D’autres adolescents me font part de ce type de pratiques collectives, en quête d’images « à sensations » où les pairs s’interrogent ensuite sur leurs perceptions et ressentis (« T’as vu ?! », « Mais c’est faux ou pas ?! », « J’ai déjà entendu, j’le connais lui c’est vrai ! »). De nombreuses projections se bricolent ainsi depuis les téléphones portables où chacun testent les croyances et limites de l’autre pour mieux fantasmer et débattre de la « réalité » du monde. Loin de croire en ces vidéos, c’est au contraire le fait de s’interroger collectivement sur le mode de l’humour et du sensationnel qui fabrique chez les adolescents l’intérêt de cette chaîne YouTube. Conscients qu’elle présente un rapport tronqué à la réalité, cette distorsion aboutit pour eux en jeu de croyances et de perceptions. Ce trouble soulève une certaine euphorie qui ne peut être confondue avec une quelconque naïveté ou ignorance juvénile.
Ducellier Marie, L’éducation à l’image à l’épreuve de sa transformation : une enquête ethnographique dans et avec une fabrique de l’éducation populaire, Thèse en Anthropologie sociale et Ethnologie, Paris, EHESS, 2022, p. 258-259.
Marie Ducellier, docteure en Anthropologie sociale et ethnologie
Ainsi les adolescents sont dans un double rapport à ces images, à la fois fascinés et critiques. Marie Ducellier nous rappelle salutairement que « dans la quotidienneté des technocultures audiovisuelles, regarder une image ne signifie pas nécessairement y adhérer (par plaisir, intérêt ou croyance) ». Cette pensée s’inscrit d’ailleurs dans la continuité d’études menées en psychologie, notamment celles d’Hugo Mercier (cf : Internet et désinformation : une fake news ?).
De plus, il nous est révélé la connaissance parfois très précise que les jeunes ont des chaînes qu’ils suivent, bien plus que les adultes qui vont souvent se limiter à une ou deux vidéos pour se faire une idée. Ces jeunes de l’atelier-relais ont une connaissance encyclopédique d’un vidéaste comme TiboInShape. S’ils ne refusent pas les critiques qui sont formulées contre ce vidéaste grandement masculiniste, ils critiquent (et à raison) les points de vue très orientés des adultes qui ne prennent pas en compte la diversité des contenus proposés (ici les vidéos de découvertes des métiers créées par TiboInShape). Ils sont en outre très critiques des techniques commerciales des influenceurs et comprennent assez bien les enjeux de construction du réel derrière nombre des images croisées sur les réseaux. Non, décidément nos jeunes ne manquent pas d’esprit critique ! Ce constat peut vous sembler aller à contre-courant d’à peu près tout ce qu’on entend à ce propos. Pourtant, il va dans le même sens que les conclusions de l’ouvrage d’Hugo Mercier (encore lui) Pas né de la dernière pluie3, synthèse récente des travaux empiriques sur la question de la crédulité humaine : nous ne sommes pas, en général, aussi crédules qu’on le pense – qu’on soit jeune ou moins jeune, d’ailleurs.
En plus de ça ils ne sont pas prêts à nous attendre pour décrire les phénomènes audiovisuels numériques, bien trop rapides pour que le paquebot de l’éducation nationale soit capable de suivre où les « vieilles dames » que sont des institutions comme la Ligue de l’enseignement. Ils et elles sont bien souvent seul.es face aux Fakes et savent porter une réflexion dessus comme le révèle l’analyse d’une conversation du groupe d’adolescent.es :
Lors de l’ethnographie, l’espace de la cantine met en exergue des formes d’autogestion à ces dynamiques. Plusieurs conversations concernent régulièrement les « fake news » et fausses vidéos qui peuvent traverser les quotidiens juvéniles. Ce jour-là, face à leurs assiettes de poisson, les adolescents rêvent d’aller manger au « Chicken pacha » sur la place de la « zone 4 » ou au Quick de la ville d’à côté. Inès vient soudainement bousculer le récit de ces fantasmes : « Le Quick j’veux plus y aller ! Après l’histoire du rat là… ». Les réactions ne tardent : « quel rat ? » « chez qui ? » « y’a longtemps ? ». L’excitation est à son comble. Inès développe de sa voix rauque : « Mais c’était sur snap’ là ! Vous avez pas vu ?! Y’a la meuf elle ouvre son burger, dedans bah c’est un rat ! ». Quelques voix s’élèvent d’un « mais ouiii » pour signifier qu’ils connaissent la vidéo, ou plutôt qu’ils se l’imaginent parfaitement. Autour de la table, Mathis est le premier à réagir : « Eh mais c’était la vidéo postée samedi ?! Ah ouais… j’vois, j’vois, et mais moi aussi j’ai déjà vu d’autres vidéos comme ça ! ». Filly enchaîne : « Ouais ! Au McDo, là-bas ça arrive tout le temps ! ».
Sylverster Stallone, quant à lui, n’est nullement rebuté par un « ratburger » (Demolition Man, 1993)
Après plusieurs minutes à s’invectiver sur telle ou telle vidéo montrant des animaux, cafards et autres éléments n’ayant rien à faire dans la restauration de fast-food, Rayan constate ironique que toutes ces vidéos n’empêchent pas les adolescents de continuer à manger là-bas. Filly réfléchit suite à sa remarque et relativise : « Mais après c’est juste des vidéos, en vrai on sait pas ! ». Inès insiste de son côté sur la véracité de la première vidéo ayant lancé le débat : « Moi j’vous dis c’était vrai, C’ÉTAIT-SUR-SNAP (très fort) ! ». Le statut particulier de ce réseau – bénéficiant d’un cercle de connaissance beaucoup plus proche et restreint chez les adolescents en comparaison d’Instagram – décuple la confiance d’Inès. Ayant vu la vidéo à partir d’une de ses connaissances, sa méfiance semble dissipée. Rayan riposte immédiatement : « Mais ta pote, c’est elle qui a posté la vidéo ou juste elle l’a partagée ?! Ça a rien à voir ! ». La situation bascule à ce moment-là. Convaincus dans un premier temps de la véracité des vidéos préalablement discutées, les cinq adolescents autour de la table s’observent désormais plus silencieusement.
D’une certaine manière, il ne faut surtout pas se retrouver dans la catégorie des « crédules », ceux qui se font avoir et croient n’importe quoi sur les réseaux sociaux. Mieux vaut, dans la sphère adolescente, assurer un regard sur celles-ci mais certainement pas une adhésion systématique. L’influence de Rayan, sorte de leader dans le groupe, devient ici capitale. Il n’intervient pas explicitement dans un rôle d’arbitrage mais pousse chacun à l’argumentation. Peu importe que l’on défende la véracité ou la fausseté d’une vidéo du moment que l’on sache dire pourquoi. Les adolescents sont à l’écoute de toute justification subjective. Rayan remplit ce rôle avec beaucoup de provocation mais dans un sens finalement positif (il aurait pu en être autrement dans une autre situation). Il cherche à déstabiliser, voire décrédibiliser les opinions, ce qui fait prendre à la discussion un tournant analytique inattendu. Les adolescents se remémorent ce qu’ils ont vu, se mettent à décrire précisément les vidéos, revendiquant le fait que « l’on voit de près » (filmer en gros plan) ou que « si plein de gens ont partagé, c’est que ça existe ».
Les arguments du groupe oscillent constamment entre pertinence et absurdité mais avancent bel et bien sur un chemin réflexif. Inès commence à douter. Elle évoque à ce moment d’autres vidéos qu’elle désigne comme des « délires » : le riz en plastique, le bébé dans le four, l’homme qui boit de la javel… Petit à petit, même si le groupe peine à qualifier l’origine de ces images, entre dégoût et fascination, plus personne ne semble les prendre au sérieux. Les adolescents les commentent dans un jeu de croyance toute relative. Ils se testent surtout pour savoir qui y croit vraiment. Le groupe d’adolescents marque ainsi une forte distinction entre ceux qui y « croient », ceux qui « regardent » et ceux qui « partagent » (de manière mêlée sans forcément que l’un entraîne l’autre). Pour Inès, il s’agit de ne pas confondre : « Les gens ils regardent du fake, pas parce qu’ils y croient, ils regardent parce que je sais pas… moi si je regarde ça, c’est parce que je me fais chier », lâche-t-elle en suscitant l’approbation des autres.
L’influence des pairs se révèle ici capitale : elle peut venir soutenir la croyance ou au contraire la déstabiliser jusqu’à l’annihiler. Même si de véritables outils analytiques manquent à l’appel, les adolescents se « challengent » avec les moyens du bord, pris autour de la blague et de la provocation. La socialisation juvénile permet de facto une montée en compétence dans l’acuité (audio)visuelle qui s’assimile non pas une expertise, mais aux bribes d’une réflexivité qui ne dit pas son nom. La crainte maladive de passer pour un naïf auprès des pairs, favorise des formes de doute et de méfiance pour éviter la « honte » de « se faire avoir ». Ce sont de petits pics lancés à la va-vite, des provocations et parfois quelques moqueries qui poussent les adolescents à relativiser la croyance de leur regard spontané jusqu’à forger de petites stratégies d’autodéfense. Cette influence des pairs vient d’une certaine manière combler l’absence d’accompagnement des adultes envers les consommations audiovisuelles ordinaires. Si l’immense majorité des adolescents rencontrés à l’atelier relais me relatent régulièrement qu’ils « sentent » les ressorts de manipulation d’une vidéo (« ça fait le fake » ; « il ment ! » ; « c’est que du faux sur du faux ! »), ils avouent parallèlement rester dans le doute, manquant d’éléments plus objectifs pour se positionner avec moins d’hésitation. Les adolescents évoluent ainsi dans une somme d’intuitions inachevées, dépendant d’un bouche-à-oreille aux vertus inégales, qui se légitiment au hasard des clics et des mises en concurrence entre pairs. Dans ce contexte, des acuités et compétences naissent envers la construction et les effets de l’image, mais elles restent approximatives et peu assurées.
Ibid, p. 269-272.
Ces éléments nous poussent à nous réinterroger dans notre transmission de l’esprit critique et de ces outils. Comment pourrait-on exploiter cette réflexivité spontanée pour en faire un point de départ ? Une des pistes pourrait être l’impact fondamental du collectif, trop souvent ignoré pour des approches plus individualistes évitant les dangers des « instincts grégaires ».
Quoi qu’il en soit, souvenons-nous que nous ne sommes pas les dépositaires de l’esprit critique ; visions bien trop alimentées par le biais de valorisation de l’endogroupe4. Au contraire, ouvrons-nous et tentons de mettre à profit ces réflexivités spontanées nées d’une connaissance par la pratique avant la connaissance théorique. N’oublions pas que les jeunes générations ont aussi beaucoup à nous apprendre. C’est, avant tout, cette ouverture qui nourrit nos conceptions du monde : les échanges divers et variés.
Pour les plus curieux, je vous renvoie vers la thèse de Marie Ducellier, disponible en ligne gratuitement : https://www.theses.fr/2022EHES0113
Au Cortecs cette année, nous avons tous et toutes été marqués par plusieurs lectures. On vous propose ici une sélection de quelques ouvrages à (re)découvrir pendant la pause hivernale ou à glisser sous un sapin sceptique.
Résumé. « À l’heure où certains proposent d’entraîner une région spécifique du cerveau ou développent des techniques marketing qui ciblent une région cérébrale, ce livre revient sur les problèmes fondamentaux qui se posent lorsqu’on aborde l’esprit-cerveau à travers le prisme de l’imagerie cérébrale. Premier ouvrage traitant de la neuro-imagerie et de ses relations avec la psychologie à travers une approche critique, ce livre a pour objectif de montrer les limites et les potentialités de ces nouveaux outils d’exploration. En s’appuyant à la fois sur les connaissances psychologiques et neuroscientifiques, il revient sur les méthodes, les interprétations et les interrogations posées par les progrès récents de l’imagerie cérébrale. »Plus d’infos ici
Résumé. « Beaucoup d’histoires circulent sur nos capacités cérébrales : nous n’utiliserions que 10% de notre cerveau ; du point de vue cérébral, tout se jouerait avant 3 ans – ou 4 ou 5 – ; notre cerveau serait au contraire tellement plastique qu’on pourrait apprendre sans souci le swahili à 80 ans ; écouter Mozart permettrait d’augmenter le QI, etc. […]. Ce livre, en prenant comme exemples un certain nombre de ces « neuromythes », explique pourquoi nous en sommes si friands, pourquoi nous avons du mal à faire la part des choses (notre cerveau est certes doté de capacités qui font ce que nous sommes mais ce n’est pas non plus « Super Cerveau »…), comment être plus attentifs aux pièges qui entourent la science du cerveau (charlatans, légendes urbaines, techniques suspectes) et pourquoi il est important – et même très important – d’être plus attentifs. » Plus d’infos ici
Résumé : « Au cours d’une conversation très libre, Alessandro Pignocchi, auteur de BD écologiste, invite Philippe Descola, professeur au Collège de France, à refaire le monde. Si l’on veut enrayer la catastrophe écologique en cours, il va falloir, nous dit-on, changer de fond en comble nos relations à la nature, aux milieux de vie ou encore aux vivants non-humains. Mais qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Dans quels projets de société cette nécessaire transformation peut-elle s’inscrire ? Et quels sont les leviers d’action pour la faire advenir ? En puisant son inspiration dans les données anthropologiques, les luttes territoriales et les combats autochtones, ce livre esquisse la perspective d’une société hybride qui verrait s’articuler des structures étatiques et des territoires autonomes dans un foisonnement hétérogène de modes d’organisation sociale, de manières d’habiter et de cohabiter. » Plus d’infos ici
Résumé.« Le monde est au bord de l’effondrement, les derniers mammifères s’éteignent peu à peu et l’humanité elle-même se résigne à sa propre disparition, quand une découverte inattendue provoque un sursaut mondial. » Plus d’infos ici
Résumé. « Ce livre commence comme une enquête sur QAnon, la nébuleuse conspirationniste qui a sévi sous Trump et qui s’est cristallisée lors de la prise du Capitole, le 6 janvier 2021. En apnée dans l’univers du complotisme américain contemporain, l’auteur s’attèle à la tâche, vaste et urgente, d’assainir le fatras de confusionnisme qu’est devenu le monde. Q comme qomplot est un coffre à outils pour lutter contre les narrations toxiques qui prolifèrent et s’emparent d’un nombre grandissant d’esprits, de ceux qui sont convaincus que Kennedy n’est pas mort à ceux qui disent que la pandémie de coronavirus a été planifiée à l’avance, en passant par ceux qui croient à la conspiration mondiale des chemtrails. »Plus d’infos ici
Résumé. Une réponse du collectif Pontcerq (Rennes) à la notion d’esprit critique aujourd’hui envisagée comme une « compétence » par les sciences cognitives et les sciences de l’éducation. En accès libre ici
Et pour finir, il y a toujours le Petit manuel d’esprit critique pour le militantisme écologiste, dont nous vous parlions déjà dans ce post du mois de novembre, corédigé notre cher Nicolas Martin et à retrouver en accès libre ici. Sur ce, le Cortecs vous souhaite de bonnes lectures et de bien bonnes fêtes !
Les formations proposées par le CORTECS sont souvent l’occasion de faire travailler des étudiant·e·s sur des projets zététiques. Ces dossiers sont de qualité variable : on comprend (et on regrette) que la charge de travail des étudiants ne leur laisse pas beaucoup de place pour les yétis, les fantômes et autres monstres de la raison. Mais parfois, certains travaux sont très bons et méritent largement d’être rendu public pour profiter à tout le monde. S’ils ne sont pas infaillibles (mais aucun travail ne l’est) ils font preuve d’une rigueur et d’une démarche critique qui nous semblent satisfaisants. Vous trouverez donc sur cette page quelques-uns des meilleurs dossiers produits par les étudiants des formations zététique du Cortecs en 2022.
La Théorie du ruissellement [Télécharger] par Mohamed M’hand, Philippe Négrel-Jerzy, Sébastien Pont et Edgar Remy de l’ENSEEIHT
« La révélation des pyramides », comment les documentaires peuvent-ils nous manipuler ? [Télécharger] par Nathan Vergé, Natália Rafaele, Christophe Pantel et Pablo Neyens de l’ENSEEIHT
Étude des prévisions astrologiques [Télécharger] par HUC-LHUILLERY Alexia, HENRIOT Lauriane, LHEOTE Quentin et FAUCHEUX Tanguy de l’ENSEEIHT
Manipulation de graphiques [Télécharger] par les L1 en psychologie de l’université de Nîmes
Les effets de la lithothérapie sur l’anxiété et les troubles du sommeil [Télécharger] par les L1 en psychologie de l’université de Nîmes
La méditation de pleine conscience et ses bienfaits sur le sommeil [Télécharger] par les L1 en psychologie de l’université de Nîmes
Depuis juillet 2020, je participe à une rubrique consacrée à l’esprit critique dans la revue Sciences & Pseudosciences éditée par l’Association Française pour l’Information Scientifique (AFIS). J’y explore notamment les différentes facettes de la formation à l’esprit critique des enseignant·e·s ainsi que les questions en lien avec l’éducation à l’esprit critique. Vous trouverez ici l’ensemble des articles déjà publiés et mis en ligne par l’AFIS, ainsi qu’une présentation de ceux-ci, facilitant leur lecture et la compréhension générale de ce travail.
Table des matières
Pourquoi enseigner l’esprit critique ?
Dans ce premier article, je présente le cadre général de l’éducation à l’esprit critique, ses objectifs et enjeux, la définition de l’esprit critique et ses différentes dimensions. J’aborde également la question des formations à l’esprit critique pour les enseignant·e·s. En effet, si depuis 2015 celles-ci se développent fortement, certaines sont ancrées dans le travail du Cortecs et abordent spécifiquement la question de l’épistémologie, des démarches scientifiques, de la zététique et de l’autodéfense intellectuelle.
Former les enseignant·e·s à enseigner l’esprit critique
Dans ce deuxième article, je présente plus spécifiquement le contenu des formations à l’esprit critique pour les enseignant·e·s. En insistant d’abord sur le sens et les objectifs que l’on donne à ces formations, je reviens sur le juste équilibre à trouver entre un contenu ciblant des ressources pédagogiques à destination des enseignant·e·s et des activités permettant avant tout de former des individus. En effet, si l’on souhaite que soit transposée en classe cette éducation à l’esprit critique, il faut d’abord et avant tout que nos collègues s’approprient et trouvent un intérêt à aborder ces thématiques. Je présente également les différents « modules » que contient cette formation et décris rapidement un premier temps de « remue-méninges » pour travailler sur la délicate distinction entre science, croyances, connaissances et pseudosciences.
Cet article développe ce qui a été décrit à la fin du précédent : comment aborder la question de la distinction entre croyances et connaissances ? Comment, en tant qu’enseignant·e, s’y retrouver et être capable de poser clairement les choses face aux élèves ? J’y évoque quelques « astuces » et mises en œuvre pour travailler sur ce sujet : d’abord, en distinguant la capacité à remettre en question (ou pas) nos croyances et connaissances, puis en relevant les différences entre nos croyances (et connaissances individuelles) et les connaissances scientifiques. L’idée est de sortir d’une vision simpliste de la distinction entre croyances et connaissances, tout en donnant des moyens aux enseignants de répondre concrètement aux élèves sur ces questions.
Pour continuer sur le lien entre épistémologie et esprit critique, cet article aborde la difficile tâche d’évaluer la fiabilité des preuves étayant une affirmation. En effet, parvenir à ajuster notre niveau de confiance face à une information passe par différents aspects, dont notamment notre capacité à savoir si les éléments fournis pour l’étayer sont suffisants. J’y présente d’abord ce qu’est une preuve puis j’y discute l’intérêt et les limites d’utiliser une échelle des niveaux de preuve, ainsi que les différentes manières d’aborder ces aspects au niveau pédagogique.
Bases théoriques et indications pratiques pour l’enseignement de l’esprit critique
Dans cet article, j’ai le plaisir d’interviewer Elena Pasquinelli, chercheuse, formatrice et membre du Conseil Scientifique de l’Éducation Nationale, ayant en charge les travaux du groupe n°8 consacré à l’esprit critique. Elle revient notamment sur la publication et contenu du rapport produit par ce groupe en 2021 et fournissant pour la première fois un corpus théorique et pratique pour l’enseignement de l’esprit critique. Cet article permet ainsi d’avoir un bon résumé du contenu du rapport qui, si l’on devait le résumer en une phrase, précise l’importance d’identifier certains critères opérationnels et concrets, permettant aux enseignants de savoir comment orienter efficacement leur cours dans l’objectif d’y incorporer des éléments propres à l’éducation à l’esprit critique.
Une question souvent posée en lien avec l’esprit critique et son enseignement concerne le rôle des connaissances. Celui-ci est indéniable : l’esprit critique ne s’exerce pas à vide. Mais ces connaissances ne suffisent pas pour évaluer l’information et reconnaître si l’on est en face d’un contenu biaisé ou frauduleux. Parfois, elles peuvent même entretenir nos préjugés erronés. Dans cet article, je reviens sur les travaux conduits par différents chercheurs étudiant le lien entre le niveau de connaissances générales (ou même le niveau d’études) et les capacités cognitives ainsi que le niveau de croyances non fondées. Par exemple, certaines recherches suggèrent que, sur des sujets médiatiquement controversés ou très contestés (réchauffement climatique, théories de l’évolution, recherche sur les cellules souches), le niveau d’études, même s’il s’agit d’études scientifiques, est corrélé à un renforcement des préjugés idéologiques. Il ne fait qu’aider à confirmer les opinions préexistantes des individus, même lorsqu’elles sont fausses…
Nicolas Martin, après avoir étudié les mathématiques appliquées à l’INSA Toulouse, a obtenu son doctorat en automatique au sein du GIPSA-lab et de l’université Grenoble Alpes. Il s’intéresse depuis plusieurs années à la zététique, l’esprit critique et leur transmission auprès du public. Depuis début 2020, Il publie des articles de vulgarisation scientifique et d’esprit critique sur le blog « Mon Œil ! »1Voici une de ses productions:
La zététique est un mouvement de pensée qui promeut l’utilisation de la pensée critique et de la méthode scientifique pour traiter efficacement le tsunami d’informations qui nous parvient chaque jour. Il semble néanmoins que cette démarche serait plus efficace encore si elle était soutenue par une vision bayésienne c’est-à-dire une approche qui prône l’usage des probabilités pour quantifier nos croyances. La démarche zététique est régulièrement le fruit de critiques : elle parait parfois dogmatique, parfois antipathique et parfois inapte à répondre à certains problèmes. Nous verrons dans cet article que le raisonnement bayésien soutient l’approche zététique et lui apporte un peu de nuance. Récemment, plusieurs travaux dans la communauté zététique sont allé dans ce sens, initiés principalement par Lê Nguyen Hoang (influencé par les travaux de Julia Galief écrivaine, conférencière et co-fondatrice du Center for Applied Rationality), avec son livre « La formule du savoir », sa série de vidéos sur le sujet 2 et ses podcasts3, l’approche bayésienne et ses apports à la zététique ont également été traités par Christophe Michel (animateur de la chaine Hygiène mentale)4, Nathan Uyttendaele (animateur de la chaine Chat Sceptique)5 ou encore Thibaud Giraud (animateur de la chaine Monsieur Phi)6. C’est dans ce mouvement que s’inscrit cet article dont l’objectif principal est de montrer comment le bayésianisme corrobore et enrichit certains outils zététiques. Nous présenterons dans un premier temps quelques points critiques de la zététique qui motivent l’introduction d’un cadre bayésien. Nous introduirons ensuite succinctement le formalisme bayésien avant de présenter dans la dernière partie la contribution principale de cet article : la déduction de deux principes zététiques, rasoir d’Ockham et maxime de Hume, à partir de la formule de Bayes, formule sur laquelle se base l’approche bayésienne. Cet article est loin de faire le tour de la question. Au contraire, comme son titre l’indique, le but ici est de fournir quelques arguments invitant à une réflexion plus poussée sur l’apport de l’approche bayésienne à la zététique.
Les limites de l’approche zététique
Il semble que l’approche zététique ait une mauvaise image de la part des croyant-e-s et des tenant-e-s des affirmations para-scientifiques7 mais pas seulement, certaines critiques viennent des zététiciens eux-mêmes8. Si certaines critiques peuvent être maladroites, d’autres en revanche nous paraissent pertinentes. Notons également que la plupart des critiques ne concerne pas la zététique dans son essence mais des écueils dans lesquelles il est facile de tomber. Nous proposons une liste de ces critiques ci-dessous. Nous verrons ensuite en quoi le bayésianisme peut répondre en partie à ces défaillances.
Des principes dogmatiques
Le rasoir d’Ockham, la maxime de Hume, la charge de la preuve, la valeur d’une preuve, l’impossibilité de prouver l’inexistence… Ces principes se posent parfois comme des dogmes de la zététique. Ce n’est pas un problème en soi puisque leur justification apparaît a posteriori : On se rend compte, en les utilisant, qu’effectivement on a tendance à se tromper moins souvent. En revanche, justifier a priori que ces principes sont cohérents, sont suffisants et nécessaires est une question plus complexe mais qui soutiendrait d’autant plus la démarche zététique. En réalité, nous le verrons plus loin: le rasoir d’Ockham et la maxime de Hume peuvent se déduire de la formule de Bayes, formule dont on peut également justifier la cohérence.
De bons outils dans des mains maladroites
Carl Sagan dans The Fine art of Baloney Detection accompagne son texte de cette note appelant à la précaution : Like all tools, the baloney detection kit can be misused, applied out of context, or even employed as a rote alternative to thinking. But applied judiciously, it can make all the difference in the world — not least in evaluating our own arguments before we present them to others9. De même, dans son article critiquant la zététique, Sylvain Poirier fait remarquer : Ce n’est pas parce que beaucoup de principes zététiques affichés sont bons, que tout ce que disent les zététiciens est à croire sur parole. Si la zététique apporte un panel d’outils finement aiguisés, ils peuvent parfois être délétères lorsqu’ils sont utilisés sans un peu d’esprit critique.
Manque d’un formalisme mathématique
Le rasoir d’Ockham nous invite à “Privilégier l’hypothèse la plus parcimonieuse”. Mais comment quantifier la parcimonie d’une hypothèse ? Quelle métrique utiliser ? La maxime de Hume, elle, stipule que “Une affirmation extraordinaire requiert des preuves extraordinaires”. Mais comment quantifier cette extraordinarité ? Et comment comparer l’extraordinarité d’une affirmation et l’extraordinarité des preuves ? Bonne nouvelle, même si ces préceptes font office de principes généraux sans prétendre avoir une quelconque valeur quantitative, ils peuvent en fait être déduit de la formule de Bayes. Qui plus est, cette dernière leur donne un sens mathématique.
Manichéisme des arguments
Le curseur de vraisemblance10 invite à graduer la vraisemblance d’une affirmation sur une échelle continue entre 0% et 100%. Cette précaution apportée à notre jugement sur une théorie est bénéfique mais elle disparaît souvent quant on juge les preuves qui soutiennent la théorie : Il n’est pas rare d’entendre que tel argument est soit valide soit invalide; que le manque de rigueur d’un protocole invalide les résultats d’une expérience; que l’on peut jeter un discours puisque l’on y relève l’argument fallacieux n∘21 ou le n∘3711. Il semble cependant que l’on perde de l’information en disqualifiant complètement une preuve imparfaite12. Dans son article critiquant la zététique, Sylvain Poirier écrit: Le fait qu’il y ait des impostures et des erreurs de toutes sortes à la base de certaines affirmations du paranormal ou d’autres choses par les uns ou les autres, ne signifie pas que tout y est faux ni que rien n’aurait pu être effectivement prouvé. Est-il bien raisonnable de considérer la valeur d’un argument comme binaire ? Il semble peu probable qu’un protocole soit parfait tout comme il est peu probable que tout soit à jeter. En replaçant la zététique dans un cadre probabiliste, on quitte le maigre13 {0;1} pour l’infiniment plus riche14 [0,1].
Difficulté de conclure
“Est-il préférable pour la guérison d’une entorse de dormir avec un coussin bleu ou avec un coussin rouge ?”. Face à l’inexistence d’expériences randomisées en double aveugle avec groupe de contrôle, le zététicien doit-il s’enfuir laissant là son jugement suspendu ? Devant bien des affirmations il semble que les outils de la zététique ne permettent pas de conclure. En particulier, on évoque souvent la hiérarchie suivante : une étude isolée est moins pertinente qu’une méta-analyse et une méta-analyse est moins pertinente que le consensus scientifique15. Mais alors, que dire d’un sujet sur pour lequel il existe peu ou pas d’étude ? Que dire d’un sujet face à un faisceau d’indices réduit et/ou peu rigoureux ? L’approche bayésienne permet de prendre en compte des informations de toutes sortes afin de se faire une opinion.
Et donc ?
L’approche bayésienne offre une perspective qui répond en partie aux critiques sus-citées en permettant de :
Quantifier la validité d’une information et la probabilité d’une affirmation.
Corroborer certains des principes dogmatiques de la zététique évoqués ci-dessus
Replacer le discours zététique dans un langage probabiliste : Utiliser une formule comme « Il est très improbable que X » plutôt qu’un plus catégorique « À l’heure actuelle, il n’y a aucune preuve de X » rend le discours plus humble et plus propice à un échange bienveillant16.
Les apports du bayésianisme
Pour ne pas alourdir l’article la présentation du bayésianisme est assez minimaliste. Le lecteur curieux est invité à se référer aux références données dans l’introduction.
De la formule de Bayes
Le bayésianisme se base sur la formule de Bayes dont il tire son nom. La manière la plus simple d’écrire cette formule est la suivante
(1)
Les termes ℙ(A|B) et ℙ(B|A) sont des probabilités conditionnelles et se lisent respectivement “Probabilité de A sachant B” et “Probabilité de B sachant A”. La formule de Bayes permet donc simplement de lier les deux probabilités conditionnelles.
Exemple : On considère un lancer de dé, et on cherche à savoir quelle est la probabilité que le dé soit tombé sur 6 sachant que le dé est tombé sur un chiffre pair. On parle donc de probabilité conditionnelle car on cherche la probabilité d’un évènement en connaissant des informations partielles sur cet évènement. Dans la formule de Bayes 1, on remplace A et B respectivement par “Faire un 6” et “Faire un nombre pair”. On va donc pouvoir calculer ℙ(A|B), la probabilité de “Faire un 6” sachant qu’on a “Fait un nombre pair”, ce qui est bien ce qu’on recherche. On obtient :
Ce qui se lit : la probabilité que j’ai fait un 6 sachant que j’ai fait un nombre pair est égale à la probabilité de faire un 6 (égale à 1/6) multipliée par la probabilité de faire un nombre pair sachant que j’ai fait un 6 (égale à 1) divisée par la probabilité de faire un nombre pair (égale à 1/2). Ce qui donne :
que l’on peut facilement vérifier.
À la formule du savoir
Initialement cette formule est un simple outil de calcul de probabilité conditionnelle relativement simple, et c’est ainsi qu’elle est enseignée aux étudiants. Cependant, réinterprétée, notamment par Pierre-Simon de Laplace, elle est devenue un profond principe épistémologique, que certains considèrent comme la formule ultime du savoir17 fondant ainsi le bayésianisme. Comme nous le verrons, la formule de Bayes permet de calculer la vraisemblance d’une affirmation en fonction de la vraisemblance a priori de cette affirmation et d’une nouvelle information. Autrement dit, elle permet de mettre à jour nos croyances en fonction des preuves que l’on peut rencontrer : témoignage, étude scientifique, reportage TV, article de presse, … Le théorème dit de Cox-Jaynes permet même de s’assurer que c’est la bonne manière de faire. Ce théorème montre que la logique bayésienne découle de certains prérequis naturels18 et qu’elle est donc indispensable pour manipuler raisonnablement de l’information.
La théorie des probabilités n’est rien d’autre que le sens commun qui fait calcul — Pierre-Simon de Laplace
Retour à la zététique
Nous voilà rendus bien loin des préoccupations zététiques. Mais en apportant une légère modification à la formule de Bayes ci-dessus nous allons y revenir. Changeons tout simplement le A dans la formule par affirmation, et le B par preuve19. Et voilà, nous avons un outil mathématique puissant pour estimer la vraisemblance d’une affirmation à partir de preuves (que ce soit des témoignages, des études, des arguments, …). Mise en pratique :
est ce que l’on cherche à évaluer: la vraisemblance d’une affirmation à partir de preuves. Plus précisément, on cherche à calculer l’évolution de la confiance à accorder en une affirmation lorsque une nouvelle preuve est disponible. Cette quantité est aussi appelée probabilité a posteriori puisqu’elle correspond à la vraisemblance de l’affirmation après avoir pris en compte la preuve. Par opposition, représente la probabilité a priori. C’est à dire la vraisemblance de l’affirmation avant de prendre en compte la preuve. C’est un des principes fondamentaux du bayésianisme : notre croyance en une affirmation évolue sans cesse en fonction des nouvelles preuves qui nous parviennent. est la probabilité a priori d’observer la preuve. Insistons: ces deux dernières probabilités ( et ) sont calculées dans l’état initial des connaissances, c’est-à-dire sans prendre en compte la nouvelle preuve. Enfin, la formule de Bayes nous dit que pour trouver , il nous faut, de plus, la probabilité d’observer cette preuve si l’affirmation est vraie. Cette probabilité est notée: , et est également appelée « fonction de vraisemblance », ou simplement « vraisemblance ». On peut alors calculer , la probabilité a posteriori de l’affirmation, c’est-à-dire la confiance à accorder en l’affirmation20 une fois pris en compte les nouveaux éléments de preuve relativement aux connaissances préalables. D’une certaine manière, la formule décrit comment utiliser raisonnablement le curseur de vraisemblance connu des zététiciens. La dépendance aux connaissances initiales peut sembler gênante puisqu’elle est subjective et risque de faire aboutir deux personnes à des conclusions différentes. Cependant la formule de Bayes assure qu’avec un nombre de preuves suffisant les probabilités a posteriori convergent vers une même valeur quelque soit la probabilité a priori. Avec ces notations, une affirmation est très probable si est proche de 1 et inversement très improbable si est proche de 0. De même, proche de 0 correspond à une preuve très improbable dans le cadre initial de nos connaissance donc à une preuve que l’on peut qualifier d’extraordinaire (par ex. « Il a neigé en Août »), alors que proche de 1 est une preuve banale c’est à dire une information à laquelle on s’attend (par ex. « Il a neigé en Janvier »). Avant de voir les avantages du cadre bayésien dans la démarche zététique, voyons un exemple rapide d’utilisation de la formule de Bayes dans un cadre zététique.
Exemple : La maison de mes grand-parents est connue pour être hantée, notamment la vieille chambre du fond. Armé de tout mon courage et de mes solides outils zététique je vais la visiter. J’émets deux hypothèses :
Affirmation Affirmation : « Il y a des oiseaux dans les combles à l’origine des phénomènes ». J’y attribue une probabilité de .
Affirmation : « Il n’y a pas d’oiseau dans les combles et la maison est vraiment hantée ». J’y attribue une probabilité ça paraît fou mais la croyance est tenace dans la famille et dans le village.
En arrivant dans la chambre, et non loin en dessous d’une ouverture dans le plafond qui donne accès aux combles, je vois une plume d’oiseau. Voilà ma nouvelle preuve qui va me permettre de mettre à jour mes croyances. On peut estimer la probabilité de trouver une plume là sachant qu’il y a des oiseaux dans les combles : c’est commun de trouver des plumes mais encore fallait il qu’elle passe par cette petite ouverture. De même on estime la probabilité de trouver une plume sachant qu’il n’y a pas d’oiseau : c’est très peu probable, il aurait fallu que quelqu’un l’amène ici. On peut enfin calculer la probabilité de trouver une plume grâce à la formule suivante21: . On peut maintenant appliquer la formule de bayes pour et .
et
Après mise à jour des vraisemblances j’attribue donc une probabilité de pour l’affirmation et pour l’affirmation . Évidemment faire une telle analyse chiffrée n’est pas possible au quotidien et ce n’est même pas utile à vrai dire. Mais il est très bénéfique d’adopter une pensée bayésienne en prenant l’habitude de mettre à jour la vraisemblance de nos croyances et en musclant notre intuition bayésienne22.
On peut maintenant voir en quoi cette approche permet de répondre aux critiques formulées dans la section précédente :
Elle peut être utilisée pour justifier les principes a priori arbitraires de la zététique. Puisque le théorème de Cox-Jaynes montre que l’approche bayésienne est la seule cohérente, alors démontrer les principes zététiques par la formule de Bayes justifierait leur pertinence. C’est ce que nous ferons dans la dernière section pour deux de ces principes.
Puisque dans l’approche bayésienne tout est exprimé en fonction de probabilité on évite la binarité et la rigidité que peut prendre parfois le discours zététique.
Comme nous le verrons dans la dernière section, en plus de justifier le rasoir d’Ockham et la maxime de Hume, l’approche bayésienne apporte un cadre mathématique qui permet de quantifier ce qu’on entend par « l’hypothèse la plus parcimonieuse » ou une « affirmation extraordinaire ».
Alors que la zététique requiert parfois une étude approfondie d’un sujet pour obtenir une conclusion, l’approche bayésienne permet toujours d’attribuer une vraisemblance à l’affirmation quel que soit la quantité d’information dont on dispose.
Les outils zététiques dans une main bayésienne
Les deux premières parties ont permis de montrer ce que le bayésianisme peut apporter à la zététique et s’alignent avec des travaux pré-existants (notamment ceux de Christophe Michel présenté dans l’introduction). Cette dernière partie est une contribution plus personnelle (et plus technique aussi peut-être) et montre comment le cadre bayésien permet de justifier deux principes fondamentaux de la zététique : le rasoir d’Ockham et la maxime de Hume répondant ainsi partiellement23 à la première critique formulée.
Rasoir d’Ockham
Quand on est confronté à plusieurs affirmations expliquant un même phénomène, le rasoir d’Ockham nous invite à privilégier l’affirmation la plus parcimonieuse. C’est à dire, l’affirmation qui requiert les hypothèses les moins coûteuses intellectuellement. Cependant, la signification de parcimonie ne va pas toujours de soi en l’absence de quantifications. Voyons ce que l’approche bayésienne peut en dire. Admettons que l’on ait trois affirmations , et pour expliquer la même preuve P. les formules de Bayes s’écrivent alors :
Chercher l’affirmation à privilégier revient à chercher l’affirmation la plus probable au vu de la preuve, donc la plus grande de ces trois probabilités. En multipliant toutes ces quantités par , on cherche donc l’affirmation maximisant . Ce qui peut se lire : Probabilité de l’affirmation multipliée par la probabilité d’observer la preuve sachant que l’affirmation est vraie. La formule de Bayes nous dit donc comment interpréter le terme « plus parcimonieux » du rasoir d’Ockham. Ce n’est donc pas simplement l’affirmation la plus probable qu’il faut privilégier, c’est à dire , mais bien le produit de cette probabilité avec la probabilité d’observer sachant que (l’exemple à venir rendra la nuance plus claire). On peut en déduire une nouvelle formulation pour le rasoir d’Ockham:
Rasoir d’Ockham bayésien :L’hypothèse maximisant doit être privilégiée. C’est à dire l’hypothèse maximisant le produit de la probabilité de et de la probabilité d’observer la preuve sachant .
Cela peut sembler être une subtilité mais l’exemple suivant montre la différence induite par ce changement.
Exemple : Monsieur M. met dans une boite un chat et un souris. Dix secondes après il rouvre la boîte et la souris a totalement disparu. On peut émettre plusieurs affirmations :
= Le chat a mangé la souris
= La souris est passé dans une dimension différente pour échapper au chat
= Monsieur M. est magicien
Usons de notre rasoir d’Ockham bayésien pour voir quelle affirmation privilégier. On considère les probabilités a priori des affirmations suivantes : : Les chats aiment manger des souris; : Je n’ai pas connaissance de souris ayant une telle capacité; : Je ne connais pas bien cette personne, mais il n’est pas impossible que ce soit un tour de magie.
Si on s’intéresse au curseur de vraisemblance utilisé classiquement en zététique, nous pourrions penser qu’il ne faut considérer que la probabilité a priori de ces affirmations. Ainsi il semblerait que l’affirmation soit à privilégier.
Considérons désormais la seconde partie du calcul uniquement (celle qui prend en compte la probabilité d’observer la donnée si l’affirmation est vraie), et que nous appelons la fonction de vraisemblance ou simplement vraisemblance. La donnée en l’occurrence est la révélation du contenu de la boite 10 secondes plus tard sans souris. On a alors par exemple : : Seulement 10 secondes pour manger une souris et ne laisser aucune trace… ça me parait suspect; : Si la souris avait un tel pouvoir elle aurait en effet sûrement disparu; : Si Monsieur M. est magicien alors il est très probable que la disparition de la souris soit son tour de magie. En ne regardant que cette « vraisemblance », c’est alors le voyage inter-dimensionnel qui est à privilégier.
Dans un cadre bayésien, c’est la probabilité a posteriori que nous devrions regarder. C’est le produit des deux quantités précédentes24. On trouve alors :
Au final, l’hypothèse à privilégier est que Monsieur M. est magicien… Dans l’utilisation classique du rasoir d’Ockham cette précision n’est pas faite et le terme « affirmation la plus parcimonieuse » peut prêter à confusion. On peut donc résumer le calcul ainsi :
Les termes posterior et prior sont communément utilisés dans le cadre bayésien comme indiqué dans la formule ci-dessus.
Maxime de Hume
Également appelée standard de Sagan, ou de Truzzi, ou de De Laplace25, cette maxime postule que « Une affirmation extraordinaire requiert une preuve extraordinaire ». Ici encore, nous allons voir que le cadre bayésien permet de retrouver et de préciser cette affirmation. Reprenons à nouveau la formule de Bayes :
(2)
Comme dit précédemment une affirmation est dite extraordinaire si elle est a priori très peu probable. Une telle affirmation vérifie donc , où est une quantité très petite. Pour que cette affirmation, une fois pris en compte le nouvel élément de preuve, soit vraisemblable, il faut donc une preuve qui mène à . On peut montrer que cette condition26 implique la relation suivante:
(3)
Ainsi pour qu’une affirmation a priori extraordinaire devienne vraisemblable il faut donc que la probabilité d’observer la preuve soit beaucoup plus petite que la probabilité d’observer la preuve sachant l’affirmation (nous verrons un exemple plus loin). La formule de Hume se déduit simplement en observant que comme toute probabilité est inférieur ou égale à on a et donc
(4)
Ainsi la probabilité d’observer la preuve doit être très petite. En d’autres terme, la preuve doit être extraordinaire27 ! Ainsi, la formule de Bayes permet bien de démontrer la maxime de Hume. Cependant la formule (3) en dit un petit peu plus :
la condition, n’est pas suffisante ! Il faut également que et donc que la probabilité d’observer la preuve sachant l’affirmation ne soit pas trop petite ! C’est à dire qu’il faut que la preuve soit ordinaire si l’affirmation est vraie : . On peut en déduire une nouvelle formulation pour la maxime de Hume.
Maxime de Hume bayésienne : Une affirmation extraordinaire requiert une preuve extraordinaire. Mais il faut aussi que la preuve soit ordinaire si l’affirmation est vraie.
Exemple :
Considérons l’affirmation « les licornes existent » que l’on peut qualifier d’extraordinaire. J’y octroie a priori une probabilité de un sur un milliard : Pour que cette affirmation paraisse crédible, il faut donc observer une preuve vérifiant . Considérons par exemple la preuve : « Quelqu’un a vu de loin une silhouette de cheval avec une corne sur le front ». Ce n’est pas une preuve si extraordinaire : il a pu se tromper, c’était peut-être une installation artistique, des petits malins ont pu attacher un postiche ou il a menti. J’estime la probabilité d’observer cela à un sur mille. On a donc . En revanche, il est clair que la probabilité que quelqu’un ait vu de loin une silhouette de cheval avec une corne sur le front sachant que les licornes existent est très élevée : . On peut maintenant appliquer la formule de Bayes pour mettre à jour ma croyance en sachant :
Après cette preuve, j’octroie à l’existence des licornes une crédence de un sur un million. Cette preuve satisfaisait donc un seul des deux critères de la maxime de Hume bayésienne : elle est ordinaire si l’affirmation est vraie mais elle n’est pas extraordinaire en soi. Au contraire prenons une autre preuve qui a une chance sur un milliard d’être observée : « J’ai fait 30 piles de suite ». La preuve est bien extraordinaire . Mais là encore la preuve ne satisfait qu’un seul des deux critères de la maxime de Hume baysésienne : elle est extraordinaire mais elle n’est pas ordinaire si l’affirmation est vraie. En effet, ici les deux évènements sont décorrélés : l’existence de licorne ne rend pas plus ordinaire une suite de 30 piles . Ça ne suffit donc pas à me convaincre. En l’occurrence la formule de Bayes donne:
Ce deuxième cas est caricatural mais il soulève une erreur de logique : se contenter d’une preuve extraordinaire sans vérifier que cette preuve est beaucoup plus probable dans l’affirmation qu’elle cherche à valider. Enfin une preuve satisfaisante pourrait donc être un article scientifique corroboré par plusieurs chercheurs et fournissant suffisamment d’informations sur l’existence de licornes et étayé par des vidéos et des photos. Une telle preuve serait tout à fait extraordinaire en soi (estimée pour l’exemple à une chance sur 800 millions) et totalement ordinaire si l’affirmation est vraie (estimée ici à ). La formule de Bayes donne alors :
Ma crédence en l’existence des licornes est donc passé à environ .
Conclusion
Voilà donc quelques idées sur la complémentarité entre bayésianisme et zététique. Nous avons montré d’abord quelques écueils possible de la démarche zététique et comment le cadre bayésien permets en partie d’y répondre. Dans une dernière partie nous avons montré comment la formule de Bayes permet de retrouver et préciser deux principes de la zététique : le rasoir d’Ockham et la maxime de Hume. Bien d’autres pièces restent à ajouter au puzzle afin d’obtenir un paradigme plus solide. Quid des autres principes de la zététique ? Des biais cognitifs et des sophismes ? Quid de la charge de la preuve ? Est-ce que la perspective bayésienne permet d’en dire quelque chose, voire d’enrichir ces concepts ? Néanmoins, à l’avenir, si votre recette zététique semble mécontenter votre auditoire, essayer d’y rajouter une pincée de bayésianisme pour la rendre plus légère.
S’abstenir de juger les personnes issues d’une culture différente de la nôtre ou prendre garde ou ne pas interpréter leurs actions comme si elles relevaient de nos normes sont a priori des bons principes. L’étude de Habyarimana que je présente ici nous indique même que ces principes sont plus observés qu’on ne pourrait le croire. Ils peuvent toutefois conduire à autant de discriminations que l’attitude inverse. Retour sur cette étude qui nous alerte sur ce qu’on pourrait qualifier de biais d’exotisme, miroir du biais d’ethnocentrisme.
Une longue tradition en sciences sociales et anthropologie nous a transmis deux enseignements : 1. Que nous avons tendance à être ethnocentriques, c’est-à-dire à considérer le monde avec notre propre culture comme modèle de référence. 2. Que l’ethnocentrisme conduit à des formes d’intolérance et de racisme, car il conduit à condamner les comportements étranges ou différents des nôtres comme s’ils venaient de gens éduqués dans notre culture 1. Cela nous conduit, par exemple, à condamner des sociétés cannibales en vertu du fait que, chez nous, les comportements cannibales sont condamnés.
Ces deux éléments ne sont pas dénués de fondement et nous faisons souvent l’expérience de juger les comportements d’autrui, comme si le modèle de référence était le nôtre. Par exemple, le fait qu’on désigne encore aujourd’hui d’« invasions barbares » ce que les allemands qualifient de « migrations des peuples germaniques » révèle cette différence fondamentale de point de vue. Les récits provenant de notre culture nous présentent comme les « envahis », victimes de brutes abreuvées au lait de chèvre et dont le langage est incompréhensible. Nous les appelons de la façon dont nos ancêtres les ont vu.
Un exemple de représentation des « invasions barbares »
Cependant, s’éloigner autant que possible de toute tentation ethnocentriste n’est pas forçement une bonne attitude. Il existe un biais opposé au biais d’ethnocentrisme qu’on pourrait qualifier de biais d’exotisme. Il consiste à considérer que, parce que les gens sont élevés dans une autre culture, ils ne doivent pas être jugés selon les normes qui régissent notre société. Ce biais est 1. extrêmement courant, au moins autant que le biais d’ethnocentrisme et 2. susceptible de nous conduire à un comportement raciste ou discriminatoire.
Habyarimana et ses collègues montrent ce problème à travers une étude menée en Ouganda 2, l’un des pays les plus ethniquement 3 diversifiés du monde. Ils partent de l’idée, globalement déjà constatée 4, que les individus coopèrent moins avec des personnes issues d’un autre groupe. Pour vérifier si cela s’applique aussi à la société ougandaise, les auteurs mettent en place un jeu.
Diversité ethno-linguistique en Ouganda. Source : Bernard Calas (2000) « Recompositions ougandaises. Les dividendes géographiques de la paix et de la légitimité politique » dans Jean-Louis Chaléard, Roland Pourtier (dir) Politiques et dynamiques territoriales dans les pays du Sud, p. 171-196
Mesurer la coopération est assez simple :
il suffit de faire jouer les gens au « dilemme du prisonnier ». Dans
ce jeu, deux joueurs doivent décider de conserver pour eux-mêmes un billet de 1
000 shillings ougandais (SO) ou de l’utiliser pour un projet de groupe. Si les
deux joueurs choisissent la deuxième option, ils gagneront un bonus de 500 SO chacun.
Naturellement, s’ils choisissent la première option, les deux garderont leurs 1000
SO. Le problème est que si l’un des deux choisit d’utiliser ses 1000 SO pour le
groupe, alors que l’autre ne le fait pas, le premier recevra 750 SO et le
second 1750 SO. Les deux joueurs doivent faire leur choix simultanément et ne
sont pas en mesure d’observer les actions de l’autre joueur.
Voici comme ça marche :
Matrice des gains
Si vous êtes Dembe vous avez intérêt à garder l’argent. Car si Mukisa le conserve aussi vous gagnerez 1000 au lieu de 750 SO. En revanche, si Mukisa l’utilise pour le groupe, vous aurez 1750 au lieu de 1500 SO. Dans les deux cas, vous gagnerez 250 SO en gardant l’argent pour vous. Si vous êtes Mukisa vous faites exactement le même raisonnement. Le problème est qu’au final vous aurez 1000 SO chacun, alors que si vous aviez coopéré vous auriez 1500 SO chacun. Pour que la coopération ait lieu, donc, deux conditions doivent être satisfaites : un fort degré de confiance dans le fait que l’autre joueur ne garde pas l’argent pour lui et une volonté de ne pas vouloir arnaquer l’autre joueur
Les joueurs avaient, en plus, accès au nom et à la photo du joueur qu’ils avaient en face d’eux. Il s’agissait bien sûr d’une information créée de toutes pièces par les expérimentateurs, mais elle avait une fonction claire : à partir du nom et de la photo, les joueurs prêtaient une appartenance ethnique à l’individu.
Conformément aux études antérieures, les résultats montrent que les personnes coopèrent davantage lorsqu’ils jouent avec une personne de leur propre ethnie. Lorsque l’autre joueur est d’une ethnie différente, le taux de comportement coopératif baisse de 18%. Jusqu’ici rien de nouveau. Mais pourquoi agissent-ils ainsi ? Parce qu’ils n’ont pas confiance en l’autre joueur ou parce qu’ils souhaitent l’arnaquer?
Une variante de cette expérimentation conduit
à l’explication suivante : les sujets coopèrent moins avec les personnes
des autres ethnies parce qu’ils ne savent pas si ces personnes sont attachées
aux mêmes valeurs de coopération et réciprocité qu’eux. Si cela n’est pas le
cas, ils ne leur en tiennent pas rigueur, puisqu’ils attribuent cela à leur
appartenance à une autre culture. Cependant, dans le doute, les sujets
préfèrent ne pas développer de projets collectifs avec ces
« étrangers ».
Avant de développer ce point, voici la façon
dont les auteurs en font la démonstration. Le même jeu a été mis en place avec,
en plus, un troisième joueur. Ce joueur observe les actions des deux premiers
joueurs et peut choisir de punir l’un des deux ou les deux pour leur
comportement. Sanctionner quelqu’un coûte 500 SO au troisième joueur (soit
environ 1/20ème de ses avoirs) et entraîne la suppression des gains du joueur
sanctionné.
Comment se comporte le troisième joueur ?
En général, il punit les gens qui gardent les 1000 SO pour eux. Mais surtout, il
punit davantage les joueurs issus du même groupe ethnique que lui, surtout
lorsque ceux-ci jouent contre quelqu’un qui vient aussi du même groupe ethnique
(c’est-à-dire dans un trio homogène). Dans cette configuration, garder l’argent
pour soi conduit à avoir 23% de chances en plus d’être puni par le troisième
joueur.
Ce résultat nous renseigne sur deux éléments importants. Premièrement, les ougandais ne sont pas si ethnocentristes, puisque beaucoup d’entre eux sanctionnent seulement les membres de leur propre groupe ethnique. Ils se permettent donc uniquement de juger les personnes qui, selon eux, devraient agir selon des normes similaires aux leurs. En revanche, ils sont bien plus tolérants avec les autres, dont ils ne connaissent pas la culture. Deuxièmement, c’est précisément parce qu’ils renoncent à juger les gens issus d’une autre culture, qu’ils renoncent également à coopérer avec eux. Pour coopérer avec quelqu’un il faut s’assurer qu’il partage les mêmes normes que nous, qu’il soit conscient que la tricherie existe et qu’ils la jugent, de façon partagée, comme quelque chose de socialement indésirable.
On peut tirer de nombreuses implications de cette recherche – bien que circonscrite au cas ougandais – sur la façon de conceptualiser et de lutter contre le racisme.
Elles révèlent que les comportements discriminatoires (au logement, à l’embauche) peuvent, aussi, être dûs à un trop faible niveau d’ethnocentrisme. Employeurs ou propriétaires, peuvent refuser de considérer le monde avec leur propre culture comme modèle de référence et, de ce fait, refuser d’entretenir un commerce avec des gens qui ne sont pas issus de leur propre culture.
Ont-ils raison ? Pas toujours. On a
tendance, certainement, à exagérer les différences entre cultures. A penser,
par exemple, que les cannibales, parce qu’ils sont cannibales, obéissent à des
normes radicalement opposées aux nôtres.
Quoiqu’il en soit, se méfier de l’ethnocentrisme n’est donc pas suffisant pour être à l’abri du racisme. Il faut également se méfier de la tendance inverse, l’exotisme. Il consiste à exagérer les différences entre cultures ou êtres humains. A penser que chaque culture ne peut pas se comprendre quand on est à l’extérieur, comme l’a prêché avec succès Clifford Geertz 5. Cela semble un bon principe, mais poussé trop loin, il ne l’est plus.
Les récits historiques et archives – ou, du moins, celles qui nous parviennent – regorgent d’exemples de pratiques bizarres ou franchement barbares. Prenons, par exemple, l’exemple de l’ordalie ou jugement de Dieu pratiquée en Europe durant le Moyen-Âge. Elle consiste à soumettre un suspect à une épreuve douloureuse et potentiellement mortelle dont l’issue, déterminée par Dieu lui-même, décidait de l’innocence ou de la culpabilité du suspect. L’ouvrage What the Fuck?! L’économie en absurdie de Leeson (2018) nous donne des outils pour décrypter ces usages.
Rien d’étonnant à ce que, en se plongeant, dans le passé, le récit de pratiques comme la vente aux enchères publique de femmes mariées pratiquées en Angleterre entre la fin du 18ème et du 19ème siècle suscite la réprobation et l’indignation. Cette réaction est même, à de maints égards, salutaire, et alimentée par la représentation médiatique et cinématographique du passé lointain. Le Moyen-Âge y est volontiers présenté comme une période obscure, où régnaient la pauvreté, la crédulité et la barbarie.
Vente aux enchères de femme mariée (1812-1814), Thomas Rowlandson
L’objectif de ce livre est de prendre le contrepied de cette réaction pour pousser le lecteur à se questionner sur ce qui conduit les personnes à adopter et à se prêter à de telles pratiques. Face à cette question, deux stratégies sont possibles. La première consiste à juger ces pratiques comme relevant de l’irrationnel et de l’exotique. De nombreuses pratiques archaïques ont, d’ailleurs, donné lieu à des descriptions denses mettant en avant leur caractère révolu et unique sur le plan de l’histoire de l’humanité 1. La second stratégie consiste à retracer, dans le passé, les facteurs qui expliquent la création, le maintien et la disparation de tels usages et qui pousseraient tout un chacun, placé dans les mêmes circonstances, à se prêter aux mêmes bizarreries. A l’exotisme s’oppose donc la pensée analytique, basée sur une théorie du comportement humain, valable au-delà des circonstances historiques et géographiques.
Outil d’analyse et méthode employée
La grille d’analyse que choisit l’auteur de l’ouvrage est celle de la théorie du choix rationnel. Cette théorie repose sur un postulat et un outil :
Postulat : Les individus sont rationnels dans un sens très précis : ils disposent de préférences qu’ils s’efforcent de poursuivre de la façon la plus efficiente possible (selon un calcul coût/ bénéfice) dans la limite de l’information dont ils disposent (et de leur capacité à la traiter)
Outil : Les calculs coût/ bénéfices des individus dépendent des contraintes et des « coups de pouce » (les incitations) auxquels ces derniers sont soumis. Ces incitations sont de divers types : institutions politiques, droit,… Si la rationalité (au sens défini plus haut) ne varie pas à travers les âges et les lieux, les incitations, elles, varient.
L’hypothèse est donc la suivante : une fois ces incitations décryptées, des pratiques étranges révèlent leur logique. Attention, il ne s’agit pas ici de justifier de telles pratiques mais de les analyser de la façon la plus rigoureuse possible. L’intérêt de cette approche est de permettre de considérer l’irrationalité ou la folie de nos ancêtres comme l’hypothèse la plus coûteuse. Avant d’y recourir, autant épuiser des explications considérant que les personnes hier et aujourd’hui développent des stratégies ingénieuses pour régler les problèmes ils sont confrontés. Armés de cette grille analytique, la lectrice et le lecteur peut débuter son tour de l’absurde – le livre étant rédigé comme une visite commentée, où les analyses sont rythmées par les questions et réactions du public 2. La méthode employée est celle du récit analytique : la pratique ancienne est décryptée ainsi que le contexte idéologique, juridique et politique dans lequel elle s’insère (les fameuses incitations). L’auteur démontre ensuite comment les incitations expliquent l’existence de pratiques bizarres, et comment un changement dans ces incitations produit une disparition graduelle de la croyance ou sa persistance sous de nouvelles formes. L’analyse est fouillée sur la base de documents historiques, présentés en note. Pour les plus experts, une annexe modélise la pratique étudiée sur la base d’équations mathématiques.
L’exemple de l’ordalie
L’ordalie par le feu
Reprenons l’exemple de l’ordalie pour illustrer le propos. Quelques faits de base d’abord. Ce type de jugement a perduré entre le 9ème et le 13ème siècle en Europe. Deux types furent particulièrement courant. L’ordalie par le feu commandait de faire plonger la main du suspect dans de l’eau bouillante ou la faire brûler par du fer chaud (iudicium aquae fervantis and iudicium ferri). Si le suspect n’était pas blessé, un miracle avait démontré son innocence. L’ordalie par l’eau froide consistait en jeter à l’eau le suspect (probatio per aquam frigidam). Si le malheureux flottait, il était reconnu coupable. Ce jugement était très encadré (on ne rigole pas avec l’invocation de Dieu) et était réservé aux crimes les plus graves (selon les normes de l’époque) et aux cas où la vérité ne pouvait être connue par d’autres moyens (témoignage confondant ou aveux) (p.10).
Face à cette pratique, quelles sont les possibilités d’un suspect ? Précisons d’emblée qu’au Moyen-Âge la croyance en Dieu était très répandue et l’influence de l’Église très forte. Elle transparait d’ailleurs tout au long du livre. S’il est coupable, le suspect a fortement intérêt à avouer tout de suite, accepter la sentence et éviter une souffrance supplémentaire et inutile. S’il est innocent, le choix est plus difficile mais, comme l’individu a, en plus, de fortes chances de croire en Dieu, il peut tenter l’ordalie en espérant échapper à une sanction terrible et injuste.
Étrangement, les prêtres semblent parfaitement informés de ce raisonnement chez le suspect. En effet, les archives sur l’ordalie concluent au miracle dans la majorité des cas (entre 62,5% et 89 %). En reprenant les récits de jugement par le feu, l’auteur montre qu’un temps très long s’écoule entre le chauffage de l’eau ou du fer et le châtiment. La cérémonie est complexe et laissée à la totale discrétion du prêtre. Cela laisse largement la possibilité au fer et à l’eau de refroidir. Dans le cas de la mise à l’eau, les archives suggèrent que les prêtres sélectionnent les personnes les plus susceptibles de couler pour ce châtiment (les hommes lourds).
Aujourd’hui, avec l’ADN, les empreintes et autres avancées scientifiques, nous avons moins besoin de manipuler les suspects de la sorte. De plus, dans les sociétés connaissant un déclin des croyances religieuses, le jugement de Dieu n’est guère une manière de distinguer les coupables et les innocents. Cependant, nous pratiquons aussi nos « ordalies » à nous. L’auteur montre ainsi qu’aux États-Unis, la croyance en la toute-puissance de la technologie est plus développée que celle dans les croyances religieuses. Le système judiciaire y pratique donc le recours « détecteur de mensonge », une invention maison. Officiellement, il s’agit d’une technologie de pointe permettant de savoir si le suspect ment sur la base de manifestations physiologiques. En réalité, l’instrument si peu fiable qu’il ne sert quasiment à rien. Enfin, si : il sert à évaluer la motivation du suspect à se soumettre à une telle épreuve. S’il y va sans crainte, tel jadis un innocent face à l’eau bouillante, alors les enquêteurs pourront écarter la piste.
Cet ouvrage
mérite sa place dans la bibliothèque de tout penseur critique et enseignant en
pensée critique. Il invite à se méfier de notre tendance à considérer les
pratiques passées comme exotiques et montre que les sciences sociales disposent
d’outils pour analyser des institutions juridiques bizarres. Le raisonnement
pourra être appliqué avec profit aux institutions actuelles. C’est aussi une
mine d’or pour enseigner la pensée critique dans le supérieur ou, pourquoi pas,
avec des lycéens sur la base d’exemples particulièrement bien choisis.
C’est un travail de recherche collectif et transdisciplinaire qui a permis la publication de cet article. Jaïs Adam-Troian, Denis Caroti et Thomas Arciszewski ont regroupé leur force pour étudier les réponses à un questionnaire envoyé aux enseignants de l’académie d’Aix-Marseille et sonder leurs croyances et capacités cognitives, mais avec une petite subtilité… En voici le résumé.
Cette étude, intitulée Unfounded beliefs among teachers: The interactive role of rationality priming and cognitive ability, s’inspire de recherches antérieures indiquant que les capacités cognitives doivent être associées à une motivation à être rationnel et à fonder ses opinions sur des preuves pour faire diminuer l’adhésion à des croyances non fondées (croyances surnaturelles et mentalité conspirationniste). Sur la base de ce travail, nous avons cherché à déterminer s’il était possible « d’activer » cette motivation à être rationnel de manière subtile, et si cela était suffisant pour renforcer la relation négative entre les capacités cognitives et les croyances non fondées. Pour cela, nous avons testé deux groupes équivalents d’enseignants du second degré français (762 en tout), le premier étant « amorcé » par une simple question demandant aux sujets de juger à quel point ils se jugeaient comme étant des personnes rationnelles.
Nous avons pu démontrer que cet amorçage, même subtil, renforçait la relation négative entre les capacités cognitives et les croyances surnaturelles non fondées, ainsi que la mentalité conspirationniste, et ce d’autant plus que les sujets se déclaraient être des personnes rationnelles. En d’autres termes, la diminution de l’adhésion aux croyances non fondées est liée négativement aux capacités cognitives que dans le cas de personnes se déclarant être rationnelles. Notons que si cette amélioration de la rationalité détermine complètement le lien entre capacités cognitives et mentalité conspirationniste, elle ne sert qu’à amplifier la relation entre capacités cognitives et croyances surnaturelles.
Ces résultats ouvrent des pistes intéressantes d’application
pédagogiques. Des études antérieures ont montré qu’il est possible de
promouvoir un scepticisme argumenté à l’égard de croyances non fondées en
fournissant aux gens des contre-arguments spécifiques, l’inconvénient étant que
de telles interventions ne ciblent que certaines affirmations, et qu’elles
peuvent par ailleurs entraîner un effet rebond. En revanche, ces résultats
confirment que les interventions pédagogiques visant à développer l’esprit
critique pourraient être ciblées, non pas sur des sujets spécifiques, mais plus
généralement sur la motivation des personnes à être « épistémiquement
rationnelles », c’est-à-dire à reconnaître la valeur de la connaissance et à
fonder leurs opinions sur des preuves fiables. Le recours à des stratégies
pédagogiques allant dans ce sens, comme le choix de thématiques dont l’intérêt
et l’enjeu sont perçus et en rapport avec les motivations du public cible
(comme une utilité dans la vie de tous les jours), ou la mise en valeur (et
désirabilité) de vertus épistémiques tendant vers la valorisation des
connaissances, nous semblent des pistes intéressantes dans le cadre
d’enseignements dont l’objectif est la formation de l’esprit critique.
Résumé en anglais :
Previous research suggests that Unfounded Beliefs (UB) such as conspiracist beliefs and beliefs in the supernatural stem from similar cognitive and motivational mechanisms. More specifically, it has been demonstrated that cognitive ability is negatively associated with UB, but only among individuals who value epistemic rationality. The present study goes beyond previous correlational studies by examining whether the negative association between cognitive ability and UB can be strengthened through a subtle rationality prime. In a large scale online experiment (N = 762 French teachers), we demonstrate that priming rationality (vs. control) does enhance the negative relationship between cognitive ability and adherence to supernatural beliefs, as well as Conspiracy Mentality (d = .2). This effect was not obtained for Illusory Pattern Perception. This study’s usefulness as a ‘proof of concept’ for future interventions aimed at reducing UB prevalence among the public is discussed.
RIC pour référendum d’initiative citoyenne. Ces trois lettres ont fait les gros titres des médias et se sont retrouvées au cœur des revendications populaires suite au mouvement des Gilets Jaunes qui a débuté le 17 novembre 2018. Un nouveau livre écrit à plusieurs mains par des membres, collaborateurs et amis du CORTECS, dévoile ce qui se cache derrière ces trois lettres.
Depuis qu’il est devenu l’une des revendications majeures du mouvement des Gilets Jaunes, le RIC a alimenté les fantasmes et les théories les plus farfelues. On a ainsi pu entendre que le RIC conduirait au rétablissement de la peine de mort ou que la culture politique des Francais ne les rendrait pas aptes à utiliser la démocratie directe à la manière de leurs voisins suisses.
Étrangement, alors que les recherches sur le fonctionnement du RIC dans le monde et sur ses impacts sur la vie politique et les citoyens sont nombreuses, anciennes et solides, elles restent très peu diffusées en France. Un nouveau livre co-écrit par Raul Magni-Berton et Clara Egger – et auquel Ismael Benslimane, Nelly Darbois, Albin Guillaud et Baptiste Pichot ont collaboré – propose une synthèse de ces travaux pour permettre à chacun de se faire un avis éclairé sur ce sujet.
Les lectrices et lecteurs y trouveront les informations centrales sur les principes et justifications du RIC, son histoire, ses variantes dans le monde, ses conséquences sur la politique d’un pays et sur ses citoyens. Les deux derniers chapitres sont consacrés de facon plus opérationnelle à l’instauration du RIC en France.
De la matière pour exercer son esprit critique sur des sujets politiques !
Concernant ce livre, vous pouvez consulter son prolongement pratique avec le site d’Espoir RIC.
Depuis vingt-six semestres, les étudiant.es qui suivent le cours Zététique & autodéfense intellectuelle à l’Université Grenoble-Alpes rendent des dossiers. Certains sont vraiment très bons, et méritent d’être diffusés. D’autres sont certes de moins bonne facture, mais valent le détour par une certaine forme d’audace intellectuelle, ou par une opiniâtreté rare. Ce semestre offre un bouquet rafraîchissant : du côté protocoles, une superbe étude sur l’expérience du riz de Masaru Emoto, un test de la « loi » de Murphy et une tentative très élégante de caractérisation du « voile d’ignorance », dans la théorie de la justice de Rawls ; sur le versant légendes urbaines, morsures d’araignées et anti-vomitifs chez McDo ; dans la sphère psychologique, retour sur l’effet Pygmalion ; dans les grands classique de l’étrange, un peu de climato-révisionnisme et de pain empoisonné à Pont-Saint-Esprit ; enfin, facette plus politique, analyse lapidaire du sondage « sexe et politique, et très belle enquête sur la nébuleuse qui entoure Amma, alias Mata Amritanandamayi, qui elle-même entoure des millions de personnes de ses bras… généreux ?
Je précise que pour des étudiant-es de 1ère et 2ème année, ce type de travail d’enquête est souvent une première, aussi la forme est-elle parfois décousue, et les fautes ont parfois la forme de vraies constellations. Peu importe : ce qui compte est la qualité de la démarche, le scepticisme méthodologique et la curiosité.