Esprit critique & kinésithérapie : deux mémoires défrayent la chronique

En ce mois de juin 2012 sortent simultanément de l’Ecole de Kinésithérapie du CHU de Grenoble deux mémoires de Master 1 portant sur des sujets controversés : la fasciathérapie MDB et la micro-kinésithérapie. Le travail de Nelly Darbois, mené le plus rigoureusement et impartialement possible, alimentera les réflexions et devraient permettre d’affiner les pratiques et l’épistémologie de la discipline. Concernant le mémoire de Thibaud Rival, il est de moindre qualité mais apporte un éclairage indéniable sur son objet. Bonne lecture.

Nelly Darbois
Nelly Darbois – Kinésithérapie (Chambéry, France)

Le premier mémoire, écrit par Nelly Darbois, porte sur le sujet « chaud » de la fasciathérapie Méthode Danis Bois et s’intitule La fasciathérapie « Méthode Danis Bois » : niveau de preuve d’une pratique de soin non conventionnel [1]. Il a été encadré par Richard Monvoisin (CorteX – Université de Grenoble) et Stéphanie Bernelle (Ecole de Kinésithérapie – CHU Grenoble).

  • Le mémoire (pdf, actualisé le 28 juin 2012)
  • Le poster (pdf)
  • La présentation orale montée, (le 25 mai 2012 à Grenoble) :

    Ajout du 22 décembre 2017.

    Des requêtes judiciaires menées depuis 2012 par la société Point d’appui et l’association nationale des kinésithérapeutes fasciathérapeutes (aujourd’hui nommée Association FasciaFrance) ont conduit à demander à ce que « les informations concernant la fasciathérapie ne doivent plus figurer dans le guide  » Santé et dérives sectaires  » publié par la mission interministérielle de vigilance contre les dérives sectaires (MIVILUDES) en avril 2012  » 1.


CorteX_Thibaud_Rival

Le second mémoire, produit par Thibaud Rival aborde le non moins problématique sujet de la microkinésithérapie de MM. Benini et Grosjean, et s’intitule « Une méthodologie d’approche des pratiques non conventionnelles : application par l’analyse critique de la microkinésithérapie ». Il a été encadré par Nicolas Pinsault (CorteX – Ecole de Kinésithérapie – CHU Grenoble) et Richard Monvoisin (CorteX – Université de Grenoble).

Pour tout détail, complément ou remarque :

  •  Nelly Darbois, Thibaud Rival via R. Monvoisin – Collectif de Recherche Transdisciplinaire Esprit Critique & Sciences (CORTECS) Bureau des Enseignements Transversaux – Département des Licences Sciences & Techniques  480 avenue Centrale Domaine Universitaire BP 53 – 38041 Grenoble cedex 9 – Monvoisin [at] cortecs.org

Richard Monvoisin

[1] Sujet « chaud » au sens où cette technique fait l’objet de critiques de la Mission Interministérielle de Vigilance et de Lutte contre les Dérives Sectaires (Miviludes 2007 et 2012, Guide santé et dérives sectaires) et se retrouve au coeur de processii juridiques. On lira à ce propos Face au cancer, la fasciathérapie continue de diviser à Angers, Rue 89.

Le modèle finlandais, par Philippe Descamps

Philippe Descamps, dans le Monde Diplomatique janvier 2013, traite du pays qui propose, selon l’enquête PISA, les meilleurs résultats, et qui plus est, pour un coût moindre. On peut lire ci-dessous le début de son article, et l’écouter commenter celui-ci dans l’émission du 14 janvier 2013 de D. Mermet Là-bas si j’y suis, sur France Inter. 

Des établissements sans classements ni redoublements En Finlande, la quête d’une école égalitaire

Au mois de novembre, des parents d’élèves et des enseignants de Seine-Saint-Denis ont organisé la quatrième Nuit des écoles dans le département. Leur objectif : dénoncer les inégalités territoriales en matière d’enseignement. Dans ce domaine, la Finlande s’érige depuis quelques années en modèle, en raison des excellents résultats qu’elle affiche dans les enquêtes internationales mesurant les acquis des élèves.

Par Philippe Descamps, janvier 2013.

Pour entrer dans l’école élémentaire de Rauma, sur la côte du golfe de Botnie, en Finlande, on ne franchit ni portail ni clôture. On passe simplement devant un grand garage à vélos et des jeux. Du gymnase à la salle de musique, tout semble avoir été pensé pour accueillir des enfants. En quarante-cinq minutes de cours, la professeure d’anglais enchaîne cinq activités différentes. Elle capte l’attention de tous dès les premières secondes, grâce à une balle qui circule en même temps que la parole. Un dispositif qui n’est pas inconnu des salles de classe d’autres pays mais qui, avec un nombre moyen de 12,4 jeunes par enseignant finlandais — soit l’un des meilleurs taux d’encadrement pour le primaire en Europe —, semble tout particulièrement efficace ici.

À la mi-août, les moissons n’étaient pas encore terminées lorsque Mmes Fanny Soleilhavoup et Fabienne Moisy ont accompagné leurs enfants pour une seconde rentrée dans ce pays. Enseignantes françaises en disponibilité pour suivre leurs conjoints, elles n’imaginaient pas que leur choix de l’école locale, plutôt que de l’établissement français à leur disposition, bouleverserait leur approche de l’éducation. « Mes trois fils sont en train de devenir des gens bien, ajoute Mme Claire Herpin, décidée à rester loin de la France. On respecte leur différence. Ils respectent les autres. Les professeurs savent les encourager et révéler ce qu’il y a de meilleur en eux. » Dyslexie, simple décrochage ou précocité, ces familles étaient confrontées à des situations pourtant communes, mais que le système français prend difficilement en compte.

Certains auront du mal à croire possible ce qu’elles décrivent : une école sans tension nerveuse, sans compétition entre élèves, sans concurrence entre établissements, sans inspecteurs, sans redoublements, voire sans notes les premières années, et qui aurait les meilleurs résultats du monde.

Les enquêtes du Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA) de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) suscitent une grande inquiétude en Allemagne ou au Royaume-Uni, alors qu’elles sont encore peu commentées en France ou aux États-Unis, pourtant pas mieux classés. Malgré leurs investissements dans l’éducation, ces grands pays apparaissent seulement dans la moyenne de l’OCDE pour les capacités des jeunes de 15 ans en compréhension de l’écrit, en mathématiques et en sciences (1). Outre leur rigueur méthodologique visant à écarter tout biais culturel, ces évaluations présentent l’intérêt de ne pas porter sur l’acquisition d’un programme, mais d’un ensemble de compétences utiles pour comprendre le monde et résoudre des problèmes dans des contextes proches de la vie quotidienne.

Or ces enquêtes ont révélé la Finlande comme un modèle inattendu. Dans la livraison de 2009, qui portait sur soixante-cinq pays, tout comme dans les trois précédentes (2000, 2003 et 2006), elle apparaît dans le groupe de tête pour les performances globales, avec la Corée du Sud et plusieurs villes asiatiques partenaires de l’OCDE (Shanghaï, Hongkong et Singapour). C’est aussi le pays (avec la Corée du Sud) dont les résultats sont les plus homogènes et où les corrélations entre le milieu socio- économique et les performances scolaires s’avèrent les plus faibles. 93 % des jeunes obtiennent par ailleurs un diplôme du niveau bac, contre seulement 80 % en moyenne dans les nations occidentales (2). Le pays se distingue, il est vrai, par des inégalités sociales parmi les plus faibles des membres de l’OCDE.

Les résultats du PISA ont attiré une nouvelle sorte de touristes. A la suite d’une visite au mois d’août 2011, le ministre de l’éducation nationale de l’époque, M. Luc Chatel, expliquait : « Il y a un nombre de recettes, que j’ai vues fonctionner ici, qui sont transposables », notamment « la grande autonomie donnée aux établissements » (3). Un an plus tard,la revue britannique Socialist Review saluait un système « dépourvu d’évaluations » et où « chaque enfant reçoit un déjeuner sain le midi » (4). Qu’il provienne de la droite libérale française ou du trotskisme anglais,chaque observateur étranger vient faire son marché, à la recherche de telle ou telle innovation qui, isolée du reste, validera son propre projet.

Le plus souvent, la presse internationale ignore les conditions spécifiques de la genèse du « modèle » (lire Une lutte politique menée par les parents), auquel plusieurs ouvrages captivants ont été consacrés (5).

Pourtant, ici, décentralisation ne rime pas avec mise en concurrence des territoires, parler de l’implication des professeurs ne se résume pas à vouloir accroître leurs heures de présence dans les établissements, et promouvoir la modération des dépenses ne maquille pas le souhait de promouvoir des prestataires privés. « Oubliez le PISA !, lance M. Jukka Sarjala, l’un des artisans de la réforme scolaire dans les années 1970. Bien sûr, nous sommes fiers de cette consécration de notre travail. Mais il faut regarder notre système comme un ensemble et non pas picorer tel ou tel aspect. »

Le succès finlandais prend racine dans la tradition politique des pays nordiques, attachée aux réalisations concrètes de l’Etat-providence davantage qu’à une doctrine. Sommé de dévoiler la bonne recette pédagogique sur un plateau de la chaîne de télévision américaine PBS, le 10 décembre 2010, le Pr Pasi Sahlberg répond avec un large sourire : « Vous savez, chez nous, l’école est gratuite pour tous, du cours préparatoire à l’université ! »

Difficile, sur la base de tels présupposés, de poursuivre les comparaisons avec le modèle américain…

Méfiance à l’égard des évaluations

En Finlande, la gratuité ne vaut pas seulement pour l’enseignement. Jusqu’à 16 ans, toutes les fournitures sont prises en charge par la collectivité, ainsi que le soutien scolaire, la cantine, les dépenses de santé et les transports jusqu’à l’établissement de secteur.

Le financement provient en majorité des trois cent trente-six municipalités, mais l’Etat harmonise les moyens. S’il ne participe qu’à 1 % du budget scolaire dans la municipalité la plus riche, Espoo (près d’Helsinki), il fournit en moyenne 33 % des ressources (6) et jusqu’à 60 % dans les communes pauvres. Le gouvernement dissuade également l’ouverture d’établissements privés. Ils ont quasiment disparu dans les années 1970 (moins de 2 % des effectifs, contre 17 % en France), à l’exception d’écoles associatives à pédagogie alternative, type Steiner ou Freinet. Ce service public unifié n’apparaît pas particulièrement onéreux, bien au contraire. En parité de pouvoir d’achat, la Finlande dépense moins d’argent par élève du primaire et du secondaire que la moyenne des pays occidentaux, et beaucoup moins que les États-Unis ou le Royaume-Uni (7).

L’accent a été mis sur la qualité de l’encadrement, le nombre et la formation des professeurs. Le métier d’enseignant est devenu hautement considéré et très convoité, même s’il requiert une formation longue (au minimum cinq ans d’université, généralement davantage) et si les salaires suivent grosso modo la moyenne occidentale (8) : nettement plus élevés que les salaires français en début de carrière (36 % de plus dans le primaire, 27 % dans le secondaire), ils s’en rapprochent en fin de carrière. Seul un candidat à l’enseignement sur dix parvient à son but. On attend par ailleurs des professeurs une implication si forte qu’il n’est pas rare que certains confient leur numéro de téléphone ou leur adresse électronique aux parents. Une bonne partie de la formation (au minimum un an) n’est pas consacrée au contenu à transmettre, mais à la pédagogie : la façon de le transmettre.

La directrice adjointe de l’école élémentaire de Rauma, Mme Ulla Rohiola, définit ainsi sa mission : « Nous avons le devoir d’intégrer tous les enfants. Chacun d’eux est important ! » Tout handicap, différence, difficulté sociale, affective ou scolaire doit trouver une réponse. « Si vous êtes à l’aise dans le groupe et que vous apprenez à votre niveau, vous n’avez pas de frustration, précise-t-elle. Un jeune rapide peut vivre toute sa scolarité avec un camarade plus lent, lorsque l’on prend en compte au quotidien les besoins de chacun. ».  Alors que le modèle international promeut les indicateurs de performance, les audits et les classements, les pédagogues finlandais défendent un autre usage des évaluations. Elles doivent demeurer un outil de réajustement des moyens ou des méthodes au service de l’épanouissement des enseignants et des enfants, jamais un outil de contrôle ou de concurrence. C’est pourquoi les évaluations sont réalisées par échantillons et pas au niveau national. Chacun connaît ses résultats, mais pas ceux des autres écoles. Plusieurs municipalités ont d’ailleurs attaqué en justice les journaux qui voulaient publier des classements. Et même quand les tribunaux ont donné tort à l’administration, une bonne partie de la presse a préféré garder le silence.

« Dans les années 1990, on a encouragé la concurrence entre les écoles, un élu conservateur d’Helsinki les a même invitées à faire de la publicité. Aujourd’hui, on a compris que c’était une erreur », explique M. Susse Huhta, professeur de finnois à Helsinki. Avec l’abolition de la carte scolaire, la quête des écoles les plus réputées, marginale ailleurs, devient un phénomène important dans la capitale, où 30 % des enfants de classe 7 (13 ans) ne vont pas dans l’établissement de leur quartier. Elle ne fait que suivre la croissance rapide des inégalités et l’évolution sociale de la Finlande, selon M. Tuomas Kurttila, directeur de la Ligue des parents : « Notre politique éducative risque de devenir une simple vitrine, alors que nos politiques sociales se dégradent. Les succès d’aujourd’hui ont été construits dans les années 1970 et 1980. Le succès de demain se bâtit aujourd’hui. Encore trop d’enfants ne dépassent pas la scolarité obligatoire. Je suis optimiste, mais nous devons rester vigilants devant la montée des disparités. » « On demande à l’école de répondre à tous les problèmes de la société. Ce qu’elle peut difficilement faire », complète M. Petri Pohjonen, directeur adjoint du Bureau national de l’éducation.

Après avoir longtemps dirigé une école puis le service éducation de la ville de Vantaa, voisine d’Helsinki, M. Eero Väätäinen résume un sentiment largement partagé chez les enseignants finlandais : « Nous devons garder en tête que les enfants ne sont pas à l’école pour passer des tests. Ils viennent apprendre la vie, trouver leur propre chemin. Est-ce que l’on peut mesurer la vie ? » Dans le pays européen le mieux classé dans les palmarès internationaux, on se méfie beaucoup des classements.

Notes

(1) OCDE, Résultats du PISA 2009,
en six volumes, Editions OCDE, Paris, 2011.

(2) Statistique de l’OCDE, 2010.

(3) « En visite en Finlande, Chatelprépare la rentrée et 2012 », LesEchos, Paris, 19 août 2011.
(4) Terry Wrigley, « Growing up inGoveland : How Politicians AreWrecking Schools », Socialist Review,Londres, juillet-août 2012.
(5) Paul Robert, La Finlande : unmodèle éducatif pour la France ? Lessecrets de la réussite, ESF éditeur,2008 ; Pasi Sahlberg, FinnishLessons : What Can the World Learn from Educational Change inFinland ?, Teachers College Press,New York, 2011 ; Hannele Niemi, Auli Toom et Arto Kallioniemi,
Miracle of Education : The Principles and Practices of Teaching andLearning in Finnish Schools, Sense Publishers, Rotterdam, 2012.
(6) Données du Bureau national de l’éducation,agence indépendantechargée du suivi des programmes et de l’évaluation de l’enseignement primaire et secondaire.
(7) OCDE, Regards sur l’éducation2010.
(8) Idem.

© 2013 SA Le Monde diplomatique

Difficile, sur la base de tels présupposés,de poursuivre les comparaisons avec le modèle américain…

Méfiance à l’égard des évaluations

En Finlande, la gratuité ne vaut passeulementpourl’enseignement.
Jusqu’à 16 ans, toutes les fournituressont prises en charge par la collectivité, ainsi que le soutienscolaire, la cantine, les dépenses desanté et les transports jusqu’àl’établissementdesecteur.


Le financement provient en majorité des trois cent trente-six municipalités, mais l’Etat harmonise les moyens. S’il ne participe qu’à 1 % du budget scolaire dans la municipalité la plus riche, Espoo (près d’Helsinki), il fournit en moyenne 33 % des ressources (6) et jusqu’à 60 % dans les communes pauvres.
Le gouvernement dissuade également l’ouverture d’établissements privés. Ils ont quasiment disparu dans les années 1970 (moins de 2 % des effectifs, contre 17 % en France), à l’exception d’écoles associatives à pédagogie alternative, type Steiner ou Freinet.

Ce service public unifié n’apparaît pas particulièrement onéreux, bien au contraire. En parité de pouvoir d’achat, la Finlande dépense moins d’argent par élève du primaire et du secondaire que la moyenne des pays occidentaux, et beaucoup moins que les États-Unis ou le Royaume-Uni (7).

L’accent a été mis sur la qualité del’encadrement, le nombre et laformation des professeurs. Le métierd’enseignant est devenu hautementconsidéré et très convoité, même s’ilrequiert une formation longue (auminimum cinq ans d’université,généralement davantage) et si lessalaires suivent grosso modo lamoyenne occidentale (8) : nettementplus élevés que les salaires françaisen début de carrière (36 % de plusdans le primaire, 27 % dans lesecondaire), ils s’en rapprochent enfin de carrière. Seul un candidat àl’enseignement sur dix parvient à sonbut. On attend par ailleurs desprofesseurs une implication si fortequ’il n’est pas rare que certainsconfient leur numéro de téléphone ouleur adresse électronique aux parents.Une bonne partie de la formation (auminimum un an) n’est pas consacréeau contenu à transmettre, mais à lapédagogie : la façon de le transmettre.

La directrice adjointe de l’écoleélémentaire de Rauma, Mme UllaRohiola, définit ainsi sa mission : «Nous avons le devoir d’intégrer tousles enfants. Chacun d’eux estimportant ! » Tout handicap,différence, difficulté sociale, affectiveou scolaire doit trouver une réponse.« Si vous êtes à l’aise dans le groupeet que vous apprenez à votre niveau,vous n’avez pas de frustration,précise-t-elle. Un jeune rapide peutvivre toute sa scolarité avec uncamarade plus lent, lorsque l’onprend en compte au quotidien lesbesoins de chacun. ».

Alors que le modèle international promeut les indicateurs de performance, les audits et les classements,les pédagogues finlandais défendent un autre usage des évaluations.
Elles doivent demeurer un outil de réajustement des moyens ou des méthodes au service de l’épanouissement des enseignants et des enfants, jamais un outil de contrôle ou de concurrence. C’est pourquoi les évaluations sont réalisées par échantillons et pas au niveau national. Chacun connaît ses résultats, mais pas ceux des autres écoles. Plusieurs municipalités ont d’ailleurs attaqué en justice les journaux qui voulaient publier des classements. Et même quand les tribunaux ont donné tort à l’administration, une bonne partie de la presse a préféré garder le silence.
« Dans les années 1990, on a encouragé la concurrence entre les écoles, un élu conservateur d’Helsinki les a même invitées à faire de la publicité.

Aujourd’hui, on a comprisque c’était une erreur », explique M.Susse Huhta, professeur de finnois àHelsinki. Avec l’abolition de la cartescolaire, la quête des écoles les plusréputées, marginale ailleurs, devientun phénomène important dans lacapitale, où 30 % des enfants declasse 7 (13 ans) ne vont pas dansl’établissement de leur quartier. Ellene fait que suivre la croissance rapidedes inégalités et l’évolution sociale dela Finlande, selon M. TuomasKurttila, directeur de la Ligue desparents : « Notre politique éducativerisque de devenir une simple vitrine,alors que nos politiques sociales sedégradent. Les succès d’aujourd’huiont été construits dans les années1970 et 1980. Le succès de demain sebâtitaujourd’hui.

Encoretropd’enfants ne dépassent pas lascolaritéobligatoire.Jesuisoptimiste, mais nous devons restervigilants devant la montée desdisparités. » « On demande à l’écolede répondre à tous les problèmes delasociété.Cequ’ellepeutdifficilement faire », complète M.Petri Pohjonen, directeur adjoint duBureau national de l’éducation.

Après avoir longtemps dirigé une école puis le service éducation de la ville de Vantaa, voisine d’Helsinki,M. Eero Väätäinen résume un sentiment largement partagé chez les enseignants finlandais : « Nous devons garder en tête que les enfants ne sont pas à l’école pour passer des tests. Ils viennent apprendre la vie,trouver leur propre chemin. Est-ce que l’on peut mesurer la vie ? » Dans le pays européen le mieux classé dans les palmarès internationaux, on se méfie beaucoup des classements.

Main basse sur la science publique : le «coût de génie» de l’édition scientifique privée

Le problème de la publication scientifique et de son violent « capitalisme » fait l’objet de nos enseignements et de nos préoccupations. Nous l’abordons dans les stages pour doctorants ainsi que dans les modules « analyse d’articles » pour professionnels de santé. Richard Monvoisin a d’ailleurs clairement pris position sur le sujet (voir Recherche publique, revues privées, Le monde diplomatique, décembre 2012). Un groupe de chercheurs (CNRS, INRA) emmenés  par le biologiste Bruno Moulia ont produit un texte fouillé sur la question, qui étoffera tout enseignement sur le sujet. Nous le reproduisons ici.


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Main basse sur la science publique :

le «coût de génie» de l’édition scientifique privée

 Imaginez un monde où les chercheurs des établissements publics de recherche et des universités seraient rétribués individuellement en fonction de leur contribution au chiffre d’affaire d’un oligopole de grands groupes privés, et où les moyens humains et financiers affectés à leurs recherches en dépendraient. Projet d’un think-tank ultra-libéral, voire science-fiction pensez-vous ?… ou alors cas particulier de quelques fraudes liées à l’industrie du médicament ? Non, non, regardez bien autour de vous, c’est déjà le cas, dans l’ensemble du monde scientifique (sciences de la nature, médicales, agronomiques…), et ce à l’insu de la grande majorité des gens, et de trop de chercheurs ! Mais une prise de conscience est en train de s’opérer et une bataille s’engage sur tous les continents. Analysons les faits :

Une transformation du processus de production dans l’édition qui a conduit à sa concentration et à la privatisation de la publication par quelques grands groupes

La publication, l’acte par lequel des chercheurs rendent publics et accessibles à leur collègues leurs résultats, est un élément clé du processus de développement de la Science. Le travail des chercheurs y est soumis à une première vérification par des pairs. Cette vérification, si elle n’est pas parfaite (Monvoisin, 20121), permet du moins de modérer le nombre de publications et donc de limiter la dilution de l’information significative –au risque d’un certain conservatisme parfois (Khun, 1952). Si ce travail est jugé significatif par deux pairs spécialistes du domaine (couverts par l’anonymat), ce travail est alors publié c’est-à-dire rendu disponible à l’ensemble de la communauté. La publication est ainsi un élément central de la reconnaissance du travail accompli (et/ou de sa critique) et de la renommée des chercheurs et des équipes, et participe ainsi à la formation de leur « crédit ou capital symbolique » (Bourdieu, 1997). La connaissance est aussi un bien public : un bien qui ne perd pas sa valeur par l’usage d’autrui, mais au contraire qui ne la réalise pleinement que par l’usage que les autres scientifiques en font (Maris, 2006). La publication de cette connaissance, en particulier sa publication écrite, est ainsi le moyen de rendre cette connaissance accessible aux autres chercheurs, aux institutions de recherche, aux journalistes et finalement aux citoyens, permettant son évaluation critique au-delà de la vérification initiale et finalement sa mise en valeur collective. Ainsi la publication est le vecteur principal des idées et des innovations d’un secteur à l’autre. Enfin, la publication est un bien non substituable : si un chercheur a besoin pour son travail de tel article, il ne pourra pas le substituer par un autre article qui serait accessible à un moindre coût (COMETS, 2011).

L’organisation de la publication scientifique, au niveau des chercheurs et de l’édition a donc été un élément important du développement des sciences et un aspect central du mode d’organisation de la production scientifique. Elle s’est faite par la création de journaux scientifiques à comités de lecture. Historiquement, l’édition de ces journaux scientifiques a été essentiellement le fait de structures à but non lucratif : des sociétés savantes et des académies des sciences (le modèle issus des Lumières), des presses universitaires et enfin les presses des grands établissements publics de recherche – CNRS, INRA INSERM …en France (le modèle issu du Conseil National de le Résistance et plus largement de l’après guerre). L’enjeu principal de ces structures était la diffusion de la science, avec un souci de qualité et de reconnaissance.

Or les trente dernières années ont vu une transformation sans précédent des modes de production de l’édition en général, et de l’édition scientifique en particulier (Chartron, 2007). Cette transformation est liée au développement des Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication (NTIC) et à l’informatisation/automatisation des processus éditoriaux et d’imprimerie ; elle culmine désormais dans les bibliothèques virtuelles et autres plateformes « on-line ». Cette évolution, concentrant tous les coûts dans « la première feuille virtuelle » et dans le développement et le maintien de grandes plateformes informatisées, a rendu les tirages limités et donc l’édition des journaux scientifiques rentable via des investissements initiaux conséquents et une concentration du secteur2 . Les petits éditeurs n’ont pas pu suivre. En France par exemple, l’Institut National de la Recherche Agronomique éditait 5 titres dont il a cédé, depuis les années 2000, l’édition, la diffusion et la politique commerciale à des éditeurs privés (Elsevier ,puis Springer)3. Et l’Académie des Sciences française a fait de même pour ses Comptes Rendus (mais pas l’américaine plus avisée ! …).

Ainsi, suite à ce processus de fusion-acquisition massif, l’édition des articles scientifiques est passée majoritairement aux mains d’un oligopole de grands groupes d’édition privés. Cinq grands groupes de presse écrasent désormais le marché : Reeds-Elsevier, Springer, Wolters-Kluwer-Health, Willey-Blackwell, Thomson-Reuter (Chartron, 2010). On peut y ajouter un 6eme, le groupe Nature (du groupe MacMillan, GHPG, un géant du livre). Ces 6 groupes privés concentrent désormais plus de 50 % du total des publications (Mc Guilan and Russel, 2008) sur un marché mondial de l’édition Scientifique Médicale et Technique (SMT) estimé à 21 Milliards de dollars en 20104. Reed Elsevier à lui tout seul concentre 25% du total. C’est un niveau de concentration considérable, généralement considéré comme critique par les autorités européennes de la concurrence car il permet la mise en place de pratiques anticoncurrentielles (Comité IST Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la recherche, rapport 2008)

Ces groupes participent souvent de groupes capitalistes plus larges. Par exemple Thomson Reuter est d’abord un leader mondial de l’information financière. Ce sont aussi des géants de la presse. Ainsi dès sa création en 1993, l’éditeur Reed-Elsevier se situait au troisième rang mondial dans le secteur de la communication, derrière Time Warner et Dun and Bradstreet, et devenait le 3eme groupe anglo-néerlandais après le pétrolier Royal Dutch Shell et le géant de l’alimentaire Unilever (L’économiste, 1992). En 2010, Reed-Elsevier publiait 2000 journaux pour un chiffre d’affaire de 3 Milliards de dollars (The Economist, 2011).

Privatisation de la publication par les 5 Majors: packaging et copyright

Ainsi une part majeure des publications a été privatisée par des sociétés à but lucratifs. Cette captation du produit de la science (la publication) par les marchés se réalise par la cession par les auteurs de leur « copyright »5 au groupe d’édition publiant le journal où ils veulent publier leur article (cette cession est un pré-requis à la publication). Elle se fait au nom des coûts associés à la publication. Or ces coûts se sont fortement réduits du fait que l’essentiel du travail de mise en forme et d’édition est fait à titre gratuit par les scientifiques eux mêmes. Comme le disait Laurette Tuckerman (une chercheuse de l’ESPCI qui a participé aux travaux de la Commission d’Ethique du CNRS sur ce sujet, COMETS, 2011), un équivalent dans la vie de tous les jours pourrait être le suivant : quelqu’un construit totalement sa maison, mais fait appel à un peintre professionnel pour « fignoler » la façade, et… c’est le peintre qui en devient propriétaire via un bail emphytéotique !6 La cession gratuite de copyright requise pour pouvoir publier un article est en effet totale et irrévocable, et court parfois jusqu’à 70 ans après la mort de l’auteur7. Une fois ces droits acquis, le journal peut faire ce qu’il souhaite des éléments contenus dans la publication, sans en référer à l’auteur (COMETS, 2011), à commencer bien sûr par en vendre le droit de reproduction, y compris à l’auteur lui-même s’il souhaite les ré-utiliser ! La connaissance scientifique, bien public s’il en est, s’est trouvée transformée en un produit marchant par le simple ajout d’un packaging (la mise en forme de la revue) et par la chaîne de distribution. Et sans rétribuer aucun producteur !

Un capitalisme de prédation qui fait rêver Wall Street

Le modèle d’affaire des maisons d’éditions scientifique est en effet une première dans l’histoire du capitalisme. Il a fait écrire à un journaliste du Guardian qu’à ses côtés le magnat de la presse aux mille scandales Ruper Murdoch8 passe pour un socialiste humaniste (Monbiot, 2011). Détaillons un peu. Le travail de production des connaissances (travail de laboratoire, collecte et analyse des données, et nombre d’échanges formels ou informels au sein de la communauté scientifique) est réalisé par les chercheurs, les techniciens et les personnels administratifs de la recherche. La rédaction de l’article – travail effectué par un journaliste dans le reste de la presse – est encore réalisé par le chercheur, ainsi que l’essentiel de la mise en forme (grâce aux logiciels performants de traitement de texte scientifique). La validation du contenu est réalisée par d’autres chercheurs, ainsi que le travail éditorial de la revue. Et tout çà à titre gracieux pour les éditeurs, ou plus exactement via une rétribution symbolique (nous y reviendrons). C’est déjà beaucoup plus rentable que dans la presse conventionnelle où il faut payer les journalistes et les composeurs ! Mais il y a mieux (ou pire, c’est selon les points de vue !). Les journaux sont en effet revendus essentiellement aux bibliothèques de ces mêmes organismes publics de recherches ou universités qui ont financé les recherches et le travail de rédaction ; et ce à prix d’or ! Par exemple l’abonnement électronique à la revue « Biochimica et Biophysica Acta9 » coûte environ 25 000 euros /an (Monbiot, 2011). Ainsi les bibliothèques ont vu leurs dépenses liées à l’abonnement aux revues augmenter de 300% en 10 ans (Blogus Operandi , ULB, 2009). Ce poste absorbait en 2010 ; les 2/3 de leur budget (Monbiot, 2011). Ainsi pour chaque publication acquise, l’État, et donc le contribuable, a payé 4 fois le même article !!

1. les institutions payent les chercheurs qui rédigent les articles publiés dans les revues scientifiques ;

2. les institutions payent les scientifiques qui révisent et commentent les articles qui sont soumis à leur expertise (système de peer review) ;

3. les bibliothèques de ces institutions payent aux éditeurs et/ou agences d’abonnement le droit d’accéder aux revues dans lesquelles leurs chercheurs ont publié ;

4. les bibliothèques de ces institutions payent aux éditeurs l’accès perpétuel aux archives électroniques de ces mêmes revues.

A tel point qu’on a parlé de « racket légal » (Montbiot, 2010). Dans des termes plus liés à l’establishment, même la Deutche Bank reconnait que les marges des Majors de l’édition scientifique sont sans commune mesure avec le service fourni (Mc Gigan and Russel, 2008).

En tout cas c’est Jack Pot !! : Des taux de profits à faire pâlir le Nasdaq, et qui durent ! : 36 % pour Elsevier (secteur scientifique et médical) enCorteX_Logo_boycott_Elsevier_Daniel Mietchen 1988, 36,4 % en 2000 (Mc Gigan and Russel, 2008) encore 36% en 2010 en pleine crise (Montbiot, 2011) ! Les investisseurs spéculateurs ne s’y trompent pas. Ainsi la firme Morgan Stanley, une des grandes banques d’investissement américaines qui se sont tant illustrées dans la crise des subprimes écrivait à ses investisseurs dès 2002 «  la combinaison de son caractère de marché de niche et de la croissance rapide du budget des bibliothèques académiques font du marché de l’édition scientifique le sous secteur de l’industrie des média présentant la croissance la plus rapide de ces 15 dernières années »10 (Gooden et al., 2002). Spéculateurs, fonds de pension, on s’arrache les actions de l’édition scientifique… Quant au chercheur, pigiste-pigeon malgré lui, il constate la diminution des crédits effectivement disponibles pour financer sa recherche (pas son packaging), alors que les gouvernements peuvent communiquer sur un financement accru de la Recherche publique !

La « Science Optimisée par les Marchés » ? Mais c’est la bulle !!!

Si vous êtes chercheur ou simplement contribuable, un néo-libéral vous conseillera sûrement à ce point de récupérer une part de la plus-value de votre travail et/ou de vos impôts en devenant actionnaires de ces sociétés, et en empochant ainsi les dividendes11 ! Et il ajoutera, enthousiaste, que vous participerez en prime à l’optimisation de la recherche par les marchés. Mais justement la science avance, même dans le monde pourtant sous influence des sciences économiques : le modèle démontrant l’optimalité de l’allocation des ressources par le marché (modèle néo-classique) a été remis en cause sur le plan théorique et pratique dès que l’information n’est pas parfaite et qu’il y a des externalités – et la science en est pleine- (travaux du prix « Nobel » Joseph Stiglitz et de ses collaborateurs, voir Stiglitz, 2011). Et la « Grande Récession » mondiale en cours depuis 2008 nous le rappelle tous les jours. Mais on peut aller plus loin : même si on en restait au modèle néo-classique du Marché Optimisateur, ce dernier ne pourrait pas de toute façon s’appliquer à l’édition scientifique ! Comme le remarquait fort justement Morgan & Stanley (Gooden et al., 2002), la demande dans ce domaine est en effet totalement inélastique : les « clients » continuent à acheter quelle que soit l’augmentation des prix, car, comme nous l’avons vu, les publications ne sont pas substituables. Dans ce cas les marchés sont forcément inefficients dans la recherche du « juste prix ». Ils sont essentiellement là dans une position de prédation (on en revient au « racket » (Monbiot, 2009)). Et c’est d’ailleurs bien cette situation qui attire les investisseurs, qui savent bien que les profits juteux sont là où les marchés ne marchent pas (Maris, 2006, Stiglitz, 2011).

On assiste ainsi à une vraie bulle de la publication scientifique. Les journaux se multiplient, car presque tout nouveau journal est rentable et sera acheté. Depuis 1970 le nombre de journaux scientifiques double tous les 20 ans environ (Wake & Mabe, 2009). Quant au nombre de publications scientifiques, il double environ tous les 15 ans (Price, 1963 ; Larsen and von Ins, 2010). Et les prix s’envolent : + 22 à 57 % entre 2004 et 2007 (Rapport du Comité de l’IST, 2008) pour les journaux. En combinant hausse du nombre de journaux et hausse de leur prix, on arrive à une augmentation de +145 % en 6 ans pour l’ensemble des abonnements d’une bibliothèque de premier plan comme celle de l’Université de Harvard (Harvard University, Faculty Avisory Council 2012).

Un contre-argument apporté sur ce point par les sociétés d’éditions et de scientométrie est que l’accroissement du nombre des publications est observé depuis 170012 et qu’il reflète l’augmentation elle aussi exponentielle du nombre de scientifiques. Mais ce n’est pas parce qu’une croissance est exponentielle au début d’un processus qu’il est normal que cette croissance exponentielle se maintienne toujours. Le nombre de publications aurait probablement saturé sans cette bulle (Price, 1963 ; Polanko, 1999). En effet la capacité individuelle de lecture et d’assimilation de chaque chercheur n’augmente pas elle indéfiniment. C’est l’expérience courante de tous les chercheurs qui n’arrivent plus à suivre l’ensemble de la bibliographie, même dans leur spécialité. De même les éditeurs et les relecteurs sont débordés et ont de moins en moins de temps par article, ce qui renforce malgré eux le risque de décision de type « loterie » ou « à la tête du client » (Monvoisin, 2012). On assiste donc à une parcellarisation et une dilution de la connaissance scientifique dans le bruit des publications surabondantes (Bauerlein et al., 2010). Enfin, surabondante uniquement pour ceux qui peuvent payer ! Elle prive les autres, les instituts les moins dotés et les pays en voie de développement de l’accès aux connaissances. Mais l’emballement de la bulle est tel qu’il commence à mettre mal même les institutions les plus riches (ex Harvard University, Faculty Advisory Board, 2012). C’est ce qui a amené de nombreux auteurs à tirer la sonnette d’alarme, et le Comité d’Ethique de la Science du CNRS (COMETS) à émettre en juin 2011 un avis très critique sur cet état de fait (COMETS 2011), suivi plus récemment par le Faculty Advisory Board de l’Université d’Harvard aux USA (Harvard University, Faculty Advisory Board, 2012).

La cotation des journaux à l’Audimat

CorteX_ordi_cadenasMais avant d’aller plus en avant dans l’analyse des effets de cette marchandisation de la science, il nous faut considérer le dispositif mis en place pour établir une cotation « objective » des dits journaux. C’est un point central. Ce fut le fait d’une de ces mêmes grandes maisons de presse, Thomson Reuters, via sa branche Institut of Science Information/ Web of Knowledge. Fort de son expérience sur les marchés boursiers, Thomson Reuter a en effet organisé un système de cotation annuelle en ligne des journaux, le Journal Citation Reports13. Le principe de cette cotation est tout simplement l’Audimat: combien de fois un article publié dans une revue est-il cité, dans les deux ans qui suivent, par les autres articles publiés dans un pannel de journaux choisi par Thomson Reuter (et dont la représentativité a été discutée (Larson et Von Ins, 2010)). C’est ce qu’on appelle le facteur d’impact de la publication. Ainsi la valeur ajoutée d’une recherche a été réduite par l’action de Thomson Reuter aux points d’audimat de la publication associée. On est ainsi passé d’une considération de qualité du contenu par les acteurs de la recherches (tel article est une avancée majeure) à une mesure automatique du nombre de contenants (combien de lecteurs ont-ils vu cet article, et l’ont cité quelle qu’en soit la raison). On peut rentrer dans la critique détaillée de cette mesure (très biaisée), mais là n’est pas l’essentiel ici. Ce qu’il faut retenir ici c’est que la production scientifique a été ainsi quantifiée sur la base du nombre de publications (i.e. du nombre de contenants –packages- sans référence à la connaissance contenue), tout comme on quantifie n’importe quelle production industrielle ou encore les flux financiers (ceci par le biais de la scientométrie -comme on dit médiamétrie-). Et que cette objectivation et trivialisation de la valeur scientifique a été rendue possible en soumettant l’édition scientifique à la loi de l’Audimat.

La mise en place de cette logistique, et surtout sa mise à disposition de tous et sa promotion ont coûté fort cher, mais là encore Thomson Reuter se trouve en situation de quasi-monopole14. Il peut donc revendre avec fort bénéfice ce service aux journaux et surtout aux instituts de recherches et aux universités. Mais pour les éditeurs privés et les intérêts qui les soutiennent, cela présentait un deuxième retour sur investissement, moins direct, en termes de pouvoir et de prise de contrôle cette fois.

Audimat, Agences de Notation, Classements et Mercato : c’est le modèle TF1 ou PSG… en plus rentable !

L’intérêt de l’Audimat, comme on l’a vu dans le cas des chaines de télévisions privées, c’est qu’il peut se décliner à toutes les échelles, en considérant la part d’audience réalisée. Ainsi c’est l’ensemble des acteurs de la production scientifique (chercheurs, institutions et même journaux) qui se trouve ainsi évaluable individuellement en terme de facteur d’impact cumulé (ou de caractérisations dérivées comme le H facteur évaluant la « valeur de l’homo scientificus »).

Des Agences de Notation (l’AERES en France) construites à l’instar de celles qui existent dans la finance ont alors vu le jour. Ces agences publient (aux frais de l’État) des classements (A+, A, B, C, D) essentiellement fondés sur ces critères. Des agences de financement calquées sur les Banques d’investissement, comme l’ANR en France, ont aussi vu le jour pour faire des crédits à des projets de recherche, sur cette même base. Et toujours sur cette base un « Mercato » mondialisé des scientifiques les mieux classés peut s’organiser entre institutions autonomisées gérées comme des entreprises, sur le mode de celui entre chaines de télévisions ou des clubs de football (il est déjà bien en place dans les pays anglo-saxons et c’est un des enjeux de la loi LRU et de sa suivante actuelle que de l’instaurer en France). Ainsi s’est mis en place un mode de management ultralibéral appelé « publish or perish » (publier ou périr). Cette évolution a été analysée ailleurs beaucoup plus en détail (voir en particulier les livres remarquables d’Isabelle Bruno sur la méthode ouverte de management, (Bruno, 2009) et, de Vincent de Gaulejac (2012), sur les conséquences délétères déjà avérées du management de la recherche et l’article de Philippe Baumard (2012) sur la compétition pour la connaissance dans une perspective de guerre économique) et nous ne le développerons pas. Mais il est utile ici de noter qu’un mode de gouvernance des institutions (corporate management) et de management des ressources humaines néo-libéral a pu s’imposer aux sciences grâce à la transformation des modes de production de l’édition scientifique ; et ceci par la mise en place d’une logistique comparable à celle mise en place pour fluidifier les marchés des capitaux (quoiqu’à moindre échelle), soutenue par des investisseurs et des acteurs comparables (ex : Thomson Reuter, les gouvernements libéraux …). Cet environnement et cette logistique établis, le pouvoir de la rétribution symbolique associé à la publication par une revue de prestige d’un éditeur privé a pu se répandre dans l’ensemble du champ scientifique.

Quand la recherche se gère à la contribution au profit des actionnaires  sans débourser un centime de prime: un « coût de génie» !

A la différence de ce qui se passe dans la presse grand public ou même les média télévisuels, la rétribution du producteur primaire (le « travailleur de la recherche scientifique » qu’il soit intellectuel ou manuel15) par les groupes privés d’édition est restée elle essentiellement symbolique, ce qui ne veut pas dire sans pouvoir. En effet, la reconnaissance des équipes de recherche et des individus qui les composent, et l’évaluation de la valeur scientifique de leur production, passe justement par la diffusion et la lecture des publications. Mais, comme nous l’avons vu, grâce au système d’Audimat et d’Agences de Notation et de financement décrit plus haut, la valeur ajoutée d’une recherche a été réduite aux points d’audimat de la publication associée (le facteur d’impact de la publication). Et comme les données d’Audimat sont disponibles et chiffrées (au contraire de la reconnaissance réelle par les pairs) et que tout le système d’évaluation est là pour le légitimer et l’imposer, les chercheurs se sont habitués à considérer le facteur d’impact comme une donnée de première importance, et la gratification symbolique d’avoir un bon facteur d’impact comme suffisante16.

Cette chaîne de valeur symbolique ne le reste pas jusqu’au bout bien sûr : l’actualisation de la valeur en espèces sonnantes et trébuchantes se fait sur le dernier maillon au niveau des sociétés d’éditions lors de la vente des accès aux portefeuilles de journaux (plateformes), puis de la rétribution des actionnaires. Le «coup/coût de génie » de l’édition privée fut d’avoir permis que la valeur marchande (en monnaie réelle dollar, euro…) soit directement corrélée à la cotation du degré de reconnaissance par l’Audimat scientométrique, achevant ainsi l’aliénation de la valeur symbolique de la science en une valeur vénale. Faisant d’une pierre deux coups, l’ensemble de la production est ainsi commandé par une gratification compétitive de chacun des producteurs individuels, permettant au (néo-)Taylorisme de s’imposer en science (comme en attestent la généralisation des diagrammes du principal disciple de Taylor, Gantt, et la gestion des flux tendus que les chercheurs apprennent à connaitre17). Et la boucle est bouclée : les chercheurs sont donc rétribués en terme de crédit symbolique à hauteur directe de leur contribution au chiffre d’affaire des grands groupes privés de l’édition scientifique, via des primes symboliques (qui ne coûtent rien, une sorte de réédition des monnaies de singe des débuts du capitalisme). C’est là la double source du jack pot ! Et aussi de beaucoup d’inquiétude quand on voit ce que la dictature de l’Audimat a pu produire comme effet sur la qualité des contenus dans les médias grand-publics …. On ne s’étonnera guère de la montée des affaires liées à la falsification de données et au plagiat (Monvoisin, 2012 ; Cabut et Larousserie, 2013). Mais une autre conséquence a été moins commentée. Il s’agit de la conséquence sur l’organisation des disciplines scientifiques elle mêmes.

Des disciplines scientifiques à … la discipline des marchés

En terme de marketing, le « marché » des publications est segmenté par l’existence CorteX_publish_perish_phDcomicsmême des disciplines scientifiques (mathématiques, physique, biologie, sociologie, histoire …) et des différents domaines du savoir. La valeur d’impact-audimat des journaux n’a donc de valeur symbolique pour les scientifiques et leurs institutions qu’au sein de ces segments. Les instituts de scientométrie sont donc amenés à établir des regroupements par discipline. Mais le contour même de ces disciplines et domaines sont toujours un peu arbitraires (surtout pour les sous disciplines et domaines). Or les instituts de Scientométrie, en premier lieu Thomson Reuter, se sont arrogé de fait le pouvoir de définir eux-mêmes les contours des domaines, alors que ce travail de différentiation (qui est au cœur de la dynamique de la recherche – Kuhn, 1962- ) était avant aux mains des institutions académiques. En effet comme tous les niveaux institutionnels de la recherche publique sont évalués sur la base des classements d’impact au sein de leur sous-discipline, il suffit que Thomson Reuter -ISI change ses sous-disciplines pour que les équilibres institutionnels soient complètement changés : par exemple, il suffirait d’inclure les « Forestry Sciences » dans les « Plant Sciences », et on verra les meilleurs revues de sciences forestières devenir les derniers de la classe en « Plant-Sciences » pour des raisons liées uniquement à la différence de taille des communautés respectives, déstabilisant ipso facto les départements de recherche en sciences forestières dans le monde entier. Par ailleurs, les pratiques interdisciplinaires, reconnues par beaucoup comme source importante de progrès scientifique, souffrent de cette logique de classement et d’audimat des journaux (voir par exemple Barot et al., 2007 dans le domaine de l’écologie).

Une forme d’intégration verticale informelle….sous la pression des fonds d’investissement.

La mise en marché des publications scientifiques décrite jusqu’ici a mis les institutions scientifiques sous l’influence directe de grands groupes capitalistes, dont la logique est nécessairement celle du profit et de la rente. En fait, pour être plus précis, le processus de production scientifique s’est trouvé intégré verticalement (mais de manière informelle) par les sociétés d’éditions. Or ces sociétés d’éditions se trouvent, nous l’avons vu, sur un segment très rentable. Les actionnaires de ces sociétés sont donc ceux des autres sociétés rentables, à savoir des sociétés d’investissement et des fonds de pension (Gooden et al., 2012), avec les mêmes exigences de rentabilité de la rétribution du capital investi par les dividendes, et la même volatilité qu’ailleurs. Par exemple en décembre 2009, Springer Science + Business Media, racheté en 2003 par le fonds d’investissement britannique Cinven et Candover, était de nouveau revendu à deux autres fonds d’investissements, européen et de Singapour (Chartron, 2009). Par ailleurs, la partie du travail qui n’est pas fournie gratuitement par les chercheurs est délocalisée en Inde ou en Chine (Le Strat et al., 2013). Ainsi sans bien s’en rendre compte et tout en restant salariés de leurs institutions, les « travailleurs de la recherche scientifique » se sont retrouvés intégrés dans un secteur concurrentiel, réclamant toujours plus de productivité-rentabilité et la même dynamique de restructuration (fusions, séparations, délocalisation…) que dans les autres secteurs18. Un tel phénomène d’intégration verticale informelle est probablement sans précédent. Il peut être cependant partiellement comparé à deux autres secteurs : celui des artistes face à l’industrie du « disque » et celui des éleveurs industriels. Dans l’industrie de la musique enregistrée, les artistes créateurs voient leur production dépendre de Majors de la musique qui réalisent le packaging de leur production, et l’accès libre à leur production réglementé par des copyrights et protégé par des lois comme la loi Hadopi 2 en France19 , sans être salariés des maisons d’éditions qui les ont « signé ». Ceci s’observe encore plus clairement chez les éleveurs industriels (élevage porcin, volaille) en France. En laissant aux éleveurs une « indépendance » formelle, les firmes de l’agroalimentaire (aliment en amont, viande en aval) ont pu leur laisser croire qu’ils étaient leurs propres maîtres dans leur monde à eux, et leur faire ainsi accepter des conditions de travail et de rémunération qu’il eut été plus difficile d’obtenir d’eux dans le cadre d’une entreprise unifiée (à cause des syndicats, des conventions collectives …)20. Dans le cas des chercheurs, on a pu maintenir ce même sentiment de « travailleur indépendant » (en fait salarié d’une institution scientifique) et de rémunération horaire faible (du moins en France), en y gagnant en plus l’acceptation par le contribuable de payer au moins quatre fois la production scientifique au bénéfice de profits privés. La différence de modèle économique entre artistes et éleveurs de porcs d’un côté, chercheurs de l’autre, c’est que les artistes ne sont pas les seuls consommateurs de leur propre musique, pas plus que les éleveurs ne sont les seuls consommateurs de la viande qu’ils produisent.21

Des dirigeants de haut vol

La séparation entre les institutions de recherches et les maisons d’éditions qui les ont intégrées dans leur système de production permet d’éviter aussi que les chercheurs et le grand public connaissent les vrais dirigeants de l’ensemble. Beaucoup de chercheurs en effet pensent que le domaine de l’édition scientifique est le domaine de respectables institutions séculaires, dédiées à la science, à l’instar de la maison Springer, sans réaliser que la restructuration de l’édition et les enjeux de « l’économie de la connaissance » ont complètement bouleversé la donne. Pour favoriser une prise de conscience de la situation, il est peut être bon de présenter brièvement le pedigree d’un échantillon des cadres dirigeants des majors de l’édition scientifique. En voici donc un échantillon représentatif de cinq d’entre eux :

Sir David Reid, est Non-Executive Director (directeur non-exécutif) de Reed-Elsevier. Il est aussi chairman (président) de Tesco PLC (3eme leader mondial de la grande distribution derrière WallMart et Carrefour22) dont il a été le directeur financier. Il est enfin ambassadeur des affaires du Premier ministre néo-Thatcherien anglais David Cameron. Son collègue Robert Polet a été directeur non exécutif de Philip Morris International et président et chef de direction (chief executive officer) du groupe de luxe Gucci jusqu’à fin 2011. Il a passé 26 ans dans le marketing chez le géant de l’agroalimentaire Unilever où il finit président de la division Crèmes glacées et aliments surgelés (Unilever’s Worldwide Ice Cream and Frozen Foods division). Enfin Cornelis van Lede est dirigeant (Executive Officer) de Koninklijke Philips Electronics NV. M. van Lede a été président et membre du conseil d’administration et chef de la direction d’Akzo Nobel NV (fabricant et distributeur de produits de santé, revêtements et produits chimiques), de 1994 à mai 2003. De 1991 à 1994, M. van Lede a été président de la Confédération de l’industrie et des employeurs néerlandais (VNO) et vice-président de l’Union of Industrial and Employers’ Confédérations de l’Europe (UNICE). Il est président du conseil de surveillance de Heineken NV depuis 2004. Il est président du conseil de surveillance de la banque centrale néerlandaise (…).Il a servi comme membre du Conseil de surveillance de Royal Dutch Airlines KLM. M. van Lede a été membre du Conseil consultatif européen de Jp Morgan Chase & Co. depuis octobre 2005.

Jetons rapidement un œil chez Thompson Reuters maintenant. Parmi ses directeurs nous rencontrons Sir Deryck Maughan qui a été PDG (Chairman and Chief Executive Officer) du Citigroup International et Vice Président du New York Stock Exchange (bourse de New York) de 1996 à 2000. Finissons notre petite visite par le Board of Trustees. Voici Dame Helen Alexander, qui a été (entre autres) directrice générale (Chief Executer) du groupe du journal économique « The Economist » fer de lance de la City, et directrice opérationnelle (managing director) du renseignement stratégique économique (« Economist Intelligence Unit ») entre1993 et 1997. Elle travaille aussi pour la World Wide Web foundation, The Port of London Authority (PLA) et pour Rolls-Royce, et est présidente de la Said Business School à Oxford. Et à ses côtés, voici quelqu’un de plus connu du grand public, le français Pascal Lamy , ancien sherpa de Jacques Delors à la Commission Européenne, et auteur depuis d’une belle carrière qui l’a mené, via le Crédit Lyonnais , à la direction de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC, World Trade Organisation WTO en Globish), bien connue pour son rôle dans la mondialisation néolibérale et la globalisation.

On pourrait continuer (tout est visible et fièrement affiché sur les sites web des firmes correspondantes). Mais on a vu l’essentiel : Marketing, École de Commerce, grande distribution, industries du tabac et de l’alcool, de l’automobile, de l’agro-alimentaire, de la chimie, du médicament, compagnies d’aviations, import-export, groupes financiers, organisations patronales, grands groupes d’investissement spéculatifs, banque mondiale. L’édition scientifique et le contrôle qu’elle offre sur la source de l’économie globalisée de la connaissance attire des seigneurs du capitalisme financier mondial et de la mondialisation23. Et derrière eux, comme nous l’avons vu, la rentabilité de l’édition scientifique attire fonds de pensions et sociétés d’investissement en capital risque.

Une prise de contrôle qui affaiblit la science

Il est important de répéter ici que cette évolution de l’économie des publications scientifiques, et plus généralement de la production scientifique est inefficace (les coûts sont sans lien avec le service rendu, pilotés uniquement par les exigences de la rente servie aux actionnaires). Ainsi le coût par page sur l’ensemble des domaines scientifiques est 5 fois plus élevé chez les éditeurs à but lucratif que chez les éditeurs à but non lucratifs ; alors que le coût par point d’audience (pour prendre les indicateurs même de l’édition privée) est 10 fois plus élevé ! (Tuckerman, 2011). Et surtout cette évolution est totalement intenable économiquement. En effet les accords pluriannuels dits du « Big Deal » signés entre les bibliothèques et les Majors de l’édition scientifique prévoient une augmentation des prix non négociable de 5 à 7 % par an (Comité de l’IST, 2008), pour autant que l’on sache car les accords portant sur l’accès aux collections électronique sont confidentiels (une condition imposée par les Majors de l’édition). Ceci conduit à un doublement des budgets d’achat tous les 14 ans. Le budget annuel d’abonnement aux journaux de l’Université d’Harvard en 2011 atteignait ainsi un total annuel de 3.75 Millions de dollars. A l’Institut National de la Recherche Agronomique français (INRA), le budget « ressources électroniques » en 2013 serait de 2,75 Millions d’€ (dont environ 850 K€ pour le seul Elsevier), ce qui représente un budget de fonctionnement équivalent à celui de l’ensemble des recherches en écologie des forêts et milieux naturels (département EFPA, l’un des 13 départements de cet organisme) ! Enfin pour le consortium Couperin, regroupant l’essentiel des bibliothèques universitaires on évoque des chiffres atteignant 70 Millions d’€ annuels (Cabut et Larousserie, 2013), Dans le contexte de crise économique majeure et de progression lente voire de stagnation des budgets de la recherche publique, les conséquences de cette situation de « racket » s’aggravent et deviennent intenables (Harvard University, Faculty Advisory Board, 2012).

On retrouve ici une caractéristique générale de l’économie de marché : la marchandisation d’un service public s’avère l’opération la plus rentable pour les actionnaires (Maris, 2006). Peu d’investissement, une économie de racket et de bulle artificielle: quand le secteur sera exsangue, les actionnaires iront ailleurs et on laissera à l’État et aux organisations à but non lucratif24, le soin de remonter la science (s’ils le peuvent et le veulent). Et peu importe la perte de bien public pour l’humanité !

Par ailleurs, en science comme ailleurs, le renforcement de la compétition entre les acteurs de la science présente des limites. La science n’a pas eu besoin d’une compétition basée sur l’Audimat pour atteindre des sommets. Notre curiosité, notre volonté très humaine d’améliorer les conditions de notre vie et celles de nos semblables, pimentées par l’émulation de la découverte suffisent largement. La transformation d’une part des chercheurs en gestionnaires de leur portefeuille de publications, avec tous les effets de mode associés qu’illustre le fait de vouloir avoir son papier dans « Nature » renforce encore les tendances non innovantes de la science (Khun, 1958 ;Monvoisin, 2012).

Enfin, la possibilité de contrôle extérieur de la science via les techniques de management à l’Audimat, remet en cause la tendance majeure de la science vers l’autonomie et l’indépendance vis à vis des groupes d’intérêts économiques, et pose de très sérieux problèmes d’éthique (COMETS, 2011).

Ainsi comme on le voit, cette main basse sur la science n’est pas liée uniquement à une quelconque « naïveté » des chercheurs. Elle a été réalisée avec la complicité active et sous la pression des gouvernements néo-libéraux (au sens large), et des think-tanks associés, tout particulièrement en Europe et aux USA (Bruno, 2009)25. Ils y ont vu en effet sur le plan idéologique un des éléments du démantèlement de l’État et des services publics et un mode d’optimisation de la Science selon le dogme du Marché-Grand-Optimisateur, pour ne rien dire des aspects plus prosaïques du lobbying privé des grands groupes de presse ; et aussi, comme nous l’avons vu, la porte ouverte sur un mode efficace (de leur point de vue) de contrôle managérial sur un secteur désormais identifié comme crucial dans des économies néolibérales de la connaissance (Gooden et al, 2002 ; Bruno, 2009). Et cette marchandisation du savoir a impliqué des investissements importants dans la réorganisation de l’édition scientifique et le transfert des techniques issues de la haute finance, sous le pilotage de « seigneurs » du capital financier. Et on n’est pas au bout des innovations dans ce domaine !

Un nouvel avatar : faites bientôt votre Mercato online grâce au Facebook des scientifiques, qu’ils construisent eux même gratuitement !

Une nouvelle innovation a été récemment introduite par Thomson Reuter, qui devrait permettre d’aller encore plus loin dans le contrôle et la modification profonde du fonctionnement de la science. Il s’agit de MyResearcherID26. Au départ, il y a probablement la recherche de solution à un problème technique. En effet la base de données des journaux scientifiques avait été initialement conçue pour la seule cotation des journaux, pas pour celle des chercheurs ni celle des institutions de recherche. En conséquence si les journaux et les articles étaient identifiés de manière non ambigüe (chacun avait un numéro identifiant unique, à l’instar de notre n° de sécurité sociale), ce n’était pas le cas des auteurs et de leurs institutions, qui étaient identifiés uniquement par leur nom, dans un format libre. Ainsi les publications et les points d’audimat attribués à Mr/Ms Smith, Schmidt, Martin ou Zhang peuvent être le fait de très nombreux homonymes différents27. Inversement, d’une publication à l’autre le nom des instituts pouvait changer, parfois CNRS, parfois Centre National de le Recherche Scientifique, parfois avec une virgule, parfois pas…. Et donc on n’arrivait pas à affecter les parts d’Audimats effectives aux différentes entités. Pour les établissements de recherche et les universités, la solution a été imposée par les gouvernements néo-libéraux : à ces établissements de standardiser leur dénomination et de l’imposer à leurs employés, sinon leur part d’Audimat tronquée serait prise en compte lors de leur notation par les Agences, à leur détriment28. Mais au niveau des individus, ce n’était pas possible car même normalisé, Mr Martin restait Mr Martin. Il aurait fallu refondre tout le système et donner à chaque utilisateur un identifiant à l’instar de ce qui se pratique en informatique (login, mot de passe). Entreprise colossale et coûteuse, qui aurait sérieusement grevé les dividendes des actionnaires. Et c’est là qu’intervient l’astuce. On a proposé aux chercheurs de créer leur page web sur le système de Thomson Reuter et ce gratuitement (au début tout du moins). Ainsi ils peuvent bénéficier de la visibilité du système Thomson Reuter. Et dans un souci de « service au consommateur », on leur propose même tous les outils nécessaires pour aller chercher leurs publications et les affecter à leur page MyResearcherID. Mais en créant leur page, ils se voient attribuer un identifiant unique, et ils effectuent ainsi, une fois de plus gratuitement, le lourd travail qui consistent à trier parmi tous les homonymes, les publications qui correspondent à l’individu désormais identifié. Bénéfice considérable pour Thomson Reuter !! Mais surtout un pas de plus dans le management de la Science par les Marchés. Se crée ainsi au niveau mondial et de façon standardisée un équivalent des tableaux palmarès des employés de chez Mc Donald’s, Wall Mart ou Carrefour  (en pire car jamais McDo ou Carrefour n’aurait laissé une entreprise extérieure et sans contrat avec eux prendre la main sur les critères de leur palmarès, comme c’est le cas pour les institutions de recherche avec Thomson Reuter). Mais en donnant l’impression aux personnes qu’elles font librement le choix de réaliser leur page MyResearcherID, en les associant à sa réalisation et en leur donnant l’impression d’affirmer leur identité individuelle de chercheur (leur offrant pour cela l’équivalent moderne du miroir magique de la Reine de Blanche Neige) on les implique plus fortement en réduisant leur capacités critiques ; c’est une forme connue de marketing/manipulation (Joule et Beauvois, 2002).

Comme pour FaceBook, la réussite d’un tel système tient au fait qu’un nombre substantiel de personnes s’impliquent rapidement. Il faut en effet que cela crée une norme sociale, que les récalcitrants ou simplement les négligents se voient obligés d’entrer dans le système sous peine d’exclusion sociale avant que la prise de conscience des enjeux cachés du système et sa contestation éventuelle ne prenne de l’ampleur. Pour MyResearcherID la partie est encore ouverte car les institutions renâclent un peu à jouer le jeu, sentant que le cœur du management des personnes pourrait alors leur échapper et que le service pourrait de plus devenir payant. Gageons que les lobbys s’activent en coulisse pour que les gouvernements imposent MyResearcherID comme ils ont imposé l’Impact Factor. Mais au niveau des acteurs même de la recherche, les temps changent.

Des formes de résistances … et une vraie lutte qui s’engage!

En effet une prise de conscience a eu lieu et des formes de résistance s’organisent. Le monde des Bibliothèques des universités et des grands organismes a été le premier à tirer la sonnette d’alarme, publiant des analyses détaillées (ex : Chartron, 2009, Bolgus Operandi, 2009 a,b, Vajou et al., 2010) et commençant même un mouvement de désabonnement. Elles ont vu en effet l’étau des maisons d’éditions Majors se resserrer sur elles et elles ont gouté à l’agressivité de leurs pratiques commerciales lors des négociations dites du « BigDeal » (COMETS, 20111), que certains comparaient à celle de la grande distribution (à juste titre, c’est, nous l’avons vu, la même logique et les mêmes filières de formation pour les cadres). Les chercheurs en informatique, qui avaient été aux premières loges de la lutte sur le logiciel libre, leur ont emboité le pas, bientôt rejoints par les mathématiciens et les physiciens, qui avaient organisé dès les années 90 une alternative efficace sous forme d’archives ouvertes (ou « green open-access », où les chercheurs déposent leurs publications, et viennent chercher celles de leurs collègues via des moteurs de recherche, comme par exemple la fameuse ArXiV). Les journalistes scientifiques, sensibilisés par leur propre expérience des grands groupes de presse et par leur attachement à la science, se sont aussi emparé de l’affaire et l’ont analysée. Et de plus en plus de chercheurs et de conseils, comités, commissions et syndicats se saisissent de ce problème (ex l’ Académie des Sciences29, le Comité d’éthique du CNRS –COMETS 2011- ou le travail de la Commission Recherche de la CGT-INRA sur ce thème30). L’ampleur de cette dénonciation et sa visibilité internationale a augmenté d’un cran avec le mémorandum officiel envoyé par le Faculty Advisory Council de l’Université d’Harvard à tout son corps professoral, affirmant le caractère insoutenable de la situation actuelle (Harvard Univ Faculty Adv. Board 2012, voir aussi l’article de Anne Benjamin du Monde et Jean Perès d’Acrimed).

Le niveau le plus bas de cette résistance est le boycott par les chercheurs des revues des Majors de l’édition. A niveau équivalent, on a souvent la possibilité de préférer une revue restée dans le giron de presses universitaires ou de grands organismes (ex Science plutôt que Nature, PloS31, Plant Physiology ou J Exp Botany plutôt que New Phytologist ou Plant Cell and Environment). Sur ce plan les plateformes des grands éditeurs sont très pratiques pour avoir la liste des revues à éviter pour publier, agir comme référé ou comme éditeur associé (voire pour citer, mais dans ce cas on peut pénaliser l’avancée de la science ..). Mais malheureusement on voit de plus en plus les pratiques de maisons d’éditions universitaires s’aligner sur celles des Majors. De plus, hors d’un mouvement collectif puissant, ce mode d’action est limité, surtout que le mode de management au « publish or perish » (publier ou périr) assure une pression très forte sur les individus. En outre, des communautés entières ont vu leur journaux passer sous contrôle des Majors à leur corps défendant, ou sans réaliser l’enjeu, et il devient très difficile pour des chercheurs de boycotter des journaux qui ont de fait une réelle utilité et qualité scientifique. Un mouvement de boycott est cependant peut être en train de naitre : on assiste en effet ces derniers temps à des appels au boycott. Ainsi deux pétitions sur ce thème circulent en ce moment à l’initiative de mathématiciens, et portées par des médailles Fields32 (Vey, 2012). Cette floraison d’analyses critiques et de prises de positions a même amené certains à s’interroger sur le début d’un « printemps académique » (Agence Science Presse 2013).

CorteX_Publish_or_PerishUn niveau plus avancé de résistance est que la communauté scientifique se réapproprie ses moyens de publication. Cela semble techniquement possible, et les réussites les plus prometteuses se situent dans le domaine de l’accès libre (Open Access) 33, avec en particulier la réussite remarquable des journaux PLoS (Public Library of Science) par la bibliothèque nationale des USA et, dans une moindre mesure, de BMC34 pratiquant la licence Creative Commons35 . Encore plus loin du modèle des revues, on trouve le mouvement mondial des archives ouvertes qui a débuté dès 1991 dans le domaine de la physique avec ArΧiv, initiée par Paul Ginsparg, et qui est lui aussi en fort développement dans certaines disciplines. En Europe l’Université de Liège en Belgique a fait office de pionnier avec l’archive ORBI ouverte en 2008, et en France l’équivalent est en place avec HAL (hal.archives-ouvertes.fr). Et un mouvement relancé par l’Initiative dite de Budapest en 2002 autour de l’idée «  ce que la recherche publique a financé et produit doit être accessible gratuitement » prend de l’ampleur ( Cabut et Larousserie, 2013). Un appel et une pétition dans ce sens viennent ainsi d’être lancés en mars 2013 par un collectif de chercheurs et de bibliothécaires36.

Tout ceci inquiète dans les cercles financiers et « The Economist » semble penser que la poule aux œufs d’or a peut-être vécu, ou du moins qu’il sera moins facile à l’avenir de voler les œufs (The Economist, 2010). C’est pourquoi, à l’instar de ce qui se passe dans le domaine de l’édition musicale, les Majors contre-attaquent. On observe ainsi actuellement une forte bataille autour de tentatives législatives visant à déstabiliser la dynamique de l’Open Access et reprendre toute la mise. La dernière de ces tentatives a commencé en décembre 2011 sous la forme du Research Works Act 37, un projet de loi introduit par la Chambre des représentants des Etats-Unis par des élus républicains et démocrates, sous lobbying de l’Association of American Publishers (AAP) et la Copyright Alliance, et autour duquel la bataille a fait rage. La deuxième plus récente a été le procès intenté à Aaron Swartz aux USA (Le Strat et al., 2013, Cassili 2013, Alberganti, 2013,Tellier, 2013). Cet informaticien brillant travaillant à Harvard, et qui avait participé à l’élaboration des flux RSS ou de licence Creative Commons, puis à la lutte sur les projets de lois Sopa et Pipa (les équivalents Etats-Uniens d’Hadopi), avait en 2011 craqué le site d’archivage d’articles scientifiques JSTOR rendant l’accès aux publications (et au savoir qu’elles contiennent) libre et gratuit. Pour ces faits, le procureur des États-Unis Carmen M. Ortiz l’a fait arrêter et l’a accusé de forfaiture, lui faisant encourir une peine pouvant atteindre 35 ans de prison et 1 million de dollars d’amende. Devant cette perspective, Aaron Swartz s’est suicidé, à l’âge de 26 ans38.

Mais plusieurs revers ont aussi été subis par l’oligopole des Majors. Le cas tragique d’Aaron Swartz, et son positionnement au confluent de la culture du net libre et de l’accès libre à la connaissance scientifique a relancé le débat autour de l’économie de la publication scientifique (Alberganti, 2013) et l’a surtout popularisée bien au-delà des cercles académiques (en France, des grands journaux ont couvert l’affaire –ex Le Strat C., S. Guillemarre et O. Michel 2013, Cassili 2013, Alberganti, 2013- et le magazine Télérama a fait ainsi sa couverture sur l’évenement – Tellier, 2013). Sous la pression de ce mouvement d’opinion (très fort aux USA), le Massachuchetts Institute of Technology (MIT) a annoncé une enquête sur cette affaire qu’il a confiée à Hal Abelson, personnalité reconnue du logiciel libre.

Plus largement, sous la pression du monde de la recherche, Elsevier a déclaré le 27 février 2012 qu’il renonçait à son soutien du Research Works Act. Le 17 avril 2012, le mémorandum du conseil consultatif de l’université d’Harvard (dont nous avons déjà parlé) encourage ses 2100 professeurs et chercheurs, à mettre à disposition, librement et en ligne leurs recherches (Harvard Univ Faculty Adv. Board 2012, voir aussi l’article de Anne Benjamin du Monde et Jean Perès d’Acrimed). Par ailleurs, confrontés à la pression venant des milieux académiques et citoyens, aux coûts croissants des budgets des abonnements, mais surtout probablement à un lobbying des entreprises fondant leurs innovations sur les résultats de la recherche et ayant envie d’avoir un accès plus rapide et moins couteux à l’information, les gouvernements de grands pays de recherche sont en train de changer de position. En Grande Bretagne, le 3 mai 2012, le très conservateur et ultralibéral gouvernement anglais a dû aussi faire machine arrière), proposant la création dans les deux ans, d’« une plateforme en ligne permettant à chacun de consulter gratuitement et sans condition toutes les publications subventionnées par l’État britannique ». La réalisation de ce projet serait confiée à Jimmy Wales, un des deux fondateurs de Wikipédia (Jean Perès, 2012). Enfin la Commission Européenne en juillet 201239, et l’administration Obama en février 201340 viennent toutes deux de publier des recommandations allant dans le même sens, tout en recommandant la recherche d’un « équilibre » entre les intérêts de l’innovation et de l’édition (la détermination de cet équilibre étant donc dépendante des rapports de force qui s’établiront autour de cette question). Par ailleurs des juristes proposent que les droits d’auteurs d’une publication liée à un travail réalisé sur fonds publics soient inaccessibles à un éditeur (Le Strat Guillemarre et Michel, 2013). Enfin, au-delà même de la question de l’accès aux publications et du copyright, un large débat de fond continue à monter sur le statut de la connaissance scientifique, celui des chercheurs (en lien avec leur indépendance), insistant sur le caractère délétère du management néolibéral à l’audimat (Couée, 2013).,Il est nécessaire de reconnaitre l’autonomie, l’ universalité et le tempo propre de la recherche (voir par exemple récemment l’appel et pétition « Slow Science »41, mais aussi les travaux de Pierre Bourdieu (1997), Isabelle Bruno (2008) et Vincent de Gaulejac (2012) ainsi que les dénonciations répétées des effets de la politique du chiffre de publications et des « Primes d’Excellences » qui lui sont associées par les syndicats et associations de chercheurs).

Il reste du chemin à parcourir pour construire un système public ou coopératif de publication capable de permettre la diffusion des publications scientifiques au niveau mondial. Il est clair que ce mouvement n’aboutira pas sans une réflexion collective de fond sur la place de la publication : sens du nom du chercheur et du collectif, rôle d’un service public de recherche…. Il est grand temps que la prise de conscience s’effectue et que chacun s’y mette. Vous pouvez déjà y participer en vous intéressant à ces questions, en essayant d’initier des réflexions sur ces thèmes dans vos laboratoires, et de faire aussi pression sur vos institutions et sur le gouvernement pour qu’elles reprennent la main sur les publications qu’elles coéditent avec les Majors et acceptent l’Open Access, et qu’elle revoient leur méthode de management.

 On a pris l’ivoire de la Tour ! Des chercheurs dans la rue ?

Cette évolution majeure de l’économie de la science met ainsi les chercheurs, les techniciens et les services d’appui de la recherche au contact direct du capitalisme le plus dur, souvent à leur insu (car peu d’entre eux prennent le temps d’aller visiter les sites web des Majors de l’édition). Mais cette confrontation directe du monde de la recherche avec le rouleau compresseur du capitalisme le plus sauvage fait naître une prise de conscience les faisant sortir de fait de leur tour d’ivoire (Monvoisin, 2012). Face à des budgets réels en baisse du fait du racket des ressources42 et aux absurdités de la gestion de la Recherche par l’Audimat et au seul profit des bénéfices des Majors de l’Edition, les analyses de la situation se multiplient. Les similitudes avec la situation d’autres secteurs qui ont perdu depuis plus longtemps leur protection face à la pression des marchés sont perçues. Nous en avons tracé quelques unes ici : journalistes soumis à l’Audimat et au pouvoir de grands groupes de Presse et de l’orthodoxie néo-libérale, les artistes et le grand public autour des questions de copyright et d’Hadopi, de bien public et des protection des créateurs (le copyright ayant été là aussi dévoyé de son but initial de protection de la création pour être mis au service des gestionnaires de droits).

Les chercheurs ainsi mis à la rue (aux deux sens du terme), on pourrait voire se développer des solidarités revendicatives nouvelles, par exemple avec les journalistes et avec la communauté du logiciel libre. Et plus largement, les chercheurs se trouvent mis à la même enseigne que l’ensemble des personnes soumises au management brutal de la néo-taylorisation des entreprises de services (rejoignant l’expérience plus ancienne des travailleurs de l’industrie). Malgré une connaissance générale de l’histoire des organisations et de la résistance à l’aliénation du travail encore globalement faible dans le monde de la Recherche Scientifique (à l’exception notable des sciences humaines, si visées par les gouvernements néo-libéraux), on peut espérer que cette situation sera salutaire, et permettra à un grand nombre de chercheurs de mettre leur capacité d’analyse et de création au service du mouvement naissant de réappropriation de l’autonomie de la science et de son indépendance vis-à-vis des intérêts privés financiers, et plus largement des biens publics de la connaissance publiques, indûment privatisés. Ce mouvement est en marche, et c’est le moment de l’amplifier.

Le 6 avril 2013 43.

Rédacteurs : Bruno Moulia, Directeur de Recherches Inra (1),

Yves Chilliard, Directeur de Recherches Inra (1) (2),

Yoel Forterre, Directeur de Recherches Cnrs,

Hervé Cochard, Directeur de Recherches, Inra,

Meriem Fournier, ICPEF, Enseignante-Chercheuse AgroParisTech,

Sébastien Fontaine, Chargé de Recherches Inra (1) (2),

Christine Girousse, Ingénieur de Recherches Inra,

Eric Badel, Chargé de Recherches Inra,

Olivier Pouliquen, Directeur de Recherches Cnrs,

Jean Louis Durand, Chargé de Recherches Inra (1) (2).

(1) Membre de la Commission Recherche de la Cgt-Inra, (2) Membre de la Commission Exécutive de la Cgt-Inra

Références  

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  1. Alberganti, M, 2013. Economie de la publication scientifique et libre accès: un débat relancé par la mort d’Aaron Swartz. Slate.fr 21/01/2013. http://www.slate.fr/story/67263/suicide-aaron-swartz-economie-publication-scientifique-libre-acces
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  1. Ware M & Mabe M 2009, The STM report: “an overview of scientific and scholarly journals publishing”. Mark Ware Consulting http://www.stm-assoc.org/2009_10_13_MWC_STM_Report.pdf
1 Nous reprenons ici la convention usuelle dans les écrits scientifiques de citer nos sources en donnant le nom des auteurs et l’année de leur publication. Ceci renvoie à la référence détaillée à la fin de cet article, permettant à ceux qui souhaitent pouvoir se référer aux sources de le faire

2 c’est la même évolution technologique qui explique la multiplication des revues de plus en plus ciblées dans les linéaires des supermarchés et la possibilité d’avoir pour presque rien un calendrier avec vos photos pour le Nouvel An.

3 Agronomy for Sustainable Development, (anciennement Agronomie), Annals of Forest Science (anciennement Annales des Sciences Forestières), Apidologie, et Dairy Science and Technology (anciennement Le Lait), sont désormais éditées chez Springer,dans le cadre d’un contrat de délégation de service public, dont le montant avoisinerait 2 millions d’euros, http://ted.europa.eu/udl?uri=TED:NOTICE:359772-2010:TEXT:FR:HTML&src=0. Le contrat contient toutefois le droit pour l’Inra de diffuser librement les pdfs des articles sur les sites institutionnels après 12 mois d’embargo.

4 données du Groupement Français des Industriels de l’Information http://www.gfii.fr/fr

5 Nous ne traduisons volontairement pas « copyright » en « droit d’auteurs » car les traditions juridiques anglo-saxones et françaises sur la question des droits attachés à l’auteur et à l’œuvre sont différents : pour une introduction très claire de ces différences, voir le site de la Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques http://www.sacd.fr/Droit-d-auteur-et-copyright.201.0.html , et http://www.sacd.fr/De-1777-a-nos-jours.32.0.html

6 Pour une autre illustration du « business model » de l’édition scientifique basée cette fois sur le monde des jeux vidéo, voir le blog de Scott Aaronson du MIT http://www.scottaaronson.com/writings/journal.pdf

7 Cette pratique du copyright total commence toutefois à se réduire sous la pression des scientifiques à un copyright avec embargo pendant une durée limitée, mais elle reste majoritaire chez les grands éditeurs (Vajou et al. 2009)

8 On se souvient par exemple du scandale récent des écoutes illégales du tabloïde britannique News of the World, qui a défrayé la chronique l’année dernière et mis en lumière les pratiques du groupe Murdoch.

10 Dans sa formulation originale en Globish, cela donne “The niche nature of the market and the rapid growth in the budgets of academic libraries have combined to make scientific publishing the fastest growing sub-sector of the media industry over the last 15 year” D’après le rapport du Comité sur l’IST du Ministère de la Recherche et de l’enseignement supérieur, ces taux de croissance annuelle était de l’ordre de 8%, avec une croissance à 2 chiffres pour la partie édition électronique.

11 C’est ce qu’on appelait naguère la participation, une forme de stock option du pauvre ; car bien sûr le chercheur ou le technicien de la recherche ne pourra s’acheter qu’une très faible partie de ces actions, et restera un petit porteur vis-à-vis des grandes fortunes qui continueront du coup à s’accaparer l’essentiel du bénéfice (en volume)

12 Le nombre de publications scientifiques est multiplié par 100 tous les 100 ans
14 Même si des alternatives s’organisent, elles pèsent peu à ce jour, et certaines sont le fait d’entreprises tout aussi redoutables : Google par exemple via Google Scholar ou Elsevier via Scopus

15 Nous reprenons ici cette dénomination, qui reprend celle d’un syndicat du CNRS, pour désigner tous les salariés qui travaillent dans les institutions de recherches, et vivent de ce travail.

16 D’autant plus que l’obtention de crédits publics pour les projets de recherche auprès des agences de financement est facilitée par une liste fournie de publications, et que le rémunération même des chercheurs peut en dépendre via l’avancement de la carrière (variables selon les systèmes de gestion et d’avancement des chercheurs) voire de … prime d’excellence scientifique (PES) (attention toutefois à ne pas confondre, cette transformation incitative de la reconnaissance symbolique en espèces sonnantes et trébuchantes ne se fait bien sûr pas sur les deniers des sociétés de l’édition, mais bien sur l’argent public)

17 Ainsi l’organisme mis en place par le gouvernement français pour produire des indicateurs sur la recherche (l Observatoire des Sciences et Technique http://www.obs-ost.fr/) reprend le sigle d’OST généralement attaché à l’Organisation Scientifique du Travail, fondée par F. W. Taylor (1856-1915). Connaissant la culture d’histoire politico-économique de nos Enarques, cette coïncidence ne peut être fortuite, et est sûrement une forme de « private joke ».

18 à ceci prêt que le statut de fonctionnaire les protège en partie, mais ce point est en train d’être contourné par la généralisation –dans ce domaine comme partout – des CDD et autres statuts intérimaires

20 Les récents scandales sur la viande de cheval ont montré à quel degré d’intégration et de spéculation (« trading ») était arrivé la filière de la viande

21 Dans le cas du monde de la science cette rétribution en monnaie symbolique, peu échangeable hors du champ de la science (sauf à le compenser en allant se vendre sur les grands médias télévisés ou sur le Mercato scientifique), évoque aussi un peu l’étape où les ouvriers des usines étaient payés en billets qui n’avaient cours qu’au sein de l’entreprise, et ne permettait des achats que dans les magasins de la même usine. Mais ici encore le modèle économique de la science est plus subtil, puisque l’achat des publications se fait lui en argent courant. .

23 Nous avons choisi volontairement ici des dirigeants « ordinaires ». On pourrait aussi citer des cas qui ont plus décrié la chronique, comme le cas du sulfureux Robert Maxwell, ancien magnat de la presse anglo-saxonne et partenaire de Bouygue dans la privatisation de TF1, qui avait commencé son ascension avec le groupe d’édition scientifique Pergamon Press, pour devenir un symbole des malversations financières et des relations troubles avec des services secrets. http://fr.wikipedia.org/wiki/Robert_Maxwell . Mais le caractère exceptionnel de ces cas affaiblirait le propos, même s’il illustre peut être jusqu’où le système peut dériver.

24 Beaucoup d’université dans les pays anglo-saxons sont des organisations à but non lucratif (non-profit organizations)

25 Les plus grands producteurs d’analyse sur la mesure de la production scientifique et les effets de modes de management sont en effet la Commission Européenne, la National Science Fondation américaine, et l’OCDE

26 http://images.webofknowledge.com/WOK45/help/WOK/h_researcherid.html , voir aussi http://libguides.babson.edu/content.php?pid=17297&sid=117702

27 Situation qui se complique encore pour les chercheuses si éventuellement elles changent de nom lorsqu’elles se marient

28 Tâche qui n’est pas forcément anecdotique quand on sait que le management actuel s’accompagne i) de fréquentes restructurations à tous les niveaux (ex en France la création des instituts au CNRS par le gouvernement Fillon, mais aussi remodelage très rapide du contour des unités de recherches en encore plus des équipes, au rythme de leur notation par les agences ) et ii) de la multiplication des structures englobantes ou de passerelles (ex les Pôles de Recherches et d’Enseignement Supérieurs, Alliances, Agreenium entre l’INRA et le CIRAD …mais aussi les pôles de Compétitivités entre recherche et entreprises privées ….) , l’idée étant de les multiplier pour laisser aux évaluations (et donc comme nous l’avons dit, finalement aux marchés) le soin de faire la sélection et de remodeler ainsi toute l’organisation de le Recherche.

31 Journaux open-access publiés par la Public Library of Science of the United States of America
32 The « cost of knowledge » lance par mathématicien britannique Timothy Gowers, détenteur de la médaille Fields, équivalent du prix Nobel en mathématiques http://thecostofknowledge.com/ signée par près de 7000 chercheurs à ce jour et http://www-fourier.ujf-grenoble.fr/petitions/index.php?petition=3

33 L’Open Access est un modèle économique alternatif, dans lequel les frais de publication sont supportés lors de la publication, l’accès étant ensuite gratuit. Cela résout immédiatement la discrimination par la fortune à la connaissance scientifique. Une question cruciale est bien sûr la juste évaluation au prix coutant des frais d’édition et de dissémination. Ce n’est pas une question simple (mais des exemples de réussite existent), et on a vu en tout cas que les Marchés ne pouvaient pas la résoudre. Par contre les Majors de l’édition ont bien vu le danger et elles ont crée un OpenAcess « marron », incorporant leur taux de bénéfice (majorés de leur perspectives de croissance) dans les frais. Donc attention à distinguer l’Open Access équitable de sa contrefaçon mercantile.

Voir aussi Libre accès, et Cabut et Larousserie (2013).

34 l’éditeur BioMedCentral , qui avait fondé son modèle économique sur le paiement par l’auteur et le libre accès au lecteur via les licences Creative Commons a toutefois été racheté récemment par Springer, ce qui démontre que cette bataille reste indécise.

35 Les licences Creative Commons ont été crées à partir du constat selon lequel les lois actuelles sur le copyright étaient un frein à la diffusion de la culture et traduisent en droit l’idée que la propriété intellectuelle est fondamentalement différente de la propriété physique. http://fr.wikipedia.org/wiki/Licence_Creative_Commons

42 Notons que même si elle est très importante, la dîme des Majors de l’édition n’est pas le seul détournement de l’argent public destiné à la recherche scientifique par la finance ; les différents « crédits impôts recherches » qui font distribuer l’argent public via des entreprises privées, en leur permettant en sus une optimisation fiscale, ou encore les aspects liés aux brevetage du vivant sont aussi à prendre en considération , mais cela demanderait un travail substantiel et nous renvoyons le lecteur à l’abondante littérature sur ces sujets.

43 Ceci est la version revue et corrigée sur quelques points de détails d’un premier texte publié le 20 mars 2013
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Philosophie, épistémologie – La neutralité métaphysique, par Pascal Charbonnat

Un présupposé méthodologique fondamental traverse l’ensemble des sciences contemporaines : la connaissance scientifique doit être neutre sur le plan métaphysique, c’est-à-dire s’abstenir de recourir à des entités invérifiables et transcendantes. Mais comment en faire l’économie à propos de questions comme celles de la création, de l’origine, des premiers commencements, qu’il s’agisse du monde ou des espèces ?
De la transcendance de l’origine à l’immanence des commencements, cet ouvrage expose la façon dont cette idée d’ « abstinence métaphysique » est apparue en histoire naturelle au milieu du XVIIIe siècle.
Aujourd’hui la résistance des arguments créationnistes nous montre combien il est utile de faire l’histoire de cette idée. Si les sciences ne se débarrassent jamais de la question de l’idéologie, elles n’ont pas pour autant à se mêler aux théologies. Comment l’abstinence métaphysique fonde-t-elle l’indépendance des sciences, alors même qu’elle autorise ou bien un Dieu détaché de la nature, ou bien son inexistence ?

C’est à cette réflexion que nous invite Pascal Charbonnat.

Pascal Charbonnat, Quand les sciences dialoguent avec la métaphysique, préface de Francine Markovits-Pessel, Vuibert, 2011, 224 pages.

On pourra lire des extraits ici.
Note : Pascal C. n’en est pas à son coup d’essai. Il a à son actif l’excellente Histoire des philosophies CorteX_Charbonnat_materialistesmatérialistes, Editions Syllepse, collection Matériologiques, 650 pages, 2007. La préface, intitulée Comprendre le matérialisme par son histoire, est de Guillaume Lecointre et peut être lue ici.
En guise d’introduction, AssoMat, l’association pour des études matérialistes a publié une lecture de « l’Histoire des philosophies matérialistes » de Pascal Charbonnat, par Jean-Marc del Percio-Vergnaud. 

Richard Monvoisin

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Outils d’autodéfense intellectuelle de la Traverse – équipons-nous en rigolant

La Traverse, revue du collectif Les Renseignements Généreux, publie une rubrique « Outils d’autodéfense intellectuelle – équipons-nous en rigolant » écrite par Richard Monvoisin.

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Dans le n°1 (août 2010) que l’on peut télécharger ici, on trouve entre autres choses Le culbuto, l’effet bof et autres ni-ni. L’article lui-même est accessible dans notre Outillage critique.

alt Dans le n°2 (mars 2011), que l’on peut télécharger là, on peut lire entre plein d’autres choses Effet Pangloss, les dangers du raisonnement à rebours.
alt                                                       .  . .

En ce début octobre 2012 paraît la revue La Traverse N°3, éditée par les  Renseignements Généreux. Vous aviez probablement déjà consulté les numéros précédents et leur stimulant contenu (mis en page par  Clara Chambon).

Directement en lien avec des problématiques science & critique, on retrouvera

et bien d’autres choses encore à voir ici


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Biologie, évolution, créationnisme – Comment enseigner l’évolution à des élèves croyant qu’elle n’existe pas – par Joël Peerboom

Joël Peerboom nous a autorisé à reproduire son travail, qui servait de corps à son Certificat d’Aptitude Pédagogique (2009-2010), module Psychopédagogie et méthodologie générale, soutenu à l’Institut de Promotion Sociale de la Communauté Française (IEPSCF) de Dison, Belgique. Son titre ? Le refus de la part de certains adolescents d’accéder, grâce à l’école, à certaine(s) connaissance(s) spécifique(s), dû à l’assimilation antérieure, et principalement hors scolaire, de croyance(s) qui s’y oppose(nt). Cas particulier du rejet de la théorie de l’évolution. Comble du luxe, Joël a fait une soutenance sous forme de pièce de théâtre.

Vous trouverez donc ci-dessous :

Grand merci Joël !
Si le CorteX croyait au créationnisme, il postulerait que ce genre de dossier est le but ultime de la création :-).
Pour toute suggestion, écrivez-nous, et/ou à l’auteur.

RM

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La pensée critique dans l’enclos universitaire, par Pierre Rimbert

La pensée critique dans l’enclos universitaire ? Notre « objet social » dans Le Monde diplomatique de Janvier 2011.

Pierre Rimbert livre dans le Monde Diplomatique de janvier 2011 un article imposant, renvoyant les intellectuels critiques à leurs responsabilités. alt

Et comme notre matériau de base est l’intellect, et que la pensée critique est notre leitmotiv, il faut bien se poser les questions : où étions-nous durant les dernières luttes sociales ? Où étions-nous durant ces grèves ? Avons-nous mis nos connaissances à profit ?

Et celle-ci : où serons-nous lors des prochains mouvements ?

qui cache une dernière interrogation : à quoi sert d’acquérir une pensée critique solide si elle ne vise pas une transformation de la société vers un fonctionnement plus juste ?

Nous avons résisté à l’envie de scanner l’article, au moins pour le temps de janvier et afin que Le Monde Diplomatique s’assure une certaine santé financière.

Voici seulement le début (plus bas), ainsi que l’extrait d’émission consacré à cet article sur France Inter le 5 janvier 2011, où Pierre Rimbert résume fort bien son analyse.

Ici :

Télécharger là

Début de l’article.

Enquête sur les intellectuels contestataires

La pensée critique dans l’enclos universitaire

De plus en plus décrié en raison des dégâts qu’il occasionne, le système économique suscite manifestations populaires et analyses érudites. Mais aucune théorie globale ne relie plus ces deux éléments en vue de construire un projet politique de transformation sociale. Les intellectuels critiques n’ont pourtant pas disparu. Que font-ils ? Les institutions qui les forment et les emploient leur permettent-elles encore de concilier culture savante et pratique militante ?

Par Pierre Rimbert

Des rues noires de monde, des slogans offensifs, des chants au poing levé, des directions syndicales dépassées par leurs bases. Le combat social de l’automne 2010 contre la réforme des retraites aura mobilisé plus de manifestants qu’en novembre-décembre 1995. Cette fois, pourtant, nulle controverse opposant deux blocs d’intellectuels, l’un allié au pouvoir et l’autre à la rue, ne vint troubler la bataille. Quinze ans auparavant, en revanche…

Un hall bondé de la gare de Lyon, des banderoles, des visages tournés vers un orateur qui ne parle pas assez fort. Le sociologue Pierre Bourdieu s’adresse aux cheminots. « Je suis ici pour dire notre soutien à tous ceux qui luttent, depuis trois semaines, contre la destruction d’une civilisation associée à l’existence du service public. » Un intellectuel français de réputation internationale aux côtés des travailleurs ? Scène devenue insolite depuis les années 1970. Ce mardi 12 décembre 1995, deux millions de manifestants ont défilé contre le plan de « réforme » de la Sécurité sociale et des retraites porté par le premier ministre, M. Alain Juppé. La grève installe un climat où l’inconnu se mêle aux retrouvailles. Car revoici le salariat, dont philosophes, journalistes et politiques avaient cru riveter le cercueil lors des restructurations industrielles des années 1980. Et revoilà des chercheurs critiques, décidés à mener la bataille des idées tant sur le terrain économique que sur les questions de société.

Deux pétitions aux tonalités antinomiques révèlent alors une fracture du monde intellectuel français. La première, intitulée « Pour une réforme de fond de la Sécurité sociale », salue le plan Juppé, « qui va dans le sens de la justice sociale » ; ses signataires se recrutent par cercles concentriques au sein de la revue Esprit, de la Fondation Saint-Simon, de la Confédération française démocratique du travail (CFDT) et, plus généralement, d’une gauche ralliée au marché. L’« Appel des intellectuels en soutien aux grévistes » réunit de son côté chercheurs, universitaires, (…)

Retrouvez la version intégrale de cet article dans Le Monde diplomatique de janvier 2011 actuellement en kiosques.

 

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Résumé de la thèse de Jean-Yves Cariou – Former l’esprit scientifique des élèves

Pour les pressés qui n’ont pas le temps de lire sa thèse entière, voici un résumé de »Former l’esprit scientifique en privilégiant l’initiative des élèves dans une démarche s’appuyant sur l’épistémologie et l’histoire des sciences » de Jean-Yves Cariou, qu’il met à notre disposition.
Bonne lecture.

Téléchargeable en pdf ici.
RÉSUMÉ DE LA THESE :  Former l’esprit scientifique en privilégiant l’initiative des élèves dans une démarche s’appuyant sur l’épistémologie et l’histoire des sciences
Jean-Yves CARIOU

Directeurs de thèse
André GIORDAN et Jack GUICHARD

Jury
André Giordan, Professeur, Université de Genève, Laboratoire de Didactique et d’Épistémologie des Sciences
Jack Guichard, Professeur des universités, directeur du Palais de la Découverte, Paris
Gabriel Gohau, docteur d’État en Histoire des Sciences, président du Comité Français d’Histoire de la Géologie
François Audigier, professeur FPSE, Université de Genève, didactiques des sciences sociales
Francine Pellaud, docteur en Sciences de l’Éducation, Université de Genève

1. ÉTAT DE LA QUESTION : ESPRIT SCIENTIFIQUE, DÉMARCHES SCIENTIFIQUES ET TRADITIONS ÉPISTÉMOLOGIQUES

Il y a trente ans, une équipe de didacticiens critiquait, dans un livre intitulé Quelle éducation scientifique pour quelle société ? (1978)1, un enseignement des sciences “dogmatique et poussiéreux”, au nom d’une image de la science « plus conforme aux données de l’épistémologie et de l’histoire des sciences ».

C’est l’époque où La logique de la découverte scientifique de Karl Popper vient enfin d’être traduite en français et préfacée par Jacques Monod (1973) ; où Mirko D. Grmek (1973) montre chez Claude Bernard l’écart entre les termes de son Introduction à l’étude de la médecine expérimentale et les notes de son cahier de laboratoire ; où Alfred Kastler (1974) décrit comment la recherche scientifique procède sans linéarité. L’ouvrage de Grmek, se rappelle Astolfi (1990), fut « un véritable révélateur ».

Rapprochant Popper de Bachelard, se référant également à Canguilhem, ces didacticiens constatent que leur époque est celle d’un « réexamen épistémologique de la nature de l’activité scientifique », et, dès lors, souhaitent de même une « transformation de l’épistémologie scolaire ». La contestation des démarches rigides et linéaires menées en classe, caricaturées par le sigle OHERIC2 qu’ils forgent par dérision, consiste pour eux à « prendre appui sur l’histoire des découvertes scientifiques pour montrer leur écart avec la rigidité d’une démarche stéréotypée ».

État actuel de l’enseignement

Mais aujourd’hui, aucun renversement épistémologique ne s’est opéré, comme l’établissent à la fois les constats de ces mêmes auteurs, comme ceux de nombreuses autres études didactiques, en France et à l’étranger, ainsi que des rapports nationaux officiels et des enquêtes internationales. Les causes de cet échec, déjà identifiées il y a trente ans, sont toujours à l’œuvre : une pédagogie reposant sur une approche empiriste et inductiviste, qui transmet une image déformée de la science et repose sur une méconnaissance des données de l’épistémologie et de l’histoire des sciences.

Les travaux pratiques sont dogmatiques, avec des expériences “parachutées”, et il n’y a pas de place pour la libre émission d’hypothèses. “Voir pour comprendre” et “faire pour apprendre”, rien n’a vraiment changé depuis l’“étrange pédagogie” dénoncée par Bachelard (1932) :

« pesez, mesurez, comptez ; (…) attachez les jeunes esprits au concret, au fait. Voir pour comprendre, tel est l’idéal de cette étrange pédagogie. Tant pis si la pensée va ensuite du phénomène mal vu à l’expérience mal faite. »

Les instructions insistent cependant désormais sur un enseignement par « problèmes », prônent une « démarche d’investigation », la mise en œuvre de la « méthode expérimentale ». Mais le sens épistémologique de ces termes est dévié : la moindre question banale est un « problème scientifique », toute activité est qualifiée d’investigation, et, ainsi que le déplorait très lucidement Chevreul dès 1850, « pour peu qu’on fasse des expériences sur quoi que ce soit, on est censé, auprès de beaucoup de gens, pratiquer la Méthode expérimentale, mais c’est une erreur grave à notre sens. »

Diverses études établissent la peur des cheminements aventureux, les professeurs ayant une “aversion spontanée pour l’erreur”, et le vertige à l’idée de “plonger” dans ce qui se passe dans la tête des élèves : s’ils expriment leurs idées, ils « nous tirent vers les marécages quand nous aspirons à l’air des cimes » (Astolfi, 1997).

L’élève doit alors approuver les idées qu’il reçoit, plutôt qu’éprouver les siennes. L’hypothèse inquiète, l’expérience rassure : pour les professeurs, l’expérience ou l’activité pratique représente le connu, le maîtrisé, la base stable et incontestable, qui lui permet de montrer son savoir-faire et donne à l’élève le plaisir de faire et le change des cours des autres disciplines. Davantage encore qu’une succession OHERIC, les séquences de sciences sont souvent devenues de type OPAC : Observation → Problème (ne servant que de titre) → Activité (imposée) → Conclusion (dictée).

Une longue tradition a valorisé l’activité pratique, le concret, le visible, contre l’hypothèse : le rejet historique des créations de l’esprit, engendrant une formidable défiance vis-à-vis de la spéculation, semble bien être en grande partie responsable de l’épistémologie “spontanée” de nombre de savants eux-mêmes et, dans leur sillage, des enseignants scientifiques.

Analyses historiques et épistémologiques des démarches scientifiques

On trouve exprimée depuis longtemps, et souvent répétée, l’idée que l’enseignement des sciences doit se faire selon le ou les parcours des scientifiques eux-mêmes dans leur accès à la connaissance. Bacon disait en 1605 : « Le savoir qui serait donné comme un fil à dévider encore, il faudrait le transmettre et le faire comprendre si possible de la manière même dont il a été découvert ».

Si cette recommandation est séculaire, le débat sur les chemins de la connaissance est, lui, millénaire : dès l’Antiquité, un débat épistémologique oppose les tenants d’une voie inductive, partant des faits et s’élevant jusqu’aux idées, et les adeptes d’une voie déductive, initiée dans l’esprit et descendant vers les faits à expliquer. Aristote définit ces concepts et, distinguant leurs vertus, leur assigne des rôles différents.

En parcourant diverses œuvres antiques et médiévales, on rencontre à différents endroits la mise en œuvre effective de démarches que l’on qualifierait aujourd’hui, certaines d’inductives, d’autres de déductives, d’autres d’hypothético-déductives ou encore d’expérimentales. Mais le fait de repérer ponctuellement un auteur sur une voie plutôt que sur une autre ne signifie pas qu’il s’y trouve parce qu’il l’estime plus sûre, et qu’il en ait fait délibérément le choix. Toute autre est l’attitude de ceux qui discourent sur leur méthode, argumentent, la recommandent, l’enseignent, s’apitoient sur le sort des égarés qui se sont aventurés dans d’autres chemins.

Qu’un auteur relate ses expériences ne suffit pas pour dire qu’il suit une démarche expérimentale, et moins encore qu’il s’inscrit dans une méthode expérimentale. Pour reconnaître chez un expérimentateur une démarche, il faut qu’il nous en dise les pas successifs, telle l’idée préalable qu’il contrôle ; pour y voir une méthode, il faut qu’il s’en soit fait une règle de conduite.

C’est ce qui explique que, suivant la lecture qu’ils font d’un même auteur, des commentateurs éminents puissent aboutir à des interprétations différentes, voire opposées : par exemple, l’évolutionniste Ernst Mayr (1982) considère que la méthode hypothético-déductive « était déjà implicite dans la méthode aristotélicienne », tandis que pour Mirko Grmek (1997), Aristote « condamne implicitement la méthode hypothético-déductive ».

On peut tout de même repérer la présence du débat épistémologique chez les médecins grecs antiques, où s’affrontent les “Empiriques” et les “Dogmatiques”, et où commence à se dessiner, du fait même de cet affrontement, une troisième voie, sorte d’intermédiaire ou de compromis entre les deux précédentes : celle du contrôle des possibles, voie passant par l’hypothèse. Nous sommes là, dans le même temps, à l’origine de la méthode expérimentale, notamment avec le « trépied » des Empirique (autopsia, historia, epilogismos) et les idées et pratiques de Galien, qui voit la médecine avancer sur les “deux jambes” de l’expérience et de la spéculation et procède, selon Grmek (1997), à une « expérimentation hypothético-déductive qualitative ».

Quelques éphémères lueurs médiévales sont ensuite à saluer : Philopon à Alexandrie (v. 500) puis l’arabe Alhazen (v. 1000) précèdent les investigateurs franciscains du XIIIe siècle, Robert Grosseteste et Roger Bacon. Grosseteste propose un modèle observation – induction – supposition – épreuve expérimentale en conditions contrôlées – conclusion à valeur générale mais non absolue, qui, donné à titre de “principe universel d’expérimentation”, a quelque allure.

Il faut cependant attendre l’aube du XVIIe siècle pour que s’éclairent d’une lumière nouvelle, au moment où l’on discourt sur la méthode, les lignes directrices de la voie inductive, avec Bacon, et de la voie déductive, avec Descartes. Leurs œuvres marquent la “philosophie naturelle” jusqu’à nos jours. Tous deux veulent d’abord purifier l’esprit des scories scolastiques qui l’encombrent. L’un prescrit alors de s’élever en partant d’une base solide d’observations et d’expériences, gangue d’où extraire méthodiquement le trésor de la connaissance. L’autre se livre au doute le plus radical, pour ne se fier qu’à ce qui subsiste clairement et distinctement à un tel traitement. Et de ce bastion réduit, mais élevé, son esprit pensant étend le territoire de la connaissance par des chaînes déductives du plus pur métal rationnel.

Leur opposition n’est cependant pas irréductible : ils se rejoignent même lorsque Descartes souhaite jauger ses déductions à l’aune d’expériences, et lorsque Bacon se permet des spéculations nécessaires à sa progression.

Certains de leurs successeurs convergent davantage encore vers la troisième voie, plus tard nommée hypothético-déductive, et déjà empruntée par quelques originaux qui n’en font pas tout un système : Kepler et Galilée en physique, Harvey en biologie. Elle est conceptualisée par Rohault (1671), cartésien dissident, et surtout Hooke, baconien défroqué (1687). Pascal, Boyle et Huygens y prennent aussi part. Entre la thèse déductiviste et l’antithèse inductiviste, la synthèse hypothético-déductiviste semble devoir s’étendre sur les sciences, et, par conséquent, sur leur enseignement.

Mais c’est Descartes qui exerce une influence sociale profonde : la première explication du monde depuis Aristote, globale, cohérente, compréhensible. Un dieu. « Il détruisit les chimères absurdes dont on infatuait la jeunesse depuis deux mille ans » dit Voltaire, pourtant newtonien. Descartes explique, construit des châteaux merveilleux de raison. Les Femmes savantes (1672) se pâment dans ses tourbillons.

C’est alors que paraît Newton, mathématicien qui pense pouvoir porter dans les sciences de la nature une certitude égale à celle de son domaine d’origine. C’est le cas à propos de la nature de la lumière (1672). Mais on le bouscule. On lui demande de rendre compte de ses hypothèses, lui qui se voit n’avancer que des vérités. On lui oppose d’autres hypothèses. On lui en propose. Plus tard, Hooke lui demande son avis sur les siennes, sur la gravitation, qu’il a publiées en 1674, les lui envoyant par courrier lors de l’hiver 1679-1680 et ajoutant même la loi de l’inverse du carré de la distance pour faire bonne mesure. Or ces hypothèses sont incroyablement fécondes : la doctrine de la gravitation universelle et les lois générales du mouvement des planètes y sont clairement exprimées, diront les historiens modernes (tels Koyré, 1968 ; Westfall, 1980 ; I. B. Cohen, 1980 ou Gal, 2002).

Mais Newton prétend ne pas connaître ces hypothèses : il n’a rien lu en 1674, n’en a pas entendu parler. D’ailleurs, il a “fait ses adieux” à la philosophie naturelle. Hooke se tourne alors vers Halley : en partant de l’hypothèse de l’inverse du carré de la distance, aboutit-on bien à des orbites elliptiques pour les astres ? En janvier 1684, Wren en fait « la question à 40 shillings », récompense promise à qui, des trois, parviendra dans les deux mois à résoudre le problème. Mais ils échouent. Halley va soumettre la question à Newton, qui, lui, détient la solution ! Halley le pousse à la publier : ce seront, en 1687, ses Principia. Mais il ne voudra jamais admettre qu’il s’est servi des hypothèses fournies par Hooke : lorsque celui-ci estime devoir être cité pour son antériorité, sans nier l’admirable démonstration mathématique faite par Newton, son refus est catégorique. “Je le savais déjà”, dit-il en substance en 1686, “je ne m’en suis pas servi”, “cette loi se trouve dans le paragraphe de l’une de mes lettres envoyée au secrétaire de la Royal Society (Oldenburg, à l’époque) pour qu’il la transmette à Huygens”, en 1673. “Et puisqu’il en est ainsi, je ne publie pas le troisième livre de mon ouvrage”, le plus important. Halley “le cajole”, “le flatte” (Westfall, 1980), lui dit que la Royal Society est de son côté, que Hooke ne peut s’en prendre qu’à lui-même s’il n’a pas publié, et les Principia paraissent au complet.

I. Bernard Cohen, professeur émérite d’histoire des sciences à Harvard, spécialiste et traducteur de Newton, commente (1960) : « L’analyse de Hooke contient la clé du problème des mouvements célestes. Elle fut un élément capital pour l’élaboration de la mécanique céleste tel que Newton l’exposa dans ses Principia ». Westfall (1980, p. 390) parle de sa “profonde conversion de 1679-80”. Elle est même plus tardive pour Guicciadrini (2003), qui la situe dans les années 1680.

Bien plus tard, on trouvera en effet la lettre dans les archives de Huygens, mais sans le paragraphe en question. L’historienne des sciences Ellen T. Drake (1996) estime : « la copie de la Royal Society, donc, doit avoir été soignée [doctored] pour produire l’effet désiré. » Newton pourrait en effet avoir, en 1686, remplacé dans les archives la lettre originale de 1673 par une autre, enrichie du fameux passage.

Hooke réclamait une simple citation pour la reconnaissance de la valeur de ses hypothèses. Mais non : Newton repousse celles-ci et prétend tout déduire des faits, d’ailleurs il expliquera plus tard quel fait lui en a dit bien plus que ne pouvaient le faire les idées de Hooke : la chute d’un fruit. Des hypothèses ? Je n’en fais pas, je n’en veux pas, je ne sais pas ce que c’est : elles n’ont pas leur place dans la science. Ce sera désormais sine fictis hypothesibus : sans hypothèses fictives (1706). Le grand Newton a parlé. Il ajoute bientôt le célèbre Hypotheses non fingo (1713). Et son système triomphe.

Il détruit le système de Descartes, qui avait substitué aux erreurs antiques les siennes, plus séduisantes. Le nouveau système explique tout à son tour, paraît-il, pour ceux qui comprennent ses forces invisibles et ses calculs infinis, mais en plus, il marche. Les marées, la comète de Halley : tout lui obéit.

Et c’est le coup d’arrêt newtonien : il bannit les hypothèses de la science, disperse à jamais celles de Descartes, escamote celles de Hooke dans la foulée et ne veut plus entendre parler que d’induction.

La “claque” de Newton aux hypothèses barre durablement la troisième voie, et la démarche inductive règne alors sans partage : le monde scientifique mettra près de deux siècles à s’en remettre, le monde de l’enseignement, lui, ne s’en est toujours pas remis.

Nombreux sont ceux qui y firent allégeance méthodologique : le “Newton” du monde organique (Buffon), le “Newton” de l’électricité (Ampère), le “Newton” du monde psychique (Hume), le “chiffonnier des faits” (Magendie), l’instaurateur de la “religion de Newton” (Saint-Simon)… On nage en pleine newtonmania.

Les hypothèses tombent alors en disgrâce au début des années 1700, et il n’y aura pas pour elles de plaidoyer influent avant les années 1830. Dans cette longue “nuit” des hypothèses, Hartley (1749), Boscovich (1758) et Le Sage (1758) bravent courageusement l’interdit. Diderot (1753) tient également un flambeau. Condillac évolue entre 1749 et 1775 (« nous serons donc obligés de conjecturer »), dans une voie où d’Alembert ne le suit guère, au contraire de Lavoisier, qui veut mettre le raisonnement « continuellement à l’épreuve de l’expérience » (1777).

Au siècle suivant, l’hypothèse trouve des défenseurs parmi ceux qui relèvent sa présence dans l’histoire des sciences comme dans la science de leur temps. Elle est clairement tracée au milieu du XIXe siècle par J. Herschel (1830), Whewell (1840), Chevreul (1850), ce dernier inspirant Cl. Bernard (1865), avant d’être consacrée au XXe siècle par Popper (1934) et les scientifiques modernes qui le soutiennent (Medawar, Eccles, Jacob, Monod, Feynman, Einstein…).

La voie purement déductive n’ayant plus guère d’adeptes, seules les deux autres subsistent : la voie inductive, qui connaît toujours des partisans, et la voie de l’hypothèse, finalement reconnue.

Du côté de l’enseignement

Pour les grands pédagogues, les choses sont claires : il faut lutter contre le verbalisme et la passivité, sommés de céder la place à l’activité de l’élève, qui vise la formation de son esprit. Des têtes bien faites, plutôt que bien pleines. Ils demandent, pour cela, de laisser l’élève “trotter devant” (Montaigne, Rousseau), en disposant d’une part d’initiative suffisante (Dewey, Claparède, Piaget).

La Révolution française jette le premier pont entre philosophie des sciences et enseignement : « Citoyens !, s’exclame Lakanal à la tribune de la Convention, pour les écoles normales que vous venez de créer, il faut imprimer aux frais du gouvernement une bonne traduction de Bacon ! » La marche inductive entre pour longtemps dans les salles de classe : il faudra attendre l’influence de Claude Bernard, qui ne se fera sentir qu’au milieu du XXe siècle, pour que des hypothèses s’insinuent timidement dans les programmes.

Aujourd’hui, de plan de rénovation en “canevas” à mettre en œuvre, elles y tiennent une bonne place. Mais, sur le terrain, l’induction résiste derrière la porte, et les enquêtes internationales ne cessent de dépeindre le décalage entre ce qui pourrait être, et ce qui est.

Pourquoi une telle résistance ? Les raisons sont multiples, mais l’une, la première sans doute, a trait aux séquelles de la grande bataille idéologique qui s’est jouée dans l’histoire des sciences. Car c’est, analyse Duhem en 1906, la “méthode newtonienne” qui est préconisée, grande illusion méthodologique, résultat du triomphe du système du monde de Newton sur celui de Descartes. Dès lors, les eaux du torrent de l’adhésion aux faits sorties de la plume newtonienne, avançant en rejetant les hypothèses et les créations imaginaires de l’esprit, se répandent dans le domaine de l’enseignement et vont s’y gonfler d’affluents successifs, qui sont autant de conjonctions qui vont leur assurer une place prédominante.

L’Empire puis le Royaume restreignent l’enseignement des sciences à leur côté pratique, concret, ne souhaitant pas favoriser la spéculation dans les classes populaires. L’empirisme de Cuvier puis de J.-B. Dumas, en charge successivement de l’Instruction publique, convient à ces vues. Durant tout ce temps s’impose, dans la continuité du blâme newtonien sur la méthode des hypothèses, la tétrade pédagogique du Second Empire : concret, observation, induction et activité, que les républicains transfèrent, sous la forme de la leçon de choses, de la “salle d’asile” au primaire et qui gagnera ensuite le secondaire, avec une place plus grande pour l’expérience, dernier des cinq piliers du “modèle standard” de la pédagogie des sciences qui règne sans partage jusqu’au milieu du XXe siècle.

Les méthodes actives vont être enrôlées à leur tour dans cette marche, et les mises en garde et protestations de leurs promoteurs n’y changeront rien. Enfin, les proclamations de l’époque contemporaine sur la valeur de la démarche hypothético-déductive, qui, depuis les années 1970, sont entrées dans une partie du discours officiel, tentent de se faire entendre mais se révèlent peu efficaces, se heurtant à l’inertie d’un édifice empiriste et inductiviste constitué et longtemps institué.

On désire rendre l’élève actif pour qu’il puisse, en faisant ce qu’on lui demande, se rendre compte par lui-même, non pour qu’il prenne l’initiative. On veut que l’élève se rende compte de ce qu’il met en évidence, pour obtenir, en fin de compte, qu’il se rende à l’évidence. L’engouement excessif pour l’imagination cartésienne a conduit, après sa chute, à l’aversion pour l’imaginaire et à l’engouement contraire pour l’expérience.

L’histoire des siècles ne peut se refaire. Mais celle de la classe se refait tous les jours.

2. PROBLÉMATIQUE

À côté de l’Arche de la connaissance par laquelle D. Oldroyd caractérise l’histoire de la méthodologie des sciences, nous proposons l’édification d’une arche pédagogique s’en inspirant, formée des deux piliers de l’esprit scientifique que sont l’esprit créatif et l’esprit de contrôle. Les analyses historiques et épistémologiques précédentes permettent de critiquer et de déconstruire le modèle OHERIC, tout en proposant, le regard posé sur l’architecture de cette arche pédagogique, un autre modèle, nommé DiPHTeRIC (pour conserver la facilité d’un sigle), assorti de son mode d’emploi, l’association des deux constituant l’outil pédagogique DiPHTeRIC.

Là où les pratiques de type OHERIC ou OPAC négligent ou ignorent le rôle des hypothèses, nous souhaitons au contraire leur restituer leur place centrale. Sans elles, non seulement l’enseignant ne permet guère à la créativité des élèves de s’exprimer, mais l’esprit de contrôle ne peut non plus s’exercer s’il n’y a rien à contrôler, sans émission d’idées préalables, même fausses. Nous souhaitons ainsi, en favorisant l’expression des conceptions des élèves, les habituer à les discuter et à les mettre à l’épreuve, pour leur permettre ainsi de vivre une progression par rectification de leurs erreurs premières, telle que Bachelard la préconisait.

C’est dans cette optique qu’à notre modèle nous associons un mode d’emploi qui vise l’exercice de ces aspects de l’esprit scientifique, et qui revêt une importance plus grande encore que le modèle lui-même. Ce dernier sert alors de repère pour son mode d’emploi, et non de modèle canonique de démarche auquel tout se réduirait, une vision plus authentique de ce qu’est la recherche scientifique pouvant être acquise en classe à l’occasion de l’étude de textes historiques.

Le modèle DiPHTeRIC

L’impossibilité d’une observation “neutre” servant de point de départ sans idée préconçue, l’importance du sens du problème (Dewey, Bachelard, Popper), de l’émission d’hypothèses variées, de la conception de tests pour les contrôler, a permis d’élaborer un modèle très simplifié de cheminement scientifique non linéaire, certes éloigné des itinéraires complexes du monde de la recherche, mais suffisant pour l’initiation d’élèves, dans lequel Di désigne les données initiales (idées et faits, dont des observations) et Te, les tests conçus par les élèves.

L’esprit créatif s’exprime notamment au moment H (hypothèses), l’esprit de contrôle, au moment Te (conception des tests).

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Ce modèle, qui correspond globalement aux vues communes de Popper, Medawar, Jacob et Monod, est dans son ensemble conforme aux modèles didactiques de démarches scientifiques présentés par Develay (1989), Gil-Perez (1993), Robardet et Guillaud (1997), Giordan (1999) et De Vecchi (2006).

Ni linéarité, ni unicité des démarches

Considérer ce modèle ne revient nullement à prétendre qu’il n’y aurait qu’une démarche unique en sciences, hypothético-déductive : l’induction, ou encore la rencontre fortuite peuvent être, elles aussi, fructueuses. Toutefois, quel que soit l’itinéraire suivi pour saisir une idée, celle-ci ne saurait, en sciences, être exonérée d’un contrôle. Canguilhem notait à ce sujet : « L’épistémologie contemporaine ne connaît ni les sciences inductives, ni les sciences déductives. (…) Elle ne connaît que des sciences hypothético-déductives », en ramenant l’induction à son pouvoir d’« invention d’hypothèses » et résumant, en une formule marquante : « Il faut la raison pour faire une expérience et il faut l’expérience pour se faire une raison. » (1941-42).

Le mode d’emploi : Quo vadis ?

Nous avons proposé à l’équipe d’enseignants impliquée dans notre recherche d’adopter un mode d’emploi de cet outil qui peut se résumer à une « attitude Quo vadis ? » [où vas-tu ?], ainsi nommée parce que l’enseignant demande aux élèves d’indiquer, à partir d’un problème à résoudre, quelles directions ils suggèrent de prendre. L’enseignant donne des impulsions, non des solutions plus ou moins directes, afin de laisser les élèves résoudre les problèmes par leurs propres forces intellectuelles, l’enseignant les assistant mais ne les entraînant pas à sa suite. Le cheminement de la classe est basé sur les opinions et propositions exploratoires venant des élèves eux-mêmes. Lorsque c’est nécessaire, le professeur aiguillonne sans aiguiller par des questions de stimulation, de type Quo vadis ?

Le rôle du professeur est alors à la fois celui d’un témoin désireux d’avoir la suite, d’un logicien rigoureux exigeant des justifications, d’un logisticien sourcilleux ne fournissant documents et matériel que sur demande expresse argumentée.

Ce mode d’emploi privilégie l’initiative des élèves, qui est primordiale lors de deux phases essentielles que sont l’élaboration d’hypothèses et la conception de tests.

L’enseignant rappelle, si besoin est, la nécessité de débattre de la recevabilité de toute hypothèse proposée et la pertinence des tests conçus. Un piège à éviter concerne la réception des hypothèses : les élèves observent le professeur, chez qui souvent l’attitude trahit l’exactitude (ou non) d’une proposition. Les élèves doivent ressentir que seules importent à ce stade la logique et la cohérence de ce qui est proposé.

S’il est intéressant et logique, pour les élèves, de disposer de telle information ou de faire telle observation ou expérience au point où ils en sont arrivés dans leur réflexion, alors ils en font la demande à l’enseignant, qui peut éventuellement y substituer un analogue dont il fait reconnaître l’équivalence à ce qui est demandé : aucun document n’a besoin d’être “parachuté”, ni aucune activité.

L’enseignant peut prévoir, pour se donner plus d’aisance, une séquence étalée sur deux séances, la première s’achevant sur des propositions de tests (en classe entière par exemple), afin de pouvoir réunir les documents et/ou le matériel demandés pour la fois suivante. Cette suspension, ce “temps mort” constitue aussi un moment utile pour chercher les données relatives à une hypothèse imprévue, mais logique, et, si l’on ne trouve rien, pour réfléchir à la manière d’y revenir avec les élèves : si la tester n’apparaît pas possible (manque de données) ou pas souhaitable, il faut, tout en en reconnaissant la logique, expliquer ce choix aux élèves. Une “progression saltatoire” est alors suivie (suspension de la séquence entre deux séances).

Il importe également de ne pas limiter, dans un premier temps, les propositions de tests par leur caractère réalisable ou non. Ces données peuvent être précisées dans un second temps, des équivalents proposés… Suivre le trajet d’une molécule, faire fondre une roche… Qui sait si le professeur ne dispose pas de moyens insoupçonnés répondant à ces attentes ?

Une série d’exemples concrets et détaillés de progressions conformes à ces principes, et présentant les conceptions et propositions courantes des élèves, a été fournie aux professeurs au cours de cette recherche, non à titre de modèles, mais bien d’exemples, à adapter ou dont s’inspirer, à moins que le professeur estime que sa propre progression les respecte tout autant.

3. MÉTHODOLOGIE

L’étude préliminaire a porté sur seize classes : sept classes de cinquième, cinq de troisième et quatre de seconde, dans des établissements de la région parisienne (départements 75, 77, 91, 92, 93). La recherche s’est ensuite concentrée sur six de ces classes (deux par niveau) suffisamment représentatives de cet ensemble ; elle a été ponctuellement étendue en direction de quatre classes de 1ère scientifique (des départements 75 et 93) afin de contrôler certaines conclusions partielles nées en cours de recherche.

Les élèves ont passé six pré- et post-tests encadrant l’enseignement préconisé :

Le test n°1 demande aux élèves de proposer des hypothèses et des tests possibles concernant l’indication : « on ne trouve pas les mêmes espèces végétales en bord de mer que plus loin » (en post-test : en montagne et plus bas).

Ce test vise à estimer la plus ou moins grande spontanéité des élèves à proposer des hypothèses diverses, et leur aisance à suggérer des tests appropriés. Dans chaque question, une remarque particulière leur demande d’aller au-delà d’une simple mention et d’entrer dans une réflexion.

Le test n°2 propose l’affirmation « On obtient une bien meilleure récolte de blé quand il est semé en période de pleine lune », et 5 réactions différentes (notées A à E) : les élèves doivent indiquer la ou les réaction(s) qui leur convien(nen)t et celle(s) qu’ils rejettent, et pour quelles raisons.

A. Oui, c’est vrai, la graine aura germé un mois après, ce sera de nouveau la pleine lune et sa lumière favorisera la croissance de la jeune plante.
B. C’est sûrement faux, comme bon nombre de croyances sur la lune.
C. C’est vrai, on sait que la lune agit aussi sur les marées.
D. Il faudrait planter du blé avec et sans pleine lune pour comparer.
E. La germination est une naissance, comme pour nous elle dépend de la lune et des autres astres.

Ce test est destiné à estimer la plus ou moins grande facilité des élèves à recourir à un contrôle pour une affirmation incertaine, et leur plus ou moins grande adhésion à des affirmations incontrôlées.

Le test n°3, portant sur le stationnement payant, se situe en dehors de tout contexte scientifique, afin d’évaluer l’exercice de l’esprit scientifique hors des sciences. Un échange vif oppose le maire d’une grande ville, qui vient de rendre payant le stationnement, au président d’une association qui proteste, et s’achève ainsi :

Le maire – Les gens resteront moins longtemps, libèreront des places pour les autres et cela circulera mieux !
Mr Charcot – Je conteste que cela ait cet effet sur la circulation : ce n’est qu’un prétexte !
Le maire – Nous ne sommes pas du même avis.

La question suivante est alors posée aux élèves : « Mets-toi à la place de Mr Charcot : quelle demande ferais-tu au maire afin de montrer si tu as raison ou non ? »

L’objectif de ce test est de connaître la proportion d’élèves ayant tendance à demander le contrôle d’une affirmation par le recours à l’expérience, lorsque c’est possible.

Le test n°4 permet d’apprécier la plus ou moins grande réceptivité des élèves à accepter un modèle en guise de “preuve”. Il porte sur une activité classique : la modélisation d’éruptions volcaniques à l’aide de purée (volcan explosif) ou de ketchup (volcan effusif). Un explorateur pense que les deux sortes d’éruption sont dues à la nature de la lave. Les modélisations sont alors décrites, introduites par la phrase : « Pour savoir si c’est bien ce qui se passe dans les volcans, il réalise les expériences suivantes ».

Les élèves doivent dire ce qu’ils pensent de la conclusion de l’expérimentateur qui déclare :

« Grâce à ces expériences je sais désormais ce qui se passe dans les deux sortes de volcans : les “rouges” ont une lave fluide comme du ketchup qui s’écoule aisément, tandis que les “gris” ont une lave bien plus visqueuse qui s’accumule, fait bouchon, et tout finit par exploser ! »

Pour des élèves habitués aux “mises en évidence”, parfois accompagnées de modèles dont l’enseignant se sert sans en discuter les limites, il s’agit d’un indicateur de pensée critique élevée.

Le post-test n°4bis double le post-test n°4 sur une autre modélisation : celle de l’atmosphère par des plaques de verre. Du papier sensible aux UV est d’autant moins impressionné par les UV qu’il est posé sous de nombreuses lames de verre, censées représenter l’atmosphère. Comme pour les volcans, les élèves doivent dire s’ils adhèrent à une conclusion provenant d’une modélisation, ici celle de l’atmosphère par des lames de verre. Mais cette fois le texte de présentation et le questionnement associé ne sont présentés ni comme un test, ni en séance de SVT (mais en Histoire-Géographie), dans un document neutre intitulé « Protection solaire » et indiquant « attention au soleil ». Le niveau de ce test est de ce fait encore plus élevé, puisqu’à la difficulté de porter un jugement critique sur un modèle qui n’est pas la réalité s’ajoute le fait que “l’expérience” de physique présentée ne l’est ni en Physique, ni à propos des propriétés de la lumière mais sur un problème plus familier d’exposition de la peau au Soleil.
Le test n°5 se réfère au doute : les élèves doivent faire état de leur assurance, ou non, par rapport à 10 affirmations qui correspondent à des conceptions initiales classiques, en disant s’il s’agit dans chaque cas de quelque chose de certain, probable, douteux, incertain ou faux :

1- Dans le ventre de sa mère, le bébé avale du lait
2- Ce qu’on digère se retrouve en partie dans le sang
3- Les “couches de roches” (strates) que l’on voit parfois à la montagne ou dans les falaises se sont déposées autrefois au fond de la mer
4- Dans le cycle d’une femme, les règles correspondent à l’évacuation de l’ovule
5- Certains caractères héréditaires se transmettent par le sang
6- Les grains de sable d’une plage faisaient partie ensemble, autrefois, de roches dures
7- De l’estomac part un tuyau pour les liquides et un tuyau pour les solides
8- Le cœur bat tout seul, même s’il n’y a plus de nerfs qui y parviennent
9- En observant de l’eau pure à très fort grossissement on verrait des cellules
10- Les deux extrémités d’un muscle long sont attachées à des os différents

L’objectif est d’évaluer la plus ou moins grande circonspection et distanciation des élèves quant à leurs propres conceptions spontanées, et de voir s’ils acquièrent une habitude de mise en doute qui l’emporte sur la persévérance, assez courante chez les élèves, à affirmer sans savoir.

Le test n°6 demande aux élèves les étapes suivies, selon eux, dans la recherche scientifique, afin d’apprécier l’évolution, en fonction des investigations conduites en classe, de leur représentation de ce qui se déroule dans le monde scientifique : « À votre avis, comment se passe la recherche scientifique : quelles sont les étapes dans le travail d’un chercheur, dans quel ordre procède-t-il ? »

4. RÉSULTATS ET INTERPRÉTATIONS

Test

Pre-

tests

Post-tests

Formation d’hypothèses et conception de tests appropriés :

1

Nombre total d’hypothèses émises pour 100 élèves

126

156

Hypothèses appropriées

47%

68%

Tests appropriés

11%

20%

Choix ou proposition d’un contrôle expérimental :

2

Choix d’un contrôle expérimental

40%

60%

3

Proposition d’un contrôle expérimental

26%

45%

sistance à la présentation d’un modèle expérimental en guise de « preuve »:

4

12-15 ans (Cinquième-Seconde)

8%

9%

16 ans, Première scientifique

15%

30%

Mise en cause des certitudes spontanées :

5

Se disent certains… en se trompant

18%

15%

Réponses “je ne sais pas”

21%

27%

Idées sur les étapes d’une recherche scientifique :

6

Partent d’un problème

28%

40%

Démarche empirique

19%

14%

Test d’hypothèses

20%

48%

Les résultats du test n°1 révèlent une forte augmentation à la fois du nombre total d’hypothèses émises, mais aussi de leur pertinence et de la faculté de concevoir des tests qui les mettent bien à l’épreuve.

Le test n°2 montre, lui, un net accroissement du nombre d’élèves qui préfèrent le recours à l’expérience aux arguments avancés dans les autres choix proposés, et justifient leur suffrage.

Le test n°3, dans un secteur aussi éloigné des sciences que celui des problèmes de la circulation automobile, montre que les élèves sont bien plus nombreux à ne pas admettre telle quelle l’affirmation du maire, et ne se contentent pas non plus, comme cela est souvent proposé en pré-test, de suggérer un sondage d’opinion pour trancher.

Les tests n°4 et 4bis fournissent des résultats similaires : il n’y a pas de variation significative, ce qui reflète la grande difficulté à contester un modèle présenté en classe, en sciences ou en dehors.

Cette limite ayant été détectée jusqu’en classe de seconde, nous avons tenté de déterminer ce qu’il en était avec quatre classes de 1reS. Les résultats en pré-test sont sensiblement différents de ceux obtenus jusqu’au niveau seconde : une proportion deux fois supérieure d’élèves repoussent, d’une manière justifiée, la conclusion formulée, et la différence en post-test est encore plus sensible, puisqu’il y a un doublement de la proportion des élèves qui contestent la légitimité de la conclusion. Cela suggère un dépassement en 1reS de la limite atteinte en seconde concernant le scepticisme face à une affirmation, même appuyée par une “expérience”, tendances que seuls des travaux ultérieurs pourraient, ou non, corroborer.

Dans le test n°5, nous n’avons considéré que les positions prises par les élèves sur des sujets non traités dans l’année à leur niveau de classe, afin de chercher à savoir si les fausses certitudes des élèves exprimées dans le pré-test n°5 pouvaient être écornées alors même qu’elles n’étaient pas ciblées, par ricochet en quelque sorte. Voir en classe à plusieurs reprises ses propres opinions, ou celles des autres, même d’apparence solide, ne pas survivre aux tests, pouvait-il engendrer un regard suspicieux sur les autres “certitudes” exprimées en début d’année ?

Les affirmations aussi certaines que fausses régressent en effet dans la plupart des classes, cependant les évolutions sont peu sensibles (jusqu’à -7% dans le meilleur cas). Le “je ne sais pas” est aussi, dans l’ensemble, plus souvent choisi, et passe, sur les questions non traitées au cours de l’année, de 21 à 27 % (soit + 6%), ce qui peut traduire un gain en circonspection, mais l’écart demeure trop faible pour ne pas demeurer nous-mêmes, justement, dans la circonspection.

Nous avons vu précédemment les élèves progresser dans la remise en cause des opinions des autres (tests n°1 et n°2) : le travail semble bien plus difficile vis-à-vis de leurs propres certitudes, même lorsqu’elles sont infondées, tant qu’elles ne font pas l’objet d’un examen spécifique.

Comme l’a relevé A. Giordan : « Pour toutes sortes de raisons, l’apprenant ne se laisse pas facilement déposséder de ses opinions et de ses croyances » (1998), même lorsqu’elles sont spécifiquement mises en question. Le fait d’avoir, au cours de l’enseignement suivi, avancé des propositions inexactes et d’avoir dû reconnaître, en les suivant, leur caractère erroné, paraît avoir peu d’emprise sur les autres idées fausses, qui n’ont subi aucun assaut en cours d’année, et poursuivent leur règne sans “effet de contagion” apparent.

Le test n°6 révèle une nette modification de la posture épistémologique des élèves : la vision de ce qui se passe dans la recherche scientifique évolue vers la considération d’un problème à résoudre et le passage par des hypothèses, plutôt que la réalisation immédiate d’observations et d’expériences.

Les résultats de ces tests ont été confortés par des questionnaires soumis aux élèves en début et en fin d’année, afin d’apprécier leur propre perception des changements dans la manière de faire classe.

Une corroboration d’ensemble

Ces tests et questionnaires ont permis de constater chez les élèves, après une année scolaire de mise en œuvre de l’enseignement préconisé à l’aide de l’outil DiPHTeRIC, un accroissement significatif de l’esprit créatif et de l’esprit de contrôle des élèves, éléments constituant leur esprit scientifique, conformément à notre hypothèse.

Notre outil paraît cependant impuissant, jusqu’au niveau de la classe de seconde compris, à contrer l’idée que l’on puisse parvenir à une conclusion en confrontant une hypothèse avec un modèle expérimental qui n’est pas la réalité, quand celui-ci est présenté dans le cadre de l’enseignement. Mais si dans leur scolarité les élèves ont souvent vu paraître de tels modèles présentés par des professeurs insistant plus sur ce qu’ils montrent que sur leur distance à la réalité, on comprend qu’il en soit ainsi.

Notre outil paraît également impuissant à vaincre la tendance qu’ont trop souvent les élèves à affirmer sans savoir, et ne paraît pas engendrer un esprit de doute supérieur pour leurs conceptions erronées dans des domaines non explorés.

Enfin, si les élèves signalent qu’ils craignent moins d’avancer des idées fausses, ce que confirment leurs professeurs, ils ne vont pas, autre limite, plus loin que le fait de considérer que leurs erreurs ne sont pas graves : ils n’en sont pas à réaliser que leurs erreurs puissent être fécondes.

5. PROLONGEMENTS ET PERSPECTIVES

Nous considérons que trois axes majeurs devraient concourir à la formation de l’esprit scientifique :

– une initiation (axe 1) par des investigations menées en classe dans un esprit de type Quo Vadis ?;

– une immersion (axe 2) en les engageant dans une authentique recherche scientifique élémentaire ;

– une approche historique (axe 3), permettant, avec l’axe 2, de donner aux élèves une image de la recherche scientifique plus juste que celle qui peut être engendrée par l’axe 1.

Pour l’axe 1, nous avons mis en place un projet d’approche interdisciplinaire Sciences-Français, étudiant l’impact de l’étude du roman policier sur la compréhension des démarches scientifiques, selon un lien déjà signalé par Einstein se référant à Conan Doyle (1936) et une proposition de Gabriel Gohau sur la formation de l’esprit scientifique par la lecture d’Edgar Poe ou d’Umberto Eco (1977).

Dans cet axe, la métacognition, par laquelle les élèves réfléchissent, après coup, sur leur propre cheminement et leurs errances, est également fructueuse.

L’axe 2 dépend de décisions institutionnelles, et n’a pas de place actuellement en France. On peut néanmoins étudier des documents sur des savants ayant impliqué des classes dans une recherche expérimentale comme celui qui, rejetant l’hypothèse des ponts continentaux de Forbes et Lyell, mettait des classes à contribution pour récolter divers œufs et graines et tester leur flottaison et leur résistance au séjour dans l’eau : un certain Charles Darwin (en 1855-1856).

Ce qui rejoint l’axe 3, celui de l’étude de l’historique des découvertes, telle que la prônait Koyré (1973) : « On doit étudier les erreurs et les échecs avec autant de soin que les réussites. Les erreurs d’un Descartes et d’un Galilée, les échecs d’un Boyle et d’un Hooke ne sont pas seulement instructifs ; ils sont révélateurs des difficultés qu’il a fallu vaincre, des obstacles qu’il a fallu surmonter. » Il en appelait à « un enseignement qui leur serait consacré sous le titre de l’Histoire de la pensée scientifique. » Les élèves y retrouveront, de plus, certaines de leurs propres conceptions.

Mais il est également souhaitable de faire de l’épistémologie en classe : les élèves peuvent analyser avec profit des documents portant directement sur la méthode, et même sur les controverses méthodologiques.

Nul doute que l’opposition entre Newton et Hooke, la mise en doute de l’histoire de la pomme, la rocambolesque histoire de la lettre mystérieuse à Huygens –irrésolue- ont de quoi instruire les élèves en les passionnant. De même, la controverse haute en couleurs entre Pasteur et Berthelot, ou encore les hypothèses erronées successives de Watson et Crick s’effondrant sous le regard doux mais inflexible de Rosalind Franklin, procédant, de son côté, à une accumulation inductive des résultats de diffraction aux rayons X, sans vouloir connaître à l’avance la fin du “film”.

Des regards peuvent même être portés par les élèves sur des recherches contemporaines, en cours, comme nous l’avons fait avec avec l’article « Un mutant défie Mendel » paru dans La Recherche en janvier 2006, où les scientifiques avancent huit hypothèses, en écartent deux et n’ont encore fait que trois tests sur les autres. Un des intérêts, et non des moindres, d’un tel regard sur la science en marche est que le cheminement qu’il révèle écarte, au moins partiellement, le risque d’une reconstruction a posteriori de la démarche. On peut d’ailleurs, si l’on suit avec les élèves le résumé qui sera un jour fait de ce travail, une fois l’énigme résolue, ou si on leur en soumet d’autres exemples, leur faire découvrir l’écart entre une recherche en cours et une telle reconstruction.

L’exercice social de l’esprit scientifique est aussi une approche à privilégier, par des travaux de mise à l’épreuve et d’enquête que des classes pourraient mener sur, par exemple, l’astrologie, les vertus prêtées aux eaux thermales ou aux crèmes amincissantes, les publicités mensongères –à l’instar de ces deux lycéennes néo-zélandaises de 14 ans qui, en 2004, avaient décidé de vérifier en cours de chimie le slogan d’une firme de boisson à la mode (« quatre fois plus de vitamine C que dans le jus d’orange »), firme qui s’est retrouvée lourdement condamnée face à leurs résultats.

CONCLUSION

Au terme de cette étude, de ces considérations, de ce parcours remontant aux sources historiques, entendant les débats épistémologiques, bénéficiant des éclairages didactiques et revenant dans la classe de sciences où s’affairent les élèves, il apparaît que nous pouvons dégager les grandes lignes de ce qui peut favoriser la formation de leur esprit scientifique.

Ainsi que le disait G. Gohau, « La nécessité de faire acquérir une méthodologie scientifique s’impose à tous les esprits » (2002).

Notre étude renforce notre conviction que les enseignants ont besoin, pour oser affronter les difficultés, réelles ou imaginaires, inhérentes à la conduite d’authentiques séquences d’investigation, à la fois de discours théoriques forts et d’éléments pratiques concrets. Comme le dit Kant de la raison, il faut avancer tenant d’une main des principes, et de l’autre, l’expérimentation imaginée d’après ces principes. Car la critique de la raison pure, c’est bien, mais il semble nécessaire d’y adjoindre une critique de la raison pratique. De ce point de vue sont souhaitables les propositions de séquences à critiquer, à reprendre, ainsi que la mise à disposition des enseignants d’un arsenal de “stratagèmes” sécurisants pour les encourager à s’engager dans les cheminements des élèves.

L’usage de notre outil et les différentes approches évoquées en partie 5 peuvent y concourir, et sont autant de champs que des recherches ultérieures pourront explorer plus avant.

Ce sont aussi autant de propositions pour la formation des enseignants : les moments de métacognition, ou encore l’analyse de textes historiques conduisant à dégager quelques concepts épistémologiques, peuvent être entrepris avec des stagiaires afin que ceux-ci en mesurent l’intérêt avant d’en faire autant avec leurs élèves.

Mais vaincre l’inertie dans les classes paraît encore une tâche redoutable. Tout y concourt : on n’y parle que de contenus et d’activités. Les revues et les sites internet destinés aux enseignants scientifiques du secondaire présentent la dernière “manip” démonstrative, le nouveau matériel de tel constructeur, mais ils ne listent pas des conceptions et des hypothèses d’élèves ou des idées pour suivre leur démarche.

On craint l’imaginaire des élèves en sciences : on sait l’amoindrir, le juguler. Sans lui, la classe avance quand même. Mais comment prétendre les faire chercher, construire, si on ne les laisse pas imaginer ?

Parce que seuls les faits rectifient, on voudrait que les faits, seuls, édifient.

Les historiens, les épistémologues, des scientifiques eux-mêmes le disent : le chercheur avance avec ses idées préconçues, parfois ses idées fixes. Au laboratoire, elles s’expriment, prennent l’étendard d’hypothèses qui s’affrontent, résistent, succombent à l’argument, plient devant l’expérience.

Les psychologues, les didacticiens le disent : les élèves avancent avec leurs conceptions préétablies. Les hypothèses sont là, dans les esprits, de pied en cap, il n’est qu’à les laisser s’échapper, les cervelles se frotter.

Mais en classe, les faits, que le maître sait vainqueurs de longue date, sont déjà là, s’ils n’y sont pas, il les convoque promptement, et tout est dit, remballez lances et oriflammes. Les trompettes des instructions officielles proclament pourtant autre chose depuis longtemps, et plus vivement encore ces derniers temps, serait-ce un signe ?

Notre outil a pu être utile dans des classes où des enseignants ont laissé se dérouler quelques escarmouches, et pourra servir encore, ou être remplacé par de meilleurs, le jour où enfin, dans l’univers scolaire et parmi d’autres approches didactiques, la guerre des mondes possibles aura lieu.


1 Astolfi, Giordan, Gohau, Host, Martinand, Rumelhard et Zadounaïsky.

2 Observation → Hypothèse → Expérience → Résultats → Interprétation → Conclusion

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Thèse de Jean-Yves Cariou – Former l’esprit scientifique des élèves

Quand une thèse de doctorat porte sur l’esprit critique, impossible de ne pas s’y pencher. Voici la thèse de Jean-Yves Cariou intitulée « Former l’esprit scientifique en privilégiant l’initiative des élèves dans une démarche s’appuyant sur l’épistémologie et l’histoire des sciences« .

De nombreuses études en didactique des sciences, ainsi que divers rapports nationaux et internationaux, établissent les carences et les dérives des pratiques de classe en matière de démarches scientifiques et de formation de l’esprit scientifique. Une approche empiriste et inductiviste, la crainte des conceptions, hypothèses et propositions des élèves conduit couramment les enseignants à diriger ceux-ci, directement ou à travers un dialogue biaisé, vers des activités imposées de constat ou de simple exécution, à l’opposé d’authentiques démarches d’investigation. L’histoire des sciences et l’épistémologie sont interrogées d’une part pour caractériser les cheminements à l’œuvre dans l’élaboration du savoir, d’autre part pour mettre en lumière la tradition épistémologique qui trouve son prolongement dans l’enseignement des sciences, issue des débats et querelles historiques sur la place des hypothèses dans l’élaboration du savoir par les voies inductive, déductive, hypothético-déductive. Le contexte des proclamations méthodologiques aussi influentes que contestables de Newton est analysé, ainsi que leur impact durable sur les travaux scientifiques ultérieurs et sur l’enseignement des sciences. Tous ces travaux, complétés par les apports des psychologues et des pédagogues, permet de caractériser l’esprit scientifique comme associant esprit créatif et esprit de contrôle, et de proposer un outil privilégiant ces deux composantes à travers l’initiative des élèves. Cet outil associe à un modèle de démarche hypothético-déductive un mode d’emploi incitant les enseignants à baser leurs progressions sur les propositions des élèves. Des exemples détaillés de telles séquences accompagnent ce mode d’emploi. L’analyse de tests encadrant l’enseignement préconisé et de réponses à des questionnaires permettent de constater un accroissement significatif des éléments constitutifs de l’esprit scientifique des élèves. Ces résultats obtenus en biologie-géologie en France sont confortés par une étude menée avec le même outil en Suisse, en physique-chimie.
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Voir ici Jean-Yves faire de la didactique sur le… « Zizi sexuel » (si si)

RM

Pensée critique ? Esprit critique ? Un peu de théorie

Dans ce texte, je tenterai de présenter quelques aspects théoriques sur une notion dont nous parlons assez souvent sur ce site, à savoir l’esprit critique. J’ajoute quelques réflexions sur l’importance de développer cet esprit critique dans les cours de sciences. Certes, c’est assez froid comme texte mais il me semblait utile de rappeler que plusieurs chercheurs se sont penchés sur ces questions. Le bilan de tout cela ? Peu d’outils concrets à nous mettre sous la dent mais une assise théorique qui peut donner des idées ou, en tout cas, permettre de savoir de quoi on parle…

Tout d’abord commençons par quelques éclaircissements sur des mots que nous rencontrerons par la suite :

  • par attitude, j’entends un ensemble de dispositions, de postures morales ou encore de savoir-être qui représentent, pour un individu la tendance à agir face à un stimulus extérieur ;
  • par capacité (ou encore habileté, savoir-faire), j’entends toute aptitude acquise ou à acquérir pour penser ou agir ;
  • par compétence, un ensemble de connaissances, de capacités et d’attitudes appropriées à un contexte donné.

Qu’entend-on par esprit critique ?

L’expression « esprit critique » est constituée des mots esprit et critique. Le terme « esprit » recouvre un vaste ensemble de définitions, mais dans son acception la plus courante, il signifie l’ensemble des facultés intellectuelles d’un être pensant, l’âme ou encore la conscience. Quant à « critique » (du grec kritikos « capable de discernement ») et par prolongement « critiquer », on peut trouver cette définition :

CRITIQUER, verbe trans.
A. La critique est un examen raisonné, objectif, qui s’attache à relever les qualités et les défauts et donne lieu à un jugement de valeur.
1. Emploi abs. Exercer son intelligence à démêler le vrai du faux, le bon du mauvais, le juste de l’injuste en vue d’estimer la valeur de l’être ou de la chose qu’on soumet à cet examen.

L’esprit critique serait ainsi, pris mot pour mot, l’ensemble des facultés intellectuelles ayant pour point commun la capacité à passer au crible de la raison une assertion soumise à l’examen.

Soit. Mais il nous faut aller plus loin. En effet, que met-on derrière ces « facultés intellectuelles » ? Pour cela, aidons-nous de Jacques Boisvert, psychologue et dont le thème traité ici est une des spécialités.

Pensée critique ou esprit critique ?

Le terme de « pensée critique » est également utilisé, souvent comme synonyme d’esprit critique. Pourtant, Boisvert signale une première distinction entre ces deux expressions :

L’esprit critique, ou attitude critique, représente le deuxième élément de la pensée critique. Pour que l’élève soit un penseur critique, [il] n’est pas suffisant (même si c’est nécessaire) que celui-ci maîtrise l’évaluation des raisons. La personne doit en effet manifester un certain nombre d’attitudes, de dispositions, d’habitudes de pensée et de traits de caractère que l’on peut regrouper sous l’étiquette « attitude critique » ou « esprit critique ». De façon générale, cela signifie que le penseur critique doit non seulement être capable d’évaluer des raisons adéquatement, mais qu’il doit aussi avoir tendance à le faire, y être disposé. (Boisvert, 1999, p.27)

Ce passage me semble assez clair mais développons encore un peu. D’après Boisvert, il semblerait que la pensée critique soit composée de deux éléments dont l’un d’eux serait l’esprit critique, défini comme une attitude, ou plus précisément un ensemble d’attitudes qui poussent l’individu à avoir tendance à être critique.

L’esprit critique serait donc en quelque sorte la posture intellectuelle, l’état d’esprit que le penseur critique doit toujours adopter lorsqu’il est confronté à une nouvelle source d’information, à un problème qui, finalement, ne se pose pas forcément [1]. Par exemple, si l’on entend à la radio que « la molécule de la foi » a été identifiée [2], l’attitude attendue serait de se poser un minimum de questions sur cette affirmation – pour le moins surprenante – en cherchant les raisons d’y adhérer. Là réside la différence entre faire preuve ou non d’esprit critique : avoir tendance à utiliser son « outillage critique ».
Le penseur critique doit avoir une inclinaison à la critique. Mais il doit aussi être capable de le faire correctement : il peut agir, évaluer des affirmations et poser des jugements sur la base de raisons. C’est donc le deuxième élément que Boisvert signale comme « un ensemble de capacités à évaluer les raisons ».
Boisvert cite également les travaux précurseurs d’un psychologue anglo-saxon, Robert H. Ennis. C’est de son approche que le concept de pensée critique s’est étendu au double aspect attitude-capacité. Ennis définit la pensée critique comme « une pensée raisonnable et réflexive orientée vers une décision quant à ce qu’il faut croire ou faire » . Bien que les habiletés permettent un jugement éclairé et raisonné, constituant ainsi la part technique de la pensée critique, Ennis ne se limite pas à celles-ci et inclut également les différentes attitudes propres au penseur critique, c’est-à-dire la tendance à être critique.
Nous pouvons alors définir la pensée critique comme la synthèse d’une disposition, d’une tendance, bref d’attitudes dont il faut user en permanence (= esprit critique) et d’une somme de savoir-faire formant un outillage qu’il faut être capable d’utiliser :

Pensée critique = esprit critique (attitudes) + ensemble de capacités

On retrouve une liste (non exhaustive) des différentes attitudes et capacités qu’ont identifié Ennis et d’autres ci-dessous :

 
Capacités caractéristiques de la pensée critique Attitudes caractéristiques de la pensée critique
C1. La concentration sur une question. A1. Le souci d’énoncer clairement le problème ou la position.
C2. L’analyse des arguments. A2. La tendance à rechercher les raisons des phénomènes.
C3. La formulation et la résolution de questions de clarification ou de contestation. A3. La propension à fournir un effort constant pour être bien informé.
C4. L’évaluation de la crédibilité d’une source. A4. L’utilisation de sources crédibles et la mention de celles-ci.
C5. L’observation et l’appréciation de rapports d’observation. A5. La prise en compte de la situation globale.
C6. L’élaboration et l’appréciation de déductions. A6. Le maintien de l’attention sur le sujet principal.
C7. L’élaboration et l’appréciation d’inductions. A7. Le souci de garder à l’esprit la préoccupation initiale.
C8. La formulation et l’appréciation de jugements de valeur. A8. L’examen des différentes perspectives offertes.
C9. La définition de termes et l’évaluation de définitions. A9. L’expression d’une ouverture d’esprit.
C10. La reconnaissance de présupposés. A10. La tendance à adopter une position (et à la modifier) quand les faits le justifient ou qu’on a des raisons suffisantes de le faire.
C11. Le respect des étapes du processus de décision d’une action. A11. La recherche de précisions dans la mesure où le sujet le permet.
C12. L’interaction avec les autres personnes (par exemple, la présentation d’une position à l’aide d’une argumentation orale ou écrite). A12. L’adoption d’une démarche ordonnée lorsqu’on traite des parties d’un ensemble complexe.
  A13. La tendance à mettre en application des capacités de la pensée critique.
  A14. La prise en considération des sentiments des autres, de leur niveau de connaissance et de leur degré de maturité intellectuelle.

Le rôle des connaissances : la compétence critique

Une dimension importante n’est pas précisée par ces listes : celle des connaissances disciplinaires nécessaires pour exercer la pensée critique. En  effet, on pourrait penser que, quelque soit le domaine, il existe des dimensions propres à la pensée critique et que l’on peut acquérir et appliquer celles-ci sous forme d’habiletés et d’attitudes, quel que soit le sujet étudié. Boisvert précise que cette idée d’un ensemble d’habiletés générales et transférables fait débat. Ainsi, on pourrait imaginer que la pensée critique varie au contraire, d’un domaine à l’autre, et qu’elle ne constitue pas un ensemble unique d’habiletés générales et transférables. En tenant compte de cette  dernière remarque, on peut alors avoir une approche sans doute plus complète de la pensée critique, incluant le rôle des connaissances dans un thème particulier. En effet, l’analyse d’argument, la définition des termes et l’évaluation de définitions sont des exemples parmi d’autres de capacités listées par Ennis et qui nécessitent un savoir adéquat dans le domaine où s’applique la pensée critique. L’importance de ces dernières dans le domaine examiné  fait bien partie de ce que l’on entend par pensée critique. En prenant un exemple concret, si nous lisons dans une revue que la physique quantique permet d’expliquer la télépathie, nous aurons beau maîtriser l’analyse des arguments et des définitions ou l’évaluation de la crédibilité des sources, notre absence de connaissances en physique quantique sera un frein important à cette entreprise de décorticage de l’information.

On peut objecter deux choses à cela. La première, c’est qu’il suffit d’avoir recours à un spécialiste de la question et ainsi se rapprocher de la vérité (au sens de vérité matérielle et non morale). Ceci est tout à fait exact, c’est même à mon avis une capacité importante que de savoir chercher un avis extérieur de confiance. La seconde serait de reprendre certaines études sociologiques [3] conduites depuis plusieurs années : le niveau de croyance au « paranormal » n’est pas inversement corrélé au niveau d’étude ce qui, avec une bonne approximation, exprime un certain niveau de connaissances. Mais si ce critère n’est pas à lui seul responsable du manque de sens critique de la population sondée, il en est certainement une des causes, notamment en terme de connaissances scientifiques. De plus, si penser de façon autonome est bien une caractéristique du penseur critique, rechercher en permanence un avis extérieur peut, à l’inverse, nous freiner dans notre entreprise. Que peut-on dire alors de la pensée critique ? Je proposerai comme « définition » la triple entrée « attitudes-capacités-connaissances »  ce qui l’identifie à une compétence (comme définie ci-dessus) : la compétence critique. Celle-ci regroupe un ensemble de capacités et d’attitudes critiques générales, et nécessitant un niveau de connaissances minimum en lien avec le problème ou l’information examinée. Par commodité, nous avons pris pour habitude de ne parler que d’esprit critique mais n’oublions pas que cette expression n’est pas si triviale et engage un certain nombre d’autres conceptions.

Pourquoi développer la pensée critique ?

Pourquoi vouloir à tout prix développer la pensée critique ? J’aime à penser que l’on ne peut bâtir nos connaissances sur des informations peu ou pas vérifiées. Comme F. Bacon le précisait en son temps, nos sens et notre raisonnement s’égarent en permanence, trompés et poussés à commettre des erreurs. Autant d’idoles – telles qu’il les nommait – à éviter pour accéder à la connaissance. Nous sommes confrontés à tant de médias, tant de données, que notre cerveau a pris pour habitude, par gain de temps, de faire confiance à la majorité d’entre eux, pour peu qu’ils proviennent d’une source que nous jugeons « fiable ». Mais qu’est-ce qu’une source fiable ? Le « 13 heures » de France 2 ? Le Nouvel Observateur ? Charlie Hebdo ? Le Monde ? RTL ? Le blog de mon voisin  (ahah) ? Wikipédia ? Cette difficile voire impossible identification nous renvoie à la première tâche du penseur critique : vérifier la source de l’information. Mais quand le nombre de nouvelles, de scoops, d’études, atteint un seuil critique, le temps passé à vouloir tout examiner dépasse de loin l’âge de l’Univers. L’analyse se fait alors moins souvent et moins bien, l’impression prend la place du jugement éclairé et entraîne l’individu soit dans un choix factice (a-t-il vraiment le choix s’il ne peut juger ?) entre des éventualités dont la véracité est indiscernable, soit dans une sorte d’indétermination chronique. Dans un cas comme dans l’autre, être dans l’incertitude ou dans la crainte des événements à venir conduit à une situation inconfortable. Pour se rassurer, diverses stratégies sont mises au point, inconsciemment ou pas, afin de nous ramener à une réalité bienveillante. Ces moments où l’on ne maîtrise pas notre futur sont la source principale des superstitions. Spinoza l’écrivait déjà :

Si les hommes pouvaient régler toutes leurs affaires suivant un dessein arrêté ou encore si la fortune leur était toujours favorable, ils ne seraient jamais prisonniers de la superstition. Mais souvent réduits à une extrémité telle qu’ils ne savent plus que résoudre, et condamnés, par leur désir sans mesure des biens incertains de fortune, à flotter presque sans répit entre l’espérance et la crainte, ils ont très naturellement l’âme encline à la plus extrême crédulité ; est-elle dans le doute, la plus légère impulsion la fait pencher dans un sens ou dans l’autres, et sa mobilité s’accroît encore quand elle est suspendue entre la crainte et l’espoir, tandis qu’à ses moments d’assurance elle se remplit de jactance et d’orgueil. (Spinoza,Traité théologico-politique)

Cette observation des comportements a, en quelque sorte, été confirmée par les travaux menés en psychologie sociale : lorsqu’un individu est mis en situation de non contrôle cognitif [4], il a plutôt tendance à interpréter les faits en ayant recours à des explications relevant de croyances « magiques » qu’à des explications plus « rationnelles » (Deconchy & Hurteau, 1998). Dans cet état, « il rejetterait toute activité cognitivement coûteuse et préfèrerait utiliser des procédures heuristiques peu coûteuses en ressource cognitive»

Dans ces conditions, être aguerri aux techniques nous permettant de démêler le vrai du faux, de juger de la pertinence d’une information à partir de critères solides, représente plus que le simple développement d’une compétence quelconque. Cette aptitude indispensable que le penseur critique est en mesure d’exercer (habiletés) et à tendance à exercer (attitudes) constitue un enjeu que l’éducation ne doit pas prendre à la légère.

Dans les programmes de Physique-Chimie ou de Sciences de la Vie et de la Terre au collège, on sent très nettement une volonté de familiariser les élèves aux méthodes de la science. La démarche d’investigation qui y est mise en place se retrouve également dans les enseignements de Mathématiques ou bien de Technologie. Mais je doute du réel objectif de celle-ci. En effet, depuis quelques années, une désaffection est enregistrée pour les études scientifiques post-bac, notamment en physique, chimie et mathématiques. Relancer ces vocations semble donc être le but réel de cette réorientation des instructions officielles : il nous faut des scientifiques. Si cet objectif n’est pas contestable en soi, la manière d’opérer me paraît cependant masquer les enjeux réels de la formation scientifique. Tous les élèves de troisième qui auront apprécié les cours de science seront-ils engagés par le CNRS dans la recherche sur la théorie des cordes ou sur le calcul stochastique ? Évidemment, non. Certains seront ingénieurs, d’autres enseignants, mais la plupart auront bifurqué vers d’autres routes, sans aucun rapport avec le monde scientifique. Pour ces futurs hommes et femmes, l’ambition première d’un enseignement scientifique devrait être d’apporter les bases d’une pensée critique en science. Démarche, mais aussi attitudes et aptitudes développées en cours de sciences peuvent, si elles sont traitées dans ce but et de façon explicite, permettre le développement d’un esprit scientifique dont chacun a le droit de bénéficier. Que tous les élèves ne souhaitent pas aller plus loin est bien entendu évident. Mais leur donner la possibilité de choisir en connaissance de cause est une responsabilité qui incombe à tout formateur, de quelque discipline qu’il soit. Je ne néglige pas la part fondamentale que constitue l’acquisition de connaissances et cela même pour développer un comportement critique. Elle fait partie de ce que l’enseignement doit apporter. Mais que deviendra l’élève sorti du milieu scolaire une fois ces connaissances acquises ? Saura-t-il s’en servir ? Saura-t-il faire ses propres choix en connaissance de cause ? Comment pourra-t-il appréhender et trier toutes les informations nouvelles qu’il recevra au cours de sa vie hors des bancs de l’école ? C’est pour permettre de développer l’autodéfense intellectuelle et l’utilisation d’outils critique qu’une pédagogie de la pensée critique est nécessaire dans notre système scolaire. Mais de quelle manière procéder ? Détacher l’enseignement des capacités et attitudes critiques des connaissances et pratiques disciplinaires est une possibilité, par exemple en exerçant les élèves spécifiquement sur la maîtrise des outils de la pensée critique. On peut également intégrer le développement de la pensée critique directement dans les cours de sciences : la pratique expérimentale dans son sens le plus global est une éventualité plus qu’envisageable. Si je suis un ordre en quelque sorte logique, c’est vers la formation des enseignants que nous devrions aussi nous orienter. Il ne semble pas possible de demander aux professeurs de développer l’esprit critique sans leur donner un guide, des repères, des ressources documentaires ou des références en la matière. Que ce soit par l’intermédiaire de la formation continue, de l’Université ou de toute structure adaptée comme le CorteX, l’apprentissage de la pensée critique pourrait constituer un nouvel axe de formation des futurs enseignants. Parce que l’enjeu n’est pas seulement didactique, pédagogique ou encore personnel, mais bien politique : pour que les futurs élèves et étudiants puissent avoir les clés d’un esprit critique clair et raisonnable.

Denis Caroti


Bibliographie associée :

  • BOISVERT Jacques (1999). La formation de la pensée critique. Théorie et pratique. Editions De Boeck Université. Voir dans la Bibliotex.
  • DECONCHY, J.-P., & HURTEAU, C. (1998). Non-contrôle cognitif (learned helplessness), épuisement cognitif et recours à des explications « irrationnelles ». In J.-L. BEAUVOIS, R.-V. JOULE, & J. MONTEIL (Eds.), Perspectives cognitives et conduites sociales (VI) (pp. 103-126). Paris-Lausanne, Delâchaux et Niestlé.
  • GUILBERT Louise, Jacques Boisvert, & N. Ferguson (1999), Enseigner et comprendre. Les Presses de l’Université Laval.
À télécharger pour approfondir : un article de Boisvert intitulé « Développer la pensée critique au collégial » : « Parmi tous les objectifs de formation fondamentale qu’on peut poursuivre au collégial, le développement de la pensée critique est sans aucun doute un des plus importants… et c’est un domaine où il y a beaucoup à faire. »

[1] Ainsi, il ne serait plus question d’avoir une attitude critique si les assertions à examiner étaient clairement étiquetées : « Attention : on doit me remettre en question ». Une des dispositions les plus importantes dont doit faire preuve le penseur critique est d’être en mesure d’appliquer son doute aux problèmes qui ne sont pas forcément identifiés et reconnus comme tels.
[2] Pourquoi Dieu ne disparaitra jamais, Science&vie n°1055, août 2005.
[3] BOY Daniel (2002). Les français et les parasciences : vingt ans de mesure. Revue Française de Sociologie , 43 (1), pp. 35-45.
[4] Le non contrôle cognitif ou encore « épuisement cognitif » d’un individu est crée par une situation ne lui permettant pas de résoudre un problème soumis à son examen.