Le dessous des cartes : RIP Jean-Christophe Victor

CorteX_Jean-Christophe-Victor Jean-Christophe Victor, célèbre présentateur du Dessous des Cartes, sur Arte, est mort le 28 décembre 2016 des suites d’une crise cardiaque. Fils de l’explorateur polaire Paul-Émile Victor et de la productrice de télévision Éliane Decrais, celui qui dirigeait avec sa femme Virginie Raisson le LEPAC (Laboratoire d’études prospectives et d’analyses cartographiques, indépendant) a éduqué à la géopolitique à partir des cartes toute une génération de francophones. Il a fourni un grand nombre de matériaux pédagogiques critiques. Titouan Girod, qui fait son stage de Licence 3 Géographie au CORTECS, rend hommage au monsieur.

CorteX_Dessous_des_cartesDiplômé en chinois de l’École des langues orientales et diplômé d’étude en sciences politiques, J-C. Victor devient docteur en ethnologie et réalise pour les besoins de sa thèse un voyage d’un an dans un village reculé du Népal. Ses choix d’étude révèlent son intérêt pour le continent asiatique, et lui permette une grande interdisciplinarité que l’on retrouvera beaucoup dans ses émissions du Dessous des Cartes.

Il commence sa carrière en travaillant pour le Ministère des affaires étrangères, avec lequel il est envoyé en Afghanistan. C’est à cette époque qu’il co-fonde l’Organisation non gouvernementale Action Contre la Faim, avec laquelle il partira en mission dans des pays comme le Pakistan ou l’Afghanistan.

Mais Jean-Christophe Victor, c’est aussi et surtout une vie dévouée à la recherche et à la pédagogie dans une interdisciplinarité mêlant sciences politiques, géographie, histoire, cartographie, ethnologie, économie… De fait, il fonde en 1991 le laboratoire d’études prospectives et d’analyses cartographiques avec Virginie Raisson, sa compagne. Ce laboratoire de recherche privé et indépendant sera pendant 25 ans à l’origine des analyses du Dessous des Cartes. Ses recherches servent des structures publiques, mais également, à notre grande surprise, des entreprises privés1Bien que s’agissant d’un laboratoire privé ne dispensant pas d’enseignement, les recherches du Lépac étaient largement réutilisées et transmises par la télévision, notamment Arte. Cette mission de transmission et de pédagogie, c’est Jean-Christophe Victor qui l’assurait grâce à son premier rôle dans l’émission hebdomadaire. Il partageait alors ses recherches et celles du Lépac à des milliers de téléspectateurs comme un professeur à ses étudiants.

L’émission, en elle-même possédait un certain nombre de qualités dans sa réalisation : simple mais pas simpliste, courte, Victor savait être synthétique, permettant de retenir plus facilement l’attention. Par sa pluridisciplinarité, l’émission permettait de comprendre à la fois les grosses machines étatiques ou entrepreneuriales et les aspirations, besoins ou vécus des groupes humains étudiés. Victor avait une vision critique de la cartographie jusque dans la projection utilisée (il préférait par exemple la projection de Gall-Peters, respectant les surfaces au détriment des angles à celle utilisée classiquement dite de Mercator, qui rétrécit l’Afrique et amplifie les pays tempérés), et se méfiait des arrangements des grands cartographes propriétaires du web comme Google Maps. Enfin, il a toujours refusé d’inscrire son émission dans le buzz et le court-termisme, et a toujours adopté un temps long, temps de la réflexion, ne se laissant jamais imposer ses sujets par les événements médiatiques.

Les émissions (répartis en 26 saisons d’un épisode hebdomadaire) traitaient de situations politiques, économiques, sociales, géopolitiques dans tous les continents, résumant parfois les causes et conséquences d’un conflit, ou la situation d’un pays. Elles traitaient parfois aussi de problèmes internationaux voire mondiaux, ou encore portaient un regard critique sur la cartographie elle-même.
Le format de l’émission – c’est-à-dire une personne seule face à une caméra, utilisant des images apparaissant à l’écran, dans un temps court – a été précurseur et fait aujourd’hui le succès de nombreux vidéastes proposant souvent des émissions de vulgarisations sur Internet.

La fascination de Victor pour le monde polaire – probablement un atavisme familial – et sa conscience des dangers du réchauffement climatique l’ont porté travailler à la création d’un musée sur le monde polaire, l’Espace des Mondes Polaires, qui sera malheureusement inauguré sans lui en février 2017.

Nous ne savons pas si Victor et le LEPAC ont soutenu Open Street Map, projet de base de données géographiques libre du monde, mais en tout cas Victor salue très largement son utilité, notamment la réactivité de ses contributeurs lors d’événements tels que des catastrophes naturels par exemple : il prend d’ailleurs comme exemple son rôle crucial après le séisme à Haïti en 2012. Il souligne aussi le fait que leurs données puissent être réutilisées par tou-tes car libres de droit. Il traite de tout cela dans le Dessous des Cartes sur la Cartographie 2.0 (voir plus bas).

Merci pour l’œuvre, Jean-Christophe Victor. Reposez sous vos cartes en paix !

Titouan Girod, Richard Monvoisin


Rien de tel que de juger sur pièces. Pour vous donner ou redonner le virus du Dessous des cartes, nous vous recommandons (avec plusieurs liens) :

  • Révolution cartographique ? Sur les travers de Google Maps (ici ou )
  • Des Frontières qui se re-ferment ?  Sur les murs aux frontières dans le monde (ici, ou encore )
  • L’Afrique dans le maintien de la paix, un épisode qui permet une approche synthétique de la question de la gestion de la paix en Afrique (ici ou )
  • Des nouvelles de l’Antarctique (ici ou )
  • Cartographie 2.0, épisode sur les nouveaux fournisseurs cartographiques du web libre (Open Street Map) ou propriétaire (Google Maps) (ici ou ).

 

Dans l’extrait d’une entrevue réalisée la veille de sa mort sur France Culture, il souligne avec plaisir le partenariat entre l’IGN (Institut de Géographie Nationalet Open Street Map. Nous reproduisons l’émission ici.

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Retranscription :

Vous maintenez : « Google Maps ment » ?

Bien sûr que je maintiens. Le problème, c’est qu’il n’y a pas suffisamment de personnes qui le savent ! Ce qui est intéressant, le point de départ de notre micro-recherche au Lépac était que Google Maps est de plus en plus utilisé comme référence. Et s’il y a référence, on compare. Et on s’est aperçu que les tracés frontaliers des États sont adaptés à l’État commanditaire. C’est une vraie malhonnêteté intellectuelle, politique, cartographique et diplomatique. Mais nous ne sommes pas les premiers, d’autres chercheurs américains2 et français, Jérôme Staub notamment, s’en étaient aussi aperçus.

Et de quand date ceci ?

Depuis le début ! C’est-à-dire que si Google veut conquérir le marché chinois, ce qui n’est pas encore fait, il ne peut pas montrer les frontières du pays qui ne correspondent pas à la vision nationale. La vision nationale pour la zone du Cachemire par exemple, pour laquelle s’affrontent déjà l’Inde et le Pakistan. Donc Google Maps va s’adapter à ce que souhaite le régime, le récit chinois et cela ne se conforme pas aux accords internationaux signés par la Chine dans le cadre de négociations aux Nations unies. Si Google Maps applique la carte des Nations unies au litige frontalier entre le Japon et la Chine, Google n’aura pas accès au marché chinois !

Vous avez eu une réaction de Google ?

Non. Mais peu importe : il suffit de regarder les tracés frontaliers, ce qui est signé, pas signé, et de comparer. Si vous comparez par exemple les cartes proposées par la Chine avec les cartes proposées par le Japon, ce ne sont pas les mêmes frontières maritimes. Si vous êtes à Moscou et que vous regardez Google Maps, vous voyez que la Crimée est russe. Maintenant, si vous êtes à Bruxelles, dans l’Union européenne, ou à Kiev, vous voyez qu’elle n’est pas russe. Donc, si la direction de Google s’y oppose, elle n’a pas le marché ! Le marché ukrainien ce n’est pas très grave. Mais le marché russe et surtout le marché chinois, indien ou autres, c’est plus important. Google fait passer le marché avant la réalité cartographique et géopolitique.

La référence, ce sont les cartes des Nations unies ?

Oui, dans la mesure où vous avez 198 États qui ont estimé que c’était le moins mauvais outil pour se retrouver, négocier et pour résoudre un litige. Et donc les Nations unies publient depuis 1946 des cartes qui font référence. Or, le problème est que Google Maps, qui est un bel outil, franchement – non seulement c’est beau, mais en gros c’est utile – Google Maps devient une référence parce que c’est d’un accès évidemment beaucoup plus facile que les cartes des Nations unies. C’est logique. Le problème, c’est que c’est faux ! Et cela peut entraîner des problèmes, qui ne sont pas négligeables. Pour le Sahara occidental par exemple. Un pays seulement le reconnaît comme étant marocain, c’est le Maroc. Et donc, ce qui est produit comme carte par Google pour le Maroc, c’est évidemment l’intégration du Sahara occidental à l’état marocain. Mais ailleurs, non.

Si Google Maps n’avait pas ce succès numérique – nous, nous l’utilisons aussi – ce ne serait pas bien grave. Sauf que là, c’est un substitut aux outils juridiques internationaux.

Google fait donc fi des Nations unies ? Bafoue la géopolitique, la carte du monde telle qu’elle est ?

Ils ne bafouent rien du tout, ils s’en foutent ! Leur problème est d’accéder à des marchés. Et ils y arrivent très très bien. Donc, oui, ils font fi des Nations unies. Il y a des pays qui n’ont pas de problèmes : de vieux États comme la France, l’Espagne, le Royaume-Uni, il n’y a pas de litiges, donc en gros, on a les mêmes frontières. Mais en revanche, ce n’est pas vrai pour la Russie, l’Inde, la Chine, etc. Peut-on employer le terme « bafouer » ? C’est un terme moral. Je ne me place pas sur ce plan-là. Je dis simplement attention, cela ne peut pas servir de référence, parce que cela ne fait qu’affaiblir les outils juridiques internationaux qui à mon avis ont plutôt besoin d’être renforcés. Vous savez, une frontière est une chose éminemment sensible ! Que l’on ne négocie pas mètre par mètre, mais centimètre par centimètre ! Et il faut des cartes pour cela. C’est très important pour chaque État. Les tensions géopolitiques actuelles, qui sont nombreuses, et celles à venir, méritent que l’on ait des outils cartographiques, des outils de lecture identiques. Avoir la même partition.

On atteint alors un point critique et Google a trop de pouvoir par ses cartes ?

Je ne sais pas si l’on atteint un point critique. Point critique, c’est un peu radical. Je dis simplement : ne vous laissez pas berner. Ne vous laissez pas berner. Ne vous laissez pas prendre pour…, pour des cons quoi ! Parce que là, ce sont des outils qui sont extrêmement sensibles.

Et ne pas se laisser berner veut dire utiliser quoi ?

L’alternative, ce sont les cartes des Nations unies et d’autres. Nous prenons comme références les cartes du quai d’Orsay, du ministère des Affaires étrangères. Et on s’en sert quand il y a litige pour voir ce que dit la France. On s’appuie là-dessus. Là, on a un outil de référence. Mais sinon, l’alternative, le problème est qu’il n’y en a pas ! En posant la question, vous démontrez même la faiblesse du raisonnement. Mais cela dit, cela dépend du niveau de recherche : on a peut-être pas tous besoin en regardant Google Maps de savoir l’endroit où se place le tracé frontalier entre l’Inde et la Chine au niveau du Cachemire.

Le partenariat entre l’IGN (Institut géographique national) et Open Street Map vous semble dérisoire face à cela ?

Franchement, non. Parce que l’IGN est une grosse machine, une grosse institution, extrêmement fiable, d’une part. Et d’autre part, la technique d’OpenStreetMap finalement est plus réactive que les outils ou même les agents de l’IGN sur le terrain. Donc, une alliance de ce type-là me semble très intéressante. Vous savez, au moment des séismes par exemple, plein de gens sur le terrain, souvent des humanitaires, qui manient très bien l’outil numérique et OpenStreetMap, fournissent énormément d’informations cartographiques. Ne serait-ce que de dire une journée après le séisme qu’un pont est écroulé, c’est très très précieux. Je ne sais pas si cela amoindrit la gravité du problème que je soulève, mais cela ne peut aller que dans le bon sens en tout cas.

Le quai d’Orsay ou le ministère de la Défense se préoccupent de cette maîtrise de Google ?

Je ne sais pas, mais sûrement. Quand vous êtes dans des « zones molles », comme au Mali par exemple, on ne peut pas trop jouer avec les frontières. En plus, elles sont compliquées par le nomadisme. Ce n’est pas le moment d’avoir les frontières troubles. C’est une question, dirais-je vulgairement, jouissive intellectuellement, et importante politiquement.

Troque ceinture d’explosifs à grenaille contre boite à outils critiques

C’est avec tristesse et consternation que nous regardons le bilan des attaques ayant eu lieu à Paris dans la nuit du vendredi 13 au samedi 14 novembre 2015. Ces quelques lignes ne visent pas à analyser ces événements, puisque nous avons pour principe de ne pas céder à la pression médiatique et de prendre le temps nécessaire pour examiner rationnellement et de façon dépassionnée les causes et les implications de ces événements. Toutefois, tant les questions qui furent soulevées à l’issue de ces attaques – pourquoi nous ? Au nom de quoi ces personnes ont-elles tuées ? – que la réaction du Président François Hollande, qui le lendemain même a intensifié ses frappes contre l’État Islamique sur la ville de Rakka en Syrie, nous forcent à rappeler certains éléments de compréhension des mécanismes et des impacts des interventions militaires, qui mettent en perspective le drame parisien mais qui sont occultées. Savamment occultées.

Le désarroi d’une majorité de Français vis-à-vis de ces attentats est manifeste. Nous ne nous appesantirons pas sur les campagnes type « Pray for Paris » car, à notre connaissance, la prière d’intercession n’a jamais été un levier géopolitique efficace ; ni sur les minutes de silence qui s’écoulent de partout, et qui auraient profit à être troquées contre des minutes de réflexion critique. Nous préférons – et c’est ce que nous faisons dans nos enseignements – prôner la méthodologie suivante :

si l’on veut éviter un phénomène, il faut le regarder sans fard, le caractériser, puis en chercher les rouages, et enfin travailler sur lesdits rouages.

En qualifiant les « terroristes » de salauds, de barbares, de fous de Dieu, la réaction est affective, et on peut aisément comprendre cela des proches ou des familles des victimes. Il n’est pas censé en aller de même pour des intellectuels, des politistes, qui doivent bâtir un savoir le plus désaffectivé possible pour rationaliser leur rapport au réel qu’ils étudient. Pourtant, qualifier quelqu’un de fou, c’est faire démarrer ses actes dans un esprit malade, ce qui évite toute recherche d’autres causes. C’est ce qu’on fit à propos des résistants du maquis des Glières, des résistants du Front de libération algérien, des rebelles de divers anciennes colonies françaises, comme Madagascar, et tant d’autres.

Or il semble que les esprits en question ne soient pas pathologiquement atteints, ni particulièrement imbéciles. La question devient alors : « qu’est-ce qui pousse un individu comme vous et nous à commettre ce genre d’acte effrayant ? » et pourquoi ne nous viendrait-il pas à l’esprit de faire cela ? Quel contexte permet l’émergence de ce genre d’acte ? Là, c’est à une analyse sociétale qu’il faut passer. Reposons la question autrement : comment se fait-il que notre monde, et à plus forte raison notre pays ne soient pas en mesure de faire naître des alternatives plus séduisantes que celle de se faire sauter avec une ceinture d’explosifs au milieu de gens inconnus et assez éloignés des centres de pouvoir dénoncés ?

Un début, un maigre commencement d’analyse, démarre par la dénonciation d’un paradoxe français.

La France est un des pays qui consacre un pourcentage conséquent de son produit intérieur brut en dépenses militaires1– et ce, malgré de récentes coupes dans le budget du Ministère de la Défense2. L’armée française est engagée au maximum de ses capacités dans un grand nombre de conflits – au sol ou dans les airs. Au total, ce sont 6500 soldats français qui sont déployés dans des opérations extérieures, bien souvent avec des mandats peu clairs, non discutés démocratiquement, et parfois sans autorisation préalable du Conseil de Sécurité des Nations-Unies3. À l’Afghanistan en 2008, se sont succédés la Libye en 2011, la Centrafrique et le Mali en 2013, l’Irak début 2015 et  la Syrie depuis septembre. La France est donc en guerre. Non contre un ennemi « invisible » mais, dans la plupart des cas, aux côtés de forces gouvernementales, issues de ses anciennes colonies et dont la légitimité est contestée par des mouvements rebelles et armés.

Ces guerres sont toutefois totalement absentes du débat public, à part lorsqu’il s’agit de les vendre en les parant de vertus « humanitaires »4. Où trouve-t-on le décompte des victimes, directes et indirectes de ces conflits ? Qui informe sur les buts de ces interventions ? Pourquoi les pouvoirs du Parlement sont-ils si limités quand il s’agit d’avaliser une intervention extérieure 5? Pourquoi les citoyens français sont-ils dépourvus de tout pouvoir de décision en matière de politique étrangère ? Pourquoi faut-il attendre plusieurs années pour découvrir les véritables motifs d’une entrée en guerre de la France et le bilan, souvent désastreux, de ses interventions ? Pourquoi la stratégie de sortie de conflit n’est-elle jamais explicite avant l’entrée en guerre ?

Il faut le reconnaître, il n’y a pas à notre connaissance de cas où la situation politique fut meilleure après intervention militaire française. En effet, les récents exemples d’intervention l’attestent : ces guerres n’aboutissent jamais à améliorer la vie des civils qu’elles prétendent défendre. Pire, la diabolisation des ennemis et la rhétorique agressive et martiale qui y est employée conduit à des conséquences désastreuses sur le terrain. En Afghanistan, le refus de négocier avec les Talibans et la stratégie jusqu’au-boutiste poursuivie par l’administration Obama et le général McChrystal a fait sombrer le pays dans un guerre longue qui se solde aujourd’hui par une désillusion et une insécurité accrues pour les populations afghanes6. Les Talibans sont désormais en passe de reprendre le contrôle de Kaboul. Dix ans de guerre pour quoi, donc ? La Libye aujourd’hui est en proie à des violences qui déstabilisent toute la région7. En Centrafrique, la France est embourbée alors que les troupes de maintien de la paix au Mali subissent des pertes importantes8.

L’un des lieux communs des auteurs des actes de type attentats « djihadistes » est une combativité politique, un engagement, généralement anti-impérialiste et anti-colonialiste qui trouve dans le religieux son écrin. Si nous exécrons les modèles théologiques, et n’avons aucune forme d’admiration pour l’État Islamique, il nous faut reconnaître, à notre grande peine, qu’elle offre un idéal politique capable de drainer des jeunes. Parmi les raisons de la radicalisation, il y a la politique extérieure militaire française. Et bizarrement, nombre de médias occultent exactement ce lien causal9.

En revanche, peu de commentateurs exigent de nos décideurs politiques qu’ils clarifient leurs relations avec des régimes autoritaires dont les pratiques et les valeurs, ne sont pas si différentes de celles des combattants de l’État islamique. Car, faut-il le rappeler, le gouvernement français a réaffirmé son amitié pour l’Arabie Saoudite10 ou le Qatar11, deux pétromonarchies qui ne se caractérisent pas par leur respect des droits humains. On pourrait en appeler aux futurs prochains terroristes comme à nos décideurs politiques pour dessiner un front commun : plutôt que d’exiger, par la force militaire ou la bombe à clous, des changements politiques pourquoi ne pas investir dans la prévention de ces conflits en cessant, notamment, de soutenir des régimes autoritaires ? Il faut se rappeler que la France a invité Mouammar Khadafi en grandes pompes à l’Élysée en 2007, Bachar Al Assad au défilé du 14 juillet en 2008, autant de prestigieux invités que l’on a bombardés par la suite.

Dès lors, il est difficile de ne pas lire dans les attaques à Paris, comme dans celles qu’ont subi dernièrement le Liban, l’Égypte, la Turquie, le Danemark, la réaction violente à une action violente. Plus que de « valeurs » et d’« idéologie » c’est entre autres de dénonciation de stratégie guerrière dont il s’agit. Le fait que les États récemment touchés par des attaques soient aussi ceux qui sont en guerre dans les airs ou au sol contre l’État Islamique, ne relève pas, à notre sens, de la coïncidence.

Nous paraphrasons les mots de Noam Chomsky après les attentats du 11/9 : certes, c’est une tragédie. Mais elle n’est pas, hélas, extraordinaire. De nombreux pays vivent des massacres de masse, des morts civiles injustifiées, par des militaires ou des mercenaires financés parfois sur notre argent public. Ici, ce qui change, c’est la nationalité des morts12. Alors oui, c’est atroce, épouvantable, à l’image de ce qui se fait dans maints endroits ailleurs en notre propre nom. Faut-il en être surpris ?

Alors au lieu d’accumuler des minutes de silence, nous pourrions nous offusquer ensemble, raisonner ensemble : glaner les minutes et en faire des heures d’analyse critique de notre géopolitique.

Clara Egger, Richard Monvoisin

PS : le CORTECS invite toute personne, tout étudiant qui pense que le seul salut est l’attentat sur des innocents à prendre contact. Nous faisons le pari d’avoir à lui proposer des méthodes de transformation sociale certes plus lentes, mais infiniment moins sordides, et surtout, autrement plus efficaces. Dans le monde que nous visons, il n’y aura pas d’au-delà chatoyant. Il y aura un ici-maintenant un peu moins endeuillé.