Bonjour Oriane, au CORTECS, nous faisons des stages pour doctorant·es, et c’est comme ça que nous nous sommes rencontré·s. Nos compétences en droit sont assez réduites, et nous y arrivons essentiellement par deux chemins, soit par la philosophie morale, soit par des exemples d’usages de techniques mensongères ou frauduleuses et tombant (ou non d’ailleurs) sous le coup de la loi. Il en existe un troisième, que nous arpentons avec grosses chaussures de marche et protections aux genoux : la scientificité de cette discipline. On voit bien que le droit a une cohérence interne, à l’instar des mathématiques par exemple. On constate aussi que le droit réagit au réel, en fonction des nouveaux cas, des jurisprudences, etc. Bref, les sciences juridiques revendiquant le mot « science », nous aimerions documenter un peu cela.
Si j’ai bonne mémoire, lors de notre réflexion commune, tu as commencé par dire que les juristes mettent en avant deux grands modèles, deux grands paradigmes, qui orientent la façon de travailler pour les juristes et de concevoir les lois. Peux-tu nous dire lesquels, et leurs différences fondamentales ?
Oui, effectivement, les juristes mettent en avant qu’il existe deux modèles, présentés comme antagonistes : le positivisme juridique, d’un côté, qui s’opposerait au jusnaturalisme. Il nous faut expliciter ces termes tant bien que mal.
La définition du positivisme juridique, d’abord : ça commence mal, il ne fait pas consensus1, néanmoins tou·tes les auteur·es s’accordent sur le fait que le positivisme juridique consiste à travailler sur le droit en vigueur, c’est-à-dire les lois, règlements et jugements existants à un moment donné. Les positivistes juridiques travaillent sur ce qu’on nomme le droit positif, du latin positum, « posé », pour désigner le droit tel qu’il existe réellement. Dans ce modèle, la science du droit consiste à décrire le droit tel qu’il existe, sans jugement de valeur, sans chercher ce qui est fondamentalement juste. Sa base de travail est l’état des règles juridiques à un instant précis.
Peut-on dire que les positivistes juridiques sont des technicien·nes de la science juridique ? Peu importe où va le véhicule, les positivistes le réparent, le modifient… ?
Effectivement, c’est l’image qu’ils et elles renvoient, et qui est critiquée parfois par les opposant·es, les jusnaturalistes. Les positivistes se soucient de la cohérence de l’ordre juridique, mais ne jugent pas son contenu au regard de valeurs. C’est une conception moniste du droit.
Que veux-tu-dire par « conception moniste du droit » ?
Pour saisir ça, faisons un détour vers l’autre courant, le jusnaturalisme (qui vient de jus naturale, le droit naturel) : on y postule qu’il existe un droit positif, mais qui englobe le droit naturel qui prévaut sur le droit positif. Mais alors, qu’est-ce que le droit naturel ? Pour les jusnaturalistes, le droit naturel préexiste à notre existence. Ce serait un ensemble de normes non écrites, qui découlent de valeurs fondamentales, et le droit positif doit être conforme à ces normes non écrites. C’est par exemple le droit à l’éducation ou à la santé d’un enfant, le droit au logement, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, etc. Ce droit naturel est tiré de principes éthiques et moraux qui s’imposent aux législateurs et législatrices lorsqu’ils et elles élaborent le droit positif. Et le droit positif doit être en conformité avec le droit naturel. Il faut étudier ces principes moraux et ne considérer comme valide que le droit qui respecte ces principes. Cette conception est dualiste : d’un côté le droit naturel, d’où découle, de l’autre côté, le droit positif, tandis que chez les positivistes, il n’y a « que » le droit positif. C’est pour ça qu’on dit « moniste ».
Selon le positivisme, il faut obéir aux lois en tant que telles. Et selon le jusnaturalisme, il faut créer des lois et leur obéir uniquement si elles sont conformes au droit naturel, c’est-à-dire aux principes moraux et éthiques qui prévalent dans nos sociétés.
Donc pour les jusnaturalistes, il y a un droit naturel, qui se formalise en droit positif, mais ce qui compte, c’est le droit naturel ?
Oui exactement.
Évidemment chaque modèle caricature un peu les positions de l’autre pour mieux les critiquer et les détruire, mais il y a de vrais problèmes de fond. Les positivistes par exemple reprochent aux jusnaturalistes leur croyance d’un droit inhérent ou pire, préexistant à l’humain. Or, disent les positivistes, son contenu ne pourrait faire l’objet d’une définition stable et universelle qu’au prix d’un consensus général sur la nature humaine, ce qui est loin d’être facile (il suffit de regarder les différences de droits entre hommes et femmes dans divers endroits du monde). En outre, les jusnaturalistes ajoutent que l’application réelle de ce droit naturel supposerait qu’il soit transposé dans les divers systèmes juridiques – et donc sanctionné par des autorités disposant du pouvoir de coercition – donc, c’est-à-dire traduit en droit positif.
En gros, quand bien même il y aurait un droit naturel, il faudrait qu’il se traduise en droit positif, donc on retombe chez les positivistes.
Oui. Bien sûr, les jusnaturalistes reprochent aux positivistes leur fétichisme de la règle de droit positive, l’idée que pour ces dernièr·es le droit est gravé dans le monde, comme les lois de la physique. En réalité on trouve toutes sortes de jusnaturalistes, qui prendront selon leurs affinités comme référence la nature humaine, Dieu, la Nature…. Les positions sont très diverses, mais le tronc commun est le suivant : le droit doit être conforme à un droit naturel. Que ce droit naturel soit issu de Dieu, de la Nature ou d’une certaine idée de la nature humaine, il dépend des choix philosophiques, religieux, spirituels de l’auteur·e. Et il est évident que des conceptions antagonistes de ce qui est « juste » amène à des conclusions juridiques différentes.
Pour te donner un exemple, les jusnaturalistes ont notamment reproché aux thèses positivistes d’approuver l’existence du droit nazi. Cela est caricatural et ne nourrit pas le débat.
Je t’arrête un instant. Le droit nazi est un droit positif, centré sur un corpus législatif précis, et donc effectivement des juristes positivistes peuvent s’amuser dans cette cour de récréation, sans remettre en cause quoi que ce soit. Mais ce droit positif, pourtant, venait bien d’un droit naturel, pourtant, du type « droit du plus fort », ordonnancement des races. Donc même des jusnaturalistes nazi·es auront pu cautionner ce système.
Oui tu as raison. Les positivistes étudient le droit en tant que forme, et travaillent les règles de droit sans se soucier de leur fond. Ils et elles ne se préoccupent pas des justifications philosophiques, morales, politiques ou religieuses de l’existence d’une règle de droit.
En fait pour les positivistes le droit positif est le droit tel qu’il existe, celui qui est directement observable dans les textes de droit ou les jugements. Il existe par les textes de lois édictés par celles et ceux qui en ont la compétence. Le droit n’est pas gravé dans le monde mais dans des textes de droit, qui peuvent changer, selon les décisions de celles et ceux qui ont la compétence d’édicter ces textes.
Prenons un exemple, à propos de la Révolution française : on peut penser à l’opposition entre Edmund Burke, jusnaturaliste, et la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. Ces droits expriment une vision différente de ce qu’est le droit naturel pour Burke. L’article 2 cette déclaration dispose « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression. ». Pour Burke, cette déclaration est invalide car elle va à l’encontre de sa conception du droit issu de la nature. Pour lui, la nature est un ensemble de coutumes sociales et familiales qui tendent d’elles-mêmes vers la perfection. Or cette Déclaration est un ordre social imposé qui coupe court à cette évolution « naturelle » vers un perfectionnement. Il critique de même les droits de l’Homme, car selon lui la volonté universaliste qu’ils expriment nie l’ensemble des traditions et coutumes qui différencient chaque peuple.
Le positivisme, regroupe-t’il lui aussi un grand nombre de théories du droit différentes ?
Oui, et parfois contradictoires entre elles. De plus, certain·es positivistes versent aussi dans l’idéologie, en confondant la description de ce qui est à la prescription de ce qui devrait être, la fameuse is/ought fallacy, ou guillotine de Hume (cf. Être ou devoir être, telle est la question : La guillotine de Hume, CORTECS). On peut penser notamment à l’exaltation de l’État par certain·es théoricien·nes, qui reprennent à leur compte le discours fourni par les institutions étatiques pour en faire une théorie. Nous verrons plus bas l’exemple relatif à l’intérêt général érigé comme principe directeur de l’action de l’État par les juristes. On passe alors à une théorie érigée à partir d’une idéologie, ce qui paradoxalement les rapproche du jusnaturalisme tant combattu.
Notons que le positivisme est clairement dominant dans le champ universitaire.
Cette opposition entre positivistes et jusnaturalistes est-elle la seule qui existe ?
Non, il existe aussi une opposition entre juristes positivistes et sociologues à propos de l’étude du droit. Les juristes étudient le droit comme phénomène autonome des autres faits sociaux. Une bonne part des sociologues considèrent le droit comme un fait social parmi d’autres, et le considèrent comme un registre normatif parmi les autres (il existerait aussi des normes sociales, religieuses, morales etc.). Les sociologues étudient les faits sociaux menant à la création d’une règle et ceux menant à l’application d’une règle de droit. L’école du sociological jurisprudence2, à la fin du XIXème siècle, par exemple, fait la distinction entre law in books et law in action. Law in books, c’est le droit positif, écrit dans les codes juridiques. Law in action, c’est le droit tel qu’il est interprété et appliqué par les juristes, notamment les juges. Le sociological jurisprudence introduit l’idée que pour comprendre le droit, il faut étudier les textes de droit en même temps que l’application et l’interprétation qu’en fournissent les individus. Ce courant introduit aussi l’idée que les sciences sociales peuvent permettre de mieux comprendre le droit, notamment le law in action.
Les juristes reprochent aux sociologues leur faible connaissance des contraintes juridiques qui pèsent sur les acteurs juridiques. A contrario, chez la majorité des juristes, les contraintes sociales ou psychologique exercées sur les organes et individus chargés d’appliquer les normes ne sont pas prises en compte. Pour beaucoup de juristes, les individus sont des individus dénués de déterminants psychosociaux.
En soi, sont inutilisées la sociologie critique, les habitus3, les classes sociales, les formes de domination ?
On ne peut pas dire que ces dimensions sont complètement niées. Simplement les juristes ne prennent pas cela en compte dans leur étude du droit. Leur étude porte sur le droit, et non dans l’étude des comportements sociaux. La science du droit, en ce sens, porte sur un recensement et une classification des règles de droit existantes. Les juristes ne s’interrogent que peu ou pas sur l’interaction entre normes sociales et normes juridiques. Ils et elles portent peu d’attention à la vie des acteurs et actrices chargés de l’élaboration et de l’application du droit.
Mais il y a des spécialistes du droit qui ne sont pas d’accord avec ce positivisme ?
Certain·es auteurs·es vont plus loin, en critiquant fortement l’épistémologie de la science du droit mise en avant par les positivistes. Michel Miaille4 par exemple se qualifie d’auteur « critique », car il entend présenter le droit de manière scientifique, c’est-à-dire qu’il entend débarrasser la science du droit de ses « obstacles épistémologiques », au sens donné par Gaston Bachelard5, c’est-à-dire au sens des embûches d’appréciation qui viennent se dresser entre l’envie de savoir des scientifiques et l’objet du savoir. Selon Miaille, ces obstacles sont des empêchements non conscients à produire un travail scientifique, et sont fortement ancrés dans la culture des juristes. Il en donne trois.
Premièrement, il pointe la fausse transparence du droit, qui signifie que les positivistes présentent immanquablement l’étude des règles de droit comme objective et neutre sur un plan politique et moral. Les juristes positivistes pensent que seule l’étude des règles de droit permet de comprendre le droit. Il existerait donc une confusion entre l’observation qu’il existe des règles de droit dans une société, et la définition du droit comme objet de recherche. L’objet de recherche des juristes est ainsi défini de manière trop faible. Ces dernièr·es considèrent que seule l’étude des règles de droit permet de comprendre le droit et que le droit reflète complètement la société dans laquelle il se forme.
Deuxièmement, Miaille pointe l’idéalisme juridique, c’est-à-dire que les juristes positivistes vont prendre les notions que leur renvoie le droit comme explication du monde. Les notions juridiques sont idéalisées, et transformées en explication du monde qui les entoure. Miaille prend l’exemple de la notion d’« intérêt général ». L’intérêt général est devenue une notion explicative de l’action de l’État, par exemple pour les auteurs de l’école du service public du début au XXème siècle6. De même, un universitaire contemporain comme René Chapus, écrit en 2001 que les pouvoirs détenus pour l’administration lui servent à « assurer au mieux le service de l’intérêt général »7. L’idéalisation de la notion d’intérêt général conduit à véhiculer une image idéalisée de l’action de l’administration. Ce qui conduit les juristes à véhiculer une image idéalisée de la société, telle que renvoyée par les textes de droit étudiés. Si, par exemple les textes juridiques et acteurs juridiques induisent que la notion d’intérêt général est la raison de l’existence de l’État, les juristes vont en faire une théorie. L’État est alors la réalisation de l’intérêt général pour les juristes, qui oublient de questionner ce que disent les textes de droit. Ils et elles oublient l’explication historique et sociale de l’État. Dans cette optique, M. Miaille reproche aussi aux juristes d’être fortement imprégné·es de philosophie hégélienne. Pour Hegel, l’histoire a un sens, elle est guidée par une finalité. Ainsi, sans même en avoir forcément conscience, les juristes reproduiraient ce schéma avec la notion d’État. L’existence de l’État aurait donc un sens précis, celui de réaliser l’intérêt général.
Troisièmement, il critique ce qu’il appelle la supposée indépendance de la science juridique. En effet, les juristes feraient du droit un phénomène social parfaitement isolé des autres phénomènes, aussi doit-il donc être étudié indépendamment. C’est ce que critiquent évidemment aussi les sociologues du droit. Michel Miaille préférerait que le droit soit un objet abordé par le prisme de plusieurs disciplines, telles que l’histoire et la sociologie.
Son analyse est rejointe par des chercheur·es qui pensent que les théories juridiques créent une « illusion scientifique »8. Les théoricien·nes du droit, notamment positivistes, auraient voulu dissocier la théorie du droit de la philosophie du droit, et pour cela ont voulu faire un travail descriptif et qui se veut neutre, en décrivant le droit comme il est, on ne porte pas de jugement dessus. Cela apparaît à leurs yeux comme un gage de scientificité. Malheureusement, pour tout:e scientifique, la neutralité est illusoire, puisque toutes de sortes de biais nous affectent. De plus, on ne peut pas vraiment dire que la description systématique de règles de droit et des institutions juridiques s’apparente à une méthode hypothético-déductive, permettant d’écarter et de préciser des théories scientifiques. En effet, décrire ne permet pas d’expliquer ce droit. La description des règles de droit peut être faite par un·e universitaire ou par un·e professionnel·le du secteur (juriste, avocat·e, juge, etc.). Il suffit de regarder qui écrit les manuels ou les articles dans les revues juridiques dans lesquels ces descriptions sont écrites. Dès lors, la description des règles n’est dont pas un critère discriminant pour affirmer qu’une personne effectue un travail scientifique. De plus, les juristes affirment que l’objet de leur recherche leur est donné, c’est le droit positif. La description peut être opérée à l’infini tellement il existe des règles de droit. Or, un travail scientifique construit son objet de recherche, en formulant des hypothèses et en élaborant un protocole permettant de les tester.
On dit en épistémologie que c’est la prédictibilité d’un système qui en fait sa valeur. Laquelle de ces deux écoles, positiviste ou jusnaturaliste, offre la meilleure prédictibilité ?
En fait, il existe un profond vide dans la réflexion épistémologique en droit. La réflexion sur les méthodes est de même extrêmement pauvre.
Certain·es auteur·es proposent un protocole de vérification. Mais en fait, il s’agit d’établir un protocole de vérification… pour vérifier si les hypothèses avancées concernant le sens d’une règle de droit sont confirmées par la décision du juge. Cet empirisme doit donc servir à prédire les décisions de justice… À mon avis, on n’est pas loin de la « futurologie » ! Le sociological jurisprudence dont je te parlais précédemment avait pour volonté de prédire les décisions de justice grâce aux méthodes des sciences sociales.
Cette pauvreté de la réflexion épistémologique est assumée par certain·es juristes, qui font de la science du droit une discipline de commentaire des lois et de prédiction des décisions des tribunaux. Or, cela ne s’appelle pas de la science, mais de la dogmatique, de la doctrine. La doctrine juridique est l’ensemble des opinions émises par les universitaires et les juristes sur le droit, qui s’expriment dans des manuels ou des revues juridiques9. La doctrine est présentée comme une source de droit, et effectivement, les professionnel·les du droit s’y réfèrent. Je l’ai moi-même expérimenté en stage. Quand un·e client·e par exemple demande ce que signifie une loi qui vient de sortir, et sur laquelle il n’existe encore aucune application ni aucune jurisprudence, tu fouilles les revues juridiques pour regarder ce qu’en a dit la doctrine du droit, et tu te débrouilles avec ça. De même, le/la rapporteur·euse publique du Conseil d’État peut parfois construire sa réflexion avec l’aide de la doctrine, il suffit de lire certaines conclusions.
La doctrine est donc une réelle source du droit car elle inspire les juristes chargés de sa création. De plus, certain·es professeur·es de droit font souvent partie de commissions chargées de rendre des rapports proposant des réformes du droit dans tel ou tel domaine. La doctrine a une réelle utilité pour les professionnel·les du droit. Elle a une vocation d’analyse des textes et réformes, souvent complexes, qui s’avère précieuse. Mais, à mon avis, le travail doctrinal diffère d’un travail scientifique où tu testes des hypothèses.
De la même façon, la réflexion méthodologique est pauvre. Si tu cherches un manuel de méthodologie juridique, tu trouveras un manuel qui t’explique comment raisonner en droit et quelles sont les différentes façon d’interpréter une règle de droit. Mais il y a peu de manuels en langue française, à ma connaissance, qui expliquent comment conduire un travail de recherche hypothético-déductif en droit.
À mon avis, il y a une grande confusion entre la dogmatique juridique (ou doctrine juridique) et une science hypothético-déductive qui fait de la falsifiabilité de ses hypothèses un critère de scientificité. Les juristes ont une culture et une réflexion pauvre sur ce que doit être leur science. De rares travaux pointent cette incohérence.
Mais comment évalue-t-on en droit si une méthode est bonne, meilleure que d’autres, ou parfaitement caduque ?
En droit, les articles dans des revues à comité de lecture sont souvent composés de deux parties, deux sous-parties, sans aucune introduction sur l’objet de recherche, ni de revue de littérature, ni d’hypothèses, ni de méthode et encore moins de méthode d’analyse des données. Alors à moins d’être soi-même spécialiste du domaine juridique traité par l’article que tu lis, c’est compliqué d’évaluer la pertinence de celui-ci. Tu vas devoir regarder si l’auteur·e cite des dispositions (textes de loi, actes administratif, etc.) et des jurisprudences pour analyser le droit. C’est scientifique car cela répond à ce que construit le positivisme juridique : une science descriptive du droit.
Donc en gros, après avoir viré les prêtres, l’ordalie et la justice divine, il reste une justice partagée entre des juristes positivistes un peu axiomatiques, et des sociologues « gauchistes » ?
Ce serait effectivement la vision que l’on pourrait avoir, et l’image que renvoient parfois les discussions sur ce thème. Mais la vraie question est d’ordre méthodologique. Les juristes, font le reproche aux sociologues de minimiser la contrainte juridique qui pèse sur les acteurs et actrices et de prendre en compte des contraintes extérieures (sociales, psychologiques, etc.) dont l’influence sur le comportement des acteurs juridique est difficile à prouver. Mais les juristes ont une épistémologie et une méthodologie floues.
En fait, il peut paraître parfaitement pertinent au regard d’un questionnement sur le droit de ne s’intéresser qu’au droit positif. Comme il peut paraître parfaitement pertinent d’étudier les causes sociales dès lors que la question de recherche s’y prête. Mais dès lors que la démarche déductive qui conduit à émettre des hypothèses et à les soumettre à un test empirique falsifiant est négligée cela pose problème.
Est-ce un débat purement épistémologique ? Ou bien a-t-il des conséquences concrètes ? Y a-t-il par exemple des cas où selon l’ « école juridique », ce qu’encoure un individu dans le cadre d’un délit ou d’un crime peut varier ?
Effectivement, la doctrine juridique n’est pas unanime concernant les questions qu’elle traite. Elle commente les textes de droit et en déduit des interprétations qui peuvent varier selon la conception du juste que se fait chaque professeur·e de droit qui livre son commentaire. Comme les professionnel·les du droit (avocat·es, juges,…) prêtent attention à la doctrine on peut penser que ces commentaires peuvent avoir des conséquences dans le raisonnement des juges et des avocat·es. Certains cabinets d’avocat·es par exemple payent des professeur·es de droit pour venir dans leurs locaux faire une conférence sur les réformes juridiques en cours. Dans ce cas, le/la professeur·e sera interrogé·e sur les conséquences juridiques possibles de la réforme, livrera son interprétation, et les avocat·es se positionneront face à cette interprétation, pouvant la suivre ou non. Je ne suis pas dans leur tête pour savoir.
Aussi, il ne faut pas négliger que la doctrine juridique a un large rôle dans la formation des juristes, tout simplement parce que la doctrine est constituée par les professeur·es de droit qui enseignent à la faculté.
Encore mieux, je vais prendre l’exemple du droit administratif. Ce droit a été forgé par les décisions du Conseil d’État. Ce droit prend sa forme moderne à la fin du XIXème siècle à partir de décisions du Conseil d’État, qu’on estime fondatrices, car elles ont créé des règles de droit qui n’existaient pas. Le Conseil d’État est la juridiction la plus élevée de l’ordre de la justice administrative. Il est la cour de cassation en matière de contentieux concernant les actes de l’administration, voir juge d’appel ou de premier ressort dans certains litiges. Le corps des conseillers d’État est un des grands corps de l’État, accessible notamment après avoir fait l’ENA.
Effectivement. J’ai lu le livre d’Olivier Saby sur l’ENA, Promotion Ubu Roi (et en ai parlé ici). C’est une formation relativement indigente, et, vue de près, assez scandaleuse.
L’ENA sélectionne et forme ce qui est considéré comme une élite destinée à la haute administration. Je sais que la formation est contestée, notamment le fait que celles et ceux qui ont su y accéder ont « titre » à vie, celui d’énarque. Ce titre leur assure d’occuper des positions prestigieuses toute leur vie. Imagine, si tu réussis ce concours à 25 ans ! Tu as un job prestigieux, dans les hautes sphères de décision, assuré pour le reste de ta vie, que ce soit dans le public ou le privé. Bien sûr tu devras faire tes preuves et travailler dur dans les postes que tu occuperas pour avoir l’évolution de carrière que tu souhaites.
Certain·es énarques, les mieux classé·es choisissent de rejoindre le Conseil d’État. Or, les membres du Conseil d’État (ceux et celles qui le souhaitent) sont parfois professeur·es associé·es à certaines facultés, et produisent des manuels de droit, enseignent dans les universités, commentent leurs propres décisions. À noter aussi que le Conseil d’État a une certaine maîtrise de la diffusion de ses décisions en décidant de l’importance qu’elles ont. En fait, le degré d’importance de la décision dépend de la formation de jugement qui la rend.
? Explique-moi.
Je t’explique. Le Conseil d’État est à la fois conseiller juridique du gouvernement et exerce la fonction de juge administratif. Pour la fonction de juge, il existe dix chambres qui se répartissent les affaires à juger. Si l’affaire n’est pas trop complexe, une chambre juge seule. Si l’affaire est jugée plus complexe, deux chambres jugent l’affaire ensemble. Dans ce cas, seuls les membres les plus éminent·es des deux chambres se réunissent. Si l’affaire est très complexe, elle est jugée par la section du contentieux, qui réunit les président·es des dix chambres. Si l’affaire est extrêmement complexe, elle est jugée par l’assemblée du contentieux. Cette assemblée réunit dix-sept membres les plus éminent·es des chambres contentieuses pour trancher le litige. Ainsi, plus la formation de jugement est prestigieux, plus le point de droit à trancher est important, plus la décision sera estimée importante.
Une division spéciale au sein du Conseil d’État s’occupe de la diffusion des décisions et même de leur explication. C’est donc un acteur juridique, qui produit un discours sur ce qu’il fait, et qui est largement diffusé, et qui supplante même parfois la doctrine des professeur·es d’Université. On comprend alors mieux la difficulté pour les juristes de se distancer du discours des professionnel·les du droit dans leurs analyses. Soit ce sont leurs collègues, soit ce sont elles et eux-mêmes. Cette proximité pose de vrais problèmes, tant éthiques que scientifiques.
Par ailleurs, j’ai du mal à comprendre pourquoi chaque discipline à la fac ne propose pas l’épistémologie comme matière obligatoire en première année. On fait faire des mémoires de recherche à pratiquement tou·tes les étudiant·es, sans leur soumettre les questions essentielles que pose l’édification d’un savoir scientifique. Mais je crois que c’est ce que le CORTECS cherche à faire, non ?
Quoi qu’il en soit, je souhaitais pouvoir exposer les questionnements que j’ai sur ce sujet. Les enseignements du CORTECS pour les doctorant·es m’ont permis de pouvoir interroger ma propre discipline. J’espère approfondir encore ces questions.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES NON EXHAUSTIVES
- Accardo, Alain, Introduction à une sociologie critique : lire Bourdieu, Agone 1997.
- Chazal, Jean Pascal. « Philosophie du droit et théorie du droit, ou l’illusion scientifique ». Archives de philosophie du droit 45 (2001): 303‑33.
- Christophe Grzegorczyk, Françoise Michaut sous la dir. de]. Le positivisme juridique. Bruxelles ; Paris: : Story Scienta : LGDJ, 1993.
- Geslin, Albane. L’importance de l’épistémologie pour la recherche en droit. LGDJ, Lextenso éditions ; Presses de l’université Toulouse 1 Capitole ; Institut Fédératif de Recherche « Mutation des normes juridiques » – Université Toulouse I, 2016. https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01228870/document.
- Miaille, Michel. L’état du droit: introduction à une critique du droit constitutionnel. Critique du droit ; 2. Paris: F. Maspero, 1978.
- Miaille, Michel, Une introduction critique au droit. Textes à l’appui. Paris: F. Maspero, 1976.
- Ricci, Roland. « Le statut épistémologique des théories juridiques : essai de définition d’une pratique scientifique juridique ». Droit et société, no 50 (2002): 151‑84.
- Saby, Olivier, Promotion Ubu Roi, Mes 27 mois sur les bancs de l’ENA, Flammarion, 2012.