"Être ou devoir être, telle est la question" – La guillotine de Hume

La loi de Hume1, aussi appelée guillotine de Hume2, est une proposition méta-éthique qui interdit l’inférence d’un « être » (is) à un « devoir-être » (ought). Ou comme le formule Raymond Boudon « aucun raisonnement à l’indicatif ne peut engendrer une conclusion à l’impératif »3.

 On a souvent confondu la loi de Hume avec ce que G. E. Moore nomme dans son Principia Ethica (1903) le paralogisme ou sophisme naturaliste4.

La réflexion originale de David Hume se situe dans le Traité de la nature humaine :

« Je ne puis m’empêcher d’ajouter à ces raisonnements une observation qu’on trouvera peut-être de quelque importance. Dans tous les systèmes de moralité que j’ai rencontrés jusqu’ici, j’ai toujours remarqué que l’auteur procède quelque temps de la manière ordinaire de raisonner, et établit l’existence d’un Dieu, ou fait des observations, concernant les affaires humaines ; quand soudain je suis étonné de trouver qu’au lieu de rencontrer les copules habituelles est et n’est pas, je ne trouve aucune proposition qui ne soit connectée avec des doit ou ne doit pas. Ce changement est imperceptible, mais a néanmoins de grandes conséquences. Car comme ce doit ou ne doit pas exprime quelque nouvelle relation ou affirmation, il est nécessaire que celle-ci soit observée et expliquée, et qu’en même temps une raison soit donnée pour ce qui semble tout à fait inconcevable, que cette relation puisse être une déduction d’autres qui en sont entièrement différentes. Mais comme les auteurs n’utilisent pas fréquemment cette précaution, je me permets de la recommander au lecteur, et je suis persuadé que cette petite attention fera succomber tous les systèmes vulgaires de moralité et nous fera voir que la distinction entre le vice et la vertu n’est pas fondée simplement sur la relation entre objets ni n’est perçue par la raison. »5

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Les pandas, ces braves militants anti-créationistes qui font la nique au finalisme biologique, et qui ont appliqué la loi de Hume en se disant : « C’est pas parce qu’on est carnivore qu’on doit manger de la viande ! »

Ce que semble vouloir dire Hume, est qu’il n’est pas possible de passer d’une proposition indicative à une proposition normative sans justification. Plusieurs interprétations et critiques ont été données de cette loi de Hume. On constate ainsi qu’il est techniquement possible de tirer une conclusion normative de prémisses purement descriptives6. Des tentatives de reformulations plus exactes ont donc été données afin de pallier les limites de la formulation classique de Hume. En accord avec la majorité des idées proposées par Sam Harris dans The Moral Landscape (2010)7, nous proposons à notre tour une reformulation qui met en exergue le point essentiel que nous reconnaissons à l’énoncé
de Hume et en limite le caractère controversé.

il est fallacieux d’aller chercher dans la description des lois aveugles8 de la biologie et de la physique des justifications à des choix éthiques normatifs.

Une lionne devenue antispéciste après avoir lu P. Singer ou T. Regan (les sources ne sont pas claires).

Prenons des exemples concrets que l’on rencontre souvent lors de débats à propos de l’antispécisme. Du côté des anti-spécistes comme des spécistes, des arguments pseudo-scientifiques sont mobilisés pour justifier des choix comportementaux. Du côté de certain.e.s anti-spécistes, on entend parfois que l’humain serait végétarien « par nature », pour des raisons physiologiques et psychologiques. Cette affirmation naturaliste (cf. Biologie, essentialisme : Nature, écologisme, sexisme, racisme, spécisme, CORTECS) est présente, à notre connaissance, depuis au moins le XVIIIème siècle. On la retrouve notamment dans Émile ou l’Éducation (1762) de J.-J. Rousseau. Ces arguments peuvent prendre les formes suivantes.

  • Version finaliste simple : l’humain est omnivore et doit manger de la viande pour survivre / l’humain est végétarien, et ne doit pas manger de viande. L’humain est fait « pour » (a été « programmé pour », a pour finalité de) manger telle ou telle chose…
  • Version finaliste, par analogie : le lion chasse et mange la gazelle, et nous n’y pouvons rien. Donc pourquoi ferions-nous différemment du lion ?
  • Version ad antiquitatem (cf. argument d’historicité, CORTECS) : nos ancêtres mangeaient de la viande, l’humain doit donc manger de la viande.
Un éléphant et un rhinocéros qui ont peur d’être hors la loi (de Hume), et d’être des moutons de Panurge. Ce n’est pas parce que tous les éléphants se reproduisent entre eux que l’éléphant est obligé de faire pareil ! Et c’est encore moins parce que l’évolution a produit des barrières à la reproduction entre les éléphants et les rhinocéros que la morale les empêche de s’amuser entre eux !

Ces formes assez courantes d’arguments essentialistes tombent expressément dans le piège dénoncé par Hume : le fait d’aller chercher dans la description des lois aveugles et amorales de la biologie des justifications à des choix éthiques normatifs. En suivant cette démarche, on va expressément chercher ici à savoir qu’elle serait la véritable « essence » de l’humain, celle qui le définirait et lui permettrait d’être pleinement lui-même. En plus d’être pseudo-scientifiques, même si ces arguments étaient bons, il ne permettraient donc pas d’inférer une norme morale. Certes la physiologie de l’humain le contraint dans une certaine mesure. Mais partir de ces contraintes pour dire que l’humain est fait pour être végétarien ne veut absolument rien dire d’un point de vue moral, ou d’un point de vue scientifique, en plus d’être un raisonnement finaliste de type panglossien (cf. Raisonnement panglossien, CORTECS).

Richard Dawkins le formule ainsi :

Dans un univers où les acteurs sont des forces physiques aveugles et la réplication génétique, certains vont souffrir, d’autres auront de la chance, et il n’y aura ni rimes ni raison à cela, ni aucune justice. L’Univers que nous observons a exactement les propriétés auxquelles on peut s’attendre s’il n’y a, à l’origine, ni plan, ni finalité, ni mal, ni bien, rien que de l’indifférence aveugle et sans pitié.9

Savoir si l’histoire biologique de notre espèce nous rend héritiers de telle ou telle physiologie ne nous aide donc guère dans l’analyse de ce qui est bien ou mal, et nous éclaire donc peu sur ce que nous devrions faire. Comme le remarque Harris : « L’évolution n’aurait jamais pu prévoir la sagesse ou la nécessité de créer des démocraties stables, diminuer le changement climatique, sauver les autres espèces de l’extinction, contenir la propagation des armes nucléaires, ou faire quoi que ce soit qui soit maintenant crucial à notre bonheur. »10

Pour une illustration animée de la guillotine de Hume, on peut voir la vidéo « The Is / Ought Problem » produite, en anglais, par la BBC.

Références

  • BEAUDOIN F. A., « Éthique évolutionniste », Encyclopédie Philosophique, En ligne : http://encyclo-philo.fr/ethique-evolutionniste-a/.
  • BLACK, M., « The gap between is and should », The philosophical Review, 73 :2, 1964.
  • CANTO-SPERBER M., OGIEN R,. La philosophie morale, Paris, PUF, 2004.
  • DAWKINS R. Le fleuve de la vie : qu’est-ce-que l’évolution ?, Paris, Hachette, Pluriel, 1997.
  • HARE, R. M., The language of morals, New York, Oxford Paperbacks, 1952
  • HARRIS S., The Moral lanscape, How science can determine human value, New York, Free Press, 2010.
  • HUME D., Traité de la nature humaine (1739), Livre III, Trad. Fr. M. Philippe Folliot, Edition numérique, 2007.
  • BOUDON R., Le relativisme, PUF, Que sais-je ?, 2008. p. 10.
  1. Hare, 1952
  2. Black, 1964
  3. Raymond Boudon, Le relativisme, PUF, Que sais-je ?, 2008. p. 10.
  4. Ce que G. E. Moore critique comme étant le paralogisme ou sophisme naturaliste, est qu’il ne voit pas comment il pourrait y avoir de relation d’identité conceptuelle entre le bien et les définitions que les philosophes moraux lui ont donné. Pour Moore, toute tentative de définir ce qui est bien en terme naturel est vouée à l’échec. Une relation d’identité conceptuelle est par exemple la relation qui existe entre « célibataire » et « non-marié ». Il remarque ainsi que cela représente une contradiction de dire qu’un célibataire est marié, alors qu’aucune définition du bien qui a jusqu’alors été donné ne peut prétendre à la même chose. Aucune expérience humaine qui soit décrite par les philosophes moralistes (le bonheur, le plaisir ou l’adaptation sélective) ne peut être mise en relation avec le bien. Il n’est pas contradictoire de dire par exemple que quelque chose apporte du plaisir mais n’est pas morale. Voir pour aller plus loin : CANTO-SPERBER M., OGIEN R,. La philosophie morale, Paris, PUF, 2004, p. 128.
  5. HUME D., Traité de la nature humaine (1739), Livre III, trad. fr. M. Philippe Folliot, édition numérique, 2007, p. 16.
  6. Par exemple:

    P 1 : certain·es Juif·ves ([ceux] qui ont reçu la Croix de fer lors de la Première Guerre mondiale) ont servi l’Allemagne avec honneur.

    Donc : Si nous devons respect et protection à ceux qui ont servi l’Allemagne avec honneur, il y a certains juif·ves à qui nous devons respect et protection. Pour aller plus loin,  voir : Beaudoin F. A., « Éthique évolutionniste », Encyclopédie Philosophique.

  7. HARRIS S., The Moral lanscape, How science can determine human value, New York, Free Press, 2010.
  8. Nous parlons de loi aveugle à la manière de R. Dawkins dans L’Horloger aveugle (1986).
  9. DAWKINS R. Le fleuve de la vie : qu’est-ce-que l’évolution ? Hachette, Pluriel, 1997, p. 150. Version originale en anglais: « In a universe of blind physical forces and genetic replication, some people are going to get hurt, other people are going to get lucky, and you won’t find any rhyme or reason in it, nor any justice. The universe we observe has precisely the properties we should expect if there is, at bottom, no design, no purpose, no evil and no good, nothing but blind, pitiless indifference »,  DAWKINS R., River Out of Eden, Londres, Weidenfeld & Nicolson, 1995, p. 133. 
  10. HARRIS S., op cit., p. 69. Traduction T. Gallen.