Affiche d'Opération Lune

« Opération Lune », un documenteur en faveur de l’esprit critique

Affiche d'Opération Lune

Le 16 octobre 2002, les téléspectateurs des Mercredis de l’Histoire sur ARTE découvrent un documentaire étonnant. Réalisé par William Karel, Opération Lune défend la thèse selon laquelle les images du premier pas de l’Homme sur la Lune lors de la mission Apollo 11 auraient été tournées en studio par Stanley Kubrick. Ce documenteur, jouant avec habileté des codes télévisuels, mélange intelligemment le vrai et le faux afin d’interroger nos processus de croyances. C’est un magnifique outil pédagogique en faveur de l’esprit critique. Nous vous proposons ici de nombreuses ressources afin de nourrir et construire une séquence pédagogique autour de ce film.

Ce dossier est également disponible en format PDF.

Introduction

Le Cortecs n’ayant encore jamais communiqué autour de ce film, je propose de corriger cette infamie en réalisant cet article qui se veut le plus complet possible afin que chacun puisse l’utiliser à des fins pédagogiques. D’une durée de 52min, il peut facilement être projeté dans les milieux scolaires et post-scolaires. Il va de soi qu’une discussion doit impérativement suivre la découverte du film afin d’éviter toute mécompréhension. Pour cela, nous allons étudier en détail la construction de ce documenteur. Il n’aura bientôt plus de secret pour vous.

Le film est disponible en intégralité sur Youtube :

Version complète d’Opération Lune, William Karel (2002), Arte / Point du Jour

Fiche technique

RéalisationWilliam Karel
CoproductionArte / Point du Jour
PaysFrance 🇫🇷
Durée52 min
Première diffusionMercredi 16 octobre 2002 dans l’émission Les Mercredis de l’Histoire
Rediffusion1er et 11 avril 2004
Parution en DVD14 novembre 2006
Intervenants/intervenantesBuzz Aldrin (Astronaute d’Apollo 11)
Loïs Aldrin (Femme de Buzz Aldrin)
Jan Harlan (Directeur de production de Kubrick)
Farouk El-Baz (Directeur technique de la Nasa)
Christiane Kubrick (Femme de Stanley Kubrick)
Lawrence Eagleburger (Conseiller de Nixon)
Henry Kissinger (Secrétaire d’État)
Jeffrey A. Hoffman (Astronaute)
Richard Helms (Directeur de la CIA)
Alexander Haig (Chef d’État Major)
Donald Rumsfeld (Secrétaire à la Défense)
David Scott (Astronaute)
Vernon Walters (Ancien directeur de la CIA)
Faux personnages [Acteurs/actrices]David Bowman (Centre de Houston) [joué par Tad Brown] ;
Maria Vargas (Sœur de Buzz Aldrin) [Jacquelyn Toman] ;
Dimitri Muffley (Ancien agent du KGB) [Bernard Kirschoff] ;
W.A. Koenigsberg (Rabbin) [Binem Oreg] ;
Eve Kendall (Secrétaire personnelle de Nixon) [Barbara Rogers] ;
Ambrose Chapel (Ancien agent de la CIA) [John Rogers] ;
Jack Torrance (Producteur) [David Winger]
Voix offPhilippe Faure
ExtraitsAustralie, route de Tanami (H. Rébillon, A. Mansir)
L’archipel des savants (L. Graffin, F. Landesman)
La vallée des rizières éternelles (P. Boitet)
Païlin, le refuge des criminels (H. Dubois)
Chine, union furtive (W. Fanghi)
Laos, les montagnards de l’opium (E. Pierrot)
ArchivesArchives S. Kubrick
NARA
NASA
MusiquesTheme From Ghost World de David Kitay
Old Newspaper de Angelo Badalamenti, BO du film Arlington Road
Jordania de Alberto Iglesias, BO du film Parle avec elle
– BO du film Vertigo
– BO du film Le Parrain
Le Danube bleu, BO du film 2001 L’odyssée de l’espace
Bahire ful de Lalita Sinha, BO du film Prem Juddho
End credits de Danny Elfman, BO du film Black Beauty
Castle Keep de Howard Shore, BO du film Panic Room
Ainsi parlait Zarathoustra, de Richard Strauss, BO du film 2001 l’odyssée de l’espace
– The Beautiful de Stephen Quinn
Louis’ Revenge de Elliot Goldenthal, BO du film Entretien avec un vampire
Back To The Pier de John Ottman, BO de The Usual Suspects
Ele Chomdo Libi – Yismechu Hashamayim (May the Heavens Rejoice) – Yossel Yossel
Dionysos Avenge – Epilogue de Petros Tabouris
Clarice de Vince Giordano & the Nighthawks, BO du film Ghost World
Conseillers historiquesYves Le Maner (Centre d’Histoire et de Mémoire du Nord Pas-de-Calais)
Jacques Villain
Prix– Prix du meilleur film Science et Société (Festival International du Film Scientifique du Québec « Va Savoir » – 2003) Canada
– Prix d’Excellence Cinématographique ou Télévisuelle (Festival International du Film Scientifique du Québec « Va savoir » – 2003) Canada
– Prix Adolf Grimme (2002) Allemagne

Opération Lune, un documenteur ?

Le film de William Karel s’ancre dans un genre bien particulier, le documenteur. « Documenteur » est un mot-valise apparu lors de la sortie du film éponyme d’Agnès Varda en 1981 (même si celui-ci ne rentre pas dans la catégorie des « documenteurs »). Dans sa large acception, il définit un faux-documentaire, c’est-à-dire une fiction qui adopte les codes esthétiques du cinéma documentaire. De nombreux films représentent ce genre avec brio : C’est arrivé près de chez vous (Rémy Belvaux, André Bonzel et Benoît Poelvoorde, 1992), La bombe (Peter Watkins, 1966), Spinal Tap (Rob Reiner, 1984), Forgotten Silver (Peter Jackson, 1995), etc.

J’appelle « documenteur » […] un faux documentaire qui, au lieu de vouloir se faire passer pour ce qu’il n’est pas (un documentaire), révèle progressivement qu’il a réussi à en produire l’illusion mais qu’il n’en est justement pas un. « Documenteur » correspond assez bien au mockumentary inventé par les anglophones, combinaison de documentary et mock qui comme adjectif veut dire « stimulé » et comme verbe « parodier, moquer ». Contrairement à la manœuvre frauduleuse, le documenteur trompe pour mieux détromper, tout comme un trompe-l’œil n’est apprécié et appréciable que s’il est reconnu comme tel, c’est-à-dire s’il fonctionne comme un détrompe l’œil.

François Niney, Le documentaire et ses faux-semblants, Klincksieck, 2009, p. 158-159.

Nicolas Landais, directeur du festival spécialisé dans le documenteur On vous ment ! y inclue même les found footage 1 à l’instar de Cannibal Holocaust (Ruggero Deodato, 1980), du Projet Blair Witch (Daniel Myrick et Eduardo Sánchez, 1999) ou de Paranormal Activity (Oren Peli, 2009). Ce sont en majorité des films qui reprennent des codes (caméra portée, interview, montage cut 2, etc.) qui créent des effets de réalité qui permettent d’augmenter la croyance du spectateur dans ce qu’il voit. On comprend ainsi l’intérêt qu’y porte le cinéma d’horreur et d’épouvante ; ce sont des procédés simples et peu coûteux qui favorisent grandement la suspension d’incrédulité des spectateurs et donc la peur et le dégoût qu’on cherche à lui faire ressentir.

Avec cette définition plus large, Opération Lune correspond à un sous-genre du documenteur : le canular. En effet, de nombreux documenteurs, même s’ils utilisent des effets de réalité, ne cachent pas leur ambition fictionnelle. Le canular, quant à lui, cherche à nous tromper. À l’inverse du mensonge, il est révélé, il est désintéressé et ne vise aucun enrichissement. Il n’est par essence pas sérieux, très lié à la blague tout en ayant un aspect pédagogique :

« Il pousse sa dupe ainsi piégée, à s’interroger sur ses propres croyances et sur les mécanismes qui les enclenchent, sur sa capacité de distanciation par rapport à l’institution et sur son esprit critique. »

(Delaunoy, p. 10)

Le sociologue Florent Montaclair propose une définition du canular assez complète :

Le canular suppose d’abord une dimension ludique à la plaisanterie réalisée. (…). (Il) suppose ensuite une dimension sociale (par sa fonction de prendre à défaut l’institution qu’il vise). (Il) demande ensuite une médiatisation de la plaisanterie. (Enfin il implique) la révélation de la supercherie.

(Montaclair Florent, « La littérature fantastique romantique » in Majastre J-O., Pessin A. Du canular
dans l’art et la littérature
, p. 44 ; cité par Delaunoy, p. 10)

Opération Lune n’est cependant pas le seul canular audiovisuel. Il s’ancre dans la lignée de l’adaptation radiophonique de la Guerre des mondes d’Orson Welles (1938) ou des Documents interdits de Jean-Teddy Filippe diffusés sur Arte entre 1986 et 1989. En 1995, l’émission l’Odyssée de l’étrange diffuse la vidéo fake de Ray Santilli sur la dissection de l’extraterrestre de Roswell. Ce « canular » ne sera vraiment révélé que 10 ans plus tard. D’autres suivront à l’instar du faux journal de la RTBF (Bye bye Belgium, 2006).

L’honnêteté nous pousse cependant à dire que cette définition du documenteur n’est pas la seule. Une autre définition tendrait à le décrire comme un documentaire de propagande mensongère (ce qui est radicalement à l’opposé de la première définition). Elle est notamment de plus en plus utilisée dans les milieux dits « sceptique » ou « zététique »3.

Bien qu’on n’aille pas creuser les enjeux de distinction ici (c’est un travail à venir), la première définition est de loin la plus populaire dans l’usage ; du moins au niveau des milieux de la recherche en Études cinématographiques et en Sciences de l’information et de la communication – où la théorisation proposée par François Niney, bien qu’ultérieur à l’usage, semble faire autorité – et des milieux cinéphiles, en particulier par les revues et les festivals 4. L’usage du terme documenteur en ce qui concerne le cinéma de propagande est proposé par Jean-Pierre Bertin-Maghit, mais faute de théorisation valable, celle-ci ne fait pas date et n’est nullement réutilisée 5.

Un épisode du podcast Cinétique revient longuement sur Opération Lune : https://castopod.cinetique-asso.fr/@cinetique_cinema_et_scepticisme/episodes/operation-lune-s01e03

William Karel, un documentariste reconnu

William Karel, réalisateur d’Opération Lune, est né dans une famille juive à Bizerte en Tunisie en 1940. En 1964, il émigre en France, il a alors 23 ans. Il devient soudeur puis tourneur-fraiseur chez Renault tout en suivant des cours du soir de photographie à l’École Vaugirard. Il devient reporter-photographe pour le Nouvel observateur. Dans les années 1970, il vit dix ans dans un kibboutz en Israël. Il y rencontre sa femme, « la réalisatrice Blanche Finger, dont les grands-parents ont été assassinés par les nazis en Pologne pendant la guerre » [La Croix].

Pilier de l’extrême gauche pacifiste israélienne et sous la menace [Télérama], il revient en France dans les années 1980. Il rencontre Raymond Depardon puis travaille comme photographe pour les agences Gamma et Sigma. « Il côtoie François Truffaut, Gérard Lauzier, et surtout Maurice Pialat, qui lui fait prendre une caméra et l’engage comme scénariste » [La Croix]. Il devient documentariste et se spécialise dans les thèmes historique et politique.

Karel devient un réalisateur très reconnu dans les milieux télévisuels. Il signe des dizaines de documentaires pour les différentes chaînes (TF1, France 2, Arte, M6, etc.) sur la politique française, la politique internationale, la politique américaine, la Shoah et divers sujets de société.

Son unique objectif : inviter le spectateur à réfléchir, lui faire partager les interrogations du réalisateur, ses doutes, sans jamais lui dicter ce qu’il doit penser. Montrer sans démontrer.

Le Monde, 29 octobre 1999.

Il se lance dans le documenteur avec Hollywood en 2000 avant de récidiver avec Opération Lune soutenu par Thierry Garrel, le directeur de l’unité documentaire d’Arte, qui défend l’idée d’une télévision d’auteur (cf. Ledoux Alice). En effet, c’est Arte qui fait la proposition à Karel de travailler autour de la manipulation des images et des falsifications de l’histoire. Il choisit le complot lunaire afin d’éviter des sujets trop graves (mort d’homme ou enjeux décisifs) et pour avoir un thème qui puisse être universel, dont la terre entière avait entendu parler.

William Karel
© Roche Productions

La face cachée de la conquête lunaire

Contrairement à ce qui est souvent dit, Opération Lune n’a jamais avancé la thèse que l’homme n’avait pas marché sur la Lune. Ce qu’avance le film, c’est que dans un contexte de Guerre froide, les États-Unis n’avaient pas le droit à l’erreur et devaient largement communiquer sur leur réussite. Cependant, la précipitation des Américains face aux Soviétiques les pousse à lancer la mission alors que le programme voué à la transmission des images depuis la Lune n’est pas finalisé :

Le président s’est tourné vers le responsable de la NASA : « Est-ce qu’on est prêts ? ». le directeur du Centre spatial ne l’a rassuré qu’à moitié : « On ne prend qu’un risque : ne pas pouvoir envoyer d’images des premiers pas sur la Lune ». Mais le président Nixon a refusé : « Hors de question ! Le monde entier veut voir un Américain marcher sur la Lune ». […] Et brusquement, un de ses conseillers, je ne sais plus si c’était Alexander Haig ou Donald Rumsfeld, a demandé, timidement : « Et si on faisait tourner en studio les premiers pas sur la Lune ? En cas d’échec, on pourra toujours diffuser ces images ». […] Nixon s’est enfoncé dans son fauteuil, a fermé les yeux quelques minutes, puis s’est levé et a dit : « Messieurs, vous avez moins de deux semaines pour tout mettre en place ».

Eve Kendall (fausse ancienne secrétaire personnelle de Richard Nixon), Opération Lune, 24m45s à 26m35s

Cette thèse principale n’arrive qu’au milieu du film. Les 25 premières minutes sont vouées à créer la suspicion au travers de plusieurs sous-entendus. De vraies et de fausses informations sont minutieusement entremêlées (activités mafieuses de l’État, tractation avec Hollywood, impact de 2001, l’Odyssée de l’espace, etc.). Par la suite, le film décrit le tournage du film par Stanley Kubrick (nullement inventé par le film, c’est une théorie du complot déjà populaire) et la traque lancée par Nixon après l’équipe de tournage pour effacer toutes preuves. Les cibles se réfugient au Vietnam avant de fuir et de se faire éliminer les uns après les autres.

Créer le faux

Il n’est pas difficile dans le cadre d’un documentaire télévisé de créer le faux. En effet, l’image souvent utilisée comme illustration et non comme élément de preuve peut être très facilement détournée grâce à un montage habile et au texte de la voix off. Cette dernière nous flatte dès le début du film en nous positionnant dans la catégorie des « intelligents » face aux naïfs :

Il faut être d’une naïveté déconcertante pour croire qu’on a été sur la Lune pour rapporter quelques kilogrammes de roche lunaire.

Voix off

Ici, Karel insère le faux grâce à la voie off qui, dans la première partie du film, instille le doute. Elle permet également de créer artificiellement des liens entre les informations. Mais le réalisateur sait bien qu’il doit ruser un peu pour rendre plus crédible son message. C’est ainsi qu’il crée de faux témoignages grâce à l’aide d’acteurs et d’actrices dont les noms des personnages sont issus de grands films hollywoodiens (pouvant interpeller les plus cinéphiles)

C’est le dispositif même de l’interview : un témoin/spécialiste à l’écran s’adresse à un interlocuteur hors champ qui lui pose des questions dont on nous montre uniquement les réponses. Les témoins/spécialistes sont présentés par le biais d’un titre présentant la source de leur légitimité à intervenir dans ce documentaire. De fait, ces informations renforcent notre adhésion aux différents propos. En effet, si Dimitri Muffley est un ancien agent du KGB, il nous est plus difficile de douter de son expérience et de son expertise. Ce dispositif traditionnel des interviews télévisées donne de la crédibilité à ces personnages. L’intervieweur, par lequel transite le message, est alors considéré comme une personne de confiance (à l’instar du documentariste et de la voix off) qui atteste de l’authenticité de ce qui est présenté.

Comme vu plus haut, c’est le personnage de Eve Kendall qui évoque la thèse principale du film. En outre, le personnage de Dimitri Muffley (KGB) permet d’intégrer de nombreuses théories du complot déjà populaires à l’époque (le flottement du drapeau américain, pellicule inadaptée, problème de gravité et de l’empreinte sur le régolite, les ombres étranges dues à des projecteurs de studios). La plupart de ces arguments sont issus de l’ouvrage complotiste, We Never Went to the Moon : America’s Thirty Billion Dollar Swindle de Bill Kaysing (1974) 6.

Karel ne s’embête pas non plus pour mentir au niveau des sous-titres. S’il ne s’aventure pas à déformer les propos en anglais (bien que face à un public non anglophone cela pourrait parfaitement fonctionner), il modifie les sous-titres des Vietnamiens et Laotiens. Il y a ici peu de risque que la supercherie soit découverte. Ainsi, au lieu de parler d’espions américains, ces sympathiques agriculteurs partagent leur connaissance de la culture du riz et/ou du maïs.

Karel a également créé de faux doublages d’Armstrong sur la Lune. En effet, l’astronaute n’a jamais parlé de ce qu’il avait mangé à la cafétéria lorsqu’il était sur la Lune… Cet élément flatte une de nos représentations (pour ne pas dire préjugé) à propos des astronautes. En effet, ceux-ci sont souvent décrits dans la culture populaire comme des personnes détendus, en parfaite maîtrise du danger et de leurs émotions. Ainsi, dans de nombreux films, l’humour est utilisé pour dédramatiser des situations complexes ou comme un moyen de gestion du stress avant un événement notable (comme un décollage).

En termes d’effets spéciaux appliqués sur l’image elle-même, on ne relève que deux cas de falsification. La plus connue étant sans doute celle de la photo de Kubrick oubliée sur le sol lunaire. Mais cette image est plus un indice de la facticité qu’un véritable mensonge. La deuxième image falsifiée est celle de l’article du New York Herald Tribune à propos de la mort de Vernon Walters (bien que l’information, quant à elle, soit vraie). En vérité, c’est un article de Tina Kelley du New York Times, comme cela est indiqué en légende de la photo.

Plus retord, Karel aurait utilisé des images de films de fiction (notamment les images du décollage de la fusée), mais « cela passe d’ailleurs inaperçu tant information et fiction s’empruntent l’une à l’autre leurs codes narratifs dans la télévision d’aujourd’hui » (Delaunoy Elisa, p. 52).

Nous reviendrons aux indices plus tard. Dévoilons un autre procédé, bien plus sournois, qu’utilise Karel et les documentaires TV en général : le rythme. À la télévision, les documentaires ne font généralement pas plus d’une heure pour rentrer dans des cases spécifiques. De plus, on craint généralement que le téléspectateur s’ennuie et zappe chez une chaîne concurrente. Il faut donc attiser son intérêt et le rythme du montage sert généralement à ça. Ainsi, Opération Lune est un gigantesque millefeuille argumentatif qui se déroule à un rythme effréné. Le spectateur ne peut réfléchir 2 secondes à un argument avant qu’un autre ne soit présenté. Il ne propose aucun moment de pause ou de suspension permettant de prendre du recul sur ce qui nous a été dit (c’est généralement mauvais signe).

Il y a le commentaire qui vous prend aussi dès le début et ne s’arrête jamais de parler, donc il vous raconte une histoire et vous n’avez pas le temps de vous poser des questions sur ce qui vient de se passer déjà il vous entraîne dans une autre histoire, etc.

William Karel, conférence du CERIMES

Le téléspectateur doit donc maintenir sa concentration sur ce qui est dit pour suivre quitte à délaisser son esprit critique. Il y est également encouragé par la musique très présente en fond. Celle-ci, loin de marquer une distance avec les propos, fonctionne plutôt comme une redondance du discours complotiste. Elle appuie l’aspect mystérieux, dangereux et spectaculaire de l’enquête. Mis à part les musiques en référence à 2001, l’odyssée de l’espace et celles des génériques, toutes sont plutôt discrètes et renforcent insidieusement le rythme du documentaire. Une très grande part est d’ailleurs issue de métrages de fiction : de thrillers (Arlington Road, Panic Room, The Usual Suspects, Vertigo, Le Parrain), de drames mystérieux (Parle avec elle), de films d’aventures (Black Beauty) voire de films fantastiques et d’horreur (Entretien avec un vampire).

[La playlist de la musique d’Opération Lune est disponible ici].

Quand le vrai soutient le faux

Pour que le faux puisse être crédible, il faut qu’il soit emballé dans du vrai. Ici, ce sont les images d’archives qui, utilisées comme témoignage, semblent appuyer l’histoire racontée. Inconsciemment, on se dit qu’il y a eu de la recherche et que c’est un travail sérieux.

Par exemple, le personnage d’Eve Kendall est présenté en surimpression sur une image d’archive où l’on voit une jeune secrétaire. Le fondu, appuyé par la voix off, nous fait croire que c’est la même personne.

« Eve Kendall, l’ancienne secrétaire personnelle de Richard Nixon, nous avait laissés entendre qu’il ne lui déplairait pas…

…de remuer des souvenirs vieux de 30 ans…

… C’est Henry Kissinger, qui l’avait engagé comme stagiaire à la Maison-Blanche. Elle avait alors 20 ans. » [Voix off]

Mais le procédé le plus habile est sans doute de mélanger de vrais témoignages avec des faux. Parmi les vrais témoins, tout le monde connaît Buzz Aldrin par exemple, mais d’autres figures sont également très connues : Donald Rumsfeld, Henry Kissinger ou Christiane Kubrick. De plus, une courte recherche sur internet nous permet de savoir qui ils sont très rapidement.

La scène la plus parlante à ce propos est sans doute celle de la réunion au Pentagone réunissant (artificiellement) Donald Rumsfeld, Henry Kissinger, Alexander Haig, Richard Helms, Lawrence Eagleburger et Eve Kendall. Alors que cette dernière dévoile le complot, les paroles des véritables intervenants semblent aller dans son sens. Voici la retranscription du dialogue (en rouge : les propos créés dans le cadre du documentaire) :

Voix off : « L’histoire était stupéfiante, Nixon embourbé au Vietnam jusqu’au cou venait d’être élu. Il lui fallait un grand coup pour redonner un peu de lustre à l’image désastreuse qu’avait de lui une très large partie de l’opinion publique.

Eve Kendall : « Le Président Nixon, suspendu au téléphone, réfléchissait, jouant nerveusement avec le fil. Le bureau ovale était dans la pénombre. J’avais du mal à prendre des notes pendant la réunion. [C’est ici une description des images d’archive diffusées simultanément à l’interview donnant du crédit au discours (cf. ci-dessous)]

Donald Rumsfeld : « On s’est tous réunis pour en discuter. Il avait déjà pris certaines décisions, pour calmer un peu le jeu. »

Eve Kendall : « Le directeur de la CIA avait l’air affolé. Il surestimait depuis toujours la capacité des Soviétiques. « Les Russes vont envoyer un homme sur la Lune. C’est une question de mois, peut-être de jours. On a des informations très précises. On ne peut pas encore attendre un an. Il faut lancer Apollo 11, le plus vite possible ».

Richard Helms : « J’étais tout le temps au téléphone, essayant de les convaincre, leur demandant un peu plus d’énergie, d’agressivité. »

Lawrence Eagleburger : « J’ai dit au président : « Vous ne pouvez pas les laisser gagner. Il faut tout faire pour qu’ils n’y arrivent pas ». »

Eve Kendall : « Le président s’est tourné vers le responsable de la NASA : « Est-ce qu’on est prêts ? ». le directeur du Centre spatial ne l’a rassuré qu’à moitié : « On ne prend qu’un risque : ne pas pouvoir envoyer d’images des premiers pas sur la Lune ». Mais le président Nixon a refusé : « Hors de question ! Le monde entier veut voir un Américain marcher sur la Lune ». »

Richard Helms : « Il était en colère, hors de lui. Quelque chose avait mal tourné, et il s’estimait responsable. »

Donald Rumsfeld : « Le président était fou de rage. »

Henry Kissinger : « Je me souviens de cet événement, comme étant l’un des plus dramatiques. »

Eve Kendall : « Et brusquement, un de ses conseillers, je ne sais plus si c’était Alexander Haig ou Donald Rumsfeld [Fausse hésitation qui relie avec le dialogue suivant donnant l’impression que Rumsfeld se souvient mieux de la réunion qu’Eve Kendall], a demandé, timidement : « Et si on faisait tourner en studio les premiers pas sur la Lune ? En cas d’échec, on pourra toujours diffuser ces images ». »

Donald Rumsfeld : « J’en ai parlé au Président, et Kissinger m’a soutenu. » [la citation de Kissinger renvoie directement au dialogue suivant. Cet effet donne réellement l’impression que les interviewés se répondent]

Henry Kissinger : « Au début, je n’ai pas pris tout cela au sérieux, mais peu à peu, l’idée s’est imposée. »

Alexander Haig : « Le Président était prêt à le faire, et j’étais prêt à le soutenir. »

Lawrence Eagleburger : « La décision a été prise par Henry, Al Haig, et le Secrétaire à la Défense. »

Richard Helms : « Mais en fin de compte, la seule personne qui pouvait donner l’ordre, c’était le Président des États-Unis. Lui seul pouvait décider. »

Eve Kendall : Nixon s’est enfoncé dans son fauteuil, a fermé les yeux quelques minutes, puis s’est levé et a dit : « Messieurs, vous avez moins de deux semaines pour tout mettre en place ».

Donald Rumsfeld : « C’était grandiose, une idée géniale. Un premier pas important, qui a demandé beaucoup d’efforts. »

Alexander Haig : « Pour Nixon, c’était une décision douloureuse à prendre. Mais je pense qu’il a eu raison. »

Henry Kissinger : « C’était le Président… Et il a eu le courage de le faire. »

Lawrence Eagleburger : « Il l’a décidé tout seul. La seule chose à faire d’ailleurs. »

Eve Kendall : « Puis il s’est approché de moi, a pris mon carnet et mes notes, les a déchirés en petits morceaux et a jeté le tout dans la corbeille. »

Henry Kissinger : « A aucun moment de ma vie, je n’aurais pu imaginer qu’une chose pareille soit possible. Même lorsque j’étais conseiller du président au NSC. Que cela ai pu, ne serait-ce qu’être envisagé, est une preuve supplémentaire de la puissance des États-Unis. »

Donald Rumsfeld : « Il fallait le faire, afin de montrer que nous étions encore les USA. Nous sommes sortis dans le jardin et le Président Nixon m’a dit : « J’ai besoin de vous pour tout mettre au point. » C’était incroyable. Nous avons cherché qui pourrait le faire, quand et comment. Il fallait trouver la personne idéale pour ce travail. Quelqu’un de compétent et que nous connaissions bien. Je lui ai dit : « Je ne vois qu’une personne ».

Voix off : C’est Donald Rumsfeld qui, le premier, avance le nom de Stanley Kubrick. Il faut que ce film soit parfait… [La voix off se substitue à Rumsfeld pour le dévoilement du nom, qui n’aurait pas été celui de Stanley Kubrick]

On voit bien à travers la retranscription de ce dialogue que le faux se glisse au milieu du vrai. On voit également que les éléments des interviews des véritables protagonistes de l’époque ne sont absolument pas signifiants. Ils n’apportent aucune information, mais simplement des bribes de phrases qui semblent soutenir la thèse avancée par la voix off et le personnage de Eve Kendall. Pris dans le rythme du montage, le spectateur n’y voit que du feu. Il perçoit des discours allant tous dans le même sens et interprète donc les informations qu’il reçoit comme une vérité partagée par les différents interviewés.

Karel est allé piocher dans des interviews qu’il a menées dans le cadre d’un documentaire sur les conseillers des présidents américains (Les Hommes de la Maison Blanche (2000) disponible sur Youtube). Plusieurs scandales y sont abordés, notamment celui du Watergate, un véritable complot et scandale d’État, permettant de mettre dans la bouche des conseillers de Nixon des assertions exceptionnelles mais en changeant leur contexte grâce à l’art du montage. Ainsi, le projet de surveillance et d’écoute du Watergate se transforme dans Opération Lune en projet de tournage du film montrant les astronautes sur la Lune. Ce procédé de décontextualisation de l’image et des interviews est utilisé tout au long du film et notre cerveau trouve facilement du sens à ce grand collage.

D’autres interviews sont bel et bien menées dans le cadre d’Opération Lune : Vernon Walters, ex-directeur de la CIA ; Christiane Kubrick la veuve de Stanley et Jan Arlan, son directeur de production ; Buzz Aldrin et sa femme Loïs ; le scientifique de la NASA, Farouk Elbaz ; l’astronaute et représentant de la NASA à Paris Jeffrey Hoffman ; et l’astronaute David Scott. L’astuce de Karel est ici de se présenter comme réalisateur d’un documentaire sur Apollo 11 et de tenter de faire dire aux témoins certains mots-clés afin de pouvoir les intégrer au montage plus facilement. Il pose donc de vagues questions sur 2001, l’Odyssée de l’espace et sur les théories du complot lunaire.

Autre élément, il est fait mention d’un objectif prêté à Kubrick par la Nasa pour le tournage de Barry Lyndon (1975). Cette anecdote est vraie, sauf que l’objectif (Carl Zeiss Planar 50mm f/0,7) n’est pas unique et que la Nasa ne l’a pas prêté pour s’assurer du silence du réalisateur.

Pour finir, un élément va nourrir et offrir une fin à Opération Lune. Le décès de Vernon Walters survint réellement quelque temps après l’interview de celui-ci par Karel. Cet événement fut utilisé dans le film pour démontrer que ceux qui parlent sont surveillés et en danger de mort (l’assassinat est bien sûr complètement sous-entendu). Il n’est, en outre, fait aucune mention des autres interviewés…

Les indices

Qui dit canular dit révélation de la tromperie. En effet, William Karel n’est pas un partisan de la « théorie » comme quoi les images d’Apollo 11 auraient été tournées en studio (on remarque d’ailleurs qu’ici – et que bien souvent – les autres missions Apollo ne sont pas citées). Il dissémine ainsi différents indices censés nous mettre sur la piste du mensonge. Cependant, la plupart nous échappent étant donné le rythme effréné du documentaire comme nous l’avons vu plus tôt.

Le film est construit « de manière à ce que le doute advienne progressivement, partant du vraisemblable – et même de la vérité – pour se clore en un crescendo d’invraisemblance et d’absurdité » (cf. Aurélie Ledoux). William Karel commence à semer des indices à partir de 10 minutes de film (bien après que notre confiance ait été acquise) : l’usage de feuille d’or sur le réacteur du Module lunaire pour montrer le luxe de la conquête spatiale (en réalité des protections thermiques), le pas de tir déplacé pour mettre la fusée en contre-jour (alors qu’il suffit de bouger la caméra), disparition de Michael Collins (mort en 2021, après la sortie du film), Neil Armstrong qui se retire dans un monastère (il continue en vérité ses activités à la NASA), etc. Ces informations, transmises par la voix off, sont appuyées par des images d’archives (ou fictionnelles) détournées semblant illustrer les propos tenus. Cependant, les discours en eux-mêmes devraient être assez aberrants pour nous interpeller.

Revenons sur la conversation au Pentagone déjà évoquée plus haut. Le montage de cette séquence est un exemple typique du travail de William Karel dans son documenteur. Traditionnellement, pour filmer une conversation avec plusieurs locuteurs, différents points de caméra sont adoptés (divers angles de caméra, plans serrés et plans larges…). Ils enrichissent la lisibilité de l’espace et permettent un échange fluide entre les différents intervenants à l’image pour le spectateur. Cependant, dans la séquence qui nous concerne (22min-28min), rien ne fonctionne correctement. Les arrière-plans de chaque personnage montré à l’écran sont disparates. Ils laissent entrevoir que ces individus ne sont pas rassemblés dans la même pièce. D’ailleurs, il n’y a pas de plan d’ensemble, de plan large ou l’on peut voir tout le monde réuni. Les jeux de regards entre les interviewés sont impossibles dans un même espace. On peut néanmoins considérer qu’un spectateur non habitué à détecter ces techniques de montage ne verra probablement pas la duperie.

Dans ce montage lunaire, Karel s’amuse ici à jouer sur quelques correspondances entre les dialogues et les images : l’un parle de boire et un autre boit effectivement, quelques-uns discutent de la langue qu’ils doivent utiliser, tous ont l’air de rire de bon cœur, certains insistent sur les informations sensibles qu’ils vont révéler. Il en profite d’ailleurs pour faire se chevaucher les images et les bandes-son d’autres interviews pour donner l’illusion que tout se passe dans la même pièce. Karel utilise ici des « chutes » (enregistrements inexploitables) des moments où la caméra tourne mais avant que la véritable interview ne commence.

Mais c’est vraiment par la suite que les indices du canular s’accumulent. Leur nombre fait qu’il devient assez difficile de tous les lister : la formation d’une unité d’élite par le blanchisseur de la maison blanche originaire de Saïgon, le cadavre d’un espion américain conservé chez un Vietnamien (très probablement un squelette réel conservé dans le cadre d’une tradition locale), les déchets de McDo partout dans le village, les espions parfaitement déguisés en Vietnamiens alors qu’un d’eux est noir, 150000 hommes pour chercher 4 fugitifs, etc. Avec du recul, ces informations paraissent incroyables, mais pris dans le rythme du montage et dans les révélations successivement sans cesse confirmées par les conseillers de Nixon, de nombreux spectateurs n’en voient pas la facticité.

Les morts des espions sont sans doute les indices les plus visibles. Karel y met clairement à jour l’absence de lien entre les images et les discours et insiste également sur la non-concordance des discours entre eux (double mort de Vince Brown) :

« Le preneur de son, Andy Rogers, est mort brûlé vif dans un accident de voiture » [Ambrose Chapel]

« Jim Gow, l’assistant, a été découvert noyé dans la piscine de sa propriété » [Ambrose Chapel]

« Vince Brown fut retrouvé en Patagonie, découpé en morceaux, ce qui n’empêcha pas la police de conclure à un suicide » [Ambrose Chapel]

« Vince Brown, le régisseur, a été retrouvé et abattu sur un ilôt désert des îles Kerguelen. La CIA avait poussé le cynisme jusqu’à filmer son élimination » [Voie off]

Le bouquet final de l’absurdité se situe dans une Yeshiva de Brooklyn où Bob Stein, le décorateur, s’est réfugié, protégé par le Rabbin Koenigsberg. Celui-ci nous apprend que Stein ne travaillait plus et pointait aux « Hassidiques »… Karel enfonce le clou en mettant un bêtisier en générique de fin soutenu par une musique très légère (Clarice de Vince Giordano & the Nighthawks, BO du film Ghost World). Il y intègre une dernière fois de fausses informations avec la citation des conseillers historiques : Yves Le Maner du Centre d’Histoire et de Mémoire du Nord Pas-de-Calais et Jacques Villain (probablement en référence au physicien).

Mais même dans ce bêtisier, Karel maintient une confusion sur les acteurs. En effet, au milieu des acteurs qui rient au fait de buter sur leur texte, on retrouve Alexander Haig affirmant « Non, c’est mauvais. Laissez-moi recommencer » et Lawrence Eagleburger dire : « Vous verrez quand vous serez plus âgé, que votre mémoire vous jouera des tours… » et rigoler. Pour le spectateur la confusion subsiste : qui est réellement acteur dans ce film ? A la toute fin, Henry Kissinger déclare : « Le plus drôle c’est que si vous me demandiez de recommencer, je le referais », on peut alors penser que c’est aussi un acteur ou que Karel nous révèle ici ces intentions… Tout du moins le réalisateur insiste ici pour nous dire qu’aucune image ne dit la vérité par elle-même. Si les faux peuvent paraître vrais, les vrais peuvent aussi paraître faux.

Un contexte de réception

Autorité de l’énonciateur

Il est important d’étudier le contexte de diffusion afin de comprendre la réception de ce film. L’adhésion du téléspectateur au message est notamment renforcée par le fait que le film est diffusé lors des Mercredis de l’Histoire d’Arte (une chaîne considérée comme très légitime par une grande part de la population), une case consacrée à des documentaires historiques rigoureux. C’est avant tout le format documentaire qui lui attribue le sérieux. Ainsi, l’adhésion du spectateur se fait beaucoup plus par le biais de la confiance habituelle faite aux médias plutôt que par une attitude critique envers ce qu’il voit.

Le documentaire, et plus particulièrement le documentaire historique, assoit sa légitimité et sa crédibilité sur le recours à des faits scientifiques, à des témoins d’époque ou à des images d’archives, autant d’éléments qui doivent attester de la vérité de ce qui nous est conté sans laisser de place au doute. Et si le documentaire se distingue du reportage, parce qu’il ne traite pas de l’actualité immédiate, parce que le regard du réalisateur diffère de celui du journaliste en donnant souvent une vision partielle et partiale des évènements, il n’en est pas moins factuel et tributaire du vrai, si bien que personne ne viendrait a priori mettre en doute son authenticité.

Delaunoy Elisa, p. 41.

La forme documentaire fait tomber le spectateur dans des biais d’autorité : autorité de l’énonciateur, autorité des témoins et autorité des images.

Autorité des témoins

Dans la forme il est quasiment impossible pour le téléspectateur de distinguer les vrais témoins des faux. Il n’y a aucune différence de traitement visible entre les deux.

Karel joue sur la position d’autorité, d’authenticité qui leur est immédiatement conférée pour leur faire dire les choses les plus incroyables. Leurs paroles sont cautionnées par le média et le médiateur qui les diffusent et elles cautionnent le film en retour.

Delaunoy Elisa, p. 59.

« L’authenticité » de ces témoignages est renforcée par la présence de l’image des témoins qui nous permet de « confirmer leur identité ». Ces discours auraient eu bien moins de force en voix off. La présence des images les rend crédibles.

Autorité de l’image

Le téléspectateur n’ayant pas reçu de formation historique ne peut remettre en question le sens des images d’archives dont le discours semble aller de soi. Ici, pour le spectateur, l’image d’archive appuie le discours ; elle est un élément de preuve de ce qui est dit. Elle renforce le discours qui lui-même renforce les images dans le cercle vicieux de la croyance.

Le mélange de témoins, voix off et images d’archives est une caractéristique du documentaire historique qui les articule en un double mouvement. Les paroles viennent authentifier les images et les images authentifient à leur tour le discours.

En commentant les images d’archives, en mettant un nom sur les personnes qu’on y voit, le commentaire et le récit des témoins les ancrent dans le réel plutôt que dans la fiction. Ces images sont à elles seules vides de sens, elles pourraient dire mille choses, c’est le discours qui oriente leur interprétation. Si l’on dit que l’image est polysémique, toujours en attente de texte, c’est parce c’est leur légende, le commentaire qui y est apposé, qui leur donne un sens et encourage une certaine lecture de ce que perçoivent nos sens. Ce phénomène fait que bien souvent, on leur donne une signification qu’elles n’ont pas en elles-mêmes. 

Delaunoy Elisa, p. 61.
Le cercle infernal de la justification des discours

Cependant, comme toutes archives, elles devraient être contextualisées, authentifiées, discutées, etc. Malheureusement, trop souvent les documentaires (télévisés particulièrement) passent outre la méthodologie afin de faire de l’image d’archive une simple illustration du propos. Celui-ci peut donc être vrai ou faux, l’image n’en dira en fait absolument rien. C’est notamment des critiques qui ont été faites aux très populaires documentaires Apocalypse (cf. les critiques de Laurent Véray, de Lionel Richard et de Thierry Bonzon).

De plus, Opération Lune surfe sur une vague de méfiance envers les Américains augmentant de fait l’adhésion (Véronique Campion Vincent, La société parano, théories du complot, menaces et incertitudes, cité par Delaunoy Elisa).

Le malheur d’Opération Lune est que malgré les précautions prises par Arte lors de la première diffusion (suite à des projections tests qui révélaient que l’adhésion au film était plus forte que ce qui était envisagé), le film fut pris au sérieux par une part non négligeable de spectateurs. De plus, même si certains connaissaient le rôle parodique du documentaire, cela ne les a pas empêchés d’extraire des scènes de leur contexte sur internet afin de défendre les théories complotistes au grand dam de Karel. Bien sûr, il n’est rien indiqué d’autre que « documentaire Arte » (argument d’autorité), ni le titre, ni l’auteur…

Audience en 20024,3% de parts de marché et 2% de taux moyen
Audience en 20043,6% de parts de marché et 1,3% de taux moyen d’écoute
Médiamétrie cité par Delaunoy Elisa

Un outil de réflexion et d’éducation à l’esprit critique

Avec Opération Lune, William Karel remet en cause l’institution du documentaire télévisé. Comment peut-on croire ce qu’on nous raconte si un documentaire peut allègrement nous mentir sans qu’on s’en aperçoive ? Il nous fait prendre conscience que l’image n’est pas une preuve en soi et qu’elle peut être source des pires manipulations. Karel n’hésite d’ailleurs pas à dresser des liens avec les journaux télévisés (qu’il avait déjà critiqués dans Le journal commence à 20 heures en 1999) :

Si vous faites l’expérience de voir ces petits sujets d’une minute trente qui passent tous les soirs, les quinze sujets que vous voyez au journal télévisé. Si vous coupez le son, on ne sait même pas de quoi on parle, c’est des images mises bout à bout, moi ça me passionnait de voir ce qu’on pouvait faire croire, en changeant le commentaire vous racontiez exactement ce que vous vouliez.

William Karel, Conférence du CERIMES

Opération Lune nous rappelle que si les images en elles-mêmes ne peuvent pas mentir ce sont les discours et le sens qu’on leur donne qui peuvent être trompeurs ou mensongers. Le montage, par exemple, a recours à notre capacité de rationalisation. Si deux images se suivent, on leur donne alors un sens alors qu’il n’y a possiblement pas de liens réels entre ces deux images (précisons tout de même qu’on donne également un sens à une image isolée). Par le biais de primauté une première image peut par exemple modifier complètement la vision qu’on aura d’une seconde de par sa position. L’inverse est se fait également, c’est le principe même de ce qu’on appelle l’effet Koulechov 7.

Par exemple, la statue de la Liberté derrière le personnage de Jack Torrance est celle du pont de Grenelle à Paris et non de New York. Cependant, l’usage d’un plan aérien de la statue de New York en préambule et la transition en fondu enchaîné nous implante de fait l’idée que c’est bien celle-ci, malgré les problèmes de distance et d’échelle.

Le canular, comme il l’est souvent proposé dans les documenteurs, peut être par son aspect ludique et très réflexif un excellent outil de mise à distance et d’ouverture à la critique de l’image en général. Il a pour effet de nous dévoiler notre crédulité de manière innocente. Il nous interroge ici sur le rapport que nous entretenons avec le documentaire, la télévision, le cinéma et l’image en général. Si comme le dit François Jost, « Aucun apprentissage de l’image en termes de codes ne peut former à discerner la vérité du mensonge » on peut tout de même apprendre à porter un jugement sur ce qui nous est montré :

[…] ce qui peut, ce qui doit semer le doute dans l’esprit du téléspectateur, ce n’est donc pas la bonne ou la mauvaise utilisation des codes (à ce jeu-là ceux qui les utilisent chaque jour sont imbattables) mais les « inférences » comme disent les psychologues, à la fois sur les sujets présentés, leur contexte spatio-temporel, leur enchaînement, leur fonctionnement global. Comprendre une émission, c’est donc moins décrypter une vérité cachée que porter un jugement sur la possibilité matérielle de ce qui nous est montré. Or ces inférences sont très mal partagées car elles dépendent évidemment du savoir que nous avons, non seulement sur la réalité, mais aussi sur la fabrication de l’information. Elles dépendent aussi de notre capacité plus ou moins grande à garder la tête froide face à des évènements stupéfiants. (…) Il s’agit, comme dans le cas du docu-fiction, de faire perdre le cadre qui permet au téléspectateur de faire des inférences et d’éprouver leur validité, car il ne sait plus ce qui doit l’emporter, de la réalité ou de la fiction. (…) Aucune connaissance du langage de l’image ne peut lutter contre un tel procédé, car il s’en prend à ce qui fonde toute communication : la confiance en l’autre.

JOST François. La télévision du quotidien, entre réalité et fiction, p. 92 cité par Delaunoy Elisa, p. 89-90.

Bibliographie et sources

Sur Opération Lune

Delaunoy Elisa, « Le canular médiatique : une tromperie initiatique. Le docu-menteur Opération Lune ou la fabrication de l’illusion à la télévision », Mémoire de Master 2 Médias, information, communication, Spécialité Médias, langages, communication sous la direction de Frédéric Lambert, Université Panthéon-Assas Paris II, Institut Français de Presse, 18 juin 2008, 131 p.

Ledoux Aurélie, « La face cachée d’Opération Lune (William Karel, 2002) », dans Ledoux Aurélie et Zabunyan Dork (dir), Écrans, la preuve par l’image : nouvelles pratiques et enjeux contemporains, Classique Garnier, n° 18, 2022, pp. 71-84.

« Débat avec William Karel autour de son film Opération Lune« , Cerimes, Canal-u, janvier 2004 : https://www.canal-u.tv/chaines/cerimes/debat-avec-william-karel-autour-de-son-film-operation-lune

« Point du Jour International », Africiné.org : http://www.africine.org/structure/point-du-jour-international/2371

« Opération Lune (2002) de William Karel », Rembob’ina, magazine diffusé le 13 juin 2021 sur LCP : https://lcp.fr/programmes/rembob-ina/operation-lune-2002-de-william-karel-67434

« Master Class William Karel, autour de Opération Lune« , La Scam, Ina Sup et l’École Normale Supérieure de Cachan : https://www.dailymotion.com/video/x17sgzn

Podcast Cinétique, Opération Lune, saison 1 épisode 3, novembre 2021 : https://castopod.cinetique-asso.fr/@cinetique_cinema_et_scepticisme/episodes/operation-lune-s01e03

Sur William Karel

« William Karel », Film-documentaire, http://www.film-documentaire.fr/4DACTION/w_auteur_liste/1065

Carasco Aude, « Le documentariste William Karel, investigateur du réel », La Croix, 9 juin 2012 : https://www.la-croix.com/Culture/Le-documentariste-William-Karel-investigateur-reel-2021-06-09-1201160200

Perraud Antoine Le réel selon Karel, Télérama n° 2752, 9 octobre 2002, p. 86-87

Sur le documenteur

« On Vous Ment, festival de films Documenteur #8 », Super Nova Lyon, interview de Nicolas Landais par Tatiana Peyroux, 2 mars 2023 : https://www.nova.fr/news/on-vous-ment-festival-de-films-documenteur-8-228808-02-05-2023/

Page Wikipédia du Documenteur : https://fr.wikipedia.org/wiki/Documentaire_parodique

Dossier relu par : Jérémy Attard (Cortecs), Sohan Tricoire (Cortecs), Adeline Gillet (Cinétique), Jérôme Dubien (Cinétique) et Lokeye (Cinétique).

Notes

affiche festival low-tech

Pensée critique & Low-tech : le Cortecs au festival Apala

affiche festival low-tech

Du 22 au 25 Juin avait lieu à Nantes le festival « Low-tech : au-delà du concept » organisé par l’association APALA (« Aux petits acteurs l’avenir ») et qui se veut un lieu d’échange autour des enjeux environnementaux et sociaux actuels. Le Cortecs y était présent en la personne de Nicolas Martin qui y a donné une conférence et un atelier. Il nous raconte.

« Contre le concept de nature »

Faut-il revenir à la traction animale pour éviter d’avoir à utiliser un tracteur ? Voilà un dilemme low-tech 1 qui aurait pu servir d’introduction à la conférence. Si la question est complexe, l’argument consistant à dire que la traction animale serait plus « naturel » semble en tout cas peu satisfaisant ! Et c’est là un écueil possible des mouvements low-tech (et écologistes en général) : promouvoir un retour à un passé fantasmé, à un état antérieur qui aurait été perverti. Et c’était là le propos de ma conférence : Pourquoi la nature n’est pas un bon critère et comment est-ce que l’on peut s’en passer2. Vous pouvez retrouver une rediffusion de la conférence ici :

Nicolas Martin – Contre le concept de nature

Notons que les critiques de « l’appel à nature » se résument parfois à l’opposition entre nature et chimique que l’on retrouve souvent dans le marketing, l’alimentation ou la santé. En réalité l’idée de nature est bien plus pernicieuse que cela puisqu’elle soutient au moins en partie des systèmes de dominations (spécisme, sexisme, racisme, validisme…) et joue un rôle important dans la surexploitation des ressources et dans notre système économique actuelle.

Pour répondre au dilemme ci-dessus, plutôt que d’invoquer le critère de nature — ou un autre critère arbitraire, comme le progrès — il semble plus judicieux de considérer les conséquences de chaque option et choisir celle qui, par exemple, minimise les souffrances de tous les êtres capables d’en ressentir (cheval y compris donc). Il est important aussi d’explorer toutes les alternatives possibles : le problème « traction animale vs. tracteur » formant certainement un faux dilemme.
Ce remplacement d’une vision naturaliste par une vision conséquentialiste (et sentientiste 3) est abordé dans la deuxième partie de la conférence.

J’ai, malheureusement, oublié pendant la conférence de citer le très bon site contrenature.org qui référence du très bon contenu sur ce sujet là.

Enfin je remercie les personnes (entre autre Thomas Lepletier) qui suite à ma conférence m’ont remonté les bretelles sur mes références à Philippe Descola. Si son travail sur l’idée de nature a été central et reste pédagogiquement intéressant, il serait possiblement dépassé et peu enclin à porter un discours anti-spéciste 4. J’en prend note pour l’avenir !

Atelier esprit critique pour le militant : décortiquer une question complexe

Couverture du manuel
Couverture du manuel

En plus de la conférence j’ai également animé un atelier proposant de décortiquer une question complexe avec des outils critiques. L’atelier s’appuyait en grande partie sur les outils proposait dans le petit manuel d’esprit critique pour le militantisme écologiste présenté ici.

Le déroulé de l’atelier s’est fait en trois temps : dans un premier temps, j’ai proposé une introduction rapide présentant le petit manuel ainsi que l’intérêt d’avoir des outils face à des questions complexes ; ensuite les participants, par groupe de 3 ou 4 ont travaillé sur une problématique de leur choix en suivant la méthode proposée (détaillée ci-dessous) ; enfin dans un dernier temps nous avons fait un débat en utilisant la grille de lecture préalablement établie.

La méthode proposée

Partant du principe que nos points de vues sont limités (on ne voit qu’une partie du problème et qu’une partie des solutions), l’idée est d’éclater le problème pour en avoir une vue plus globale. Cela se fait en 5 étapes dont le but principal est de construire un tableau. Chaque groupe travaille sur un problème et en parralèle je fais le même exercice à partir d’un exemple traité dans le petit manuel celui de l’expérimentation animale.

  1. Pensée multifactorielle : Lister tous les facteurs et enjeux liés à cette problématique.
    Dans l’exemple que je traite je liste les suivants : avancées médicales, bien-être animal, rapports de domination, coûts financiers, emplois du secteurs, …
    Chaque groupe en fait de même puis le présente aux autres. En échangeant on peut identifier de nouveaux facteurs. Je rajoute d’ailleurs avancées scientifiques et enjeux religieux / philosophiques à ma liste.
  2. L’alternative est féconde : Identifier les autres solutions, modes de fonctionnement, qui pourraient se substituer à l’alternative principale.
    Dans mon cas je note : Expérimentation sur les humains, simulation bio-informatique, abandon de la recherche médicale nécessitant des tests, puis sur proposition d’une participante Expérimentation in-vitro (non sentient).
    Chaque groupe en fait de même et échange sur les différentes alternatives. À ce stade ils ont un tableau avec en ligne les facteurs et en colonne les solutions.
  3. Remplissage du tableau : Noter si la solution x est plutôt positive ou négative au regard du facteur y.
    Pour ma part par exemple l’arrêt net de l’expérimentation a un impact négatif sur les avancées médicales mais positifs sur les rapports de domination et sur les souffrances.
    Puisque cette étape demande beaucoup de temps et de documentation. Je propose de la faire partiellement et de rajouter des points d’interrogations là où il y a le plus d’incertitude.
  4. Comment trancher ? Sans rentrer dans le détail, j’explique qu’une fois le tableau rempli il faut une réflexion éthique pour savoir comment trancher et se demander ce qui compte le plus.
  5. Comment mettre en place ? Que peut on actionner, individuellement et collectivement, pour promouvoir la solution envisagée.

Je conclus en leur indiquant qu’à partir de cet outil il est possible de mener quatre types de réflexion5 : scientifique (en creusant l’étape 3) ; éthique (en creusant l’étape 4) ; politique (en creusant l’étape 5) et une réflexion « méta » (en creusant l’étape 1 & 2 et en critiquant plus généralement les limites de cet outil).

On termine en faisant un petit débat mouvant sur la question de l’expérimentation animale en se basant sur le tableau que j’ai construit pendant l’atelier et que vous pouvez voir ci-dessous (en qualité discutable) :

Le reste du festival

Ce week-end aura été également l’occasion d’intervenir sur deux autres médias : le podcast du futurologue dans un épisode à venir ainsi que pour un documentaire de Julien Malara à venir.

Le festival aura été l’occasion de discussions riches avec de nombreuses personnes alimentant les réflexions et les échanges entre pensée critique et militantisme que je crois, plus que jamais, très productifs (bien souvent d’ailleurs du militantisme vers la pensée critique !)

Encore un grand merci aux organisateur·ices et à tous·tes les bénévoles pour leur travail formidable et pour la programmation très diversifiée qui laisse un espace considérable à l’auto-critique ! À très vite, j’espère.

« La science est-elle politique ? » 2/2 – Quelques réflexions à ce sujet entre guillotine et grille-pain !

Au mois d’Avril Nicolas et David ont présenté aux Rencontres de l’esprit critique plusieurs ateliers participatifs. L’un d’entre eux proposait de débattre sur les liens entre science et politique. On revient sur ces ateliers dans cet autre article.
Par souci d’honnêteté (et probablement parce que nous aimons à croire que notre avis a de la valeur) nous proposons ici quelques pistes de réflexion et notre posture sur ce sujet-là.

Introduction

Nous avions déjà nos avis avant ces ateliers et les échanges qui y ont eu lieu ont permis d’en formaliser certains, d’en nuancer d’autres, d’en découvrir encore d’autres.

Avant de commencer prenons un peu de recul et notons que suivant le groupe sociopolitique auquel l’on s’identifie, une des deux réponses est plus cool que l’autre. Et tout sceptique que nous sommes (ou que nous souhaiterions être), il est clair que nous sommes influencés par le fait que « la science est politique » puisse être un refrain répété et valorisé au sein de nos bulles sociales. Tâchons, tant bien que mal, de s’en extraire et d’essayer de comprendre ce que cela peut vouloir dire !

Comme cela a été bien identifié au cours des ateliers, se positionner sur l’affirmation « la science est politique » dépend énormément de ce que l’on met derrière les différents termes. Ainsi, que l’on entende « Le résultat d’une expérience scientifique dépend de l’orientation politique du gouvernement » ou que l’on entende « L’activité scientifique interfère avec la vie publique », la réponse ne sera pas la même ! Une bonne manière de discuter la question est donc, dans un premier temps, de débroussailler le sens que l’on donne à cette phrase.
Pour aller plus loin nous vous proposons ci-dessous quelques pistes de réflexions sur ce sujet-là.  

[David] Les différentes acceptions du mot science

Évidemment, ce qui suit n’a pas pour prétention de trancher le débat. Il s’agit uniquement de ce qui nous semblait important à exposer.

Au cours des différents débats et discussions des ateliers, c’est surtout le mot « science » qui a été questionné, chacun·e y allant de son interprétation (à raison, sa polysémie laissant le champ libre !). Le mot « politique » a un peu été laissé de côté, en tout cas nous n’avons pas eu accès aux sens que les participant·es y mettaient.

Personnellement la définition du CNRTL me convient très bien :
Politique : qui a rapport à la société organisée.
C’est assez large pour inclure (presque ?) tout ce qu’on considérerait politique intuitivement. Et même ce qu’on ne considérerait pas politique au premier abord. C’est un reproche courant de ce type de définition super inclusive : « Si tout est politique, alors plus rien ne l’est ». Il se pourrait bien que tout soit politique, mais ça n’empêche pas d’imaginer ce qui pourrait ne pas l’être. (Cela dit, l’emprise des sociétés organisées sur la planète est telle que même l’ermite le plus reclus respire un air pollué et ingère des micro-plastiques.)

Pour ce qui est du sens du mot « science », repassons une couche avec 5 acceptions courantes (détaillées dans cet autre article du Cortecs) :
– La démarche
– Les connaissances
– La communauté vue du dehors
– La communauté vue du dedans
– Le complexe technopolitique

Ces 5 sens sont pratiques pour mieux comprendre de quoi on parle quand on dit « science », mais gardons en tête qu’ils sont indissociables. Les humains composant la communauté se cachent derrière la construction de la démarche et son application ; les connaissances sont manipulées par la communauté, influencent la démarche ; et le complexe technopolitique est toujours présent, étant à la fois la structure sociale dans laquelle s’inscrit la communauté et le produit des connaissances, techniques et technologies issues de l’application de la démarche.
Vous suivez toujours ?
Voyons maintenant de quelle manière chacun de ces sens est lié à la politique.

S’il semble évident que le complexe technopolitique est lié à la politique (c’est dans le nom), ça ne l’est peut-être pas pour tous les aspects qu’il recouvre.
Je suis d’ailleurs insatisfait de la définition donnée par le lien ci-dessus, qui parle de sciences appliquées, technologies et de la genèse socio-politique des axes de recherche.
Tel que je le comprends, il faudrait diviser cette catégorie pour y mettre d’un côté les technologies (grille-pain, centrale nucléaire, pesticides, etc.) et les sciences appliquées (réseau électrique, fission nucléaire, agriculture, etc.) et de l’autre les institutions qui soutiennent ces sciences/technologies/communautés ainsi que leurs traductions politiques (les institutions ne sont pas forcément à mettre dans la communauté, par exemple si on parle d’un ministère).
Cette précision étant faite, pourquoi par exemple, des technologies « banales » seraient politiques ?
Votre grille-pain est politique à deux niveaux :

  • Il est inscrit dans un système technique : conçu, produit avec divers matériaux transformés, assemblé, vendu, raccordé au réseau électrique. Son existence suppose une société complexe et très organisée, avec des niveaux hiérarchiques et de la centralisation. Il est très peu plausible qu’un grille-pain soit produit dans une société anarchiste.
  • Sa conception induit des usages, qui à leur tour induisent une organisation sociale. Il est absolument faux de dire que « les outils sont neutres, tout dépend de ce qu’on en fait ». Justement, ce qu’on en fait est prédéfini à l’avance. Vous pouvez essayer de détourner l’usage d’un grille-pain, vous n’irez pas loin.
    Ces usages contraints mènent donc à agir d’une certaine façon, ce qui forme une pratique sociale à partir d’une certaine échelle. Un exemple caricatural mais très illustratif est celui du smartphone : cet outil a modelé de façon très visible les sociétés qui l’ont adopté. Il est devenu un cadre de pensée. À chaque situation son app’ dédiée.

La communauté vue du dehors ou du dedans, ce sont des humains. Je ne pense pas avoir besoin de développer longuement sur ce qui les relie à la politique. Même la chercheuse la plus indépendante ou le prof le moins investi dans l’organisation de son université ont suivi un parcours de vie qui ne doit rien au hasard, ont des motivations à étudier leur sujet, et impactent la société par leurs activités.

Les connaissances sont politiques par le fait même d’exister… ou de ne pas exister. Produire de la connaissance, c’est coûteux. La production dépend donc de l’intérêt que vouent les scientifiques à étudier un sujet, de l’argent, du temps et des moyens matériels qu’on y consacrera, et du risque qu’on perçoit à étudier le sujet.
Diffuser la connaissance, c’est coûteux également. Là aussi, intérêt, argent, temps, moyens, matériels, tout ça, tout ça.
Enfin, il serait naïf de penser que « tout dépend de ce qu’on en fait ». Tel un outil, la connaissance induit mécaniquement certaines conséquences. On ne peut pas simplement affirmer que « ce qui est ne dit rien de ce qui doit être » (voir le paragraphe ci-après) : on apprend que telle substance utilisée à grande échelle est en fait méga-cancérigène, et on ne va rien faire ?

Enfin, la sacro-sainte démarche ! (ou LA méthode, comme on l’entend parfois, ce qui est déjà trop souvent.)
Premio, elle n’est pas un concept abstrait fonctionnant en autonomie. Il lui faut des humains pour l’imaginer et l’appliquer. La démarche a bien été construite et elle continue de l’être, parce qu’on le veut bien.
Deuzio, la démarche est elle aussi un outil. Et vous savez ce qu’on dit à propos des outils : « tout dépend de ce qu’on en fait ». Non, encore une fois, un outil est fait pour quelque chose. La démarche scientifique, ainsi que toutes les méthodes particulières, sont des outils qui prescrivent des usages.
Troizio, le simple fait de vouloir faire de la science (entendre : appliquer la démarche) est un objectif qui, arbitraire qu’il est, peut se questionner. Une société peut décider des champs qu’elle laisse explorer à la science et de ce qu’elle organise autour de la science. Va-t-on étudier la production de nourriture ? le système de communications ? les moyens de donner des soins ? Ou rien de tout ça ?
Peut-être voyons-nous la démarche scientifique comme un exemple pur de neutralité parce que notre société lui a laissé le champ libre et qu’elle étudie (presque ?) tout. Mais elle n’a pas ce caractère hégémonique partout sur Terre, et ne l’a pas toujours eu chez nous.
Étudier scientifiquement un sujet a inévitablement des conséquences. C’est a minima un changement de point de vue qui s’opère sur l’objet, a fortiori un changement d’organisation sociale.

[Nicolas] « Ce qui est n’implique pas ce qui doit être » et ce que cela implique réellement… 

Imaginez un gâteau aux fraises. Avec beaucoup de chantilly et des fraises bien rouge. Aussi succulent soit-il, l’existence de ce gâteau n’implique pas automatiquement qu’il doive être mangé. Encore faut-il qu’il y ait quelques personnes autour de la table, qu’elles aient faim (ou qu’elles soient suffisamment gourmandes), qu’elles ne soit pas allergiques aux fraises, éventuellement encore qu’il y ait un couteau pour couper ou des assiettes pour servir. 
L’existence en soi n’implique aucune action, encore faut-il qu’il y ait un désir, un besoin ! 

C’est à peu près cela que l’on entend quand on dit que le descriptif n’implique pas le prescriptif, que la science est amorale1, ou comme le dit la guillotine de Hume : « Ce qui est n’implique pas ce qui doit être« .
Ce principe peut se justifier d’un point de vue logique assez fondamental. Un argument dont la conclusion contient un « il faut » ou un « doit » – une conclusion prescriptive – ne peut pas découler de prémisses uniquement descriptives. Il faudra au moins une prémisse prescriptive. Prenons quelques exemples :

  • « Le nucléaire est l’énergie la plus bas carbone » n’implique pas directement « Il faut promouvoir le nucléaire ». Il faudrait y ajouter une prémisse prescriptive du type « Il faut promouvoir l’énergie la plus bas carbone ».
  • « Il y a des différences biologiques entre certains groupes humains » n’implique pas directement « Il faut traiter différemment les différents groupes humains ». Il faudrait y ajouter une prémisse prescriptive du type « Les différences biologiques doivent servir de critères pour accorder des droits ».
  • « L’homéopathie n’a pas d’efficacité propre » n’implique pas directement « Personne ne devrait prendre d’homéopathie ». Il faudrait y ajouter une prémisse du type « Personne ne devrait utiliser de thérapies sans efficacité propre ».   

Une fois que l’on prend le temps d’exprimer la prémisse prescriptive manquante on se rend compte que la conclusion n’est pas forcément si évidente. Pourtant il arrive bien souvent que l’on cette tendance à sauter directement à la conclusion. Il est donc fondamental de marteler ce principe de la guillotine de Hume dans l’exercice de notre pensée critique.

Ce principe semble (au moins a priori) dissocier le scientifique (descriptif) du politique (prescriptif) et ce dans les deux sens :

  • Ce qui doit être n’a pas à se plier à ce qui est : Par exemple, si l’on constate une inégalité (économique, biologique, sociale, …), cela n’implique pas qu’il faille préserver cette inégalité2. Cette première erreur est à rapprocher de l’appel à la nature ou de l’appel à la tradition. 
  • Ce qui est n’a pas à se plier à ce qui doit être :  Par exemple, si l’on promeut l’utilisation d’une certaine pratique, cela ne doit pas influencer notre perception de celle-ci.
    Cette erreur est à rapprochée du raisonnement motivé.  

Le principe de la guillotine de Hume est souvent celui que défendent celles et ceux qui disent que la science n’est pas politique. Et je suis absolument d’accord avec ce point de vue. Mais il ne faut pas se tromper sur la portée réelle de ce principe ! Examinons quelques éléments pour comprendre ce que ne dit pas la guillotine de Hume et pourquoi il est trompeur de croire qu’elle énonce que la science n’est pas politique.

La frontière entre descriptif et prescriptif

Si d’un point de vue logique il semble qu’il y a une limite claire entre un énoncé descriptif et un énoncé prescriptif, une fois exprimé dans un langage naturel, dans un contexte humain la limite devient assez floue.

Considérons ces trois affirmations :

  • « Les moustiques sont le plus important groupe de vecteurs d’agents pathogènes transmissibles à l’être humain, dont des zoonoses » 
  • « Il faut éliminer certaines espèces de moustiques »
  • « Certaines espèces de moustiques sont un danger pour l’humanité ».

La première est clairement descriptive et la deuxième est clairement prescriptive. Mais comment classer la troisième ? Elle semble descriptive, mais l’utilisation du terme « danger » implique une certaine préférence. On peut imaginer que, suivant le cadre dans lequel elle est énoncée, elle pourrait sous-entendre automatiquement certaines prescriptions.

Autre exemple : si je dis « les antivax sont des cons », il semble s’agir d’un énoncé descriptif duquel on ne peut conclure sur ce qu’il faudrait faire sans une autre prémisse prescriptive comme « il ne faut pas être con » ou « il ne faut pas parler avec des cons » ou « il faut lutter contre les cons ». Oui sauf que, ces prémisses-là sont plus ou moins sous-entendues. Elles sont, d’une certaine manière, contenues dans le terme « con » et dans les connotations qui lui sont associées. Nos normes sociales, notre bagage culturel, notre langage forment un package de départ contenant un certain nombre de valeurs prescriptive sous-entendues.
Ainsi « Manger X peut causer la mort » peut directement se traduire par « Il ne faut pas manger X » puisque la prémisse prescriptive « Il ne faut pas manger ce qui peut causer la mort » est sous-entendue.
De la même manière les affirmations « Il y a des différences biologiques entre certains groupes humains » ou « Les antivax sont des cons » qui n’impliquent absolument rien d’un point de vue strictement logique risquent suivant le contexte d’énonciation d’interagir avec d’autres prémisses cachées. C’est pour cela que l’on devrait être extrêmement prudent avec ce genre d’affirmation et le cadre dans lequel on les utilise.

Il existerait donc des énoncés purement prescriptif, d’autres purement descriptifs et encore d’autres qui paraissent descriptifs mais sous-entendent un certain nombre d’éléments prescriptifs. Mais où fixer la limite ? À vrai dire, il semble peut-être plus parcimonieux de considérer que tout énoncé charrie par sa formulation et le contexte dans lequel il est utilisé une certaine charge prescriptive plus ou moins forte. 

L’importance du contexte d’énonciation

Précisons ici, que ces prémisses cachées dépendent du contexte dans lequel est énoncée l’affirmation puisque l’interprétation dépend des valeurs du groupe auquel on s’adresse. Des connaissances sur la biodiversité partagées dans une classe de CM1, sur un plateau de télévision ou à un congrès de Valeurs actuelles 3 ne rencontreront probablement pas les mêmes valeurs.

Un fait scientifique pouvant être formulé de différentes manières et dans différents contextes, le choix de ces derniers n’aura pas les mêmes conséquences. Ainsi « Certaines espèces de moustiques sont un danger pour l’humanité », « Les moustiques tuent près d’un million d’humains par an » ou « Une minorité d’espèce de moustique sont des vecteurs d’agents pathogènes pouvant être mortels pour l’homme » qui relèvent tous trois d’un même fait scientifique, n’ont pas le même impact.

Lien avec la non-neutralité de la technique

A fortiori, ce qui est vrai pour une production descriptive est vrai pour une production matérielle. Comme l’a montré David plus haut, un grille-pain implique une certaine utilisation de ce grille-pain ou une guillotine implique une certaine utilisation de cette guillotine (oui c’est méta). On vient de voir que le même raisonnement s’applique vis-à-vis d’un énoncé scientifique.
L’un comme l’autre ne sont pas neutres, ou alors dans une acception du mot « neutre » qui me parait assez peu satisfaisante.

Ainsi, si vous posez le gâteau sur la table il y a de très fortes probabilités que celui-ci soit rapidement englouti ! Parce que si l’ontologie du gâteau n’implique pas la gourmandise des enfants, on peut estimer que celle-ci est fortement attendue.

Ce que coupe réellement la guillotine de Hume

Faites usage de la guillotine de Hume, c’est Richard Monvoisin (du moins son t-shirt) qui le dit !

Attention ! Ce développement ne disqualifie pas la guillotine de Hume, bien au contraire ! Elle est un principe indispensable mais il faut en connaître la portée. La distinction descriptive/prescriptive est tout-à-fait pertinente dans une analyse critique d’un sujet, mais dès lors qu’un énoncé, aussi descriptif soit-il, est plongé dans un contexte humain il faut s’attendre à ce que celui-ci interagisse avec un certain nombre de sous-entendus prescriptifs. Cela devrait nous pousser à prêter une attention particulière aux normes sociales dominantes, à nos propres valeurs morales et à comment des énoncés scientifiques peuvent les conforter ou les bousculer !

[David] Science et engagement

À travers les petites et grandes histoires, nous avons eu une grande diversité de rôle de la science dans l’engagement.
Il semble même que toutes les acceptions courantes de « sciences » aient été représentées : certain·es nous parlaient de leur amour de la méthodologie d’une discipline scientifique, d’autres de discussions avec des scientifiques amateurs, avec des logiciens du quotidien, ou avec des professeurs, d’autres encore de leur découverte de savoirs scientifiques, ou d’autres enfin des impacts de technologies dans leur vie, voire de décisions politiques dans lesquelles le lien avec la science devenait lointain (et c’est tant mieux, l’important dans l’atelier était de livrer des pépites tant qu’on ne dérivait pas trop).

Sans prétendre qu’il soit possible de faire de la sociologie ni de la psychologie à partir de cet exercice, je souhaitais partager un constat qui m’inquiète.
Il semble qu’au sein du mouvement « sceptique », une conception de la science comme d’un objet neutre et potentiellement détaché de la société soit courante et défendue. Il est curieux que des personnes qui réfléchissent à l’irrationalité humaine semblent supposer que lorsqu’ils énoncent un fait celui-ci sera traité par un agent sans vécu, sans désir, sans préférence.
Je m’inquiète de ce que cela peut produire comme engagement.

Si vous consommez du contenu « sceptique », vous avez certainement déjà entendu des affirmations comme « la méthode scientifique est objective », « la science est auto-correctrice », « la science est le moins pire des moyens pour approcher de la vérité ». Voire même des variantes de « Si l’humanité s’éteignait demain et laissait la place à de nouveau êtres intelligents, ils développeraient la même science que nous » : si l’expérience de pensée est intéressante, la conclusion proposée dénote d’une vision positiviste et réaliste naïve (à savoir : les sciences avancent inexorablement dans la même direction et découvrent la vérité du monde).
Cette conception de la science élude les débats autour du réalisme ainsi que la part socialement construite des sciences.

Que faire d’une telle conception de la science dans le champ politique ?
Le risque, en concevant la science comme un objet autonome et lui conférant un certain pouvoir d’énonciation du réel, est de perdre le sentiment de légitimité à s’insurger contre des productions issues des sciences, de n’agir qu’à condition d’avoir des données scientifiques, et de cesser d’envisager exercer un contrôle sur la science, comme on le ferait pour d’autres objets sociaux.
Je ne dis pas qu’il faut tout casser, mais comprendre que la production scientifique (sous forme de discours, de techniques et de technologie) est omniprésente et forme un cadre de pensée qu’on ne questionne plus (comme le fait d’utiliser un grille-pain branché sur un réseau électrique, pour reprendre un exemple concret).
Je ne dis pas qu’il faut balancer toute rationalité et agir spontanément par intuition, mais que la science si avancée soit-elle ne pourra jamais répondre à certaines questions, qui resteront à jamais des décisions humaines et arbitraires (les questions morales notamment). Certaines raisons de croire resteront à jamais non épistémiques.
Je ne dis pas qu’il faut soumettre les découvertes au vote à main levée, mais considérer que la science est pleinement insérée (dans toutes ses acceptions) dans une société et que celle-ci a toute légitimité à décider de l’utilité qu’elle en aura : que veut-on étudier ? Sous quel angle ? Dans quel but ? Avec quels moyens ? Que ne veut-on pas étudier ?

Certains sceptiques (ils ne sont pas les seuls cela dit) ne comprennent pas que l’on puisse défendre des positions « radicales » et le rôle qu’ils donnent à la science dans l’engagement y est peut-être pour quelque chose. Les positions radicales ne sont pas « anti-science », elles tentent de comprendre un sujet au-delà des aspects étudiés par les sciences, d’envisager sa complexité, ce qui est largement compatible avec la prise en compte des données scientifiques à disposition.
Une idée radicale ne découle donc pas forcément d’un raisonnement « scientifique », en tout cas pas entièrement, et elle assume ce fait.
Ainsi il me semble qu’une conception de la science telle que décrite ci-avant entrave certaines formes d’engagement, pour en favoriser d’autres qui négligent des aspects axiologiques et politiques et finalement réduisent le réel tout en pensant détenir la moins pire des méthodes pour le capter.

[Nicolas] Existe-t-il une partie de l’activité scientifique qui soit dépourvue d’arbitraire ?

À travers les différents éléments que nous avons entrecroisés ici, l’idée était de montrer que l’activité scientifique (y compris de vulgarisation scientifique) interfère avec le reste de la vie publique :

  • En amont du travail scientifique : dans les directions de recherche et dans le choix des développements techniques ; dans la structure des institutions, des laboratoires ; dans le budget alloué ; dans l’accessibilité aux études scientifiques ; …
  • En aval du travail scientifique : dans la manière dont les résultats sont formulés et publiés ; dans l’utilisation qui découlera des objets techniques comme des connaissances produites ; dans la communication qui est fait du travail auprès du grand public ; …

Chacun de ces éléments répond à un certain nombre de choix politiques. On pourrait tout de même espérer qu’entre cet amont et cet aval demeure une partie de l’activité scientifique qui se soustrait des choix arbitraires. Entre le moment où le sujet passe les portes du laboratoire et le moment où il en ressort par exemple. Mais même là, des choix demeurent : Est-ce au thésard ou au directeur de travailler sur telle question ? Quel temps alloué aux manipulations et à la rédaction ? Quelle partie de la bibliographie prendre en compte ? Quelles données utiliser ? Quels résultats est-il intéressant de présenter ? Comment la sociologie de la discipline influence la manière de présenter un résultat ? Dans quel journal faut-il publier ? Dans quel séminaire ?
On pourrait alors restreindre et imaginer qu’il existe un moment spécifique, presque sacré, où on se retrouve seul·e face à la méthode scientifique, sans plus aucun choix à faire. Il faudrait peut-être regarder dans différentes disciplines si cela est possible, mais j’imagine que pour chacune il existe à nouveau un certain nombre de choix à faire, de modèles à privilégier, de variables à négliger, de fonctions à optimiser…

Ces arbitrages-là peuvent être influencés par des réalités politiques. Pas toujours de manière saillante évidemment, mais il nous semble que l’ensemble du processus scientifique est soumis, au moins potentiellement, à des choix humains, sociaux, économiques et donc in fine politique.

Il est surement utile de les réduire au maximum. Mais, en tout cas, il nous semble délétère de faire comme si ils n’existaient pas.

Un renard qui trime vaut-il mieux qu’un putois qui flâne ? – Le danger de l’argumentation de la NUPES sur les « nuisibles »

Renard roux. Crédit : Domenico Salvagnin - Wikipedia

le renard (Vulpes vulpes) peut toute l’année être :
– piégé en tout lieu ;
– déterré avec ou sans chien, dans les conditions fixées par l’arrêté du 18 mars 1982 susvisé.

Voici un extrait (en l’occurrence l’article 2) de l’arrêté du 3 juillet 2019 concernant les espèces susceptibles d’occasionner des dégâts (ESOD) plus couramment appelées « nuisibles ». On y apprend également quand et comment les belettes, fouines, putois1, corbeaux freux, corneilles ou pies bavardes peuvent être tuées (ou selon la terminologie précise « piégées » ou « détruites au tir »2).
Cet arrêté pose des questions sur notre rapport au reste du vivant : qu’est-ce que le verbe « pouvoir » signifie quand on dit qu’une espèce peut être tuée ? D’où vient la légitimité de ce pouvoir ? Ce n’est cependant pas directement à ces questions que nous répondrons ici3.
Alors que la liste des ESOD sera mise à jour en juillet 2023, 30 député·es de la NUPES interpellent le ministre de la Transition écologique Christophe Béchu à ce sujet. L’argumentaire qu’ils avancent nous semble assez fragile voire contre-productif au vue des enjeux écologistes. Décorticage…

L’argumentation des députés

Résumons d’abord l’appel au ministre qui a été initié par les députées Manon Meunier et Anne Stambach-Terrenoir et porté par une trentaine d’autres député·es. Vous pouvez retrouver ci-contre en vidéo la prise de parole de Manon Meunier à ce sujet.

En synthèse, certaines espèces considérées comme ESOD ne devraient pas l’être car elles ont certaines utilités : par exemple, le geai des chênes régénère nos forêts, la belette régule les populations de rongeurs qui ravagent les cultures céréalières tout comme le renard qui en plus réduit la circulation d’agents pathogènes. Ces espèces permettent, je cite, « une lutte biologique pour notre agriculture ».

Cherry-picking et biais de cadrage

On peut critiquer cet argument-là en deux temps :

1. On constate que dans leur présentation ne sont évoquées que des fonctions considérées comme utiles de ces animaux. C’est une forme de cherry-picking (ou cueillette de cerises) : on ne considère que les éléments qui vont dans notre sens (les belles cerises) et on oublie ceux qui risquent de réfuter notre position (les fruits pourris). Les raisons pour lesquelles ces espèces ont été classées comme ESOD ne sont pas évoquées. Le risque serait que cela leur retombe dessus : « Ah oui mais vous avez pas dit que le renard ceci ou la martre cela ! » Cela rend l’argumentaire assez fragile.
On peut retrouver par exemple ce travail dans l’avis de la SFEPM (Société française pour l’étude et la protection des mammifères) sur le classement des petits carnivores indigènes « susceptibles d’occasionner des dégâts » .

À bien y regarder, ce cherry-picking est plutôt un moyen de rattraper une erreur d’argumentation qui semble plus fondamentale.

2. Le problème réside plutôt dans le fait d’avoir accepté cette grille de lecture un peu moisie. Se plier à la règle du décompte des bons points de chaque animal c’est accepter l’idée qu’il est pertinent de juger du statut d’un animal à l’aune de son utilité pour les humains. C’est ce que l’on appelle un biais de cadrage : les règles implicites du débat, les termes utilisés ou encore le prisme par lequel est abordé le problème sont malhonnêtes ou contiennent en eux-mêmes le germe d’une idéologie. Dans le cas présent cette grille d’évaluation est spéciste en cela qu’elle ne reconnaît pas d’intérêts propres aux animaux mais seulement un intérêt instrumental pour les humains.

Prenons un autre exemple : si on proposait d’accorder des droits différents aux humains en fonction de leur niveau au sudoku, il est clair que la bonne réponse ne serait pas de défendre la performance de tel ou tel individu, mais plutôt de remettre en question le cadre même de l’évaluation.

Le biais de cadrage est beaucoup plus facile à détecter dans cet exemple que dans le cas des animaux probablement parce que la pensée spéciste et naturaliste imprègne assez solidement notre culture et par conséquent notre vision du monde.

Quelle alternative ?

Le biais de cadrage est une erreur de raisonnement particulièrement difficile à détecter car il est très pernicieux. Même un discours en apparence très rationnel, sourcé, chiffré, répondant à tous les standards scientifiques se construit sur un certain cadre de pensée, isole certaines variables, identifie des enjeux…

L’effort à fournir pour pouvoir le repérer et en proposer une alternative est donc assez important. Ici, on peut s’appuyer sur le discours antispéciste qui prend de l’ampleur et se formalise depuis plusieurs décennies. Nous vous invitons d’ailleurs à consulter sur notre site cette liste de ressources en éthique animale établie par Timothée Gallen.
Alors plutôt que de prendre comme critère d’évaluation l’utilité d’une espèce pour l’humain, pourquoi ne pas considérer plutôt sa sentience, c’est-à-dire sa capacité à ressentir des expériences subjectives et essayer de minimiser les expériences négatives de l’ensemble des êtres sentients ? Sur la question de la sentience, nous vous renvoyons sur le site sentience.pm créé par le Projet Méduse qui est une mine d’or sur le sujet !

Si le projet semble ambitieux et difficilement opérable dans l’immédiat, une prise en compte plus fine et plus locale des interactions écologiques de chaque espèce semble être un pas dans cette direction. C’est d’ailleurs la direction que préconise la SFEPM dans son avis déjà cité plus haut :

« Il serait pertinent de réfléchir l’obsolescence même de la réglementation sur les ESOD, la notion d’espèce susceptible d’occasionner des dégâts étant une notion anthropocentrique qui n’a pas de sens du point de vue écologique.
Plus globalement le débat autour des carnivores et d’une biodiversité nuisible et à supprimer questionne la place que la société civile laisse aux espèces qui sont une partie intégrante d’un écosystème fonctionnel et « normal » – bien que largement dominé par l’espèce humaine. Car au-delà des arguments scientifiques se pose la question éthique d’une mainmise de l’humain sur son environnement et de la « gestion » appliquée à une espèce au lieu d’individus avec les effets en chaîne que cela génère.

Lacoste N. & Travers W. (coords.) (2022). Avis de la SFEPM sur le classement des petits carnivores indigènes
« susceptibles d’occasionner des dégâts ». Société française pour l’étude et la protection des mammifères (SFEPM).

Sans tomber dans la naïveté d’une non-intervention stricte sur le vivant qui n’est ni possible, ni réellement souhaitable, les enjeux écologiques actuels demandent plus de moyens et une prise en compte plus fine des écosystèmes locaux. Le statut ESOD ne semble pas être un outil politique capable de répondre de manière satisfaisante à l’urgence de ces enjeux.

Le contrôle des ESOD est actuellement réalisé sans obligation de résultats, et sans évaluation de leur efficacité. À travers l’Europe, l’abattage à grande échelle est la règle majoritaire pour contrôler les prédateurs ayant un possible impact sur les activités économiques ou représentant des risques sanitaires potentiels, sans évaluation des coûts et des bénéfices écologiques et économiques, ni prise en considération des aspects éthiques.

Lacoste N. & Travers W. (coords.) (2022). Avis de la SFEPM sur le classement des petits carnivores indigènes
« susceptibles d’occasionner des dégâts ». Société française pour l’étude et la protection des mammifères (SFEPM).

C’est en tout cas la position que l’on pourrait attendre de partis politiques prônant l’écologie et la prise en compte de l’intérêt de l’ensemble du vivant. Cette démarche est un pas vers un élargissement de la sphère de nos considérations morales : d’un anthropocentrisme traditionnel mais difficilement justifiable vers un sentiocentrisme qui nous semble bien plus convaincant sur le plan moral.

Le renard et la belette, si certain·es les entendent chanter, il tient à nous de leur prêter notre voix pour les entendre lutter !

Merci à Sohan, David et Gabrielle G. pour la relecture

L'équipe du Cortecs au REC

« La science est-elle politique ? » 1/2 – On pose des questions tabous aux REC, et ça se passe bien !

L'équipe du Cortecs au REC

Le Cortecs était-il aux REC 2023 ?
Quatre membres – Vivien, Sohan, Nicolas et David – ont pu faire le déplacement, donc on peut dire que oui ! Mais officiellement, rien n’a été décidé quant à l’implication de l’association dans l’événement. Nous n’avions rien à proposer, en tant que structure, comme stand ou activité. Sohan est intervenue sur la table ronde « Dérives thérapeutiques : un business juteux » alors que Vivien, Nicolas et David ont animé des ateliers sous la bannière de leurs collectifs (respectivement Cinétique, Rasoir d’Oc et Les Dubitaristes). Nous laissons ici Nicolas et David raconter les ateliers qu’ils ont animés en commun.
La seconde partie de cet article disponible ici exposera notre opinion sur une des questions débattues pendant les ateliers : « La science est-elle politique ? »

Des ateliers, pourquoi ?

Pourquoi proposer des activités dans un événement déjà si grand et si riche ? De quoi avions-nous envie de parler ? Comment mettre en forme cette envie ? Avions-nous déjà, tout simplement, quoi que ce soit d’intéressant à dire ?
Peut-être pas. En tout cas nous avions un grand intérêt à discuter d’esprit critique, de doute réflexif et du rapport entre science et politique.

Pour susciter ces discussions dans de bonnes conditions, rien de mieux selon nous que de bons vieux outils d’éducation populaire !
Sans prétention aucune, il s’agit de mettre en place un cadre qui favorise toute prise de parole et l’écoute active. On y expose nos expériences vécues, nos réflexions propres et nos opinions (nos « savoirs chauds »), on y convoque des références scientifiques, des théories et des figures faisant autorité (les « savoirs froids »), ce qui donne un joyeux mélange de pratiques illustrant la théorie et de théories nourrissant la pratique (quoi que ça donne, ça ne s’appelle pas « savoirs tièdes », bien essayé).

Il ne s’agit pas de dire qu’on va reconstruire des savoirs universitaires en causant pendant une heure. À travers nos discussions, on se confronte à des visions auxquelles on n’aurait jamais eu accès autrement. Notre esprit critique est mis à rude épreuve.

C’est aussi l’occasion de proposer une alternative au format conférences/tables rondes qui sont majoritaires au REC1. Que retire réellement le public de ce genre de format ? Après un jour, après une semaine ou après un mois quelle quantité d’information est retenue ? C’est une vraie question. 
Le risque serait que ce soit la passivité confortable de ces formats couplée à la satisfaction d’entendre un sujet et/ou un·e intervenant·e famillièr·e qui fasse le succès de ces formats plutôt que leur pertinence pédagogique.
Au contraire, il nous semble que les ateliers participatifs permettent davantage de bousculer les participant·es et demandent un vrai travail actif. Évidemment c’est plus coûteux (en énergie, en temps, en ressource cognitive…) et on imagine difficilement un week-end entier à faire des ateliers sans finir avec le ciboulot fondu.
Les deux formats sont probablement complémentaires et nous militons pour que les seconds ne soient par trop relégués au second rang et finissent dans des placards à balais (avec tout le respect qui se doit pour la salle dans laquelle nous animions).  

Voici un déroulé des ateliers proposés. Faciles à mettre en place, nous encourageons à s’en saisir pour exercer nos esprits critiques à peu de frais !

Des ateliers, comment ?

Atelier « débats et discussions »

Dans ce premier atelier l’idée était d’expérimenter différentes modalités de débat. En l’occurence nous en avons testé trois : le débat mouvant, le débat mouvant en deux dimensions et le groupe d’interviews mutuelles.

Commençons par un débat mouvant. Nous lançons à nos participant·es une affirmation clivante, aux termes volontairement polysémiques et non définis, limite malhonnête. Dans un premier temps, ils et elles doivent se positionner spatialement dans la zone « d’accord » ou dans celle « pas d’accord », sans possibilité de nuance. Le doute n’est pas permis !
Une fois dans leurs groupes, les participant·es ont quelques minutes pour construire ensemble les arguments qui soutiennent leur accord ou leur désaccord avec l’affirmation. C’est l’occasion de réfléchir au sens qu’on met derrière chaque mot de l’affirmation.
Enfin, le débat commence et chaque « camp » a l’opportunité, à tour de rôle, de donner un argument.
À n’importe quel moment, toute personne est libre de changer de camp : elle entend un argument qui la touche, elle change d’avis radicalement, elle admet qu’un argument était bien tourné, elle rumine ses propres pensées, elle entend une aberration dans son propre camp, etc. Pas besoin de se justifier, ici le fait de passer d’un camp à l’autre n’est à interpréter que comme la manifestation d’une réflexion. Et montrer qu’on réfléchit, voire qu’on est prêt·e à se remettre en question, c’est quand même la grande classe.

Pour lancer le débat mouvant, nous avions proposé plusieurs affirmations, et c’est la dernière que nos participant·es ont choisie :
– La science recherche la vérité
– Il y a des questions bêtes
– Il faut prouver ce qu’on dit
– On a besoin de croire
La science est politique

Remarquons l’honnêteté intellectuelle de certaines personnes, qui ont systématiquement argumenté en se plaçant dans le même camp, mais qui ont su rejoindre le camp opposé quand des arguments pertinents leur étaient exposés. Les débats se sont fait de manière très sereine et le cadre ludique permet probablement cette légèreté. Tout le monde s’écoute, que l’on soit zététicien·ne troisième dan ou visiteur·euse d’un jour. L’idée principale qui est revenue régulièrement au cours du débat c’est que la réponse dépend ce que l’on entend par « science » et par « politique » (voire de ce qu’on entend par « est »).
Nous revenons plus en détail sur ce débat dans la seconde partie de l’article.

Nous enchaînons avec un second débat mouvant, mais avec une variante.
Nous avons proposé l’affirmation « Il faut douter de tout » qui commencait de la même façon : deux camps, des arguments, du mouvement.
Après quelques prises de paroles, nous introduisons une dimension supplémentaire en faisant remarquer que certains arguments énoncés jusqu’ici nous semblaient plutôt commenter l’affirmation « On peut douter de tout ». Ainsi, si certain·es avaient pu interpréter la phrase dans un sens prescriptif/normatif, d’autres l’avaient fait dans un sens plutôt descriptif (que leur acception de « pouvoir » soit celle de la capacité ou du droit).
Nous proposons alors qu’au lieu de deux camps, les participant·es se placent à présent dans quatre cases :
– Il faut douter de tout, mais on ne peut pas le faire
– Il faut douter de tout, et on peut le faire
– Il ne faut pas douter de tout, et de toute façon on ne peut pas le faire
– Il ne faut pas douter de tout, mais on pourrait le faire

La parole circule de case en case, les participant·es aussi au gré des arguments. À chaque argument énoncé, c’était un sens différent de « pouvoir », « falloir » et « douter » qui était mobilisé.

Le plus difficile, finalement, c’est de terminer le débat : c’est frustrant parce qu’on imagine encore plein d’arguments, on ne sait pas où se placer, et la question demeure en suspens.

Dernière activité, le groupe d’interviews mutuelles. Nos participant·es se groupent par trois et nous leur demandons de raconter, chacun·e leur tour au sein du groupe, une expérience de vie ou une anecdote.
Chaque personne dispose de cinq minutes tandis que les autres ne peuvent pas l’interrompre ou engager la discussion. Elles et ils écoutent attentivement et relancent.
Nous leur avons demandé de raconter un changement d’avis, quel que soit le sujet ou le temps que ça a pris.

Pour conclure, nous avons exposé quelques expériences en plénière pour capter la diversité de ce que nous considérions comme des changements d’avis.
Cela a été l’occasion de se demander ce qui occasionnait le changement d’avis.

Atelier « Petite histoire / Grande histoire »

Le second atelier que nous avons animé s’intitule « Petite histoire / Grande histoire » et est aussi un classique d’éducation populaire.
Dans un premier temps, les participant·es disposent de petits papiers sur lesquels elles et ils doivent écrire deux « petites histoires » et une « grande histoire ». La petite histoire est personnelle, c’est une expérience vécue qui ne concerne que soi-même. La grande histoire est aussi une expérience vécue, mais dans le cadre d’un événement plus large : un événement politique, sportif, une catastrophe, voire un événement du millénaire dernier mais qui constitue une référence culturelle.
Ces histoires avaient pour contrainte de raconter « le rôle que la science a pu jouer dans votre engagement ». Là aussi, tous les termes sont à comprendre aussi largement que possible.

Impossible de résumer la diversité des histoires racontées, en tout cas on a eu de tout ! Notamment, beaucoup de rencontres de scientifiques et de discussions ont manifestement contribué à changer les visions du monde de nos participant·es (et de nous-mêmes, car nous participions !)

Petits bonus sur l’éducation populaire

Un petit éclaircissement sur l’éducation populaire est certainement le bienvenu.
Comme introduit plus haut, l’éducation populaire convoque à la fois les savoirs « chauds » de nos vécus et les savoirs « froids » théorisés. On ne se prive d’aucun savoir, ni d’aucune source source possible de savoir, qu’il s’agisse de savoir-connaissance, de savoir-faire, de savoir-être ou de savoir-penser.
On retrouve là deux acceptions de l’éducation qui correspondent à deux étymologies latines possibles2 : educere, qui signifie « conduire hors de », et educare, qui signifie « nourrir ».
L’éducation peut ainsi se concevoir comme une transmission de savoirs et/ou comme un processus collectif amenant d’un état à un autre.

Un contre-sens possible est de penser que l’éducation populaire, c’est de l’enseignement pour les pauvres.
On vient de voir que l’éducation populaire ne se limitait pas à l’enseignement. En théorie elle n’utilise même pas cette notion. Les savoirs issus d’une expertise, d’une théorisation, sont toujours convoqués en contexte pour éclairer des situations précises, ce qui correspond davantage à la notion d’apprentissage. Ce n’est pas le maître qui vient donner, c’est l’apprenant qui vient chercher.
Si « populaire » est synonyme de « pauvre » dans certains contextes, ici c’est au sens large de « tout le monde » qu’il faut le comprendre. Gardons en tête que ce « tout le monde » fait aussi débat3, car employé naïvement il risque de gommer les inégalités de classe, de genre, de race, d’âge, de capital, etc.

Qu’on pratique l’éducation populaire ou non, on court souvent le risque d’inverser les moyens et les fins, en cantonnant l’éducation populaire à ses « outils ». « Débats mouvants« , « Groupes d’interviews mutuelles », « Petite histoire grande histoire« , sont des noms d’outils qui circulent dans les associations. Ils sont séduisants mais peuvent faire perdre de vue leur finalité.
L’éducation populaire est avant tout un processus, qui passe parfois par des outils. Mais il ne suffit pas d’organiser un débat mouvant pour produire un échange émancipateur de savoirs ni pour engager une réflexion de long terme. Il faut veiller à la pertinence de l’organiser dans le contexte, à son animation, à la façon dont on se saisit collectivement de ce qui en sort. Sinon on se contente de passer un bon moment (ce qui est déjà pas mal !).

C’est pour ça que l’éducation populaire n’est pas neutre. Qu’on mobilise ses outils ou non, son objectif est de produire de la transformation sociale. Par essence, cette transformation sociale bénéficie aux personnes dominées4 et aux groupes minorisés, mais pas aux dominants qui eux n’ont aucun intérêt à ce que le monde change.

Il me semblait important d’apporter ces quelques notions pour éviter des incompréhensions fâcheuses à propos de l’éducation populaire. Il convient de se poser sérieusement les questions, avant de prétendre la pratiquer : Est-ce le bon endroit ? Pour qui on le fait ? Qu’est-ce qu’on souhaite collectivement ? Quels sont les rapports de domination en jeu ?

Pour aller plus loin et développer tous ces aspects, voici quelques ressources :

Le blog d’Adeline de Lepinay, intervenante en éducation populaire. Ce site regorge de théorie et d’outils pratiques.
L’autrice a également écrit le livre « Organisons-nous ! », qui est d’une très grande richesse concernant la réflexion sur les luttes sociales et la place de l’éducation populaire en leur sein. Elle y aborde l’histoire de l’éducation populaire et les différents courants qui existent, les limites du concept, les risques de dérive et de récupération. Elle analyse et catégorise différentes méthodes d’action et d’organisation de collectifs, notamment en les mettant en relation avec leur place vis-à-vis du pouvoir contre lequel ils luttent.

Sans l’avoir lue, je conseille la thèse d’Alexia Morvan, souvent citée dans les milieux d’éducation populaire.

La conférence gesticulée de Hugo Fourcade est un entremêlement de témoignages et de théorie, qui montre, entre autres à travers l’histoire de l’Université Populaire de Bordeaux, là où peut mener la volonté de diffuser les savoirs librement.

Feu la SCOP Le Pavé a publié plusieurs petits cahiers, issus de processus d’éducation populaire. Ils incarnent donc magnifiquement leur propos. Celui sur La Participation offre témoignages, typologies, histoire, outils, réflexions incarnées… Il est un indispensable pour penser ce qui se passe dans n’importe quelle association.

Le Petit manuel de discussion politique part du constat que le fond des discussions politiques dépend beaucoup de la forme de celles-ci. Il questionne l’objectif de la discussion et son contexte, pour proposer différentes manières de l’organiser, toujours en cherchant à garantir de l’horizontalité, de la prise en compte de tous les points de vue, et d’engager des perspectives collectives à partir des propos tenus.

Enfin le Petit manuel critique d’éducation aux médias (qui ne parle pas un seul instant de fake news ou de théories du complot, quelle fraîcheur bienvenue !) alterne entre réflexions d’universitaires, récits d’associations œuvrant dans l’éducation aux médias, et pastiches de « fiches pratiques ». On y voit différentes manière d’éduquer aux médias « par le faire », en partant des pratiques réelles et des volontés des participant·es.

Avion repeint en vert par des militants de Greenpeace pour dénoncer le greenwashing. Mars 2021.

« Si ma grand-mère avait des ailes, ce serait un avion vert » : Flou sémantique et greenwashing

Avion repeint en vert par des militants de Greenpeace pour dénoncer le greenwashing. Mars 2021.

Si l’on me demandait si la transition vers une aviation verte est possible, il me semble que le plus sage serait de répondre : « Cela dépend de ce que l’on appelle transition, de ce que l’on appelle vert et de ce que l’on appelle aviation1… »
Suivant le cadre que l’on se fixe alors la réponse peut varier de « clairement oui » à « absolument pas » avec tout un éventail de nuances entre les deux. Dans cet article nous allons donc proposer de considérer différentes définitions à travers lesquelles nous posons la question de la transition vers une aviation verte.
En plus de faire le point sur l’impact écologique de l’aviation et ses perspectives d’avenir, cet article vise à appeler à la prudence face à l’ambiguïté cachée des mot – ambiguïté dont certains peuvent largement tirer profit. Dévoyer le sens d’un mot c’est aussi ce que l’on appelle l’« effet paillasson », vous pouvez retrouver un article du Cortecs à ce sujet.

Est-il possible de faire…

… un appareil volant qui n’émet pas de carbone pendant son vol ?

Oui et cela existe déjà plus ou moins. On peut penser tout d’abord aux « avions solaires », des appareils recouverts de panneaux photovoltaïques fournissant de l’énergie solaire. Ceux-ci sont testés depuis les années 1970 mais le modèle le plus performant en est probablement le Solar Impulse (I & II) qui aux dernières nouvelles est capable de transporter qu’une seule personne à une vitesse d’environ 80 km/h. On est loin des 4 milliards de passagers annuels.

On peut aussi évoquer les planeurs qui, une fois lancés, profitent des courants pour voler et n’utilisant aucun moteur n’émettent effectivement aucun gaz à effet de serre.

Les avions volant avec des huiles de friture ne rentrent pas vraiment dans cette catégorie : d’une part parce que celles-ci émettent du carbone (certes, en plus faible quantité) d’autre part parce qu’elles sont nécessairement mélangées avec du kérosène classique.

Jean-Baptiste Djebbari, alors ministre délégué chargé des Transports, se félicite d’un vol-test utilisant des huiles de cuisson faisant miroiter la promesse d’une aviation verte. Voir cet article de Révolution Permanente qui dénonce ce greenwashing.

… un avion avec des passagers qui n’émet pas de carbone pendant son vol ?

Alors là c’est déjà plus compliqué : les vols précédents ne peuvent transporter qu’une seule personne (ou à peine plus) et il y a un gouffre à franchir avant de pouvoir utiliser ces solutions pour des vols commerciaux. On peut identifier au moins trois obstacles majeurs pour y parvenir : trouver les solutions technologiques pour pouvoir transporter une masse très importante (ce qui est a priori impossible pour l’avion solaire 2 ou le planeur par exemple), rendre le prix du vol économiquement viable et obtenir les certifications nécessaires.
Certes on en est loin mais en théorie rien ne l’empêche. Toutefois il semble pertinent de se demander à quel date et à quel coût ces innovations pourraient être accessible ?
Les deux géants de l’aviation Boeing et Airbus ont annoncé la date de 2035 pour leurs premiers vols commerciaux bas-carbone. Le premier grâce à des agrocarburants, le second avec de l’hydrogène3. Notons ici deux choses : premièrement, cette annonce est probablement davantage influencée par son impact marketing et politique que par une réelle prédiction technologique. Deuxièmement, la réalisation de cet objectif ne peut se faire qu’au prix d’énormes moyens financiers et de choix politiques privilégiant le secteur aérien sur d’autres secteurs4.
Au vu de l’urgence climatique en cours, envisager d’utiliser l’aviation actuelle pendant encore une quinzaine d’années semble relativement déraisonnable.

… un avion avec des passagers qui n’émet pas de carbone pendant tout son cycle de vie ?

Reprenons l’exemple du planeur : certes en vol il n’émet aucun gaz à effet de serre mais encore faut-il le lancer. Il y a deux moyens pour cela : le treuillage ou le remorquage par un autre avion. Dans les deux cas ce sont des opérations qui demandent beaucoup d’énergie.

De la même manière, imaginons qu’il soit possible de faire des avions transportant des passagers qui volent en émettant peu (ou pas) de carbone. Est-il possible que l’ensemble des opérations en amont et en aval soient également peu émettrices ?

Cela pose en premier lieu la question de la création des vecteurs d’énergies, à savoir agrocarburant ou hydrogène. Pour le premier se pose, entre autres, la question de la déforestation et de l’utilisation des sols qui détruiraient des potentiels puits de carbone. Pour le second, la question de l’hydrogène décarboné reste aussi un défi à résoudre5.

D’autre part, le transport de ces carburants, la construction et le démantèlement des avions, la construction et la gestion des aéroports ainsi que de toutes les infrastructures physiques et logistiques sont d’autres défis pour parvenir à des vols émettant peu de carbone sur l’ensemble du cycle de vie.

… une aviation entièrement bas-carbone ?

Lorsque Airbus annonce le début de ces vols commerciaux bas-carbone pour 2035, il faut rappeler que cela ne concerne que ses vols les plus courts. D’après Carbone 4, seuls les vols inférieurs à 1500 km seraient concernés, ce qui représente 6 % des émissions de l’aviation. Toujours d’après cette source, pour les vols plus longs il faudrait attendre 2040 ou 2045, et la part de l’hydrogène en 2050 pourrait n’atteindre que 10 % des carburants utilisés…

… une aviation entièrement bas-carbone inscrite dans une société bas-carbone ?

Quand bien même, il serait possible d’avoir une aviation avec une empreinte carbone relativement faible, pour toute sa flotte et en considérant les éléments en amont et en aval (ce qui rappelons-le serait trop tardif, trop cher et en fait hautement improbable), pourrait-elle s’inscrire dans une société elle-même bas-carbone ?

Autrement dit, si l’on ne considère plus l’aviation comme un système isolé mais comme le rouage d’un système plus global, avec ce que ce secteur demande et ce qu’il implique, peut-on espérer atteindre des émissions carbone basses ?

C’est une question sur laquelle a travaillé Vincent Mignerot et qui montre qu’aujourd’hui il n’y a aucune preuve qu’il soit possible de se passer des énergies fossiles6. Au contraire, selon lui, dans notre système économique et politique, les liens entre le secteur aérien et le reste du système ne feraient que déplacer le problème. Les économies d’énergies faites au sein du sous-système « aviation » seraient en réalité déplacées à l’extérieur, voire pire elles pourraient contribuer à augmenter les dépenses énergétiques totales7.

Ainsi même une aviation bas-carbone, de part les interactions qu’elle entretient avec le reste de notre système économique, ne permettrait en aucun cas d’obtenir un système globalement bas-carbone.

… une flotte entière d’avions qui ne nuit pas aux conditions de vie ?

Voilà enfin la question qui est probablement la plus pertinente. Étant donné que la réponse aux questions précédentes est très probablement non et qu’elles sont des conditions nécessaires à cette question-là, on pourrait presque faire l’économie de développer ici.
Mais si l’on ne se contente pas de considérer l’empreinte carbone et que l’on envisage la possibilité d’une aviation ayant un impact « acceptable » sur le vivant en général et sur les humains en particulier, on se heurte à de nouveaux obstacles. En premier lieu le tourisme de masse qu’induit l’aviation est néfaste pour les écosystèmes ainsi que pour les populations et les cultures locales8.
D’autre part, les inégalités liées à l’aviation sont une grande injustice sociale9. Pour une justice sociale, il faudrait – en plus des défis précédents – réfléchir à une aviation accessible équitablement pour tous.

Différents cadres dans lesquels on peut parler d'avion vert.
Différents cadres dans lesquels on peut parler d’avion vert.

À qui profite le crime ?

Le plus souvent, quand on utilise ou que l’on entend le terme d’« avion vert », on ne distingue pas les différentes définitions que cela peut recouvrir. Ainsi suivant le contexte, l’un pensera à un prototype réduisant l’empreinte carbone alors que l’autre pensera à une flotte complète avec une empreinte écologique nulle. D’où l’importance d’éclaircir nos propos quand on discute de termes potentiellement ambigus comme ici.
Cette confusion peut être analysée d’un point de vue de notre système cognitif et de notre traitement du langage (possiblement que nous nous satisfaisons en partie de cette ambiguïté pour pouvoir conserver nos habitudes vis-à-vis de l’avion). Mais il semble plus pertinent de l’analyser d’un point de vue plus global. Que ce soit dans le traitement médiatique, dans les annonces politiques ou dans les discours d’industriels, il semble que jouer sur ces ambiguïtés linguistiques soit un ressort plutôt efficace de ce que l’on peut appeler du greenwashing.

Il y a tout intérêt de ce point de vue-là à annoncer un avion vert pour 2035 sans trop s’étaler sur ce dont on parle et également sur les moyens pour y arriver.

Pour approfondir

Cet article s’inscrit dans un travail plus global sur l’esprit critique et l’écologie. Concernant l’aviation en particulier, vous pouvez retrouver un panorama des enjeux actuels dans la vidéo ci-dessous.

« Faut-il vraiment vraiment vraiment arrêter l’avion ? » sur Enfin, peut-être

L’idée de cet article est née d’une discussion avec Vincent Mignerot où l’on s’est rendu compte que l’on ne disait pas tout à fait la même chose quand on parlait de transition vers un « avion vert ». Merci à lui pour son regard sur cet article.
Pour accéder à des références beaucoup plus pointues sur l’avion et le climat je vous invite à consulter les rapports Aviation et Cli

Dessin par Maja Visual au Camp Climat Grenoble 2020. Représentant la formation de Nicolas et Valentin sous une serre végétalisée

Esprit critique au Camp Climat

Depuis 2016, les Camps Climat rassemblent chaque été des militant·e·s dans le but d’accélérer les mobilisations face à l’urgence climatique et sociale. On s’y rencontre, on s’y forme, on s’y serre les coudes et on y chante (c’est important). Pour la troisième édition d’affilée, j’y ai proposé des formations autour de l’esprit critique. Pourquoi ? Comment ? Je fais un petit retour ici.

Le contexte

Il n’est peut-être pas nécessaire de rappeler ici que la situation climatique et environnementale actuelle est extrêmement préoccupante. Les activités humaines menacent les conditions de vie sur Terre de l’ensemble du vivant.

Cette situation et le défi qu’elle pose à l’humanité font appel – peut-être pour la première fois à une telle ampleur – à une vaste palette d’outils utilisés dans la pensée critique : méthode scientifique, communication, médias, cognition, mécanismes sociaux, éthique, sciences politiques…
Le grand défi pour l’humanité consiste à réagir suffisamment rapidement face à l’inertie au changement qui nous menace à toutes les échelles : cognitive, sociale, culturelle, médiatique, politique… Il nous semble alors qu’une bonne partie de ces enjeux réside dans notre manière de traiter l’information, de la produire, de l’interpréter, de la transmettre… d’où l’intérêt de la pensée critique dans cette tache-là.

Dessin par Maja Visual au Camp Climat Grenoble 2020 lors de notre première formation (à l’époque masquée)

C’est à partir de cette idée que nous avons décidé en 2020 avec Valentin Vinci de proposer une première formation au Camp Climat de Grenoble. Concrètement l’objectif était de fournir des outils de pensée critique aux participant·e·s afin de :

  • Comprendre l’inaction et les forces réactionnaires qui s’opposent au changement. Déconstruire les rhétoriques climato-négationnistes, analyser les discours médiatiques ou politiques, comprendre l’inertie sociale…
  • Comprendre les pièges qui pourraient nuire au militantisme écologiste. Les biais cognitifs et sociaux auxquels nous sommes sujets, les arguments fallacieux, les croyances pseudo-scientifiques… et comment il est possible de les contourner.

Ce double objectif – tourné à la fois vers l’extérieur et vers l’intérieur du mouvement – est resté une constante dans les différentes formations que l’on a proposées. Il est évidemment bien ambitieux et dépasse largement nos compétences. Mais c’est un cap que l’on s’est fixé.

Notons que, lors de cette édition, les organisateur·ice·s avaient pris le parti d’interdire tout support numérique pour les ateliers et de mettre l’accent sur l’éducation populaire. Un très chouette défi vers lequel on essaie toujours de tendre.

D’abord dubitatif sur la manière dont serait reçue notre formation, les retours se sont avérés plutôt positifs1 et demandeurs de ce genre de contenu.
De cette première expérience germa l’idée de publier un document reprenant ces idées (qui est enfin sorti !) et surtout l’envie de continuer ces formations.

L’année suivante c’est au Camp Climat de Toulouse que nous avons proposé une formation avec Jean-Lou Fourquet, journaliste et créateur du blog Après la bière. Encore une fois les retours ont été relativement positifs.

Le Petit manuel d’esprit critique pour le militantisme écologiste distribué gratuitement au Camp Climat de Toulouse 2022

Enfin, en 2022 j’ai participé pour la troisième fois au camp climat en proposant, accompagné de Lo Pimfloìd2 mon compère du Rasoir d’Oc’3, deux formations : « L’esprit critique pour le militantisme » et « L’argumentation pour le militantisme » que je présente dans la dernière partie. En plus de cela, j’y ai amené quelques exemplaires du Petit manuel d’esprit critique pour le militantisme écologiste (oui, celui que l’on avait imaginé après notre première formation).

Quelques conseils que l’on peut extraire de cette expérience

Avant de présenter les deux formations proposées cette année, quelques conseils généraux que l’on a pu dégager de cette petite expérience.

  • Ne pas oublier que l’esprit critique et la démarche scientifique ne sont pas une fin en soi, ils fournissent des outils qui permettent de mieux appréhender le monde et en l’occurrence le militantisme. Nous ne sommes pas là pour expliquer comment bien penser/lutter et faire la police de la raison, nous sommes au service d’une cause qui nous semble primordiale.
  • Éviter les sujets « chauds » : Parler de sujet comme le nucléaire, les OGM ou la spiritualité sur lesquelles les participant·e·s peuvent avoir un a priori fort risque d’être contre-productif. Dans la tradition de la technique de la spatule, il parait plus efficace de prendre pour exemple des sujets légers (au moins dans un premier temps).
  • Préférer une approche d’éducation populaire en partant de l’expérience des participant·e·s pour discuter puis synthétiser avec des apports théoriques. Plusieurs jeux/ateliers peuvent être utilisés dans ce cadre-là : Groupe d’Interview Mutuel, ateliers Jigsaw, débat mouvant, concours de mauvaise foi…
  • Certains éléments nous paraissent plus pertinent à transmettre, parmi lesquels : la démarche scientifique et des éléments d’épistémologie, l’argumentation, les risques de biais de raisonnement, le rôle des médias…

Formation « L’argumentation pour les militantisme »

Cliquer pour télécharger le document

Cette formation s’inspire en grande partie d’une formation aux arguments fallacieux déjà présentée ici sur notre site. Elle s’est déroulée en quatre partie [Diaporama] :

  1. Introduction à l’argumentation.
    En particulier on commence par parler d’argumentation formelle : une construction qui part de prémisses et qui aboutit à une conclusion. On précise ensuite que dans la vie de tous les jours, l’argumentation est bien plus informelle : certaines prémisses sont implicites et la construction n’est pas clairement exposée.
  2. Atelier Jigsaw (pour plus de détails voir ici).
    – Première étape : Les participant·e·s sont réparti·e·s en groupes de 4. Les membres du groupe reçoivent chacun·e une « fiche expert·e » différente et disposent de 5 minutes pour la lire. Les 4 fiches décrivent chacune trois arguments fallacieux différents. [Fiches]
    – Deuxième étape : Les groupes de départ se séparent et tous·te·s les expert·e·s ayant la même fiche se retrouvent. Iels discutent ensemble des arguments fallacieux, de ce qu’iels ont compris ou pas. Iels doivent également imaginer de nouveaux argument fallacieux à travers des petits exercices. Durée : 20 minutes.
    – Troisième étape : Chaque membre des groupes d’expert·e·s revient à son groupe d’origine fort de ses nouvelles connaissances. Tout le monde partage alors son expertise avec le reste du groupe. Chacun·e des 4 membres ayant découvert 3 arguments fallacieux sur sa fiche, le but est que tout le monde soit familier des 12 arguments fallacieux. Leurs connaissances communes leur seront utiles dans la prochaine partie ! Durée : 20 minutes.
  3. Concours de mauvaise foi
    À partir des connaissances accumulées dans la deuxième partie, chaque groupe va devoir construire un argumentaire moisie en utilisant les arguments fallacieux étudiés. J’ai proposé à chaque groupe deux sujets plus ou moins absurdes4 au choix et une liste de 5 arguments à placer.
    Chaque groupe travaille sur un texte et une petite mise en scène avant de venir le présenter devant tout le monde. Le but pour les autres est d’identifier les arguments fallacieux employés.
  4. Comprendre l’argumentation fallacieuse
    Après avoir bien manipulé ces notions, je propose une explication quant à l’origine de ces arguments fallacieux : ceux-ci ne sont pas simplement des erreurs faites au hasard dans un sens quelconque. Ils peuvent plutôt être vus comme des moyens rhétoriques pour aboutir à une conclusion préétablie. On introduit alors la notion de raisonnement motivé et de consonance cognitive via l’histoire de « l’échec d’une prophétie ».
  5. Améliorer son argumentation
    Partant du point de vue précédent, on établit qu’argumenter efficacement revient à rendre moins coûteux, pour notre interlocuteur·ice, de changer d’opinion que de persévérer dans son opinion pré-établie. Pour mettre cela en œuvre, on peut jouer sur différents éléments : le fond des arguments, la forme, le contexte de la discussion, l’affect…
    Sans apporter davantage de réponses, la formation se termine par une discussion sur les différentes méthodes qui peuvent être utilisées dans cet objectif. On a évoqué entre autres la maïeutique, l’entretien épistémique, la communication non violente…

/!\ On n’oubliera pas de rappeler au long de la formation les implications éthiques de l’argumentation : sur les questions de manipulation ou sur la détection des arguments fallacieux chez soi et chez les autres.

Formation « L’esprit critique pour le militantisme »

Cliquer pour accéder au diaporama

Pour cette formation, les participant·e·s sont d’abord invité·e·s à répondre à un petit questionnaire dont les réponses seront utilisées plus tard. Entre temps, un atelier Jigsaw est également mis en place. [Diaporama]

1. Questionnaire
Il y avait en réalité deux questionnaires légèrement différents distribués aléatoirement composé chacun de trois questions (en réalité quatre, mais la première ne servait qu’à brouiller les pistes). Il y avait une petite trentaine de personnes à l’atelier donc chacun des deux questionnaires a reçu autour de 14 réponses.
– La première avait pour objectif de mettre en avant le biais d’ancrage. Il s’agit d’une réplication d’une expérience faite par Strack et Mussweiler 5. Dans un premier temps, je demandais si « Malpolon monspessulanus« , le plus grand serpent des Pyrénées, était 1) plus grand que 30cm (1er groupe) ; 2) plus petit que 4m (2ème groupe).
Dans un second temps, je demandais à tout le monde d’estimer la taille de ce serpent.
– Dans la deuxième question, je demandais si iels pensaient que les publicités pour la viande seraient interdites 1) comme la cigarette et l’alcool (1er groupe) ; 2) sans exemple (2ème groupe).
– Dans la troisième question, je demandais si dans une forêt attaquée par un parasite, iels préféraient plutôt une nouvelle méthode très efficace avec des effets secondaires incertains ou ne rien faire 1) comme depuis 10 ans (groupe 1) ; sans précision sur la situation actuelle (groupe 2).
Les résultats arrivent plus tard.

2. Atelier Jigsaw : Les altérations de l’information
Ici, le but est de familiariser les participant·e·s avec les différents pièges qui menacent le traitement de l’information. On répète les trois étapes présentées dans la formation ci-dessus.
Les fiches expert·e·s, créées pour l’occasion (et probablement à améliorer), sont au nombre de 5 : Biais cognitifs, biais sociaux, biais mnésiques, pièges du langage, manipulations graphiques. On pourrait aisément en imaginer d’autres sur ce thème-là.

3. Résultat des questionnaires
Les résultats sont affichés plus bas.
Pour la première question, l’effet est relativement visible. Les personnes ayant été exposées à la plus petite référence donnent ensuite une réponse plus petite. Cela met en relief un biais d’ancrage : une information reçue préalablement influence notre jugement.
Pour la deuxième question, l’effet est moins évident, mais il semble que les personnes ayant un exemple similaire en tête ont plus de facilité à imaginer ce scenario. Il s’agit d’une sorte de biais de disponibilité, où notre jugement est influencé par les éléments qui nous sont cognitivement disponibles.
Pour la dernière question, aucun effet n’est clairement visible. Elle était censée mettre en avant l’effet de statu quo (préférence pour la situation actuelle).

4. Synthèse sur le traitement de l’information
À partir du résultat des questionnaires ainsi que des connaissances acquises lors de l’atelier Jigsaw, on essaie de dégager quelques généralités. On propose que, à différentes échelles et dans différentes mesures, le traitement de l’information par défaut consiste à privilégier ce qui existe déjà, à favoriser notre cohérence interne et sociale. On illustre cela avec des illusions d’optiques où notre interprétation est influencée par ce que l’on connaît déjà du monde. Enfin, on conclut avec ces mots de Bertrand Russell

La grande masse des croyances qui nous guident dans notre vie quotidienne sont tout bonnement une expression du désir, corrigées de-ci de-là, en des points isolés, par le rude choc de la réalité. 

Bertrand Russell, Essais sceptiques

5. Groupe d’Interview Mutuel
Ainsi, par défaut, le régime de traitement de l’information est celui de la confirmation. Mais, ce n’est pas toujours le cas : il existe des moments où notre opinion évolue, où l’on change d’avis. Dans cet atelier, les participant·e·s se sont mis·e·s par groupes de trois au sein desquels chacun·e devait évoquer un cas où son avis avait changé sur un sujet. Chaque groupe devait ensuite identifier des éléments qui avait fait perdurer sa croyance initiale de la personne et des éléments qui l’ont faite changer d’avis.

6. Quelques principes de l’esprit critique
On voit alors que face au régime de confirmation, il existe un autre régime de traitement de l’information permettant plus efficacement de produire de la connaissance robuste : le régime critique promouvant l’altérité, le doute, la prudence… Ceci est illustrée par l’histoire du voyage de Hécatée de Milet à Thèbes en Égypte.

Un grec, devant les statues égyptiennes qui contredisent spectaculairement son orgueilleuse vision du monde, a peut-être commencé  à penser que nos certitudes peuvent aussi être mises en doute.
C’est la rencontre avec l’altérité qui ouvre nos esprits, en ridiculisant nos préjugés.

Carlo Rovelli, La naissance de la pensée scientifique

On propose alors trois principes généraux allant dans ce régime critique : 1) Le doute initial ; 2) Penser l’alternative ; 3) Comparer méthodiquement les alternatives. Par manque de temps, cette partie n’a pas pu être développée.

6. Petit jeu et discussion
Arrivant à la fin de cette partie théorique nous avons fini par un petit jeu l’alternative est féconde. Le but est de trouver, pour chaque situation une explication/solution alternative à celle suggérée.

Enfin, nous avons fini par une discussion sur les liens entre pensée critique et militantisme, puisque ce dernier doit nécessairement se dégager d’un scepticisme trop pointilleux qui empêcherait toute action. Et ce, d’autant plus, dans la situation urgente que nous vivons.

Dessin par Maja Visual au Camp Climat Grenoble 2020 lors de notre première formation (à l’époque masquée)

Internet et désinformation : une fake news ?

Internet est-il un vecteur puissant de désinformation ? Une vision très souvent partagée à ce sujet, notamment dans le milieu de la zététique (je l’avoue, je l’ai moi-même déjà fait) suggère le mécanisme suivant : 1/ internet est un marché de l’information dérégulé, c’est-à-dire que n’importe qui peut écrire et diffuser quasiment n’importe quoi sur internet ; 2/ cette dérégulation se couple à la propention naturelle des individus à tomber dans des pièges de la pensée (biais cognitifs et biais de raisonnement) ; 3/ ce couplage explique pourquoi tant de gens croient tant de choses fausses et les partagent massivement. On se propose dans cet article de regarder dans quelle mesure ce constat et l’explication convoquée sont soutenus par la littérature scientifique sur ce sujet. Deux aspects sont abordés conjointement. Premièrement, l’ampleur du phénomène : à quel point adhérons-nous à notre époque à des croyances non épistémiquement garanties ? À quel point partageons-nous, sur les réseaux sociaux, des « fakenews » et des narratifs dits « complotistes » ? Deuxièmement, le rôle spécifique d’internet dans ce phénomène : un tel marché de l’information dérégulé conduit-il, ou participe-t-il activement, à une diffusion et une adhésion accrues à ces thèses ? (Edit après reception de la première version de cet article.1)

N’y allons pas par quatre chemins : le constat alarmant d’un partage et d’une adhésion massive à des croyances fausses sur internet et son rôle actif dans ce processus est loin de faire consensus parmi les spécialistes du sujet. Même si la première étude s’intéressant au lien entre fakenews et nouveaux outils de communication remonte à 1925 2, c’est surtout avec le développement d’internet, et donc ces toutes dernières années, que la littérature scientifique sur le sujet s’est considérablement accrue. Pour autant, elle reste naissante, et aucun constat définif ne peut être tiré. Ceci est déjà un premier argument contre l’élan catastrophiste qui peut caractériser parfois certains discours sur internet et les fakenews. Mais de plus, on peut observer que rien ne semble aller dans ce sens. Au contraire même, la tendance générale qui se dégage de ces études est que la diffusion et le partage de fakenews est un phénomène extrêmement marginal. Par exemple, deux études ont porté sur la diffusion et le partage de fakenews pendant l’élection présidentielle de 2016, sur twitter 3 et facebook 4 respectivement. La première montre notamment que 1 % des comptes étudiés représentent à eux seuls 80 % des fakenews diffusées, et 0,1 % des comptes représentent 80 % des fakenews partagées. La seconde est du même acabit : le partage d’articles provenant de domaines identifiés comme produisant des fakenews est un phénomène rare : il touche environ 10 % à peine des comptes présent dans le panel de l’étude (les autres 90 % n’ont partagé aucun lien de ce type durant l’élection présidentielle.) Ce phénomène semble donc être assez marginal, au point que d’autres auteurs se sont même demandé « pourquoi si peu de gens partagent des fakenews ? » 5 Dans cet article, ils reviennent justement sur ce constat émergeant et assez contre-intuitif dans une période historique qui est sensée être celle de la « post-vérité », et tentent d’y apporter une explication.

Un second type de questions à se poser pour mesurer l’ampleur du phénomène est la relation entre le fait d’être exposé à des fakenews et le fait d’y croire. Si beaucoup de gens sont exposés à des fakenews (ce qui n’est déjà pas le cas), vont-ils pour autant y croire ? Et si c’est le cas, comment être sûr que ce n’est pas justement parcequ’ils y croient déjà qu’ils vont avoir tendance à s’y exposer selectivement ? Comme on le dit souvent, corrélation n’est pas causalité ! On reviendra sur cet argument plus loin, au sujet des théories du complot. Mais avant, une autre relation est à questionner : celle qui pourrait exister entre le fait de partager des fakenews et le fait d’y croire. Ici, cela semble a priori plus évident : si on partage une fakenews, c’est qu’on y croit forcément. De nouveau, les résultats des quelques études qui existent sur le sujet sont assez contre-intuitifs. Cette étude6 réfute la thèse selon laquelle les personnes partagent des fakenews car elles ne sont pas capables de faire la distinction avec une vraie information. Selon cette étude, c’est la polarisation politique qui joue un grand rôle dans le partage de fakenews, c’est-à-dire que l’on va partager principalement des informations qui confirment nos prédispositions politiques, sans forcément vérifier la véracité de ce que l’on partage – mais tout en étant capable de le faire. Celle-ci7 montre également que bien qu’elles partagent des fakenews, les personnes interrogées sont capables de différencier entre une vraie et une fausse information (en tout cas dans une proportion plus grande que ce qu’elles partagent.) Cette étude suggère que c’est principalement parce que le contexte des réseaux sociaux focalisent leur attention sur d’autres facteurs que la véracité, comme par exemple le fait de plaire aux yeux de ses suiveurs/amis sur ces mêmes réseaux, qui fait que des personnes partagent des fakenews. D’ailleurs, en primant les personnes à propos de l’attention avant qu’elles ne partagent quoique ce soit, ils observent en effet une diminution du partage de fakenews. Cette dernière étude8 a cherché à mettre en évidence la caractéristique que les fakenews devaient posséder pour être plus partagées. Elle a mis en évidence que le facteur « interestingness-if-true » était prépondérant, c’est-à-dire que les fakenews qui sont le plus partagées sont celles qui seraient vraiment intéressantes/pertinentes si elles étaient vraies. Pour approfondir ces questions, je ne peux que vous conseiller le visionnage de la conférence d’Hugo Mercier, l’un des auteurs de certains papiers sus-cités, intitulée: « Les fakenews doivent-elles nous inquiéter ? »

Parlons maintenant de ce qu’on appelle les « théories du complot ». On peut les définir9 comme la croyance que certains phénomènes sociaux et évènements politiques (voire une grande majorité d’entre eux) peuvent être expliqués par l’action concertée d’un petit nombre d’individus qui se réunissent en secret en vue d’orienter la marche du monde dans leur intérêt personnel. Nous ne reviendrons pas sur la façon de déconstruire certains narratifs complotistes, déjà exposée dans plusieurs articles sur ce site, en particulier ici. Les théories du complot représentent elles aussi un phénomène largement étudié dans la littérature spécialisée. Des enquêtes régulières montrent qu’une partie non négligeable de la population française croit à une ou plusieurs théories du complot. Ce n’est donc sûrement pas un phénomène marginal. Cependant, la question que l’on va se poser ici est la suivante : quel est le rôle d’internet, et plus spécifiquement des réseaux sociaux, dans la diffusion et la croyance dans les théories du complot ? L’article de Joseph E. Uscinski, Darin DeWitt et Matthew D. Atkinson intitulé « A web of conspiracy ? Internet and conspiracy theory »10 explore spécifiquement l’effet d’internet sur la diffusion et l’adhésion à des narratifs conspirationistes. Encore une fois, les preuves empiriques manquent pour soutenir l’idée qu’internet favorise ce phénomène. Trois points sont importants à retenir de cet article : 1/ les narratifs complotistes ont toujours existé et rien ne permet d’affirmer qu’internet, malgré le fait que l’information y circule beaucoup plus vite qu’avant, ait engendré une quelconque « nouvelle ère » du conspirationnisme ; 2/ les individus ne sont pas si malléables que cela et c’est principalement leurs dispositions a priori qui va les pousser à croire à telle ou telle chose, et non pas l’outil particulier qu’ils utilisent ; 3/ les sites conspirationnistes sont loin d’être les sites les plus fréquentés, et être exposé à une information ne signifie pas y croire – ce qui rejoint un constat déjà énoncé plus haut. Un article récent11 confirme ces tendances. Dans cet article, ils partent du constat que l’adhésion à des narratifs complotistes est fortement corrélé à l’usage des réseaux sociaux. Ce qu’ils explorent dans cette étude, c’est le lien de causalité sous-jacent : est-ce que c’est le fait d’utiliser beaucoup les réseaux sociaux qui rend complotiste, ou bien le fait d’avoir déjà des prédispositions à adhérer à ces formes d’explications qui pousse à aller voir et diffuser du complotisme sur internet ? Leur conclusion penche clairement pour la deuxième option, une fois controlés les potentiels facteurs confondants : « La relation conditionnelle que nous dévoilons suggère que l’impact des réseaux sociaux sur les croyances aux théories du complot et à la mésinformation est probablement négligeable, sauf sur les individus attirés ou autrement prédisposés à accepter de telles idées. »12

On pourrait reprocher au présent article de reposer sur du cherry-picking, c’est-à-dire de ne choisir que des études qui vont dans le sens de notre propos. C’est vrai qu’on ne peut clairement pas déduire un constat général et immuable à partir d’un petit nombre d’études. Si on s’est appuyé sur ces études, c’est pour deux raisons principales : 1/ voir comment de telles hypothèses peuvent être effectivement testées, ce qui est intéressant du point de vue méthodologique ; 2/ l’introduction de ces articles consiste souvent en un bon résumé de l’état de l’art sur la question, d’où le fait qu’on se soit appuyé sur des publications assez récentes. Il faut toutefois garder à l’esprit que les résultats de ces études sont conditionnés par la définition de « fakenews » adoptée. Dans nombre de ces études, par exemple, on mesure l’exposition à des fakenews en identifiant certains sites comme sources de fakenews et en comptant le nombre d’articles provenant de ces sites qui sont ensuite partagés sur les réseaux sociaux. Évidemment, ce ne sont qu’une partie des fakenews auxquelles nous sommes exposé-e-s, et ceci constitue une limite de ce type d’études. Mais dans tous les cas, cela montre aussi, comme on l’a déjà remarqué, que la thèse contraire – celle que l’on critique ici – n’a pas de raisons d’être affirmée avec autant d’assurance, en cela même que le phénomène que l’on souhaite étudier est, justement, technique et difficile à cerner.

Une dernière remarque s’impose sur le premier postulat de la thèse que l’on met à l’épreuve ici : le caractère « dérégulé » d’internet vu comme un marché de l’information. Ce que l’on entend par là habituellement, c’est que « tout le monde peut écrire et diffuser tout et n’importe quoi sur internet », sous-entendu sans la vérification rigoureuse que l’on pourrait attendre des médias et des journalistes professionnels. Ce que l’on peut sous-entendre aussi, c’est l’idée que le monde d’internet serait en quelque sorte déconnecté du monde « extérieur » des médias traditionnels, et que toutes les informations diffusées en ligne pourraient se retrouver sur un pied d’égalité en terme d’exposition. C’est une idée à balayer très vite. Dans sa conférence intitulée « Les infox et les nouveaux circuits de l’information numérique »13 le sociologue Dominique Cardon montre, entre autres choses extrêmement intéressantes pour notre propos, que la libéralisation du marché de l’information en ligne n’implique aucunement que ce dernier s’horizontalise d’une quelconque manière. Au contraire, il se trouve qu’il est fortement structuré et reproduit la hiérarchie déjà présente hors ligne. Plus précisément, lorsque l’on étudie l’architecture des citations entre les différents sites internet de médias via les liens hypertextes, on se rend compte que les sites des médias mainstream, c’est-à-dire ceux qui sont déjà en situation de domination du marché hors internet, restent de loin les sites qui se citent le plus entre eux et qui sont cités par les plus « petits » sites, alors que l’inverse n’est pas vrai. Cela signifie que la structure du marché de l’information, même si fondamentalement « tout le monde peut écrire ce qu’il veut sur internet », se modèle sur celle qui existe hors internet. Le fait qu’une information, même complètement aberrante, soit présente en ligne ne signifie pas qu’elle est vue et encore moins crue par beaucoup de personnes. Une synthèse de la littérature au sujet de la mésinformation en ligne14 va plus loin et tente de quantifier le rôle des médias mainstream dans la diffusion des fakenews. Ils partent d’une situation paradoxale dans laquelle se retrouvent ces médias : lorsqu’ils parlent des fakenews, ne serait-ce que pour les démentir, ils participent aussi à leur diffusion. Le résultat de cette étude est clair : les médias mainstream font partie du problème, dans le sens où il s’avère que ce sont eux qui sont les principales sources de diffusion de fakenews, bien devant les réseaux sociaux et sites conspirationnistes obscures. Ce résultat se comprend d’autant mieux en ayant en tête les résultats présentés par Dominique Cardon dans sa conférence sus-citée : les médias mainstream, sur internet ou ailleurs, restent – et de très loin – les médias les plus visibles. En partageant et en répétant des fakenews, même pour les démentir, ces médias les rendent probablement beaucoup plus visibles que si leur diffusion restait confinée à internet. Ils prennent également le risque que le « démenti » soit oublié et qu’à force de répétition, les personnes exposées à ces fakenews puissent finir par y croire. C’est bien entendu aussi quelque chose qu’il faut garder à l’esprit si l’on vulgarise du contenu sceptique, basé notamment sur du « débunkage », sur internet ou ailleurs.

De ces différents constats, il est clair qu’une tendance émerge : internet, en tant que « marché dérégulé de l’information » n’a pas l’air d’avoir d’impact spécifique (c’est-à-dire en lui-même) sur l’adhésion à des thèses conspirationnistes, ni sur la diffusion, le partage ou l’adhésion à des fakenews. La littérature spécialisée sur le sujet des théories du complot émet pourtant des hypothèses assez bien consensuelles sur des facteurs qui pourraient jouer sur l’adhésion, à l’échelle d’une population, à des narratifs conspirationnistes. Les premiers chapitre de la thèse d’Anthony Lantian15 ainsi que le chapitre « Sociologie, théorie sociale et théorie de la conspiration » de Türkay Salim Nefes & Alejandro Romero-Reche, dans le récent Routledge handbook of conspiracy theories (2020) reviennent sur ces aspects et précisent que l’adhésion aux théories du complot tend à augmenter lorsque la confiance dans les autorités epistémiques officielles diminue, ainsi que dans des contextes d’incertitude ou de tragédies, et seraient prépondérante dans des groupes sociaux se percevant comme exclus du pouvoir politique.

La conclusion de ces différents constats n’est pas qu’il est inutile d’enseigner comment fonctionne le cerveau, quels sont les pièges cognitifs à l’oeuvre, ou encore transmettre des outils pratiques pour dégager le vrai du faux sur internet, bien entendu. L’éducation aux médias et à l’information reste une nécessité. Il faut simplement remarquer qu’en mettant en exergue le narratif, soutenu de plus par aucune preuve empirique, que c’est principalement la dérégulation d’internet alliée à nos biais cognitifs qui produit une adhésion massive à des théories du complot ou à des fakenews, on met complètement de coté les aspects purement politiques de la question : pourquoi a-t-on moins confiance dans les autorités ? Cette confiance est-elle due, ou bien doit-elle se mériter ? Quel est l’impact et donc la responsabilité des médias de masse dans le maintien du lien entre décideurs, scientifiques et population ? Éluder ces questions fondamentales ne relève pas uniquement d’une certaine malhonnêteté intellectuelle (surtout lorsqu’on prétend combattre la désinformation!) mais nous condamne immanquablement à ne jamais combattre proprement le problème.

Déterminants des attentats islamistes: que disent les faits?

Alors que le procès en cours des attaques perpétrés en janvier 2015 contre Charlie Hebdo, une policière à Montrouge et l’Hyper Cacher a réouvert le débat public sur les causes de la violence islamiste, ce dernier est devenu plus vif encore suite à l’assassinat de Samuel Paty le 16 octobre 2020. Il est normal que lors de ces événements choquants, l’émotion rende difficile l’examen raisonné et froid des faits. Pourtant, les faits sont plus que jamais nécessaires pour se faire un avis éclairé sur les causes des attaques islamistes, leur recrudescence en France depuis 2015 et les meilleurs moyens d’y faire face. Nous regroupons dans cet article, les tentatives de Clara Egger et de Raul Magni-Berton – membres du CorteX et auteurs de travaux récents sur les causes de la violence islamiste – de remettre la raison et les faits au coeur des ces enjeux. Comme vous le verrez, la réaction des médias est édifiante.

Acte 1 – Vérités scientifiques et vérités judiciaires lors du procès Charlie Hebdo

Septembre 2020 : premier acte. Alors que la couverture médiatique du procès des attaques de janvier 2015 bat son plein, au CorteX, on trépigne et on fait le plein de matos pour nos cours de pensée critique. Las de lire dans tous les canards que ces attaques visent avant tout « la liberté d’expression », Raul est le premier à dégainer sur son blog de Médiapart 1 sur la base d’un travail de recherche récent co-écrit avec Clara Egger et Simon Varaine. 2

Croquis du procés des attaques de Charlie Hebdo, Montrouge et del’Hyper-Cacher

Le texte assez commenté et partagé, arrive aux oreilles d’un journaliste de Charlie Hebdo, Antonio Fischietti, qui traite pour le journal l’actualité et l’information scientifique. On ne le remerciera jamais assez d’être le seul à avoir pris le temps de lire l’article (c’est de plus en plus rare) alors qu’il fait partie de ceux qui ont directement perdu des proches et des collègues en 2015. Chapeau, Antonio ! Sa réponse , par contre, lapidaire et un peu moqueuse 3, ne nous convainc pas franchement et révèle un manque de compréhension des études statistiques en sciences sociales.

Elle offre toutefois l’occasion à Raùl de reprendre, point par point, les contre-arguments avancés 4.On retiendra de cet échange qu’en matière de violence islamiste, l’application du rasoir d’Occam est à la peine. Parmi toutes les hypothèses pouvant expliquer la survenue d’attentats, certaines sont a priori écartées malgré les preuves accumulées en leur faveur. On comprendra pourquoi dans le second acte de cette controverse.

Acte 2 – Cachez ces études statistiques que je ne saurai pas voir

Novembre 2020 : second acte. A l’occasion d’un débat opposant personnalités du monde académique, des arts et de la culture et chercheurs en études stratégiques sur l’impact de la guerre sur les attaques islamistes, Raul remet le couvert, cette fois accompagnée de Clara. Leur tribune publiée dans la section Débats de l’Obs 5, étaye l’argument selon lequel, il existe en France un déni sur le rôle que joue les interventions militaires extérieures dans les pays musulmans sur la probabilité d’être ciblé par une attaque islamiste. On ne s’attendait pas à ce que telle conclusion, banale dans les cercles d’experts sur le sujet, suscite autant de réactions négatives. La palme d’or à ce journaliste à qui revient le mérite de la réponse la plus explicite : « l’argumentation statistique ici donne presque l’illusion que la vengeance des terroristes est, sinon légitime, du moins compréhensible ».

L’effet Matilda ou l’invisibilisation des femmes de science

En pensée critique, on connaisait l’effet Mathieu 1 faisant référence à la moindre recognition (notamment en science) de ceux qui parte avec un capital de départ (matériel, social ou culturel) moins élévé. On doit à Margaret Rossiter, historienne des sciences états-unienne, une variante, l’effet Matilda, un clin d’oeil à la suffragiste, libre-penseuse, abolitionniste, Matilda J. Cage, une des premières à dénoncer l’absence des femmes dans les récits historiques et scientifiques.

Parmi les sans-droits et sans-noms des oubliettes de l’histoire des sciences, une écrasante majorité a en commun d’être de genre féminin. Les femmes scientifiques sont moins reconnues de leur vivant, notamment en raison de leur statut plus précaire et subordonné. 2 Leur contribution est aussi invisibilisée dans les récits scientifiques, par paresse – on s’attarde uniquement sur les figures, principalement masculines, déjà connues -, inertie ou biais sexiste.

Margaret W. Rossiter revient sur certaines de ces figures oubliées dans son article sur l’effet Matilda 3. Une des premières connues est Trota, une médecin de l’Italie du douzième siècle, qui documenta et traita, de manière inédite, des pathologies féminines. Son nom devint connu par l’action de son époux et de son fils, tous deux médecins également. Un moine, chargé de rédiger un traité sur la médecine au Moyen-Age, décida toutefois qu’une telle contribution ne pouvait être que le fait d’un homme et donna à son nom la forme latine masculine. Une erreur qui la fit passer, en tant qu’homme, à la prospérité. Il faudra attendre le vingtième siècle pour que cette erreur soit réctifiée par l’historien de la médecine allemand Karl Sudhoff, qui, au passage, dégrada sa qualification au rang d’assistante sage-femme, un statut qui retira toute mention à ses découvertes dans les ouvrages scientifiques postérieurs.

Trota – aussi appelée Trotula – représentée dans une gravure du quatorzième siècle.

Plus proche de nous, Frieda S. Robscheit-Robbins, doctoresse en médecine allemande experte du traitement de l’anémie, fut privée du Prix Nobel en 1934 au profit de son co-auteur. L’histoire retient par contre, sa « présence »et ses coiffes toujours élégantes 4. Si les femmes non- mariées sont d’office non reconnues, les travaux et découvertes des femmes mariées à d’autres scientifiques reviennent, quasi systématiquement, à leur conjoint, même dans les cas, nombreux, où leur contribution excède celle de leur partenaire masculin.

En qualifiant cette stratégie d’invisibilisation systématique, l’effet Matilda invite à accroître notre vigilance et à considérer, au moment de se pencher sur l’histoire des découvertes scientifiques, qu’il est fort probable que derrière chaque grand homme se cache non seulement une multitude de collaborateurs oubliés mais aussi un grand nombre de femmes.

Si vous faites partie de celles et ceux qui ont contribué à réparer cette injustice en effectuant des recherches sur des femmes scientifiques oubliées? Contactez nous !