Vidéo – Conférence « Croyance et raison : le problème de la démarcation »

Vidéo de la conférence « Croyance et raison : le problème de la démarcation », donnée le 12 janvier 2017 par Albin Guillaud et Ismaël Benslimane pour des enseignant·es de philosophie, dans le cadre du Plan académique de formation (rectorat de Lyon). La première partie est une introduction générale au problème, la seconde partie concerne les outils pédagogiques qui nous semblent pertinents pour parler de ces sujets.

 Cette conférence avait pour but d’introduire les différents outils et méthodes utilisés par le CorteX pour parler de science, de croyance, de matérialisme, du vrai/du faux, etc. Si vous êtes amené·e·s à faire des enseignements autour de la pensée critique, ce genre d’introduction nous semble essentiel avec un public lycéen ou étudiant afin de poursuivre, sur des bases solides, une réflexion sur les mécanismes à l’œuvre derrière certaines croyances (telles que les complotismes, les intrusions spiritualistes ou les théories controversées).

Pour approfondir après la conférence, vous trouverez ici des conseils d’ouvrages sur le sujet.

Conseils d'ouvrages en philosophie des sciences (Croyance et Raison : Le problème de la démarcation)

Suite à la conférence « Croyance et Raison : Le problème de la démarcation » (vidéo disponible ici), donnée le 12 janvier 2017 par Albin Guillaud et Ismaël Benslimane pour des enseignantes et enseignants de philosophie, voici quelques conseils d’ouvrages permettant à la fois de s’outiller pour aborder une épistémologie de terrain (différents usages du mot « science », affirmation de type scientifique, matérialisme en méthode, etc.), et de mieux comprendre les mécanismes à l’œuvre derrières certaines croyances (complotismes, intrusions spiritualistes, théories controversées, etc.). Ce sont de précieux préalables à tout enseignement complet de la pensée critique avec un public lycéen ou étudiant.

 

Remarques

Comme de nombreux types de classification, les catégories de la présente bibliographie se recouvrent parfois. De nombreux ouvrages auraient donc pu être classés à plusieurs endroits différents. En outre, puisque la formation n’avait pas pour objet une introduction à la philosophie des sciences, nous n’avons pas fait figurer dans cette bibliographie les grands classiques sur le sujet (Popper, Duhem, Kuhn, etc.). Les commentaires entre parenthèses qui suivent certaines références sont les nôtres.

Bibliographie principale

Sur l’autodéfense intellectuelle et la zététique

  • Baillargeon Normand, Petit cours d’autodéfense intellectuelle, Montréal, Lux, 2006.
  • Broch Henri, L’art du doute ou Comment s’affranchir du prêt-à-penser, Valbonne, Éd. Book-e-book, 2008.
  • Broch Henri, Comment déjouer les pièges de l’information ou Les règles d’or de la zététique, Valbonne, Éd. Book-e-book, 2008.
  • Collectif CorteX (Saint-Martin d’Hères Isère), Esprit critique es-tu là ? : 30 activités zététiques pour aiguiser son esprit critique, Sophia-Antipolis, Éd. Book-e-book, 2013. Tout le matériel pédagogique contenu dans cet ouvrage se trouve ici
  • Pinsault Nicolas et Richard Monvoisin, Tout ce que vous n’avez jamais voulu savoir sur les thérapies manuelles, Saint-Martin-d’Hères, PUG, 2014.
  • Monvoisin Richard, Pour une didactique de l’esprit critique – Zététique & utilisation des interstices pseudoscientifiques dans les médias, Didactique des disciplines scientifiques, Saint-Martin-d’Hères, Université Grenoble 1 – Joseph Fourier, 2007.
    Document qui contient plusieurs types de matériaux pédagogiques. Cette thèse est accessible en ligne ici.

Sur les processus d’influence et les techniques de manipulation

  • Beauvois Jean-Léon, Les influences sournoises : précis des manipulations ordinaires, Paris, François Bourin, coll. « Société », 2011.
  • Cialdini Robert B, Influence & manipulation, Paris, First, 2004.
  • Joule Robert-Vincent et Jean-Léon Beauvois, Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2014.
  • Milgram Stanley, Soumission à l’autorité un point de vue expérimental, Paris, Calmann-Lévy, 1984. (Ouvrage passionnant qui permet d’aller bien au-delà de ce que l’on peut apprendre de cette fameuse expérience par d’autres moyens. On apprendra par exemple que 20 conditions expérimentales différentes ont été réalisées et que les pré-tests effectués sans aucun rétrocontrôle conduisaient presque 100 % des sujets à aller jusqu’à 450 volts.)

Sur le paranormal et quelques théories controversées

  • Broch Henri, Gourous, sorciers et savants, Paris, Odile Jacob, 2007.
  • Charpak Georges et Henri Broch, Devenez sorciers, devenez savants, Paris, O. Jacob, 2003.
  • Broch Henri, Au cœur de l’extra-ordinaire, Sophia Antipolis (Alpes maritimes), Book-e-book, 2005. (Henri Broch s’est employé à l’approche scientifique des phénomènes réputés paranormaux et a utilisé ces mêmes phénomènes pour construire une initiation à la démarche scientifique tant dans son aspect constructif que sceptique.)

Plus de matériel sur ces thématiques dans la collection book-e-book : www.book-e-book.com

Sur la sociologie des croyances

  • Bronner Gérald, La démocratie des crédules, Paris, PUF, 2013.
    Origine du concept de « mille-feuille argumentatif ».
  • Bronner Gérald, La pensée extrême : comment des hommes ordinaires deviennent des fanatiques, Paris, Denoël, coll. « Denoël impacts », 2009. (Quelles sont les différences entre un collectionneur de timbre passionné, un culturiste et un fanatique religieux ? Il en existe de nombreuses, c’est évident. Cependant, il existe aussi des points communs dans le processus qui les a conduit à faire ce qu’ils font. C’est ce que démontre Gérald Bronner.)
  • Bronner Gérald, L’empire des croyances, 1re éd, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Sociologies », 2003.

Comprendre le « matérialisme en méthode »

  • Bunge Mario Augusto, Le matérialisme scientifique, Paris, Éd. Syllepse, 2008.
  • Charbonnat Pascal, Histoire des philosophies matérialistes, Paris, Éditions Kimé, 2013.
  • Dubessy Jean, Guillaume Lecointre et Jacques Bouveresse (éd.), Intrusions spiritualistes et impostures intellectuelles en sciences, Paris, Syllepse, 2001. (C’est dans cet ouvrage que Guillaume Lecointre explique en quoi l’absence de distinction entre les différents sens du mot « science » (communauté, connaissances, applications, démarche) peut conduire à jeter le bébé (la démarche) avec l’eau du bain (les problèmes liés à la communauté, à l’instabilité de certaines connaissances et aux applications des connaissances).)
  • Silberstein Marc, Matériaux philosophiques et scientifiques pour un matérialisme contemporain − Sciences, ontologie, épistémologie, Paris, Éd. Matériologiques, 2013. (Les deux premiers chapitres en particulier.)

Épistémologie

  • Chalmers Alan Francis et Michel Biezunski, Qu’est-ce que la science ? Récents développements en philosophie des sciences : Popper, Kuhn, Lakatos, Feyerabend, Paris, Librairie générale française, 1990.
  • Dubessy Jean, Guillaume Lecointre et Jacques Bouveresse (éd.), Intrusions spiritualistes et impostures intellectuelles en sciences, Paris, Syllepse, 2001.
  • Haack Susan, Defending science–within reason, Amherst, N.Y, Prometheus Books, 2007.
    Les citations utilisées pendant la présentation sont disponibles en français ici.
  • Laudan L, « The Demise of the Demarcation Problem », dans R.S. Cohen et L. Laudan (éd.), Physics, Philosophy and Psychoanalysis: Essays in Honour of Adolf Grünbaum, Dordrecht, Springer Netherlands, 1983, p. 111‑128.
  • Lecointre Guillaume, Les sciences face aux créationnismes : ré-expliciter le contrat méthodologique des chercheurs, Versailles, Quae, coll. « Sciences en question », 2012.
  • Piaget Jean, « La situation des sciences de l’homme dans le système des sciences », dans Épistémologie des sciences de l’homme, Saint-Amand, Gallimard, coll. « Idées », 1970, p. 15-130.
  • Piaget Jean, Sagesse et illusions de la philosophie, 1. éd, Paris, Pr. Univ. de France, coll. « Quadrige », no 139, 1992. (Piaget analyse dans ce livre le rapport entre la philosophie, la science et la question des faits.)
  • Pigliucci Massimo et Maarten Boudry (éd.), Philosophy of Pseudoscience : Reconsidering The Demarcation Problem, 1ere édition, Chicago, University of Chicago Press, 2013.
  • Raynaud Dominique, Qu’est-ce que la technologie ?, Éditions Matériologiques, Paris, 2015. (Dominique Raynaud réalise une analyse philosophique et empirique du rapport entre science et technologie en évitant les écueils technophiles et technophobes.)
  • Raynaud Dominique, La Sociologie et sa vocation scientifique, Hermann, 2006. (Ouvrage plutôt technique dans lequel Raynaud effectue une critique épistémologique et empirique de la thèse d’une épistémologie régionale de la sociologie. C’est aussi un des meilleurs argumentaires à notre connaissance en faveur d’un monisme épistémologique. Avec une approche différente et sur le même sujet on pourra lire le chapitre de l’ouvrage de Jean Piaget « La situation des sciences de l’homme dans le système des sciences » dans Épistémologie des sciences de l’homme (voir ci-dessus).)
  • Raynaud Dominique, Sociologie des controverses scientifiques, Presses universitaires de France, 2003. (Raynaud présente dans cet ouvrage ses études socio-historiques de trois controverses scientifiques : la controverse entre Pasteur et Pouchet sur la génération spontanée en biologie, la controverse entre organicisme et vitalisme en médecine, et la controverse entre extramissionnisme et intramissionnisme en optique. Il utilise ces trois études pour réaliser une analyse de la méta-controverse en sociologie des sciences qui porte, ironie du sort, sur la façon d’aborder les controverses scientifiques. Il s’agit de la controverse entre rationalisme et relativisme. L’auteur examine également en détail si oui ou non Duhem, Quine et Wittgenstein peuvent être utilisés pour justifier le programme relativiste. On trouvera également dans ce livre l’explication de la cohabitation possible entre certitude et perfectibilité en science, ainsi que la description du cadre au sein duquel se trouve réconciliés vérificationnisme et falsificationnisme. Un ouvrage incontournable qui se lit aisément.)
  • Sagan Carl, The demon-haunted world: science as a candle in the dark, 1. ed, New York, NY, Ballantine Books, coll. « The New York Times bestseller », 1997.
    La citation utilisée dans notre conférence se trouve en ligne ici (en français).
  • Sokal Alan D et Jean Bricmont, Pseudosciences et postmodernisme : adversaires ou compagnons de route ?, Paris, O. Jacob, 2005. (Surtout la préface de Jean Bricmont et l’appendice B de Sokal et Bricmont. C’est dans la préface que l’on trouvera l’utile distinction entre aspect affirmatif et aspect sceptique de la science. Dans l’appendice B, les auteurs font état de leur positionnement dans le débat entre réalisme vs. idéalisme et sollipsisme, et entre réalisme scientifique vs. instrumentalisme. Le propos est d’une grande clarté.)
  • Sokal Alan D et Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, Paris, O. Jacob, 1997. (Ouvrage qui a marqué les esprits. Concernant le propos de Bricmont, on peut écouter les présentations suivantes :

Bibliographie complémentaire

  • Bouveresse Jacques, Prodiges et vertiges de l’analogie : de l’abus des belles-lettres dans la pensée, Paris, Raisons d’agir : Diffusion Le Seuil, 1999.
    Cet ouvrage de Bouveresse a fait suite à Impostures intellectuelles de Sokal et Bricmont.
  • Bunge Mario, Evaluating Philosophies, Dordrecht, Springer Netherlands, 2012. (Bunge défend dans cet ouvrage une thèse originale : il est possible d’évaluer une philosophie à l’aune de sa capacité à permettre des progrès dans la connaissance du monde et en matière morale.)
  • Bunge Mario, Épistémologie, traduit par H. Donadieu, Maloine, Paris, 1983.
  • Harris Sam, The Moral Landscape, How Science Can Determine Human Values, Free Press, New York, 2010.

Pour approfondir certaines notions

Éditions Matériologiques alimentent ton esprit critique

Il est possible de développer son esprit critique de différentes manières. La confrontation méthodique à des matériaux issus des théories et champs controversés est particulièrement efficace pour cette fin. C’est pourquoi au CorteX nous affectionnons travailler à partir des phénomènes réputés paranormaux, des théories essentialistes, des médecines dites « alternatives », des scénarios complotistes et d’autres choses encore. Une autre voie possible est de s’acoquiner avec les problématiques philosophico-scientifiques en cours. Le lecteur notera que là où nous aurions pu dire philosophiques et scientifiques, nous avons à dessein rapproché les deux termes. En effet, nous ne pensons pas qu’il puisse y avoir de réflexion philosophique efficace qui ne prendrait pas appui sur le réel, et quelle meilleure voie d’accès à ce réel que la démarche scientifique ? D’un autre côté, nous doutons qu’il puisse y avoir une démarche scientifique en apesanteur de toute réflexion philosophique1. Il existe en France une maison d’édition qui s’inscrit pleinement dans un arrière-plan de ce type : les Éditions Matériologiques (EM). Nous annoncions la naissance de ces éditions en 2011 ici et nous en reparlions . Aujourd’hui, nous avons sollicité Marc Silberstein, l’un des cofondateurs, afin de mieux comprendre leur travail à travers une brève histoire des EM et un court entretien.

Une brève histoire des Éditions Matériologiques

En 1998, Marc Silberstein commença par éditer des livres de sciences et d’épistémologie dans une maison d’édition parisienne au sein d’une collection appelée « Matériologiques » – qui rend hommage au matérialisme scientifique revendiqué par Mario Bunge. Durant près de dix ans, la collection se développe doucement et d’autres auteurs se lancent dans l’aventure. Les livres rencontrent un succès convenable qui permet à la collection d’atteindre les 21 titres (dont des traductions de Bertrand Russell, Mario Bunge, Jaegwon Kim). Parmi ces ouvrages, deux semblent avoir fait un peu de bruit dans les milieux concernés : en 2000, Intrusions spiritualistes et impostures intellectuelles en sciences, dirigé par Jean Dubessy et Guillaume Lecointre, et en 2004, Les Matérialismes (et ses détracteurs), sous la même direction avec Marc Silberstein en plus. Ces deux pièces constitueront les piliers d’une série de livres traitant de l’imposture intellectuelle en sciences ainsi que d’une défense et illustration du matérialisme en tant que matériaux des sciences1.

En 2008, émergent de fortes divergences idéologiques entre Marc Silberstein et cet éditeur. Selon lui, un des éléments déclencheurs de cette divergence fut la traduction de l’ouvrage de Bunge (version anglaise en 1981) dans lequel ce dernier exerce une critique serrée du matérialisme dialectique, position philosophique qui avait alors le vent en poupe dans la maison d’édition en question.

En juin 2009, Marc se voit contraint de quitter la maison d’édition et la collection « Matériologiques » est supprimée dans les semaines qui suivent. De nombreux projets de livres lancés des mois, voire des années auparavant sont annulés. Ne souhaitant alors pas laisser ces ouvrages et leurs auteurs dans le néant, il a l’idée de créer une nouvelle maison d’édition pour faire aboutir ces projets. Les Éditions Matériologiques ont été formellement fondées en 2010 par Marc Silberstein et deux de ses amis philosophes spécialistes du matérialisme des Lumières françaises, Pascal Charbonnat2 et François Pépin, sous la forme d’une association loi 1901. Les ont rapidement rejoint un groupe d’amis qui constitue peu ou prou l’équipe actuelle et le conseil d’administration de l’association3.

Les débuts des EM sont difficiles. La construction dune maison d’édition professionnelle coûte cher à tout point de vue. La recherche initiale de mécènes et de diffuseurs n’est pas simple, ce qui conduit l’équipe des EM à la décision de s’affranchir du support papier et de devenir un éditeur d’ebooks exclusif. C’est ainsi que les premiers livres parurent, en partie en reprenant des titres de l’ancienne collection abandonnés par l’éditeur initial, en partie des livres originaux que des auteurs, malgré un contexte éditorial particulier pour l’époque, ont bien voulu leur confier. Cependant, en dépit de la levée de ces premières difficultés, d’autres survinrent par la suite. La faible popularité du support ebook, les piratages, ainsi que des thématiques à lectorat restreint firent partie de ces difficultés. Il a pu être malgré tout publié plusieurs livres importants durant cette période, ceci grâce à des auteurs confiants dans le travail éditorial des EM et grâce aux réseaux académiques des amis des membres du Conseil d’administration, écoutés par leurs pairs. Deux ans plus tard, en 2014, avec divers facteurs dont le retour au livre papier, l’augmentation du chiffre d’affaires, le nombre des manuscrits reçus et l’augmentation de la notoriété des EM, celle-ci arrive enfin à maturité.

Depuis cette période, les EM se développent sans cesse, en termes de titres, de création de nouvelles collections, d’exploration de nouveaux domaines scientifiques ou philosophiques dans la lignée des préoccupations initiales des fondateurs des éditions. Le catalogue des EM compte aujourd’hui plus de 50 ouvrages (livres et revues), près de 30 titres à paraître en 2016-2017.

Quelques questions à Marc Silberstein

Que signifie le terme « Matériologiques » dans « Éditions Matériologiques » ?

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Je rappelle que c’est la reprise du nom d’une collection que j’avais créée en 1998 dans une autre maison d’édition. C’est la contraction et inversion de « logiques du matérialisme ». Il faut ajouter que nous avions fondé une revue d’épistémologie matérialiste/du matérialisme dont le titre est Matière première (dont je recommande vivement le numéro consacré au déterminisme, paru aux EM en 2012). On a ainsi voulu affirmer par ce nom notre adhésion au matérialisme en dépit des connotations péjoratives qui obèrent ce terme. D’ailleurs, au début de notre activité, il n’était pas rare qu’on nous en fasse le reproche en comprenant cette désignation d’une façon péjorative (malgré nos avertissements, nos parcours et un catalogue qui parlaient pour nous). Bien que tous nos livres ne soient pas porteurs d’une revendication matérialiste, nous tenons sans retenue à cette estampille, surtout quand sont souvent assimilés à tort voire à dessein matérialisme, darwinisme, stalinisme, nazisme et d’autres choses encore. Pour clarifier notre position ontologique, s’il en était besoin sur le site du CorteX, je la résumerais ainsi : nous ressentons, nous souffrons, nous aimons, nous sommes conscients de notre conscience, nous sommes si différents de la matière inerte, comment tout cela peut-il être le résultat d’un embrouillamini de molécules, bref de cette physico-chimie qui d’inerte donne le vivant, qui de non-sensible donne le sensible, qui de non-consciente donne la conscience ? Telles sont les questions traditionnelles sur lesquelles insistent toutes les doctrines idéalistes et spiritualistes. Refuser ce hiatus, cette barrière entre ces mondes et ne les concevoir que dans une relation de continuité, que dans un rapport de modifications qualitatives déterminées par les innombrables combinaisons d’éléments plus simples, et cela sans finalisme, sans intervention d’une cause hors de la nature (le matérialisme est avant tout un antisurnaturalisme). Le matérialisme ne dit rien d’autre : que nos affects, notre art, nos émotions, notre sentiment même du divin (pour ceux qui l’éprouvent), notre sollicitude vis-à-vis d’autrui ou nos aberrations, nos déviances, notre grandeur comme nos bassesses ne sont que (mais ô combien de phénomènes complexes dans ce « que ») les résultats des aléas et des déterminations de la matière la plus humble.

À quels manques souhaitent répondre les EM ?

Commençons en citant Guillaume Lecointre : « Les EM comblent une lacune dans le paysage intellectuel français : dans un pays où l’épistémologie reste trop éloignée des laboratoires, il était urgent que des scientifiques y prennent part, accompagnés de philosophes et d’historiens des sciences. Elles proposent un lieu de rencontre entre les scientifiques qui réfléchissent à leurs pratiques et les philosophies qui travaillent avec les sciences. » Sans se hausser du col bien sûr, je crois qu’on peut dire que les EM comblent un vide en France : nous sommes un éditeur « à manifeste » résolument attaché à la production d’ouvrages en sciences, histoire et philosophie des sciences (c’est d’ailleurs le sous-titre des EM), pas un éditeur généraliste sans ligne directrice. Nous avons une ligne éditoriale bien spécifiée – ce que j’appelle notre manifeste (matérialisme, laïcité, rationalisme, athéisme4, etc.), c’est-à-dire des idées rectrices qui fondent notre identité et notre projet. Ceci nous distingue des éditeurs qui peuvent certes publier des sciences et de la philosophie des sciences tout en ayant à leur catalogue des ouvrages aux positions diamétralement opposées.

Plus secondairement, car la frontière est plus difficile à définir, nous sommes assez différents des quelques éditeurs francophones spécialisés dans les sciences existant encore : la dimension épistémologique n’y est pas prépondérante, comme chez nous, tandis que manuels et ouvrages techniques sont privilégiés chez ces éditeurs (bien sûr, il faudrait nuancer tout cela, prendre des exemples.) Une autre différence, qui a l’air plus terre à terre mais qui a son importance, est à considérer : je pense que nous sommes le seul éditeur français, sur ces sujets, à pouvoir publier de gros, voire très gros, ouvrages. La tendance lourde dans l’édition du même type est de réduire très fortement les paginations, de demander des réécritures tendant à des simplifications excessives, bref à des dénaturations des textes préjudiciables à l’entendement de sujets qui ne peuvent se satisfaire de telles amputations… Un des enjeux pour les EM est d’essayer de combiner un arrière-plan social progressiste et une ligne éditoriale pleinement ancrée dans la promotion des idées émancipatrices issues de la rationalité (pour aller vite) et des sciences de la nature (c’est vrai, en revanche, pour les sciences humaines et la philosophie, Agone ou Le Croquant, Raisons d’agir, par exemple).

Comment le travail des EM est-il perçu par le milieu scientifique ?

Le fait est que nous sommes surtout connus d’une partie assez modérée du milieu scientifique, pour au moins quatre raisons :

1) nous avons publié surtout des livres sur la biologie5 (pour des raisons d’affinités directes avec le domaine, des raisons de réseaux d’auteurs potentiels, etc.) et c’est là, principalement, que nous sommes connus ;

2) très souvent ces livres comportent une composante épistémologique (philosophique donc) substantielle, alors que trop de scientifiques n’en voient pas l’utilité, voire tendent à déconsidérer la philosophie dans son ensemble ;

3) nos livres sont en français, or le milieu scientifique français est très anglocentrique, pensant bien souvent que c’est uniquement dans les livres en langue anglaise que se trouvent la quintessence et la pointe avancée du savoir ;

4) nous sommes encore trop petits… Une notoriété se construit au long cours, il faut patienter, nous développer, publier davantage en physique, explorer des domaines moins familiers, etc. C’est largement en cours car, d’après ce qu’on entend, ces milieux-là nous connaissent et reconnaissent notre travail. Plus prosaïquement, cette reconnaissance ne se transforme pas encore suffisamment en résultats commerciaux. Mais je pense qu’on va arriver en 2016 à une masse critique, si je puis dire, qui va nous rendre assez incontournable pour qui veut publier sérieusement un livre non expurgé, dans des domaines de moins en moins considérés par les acteurs traditionnels de la filière « Livres sur la/de sciences ».

Qu’en est-il du milieu philosophique ?

C’est très divers. Autant en sciences, nous sommes pluriels quant à nos centres d’intérêt (comme je disais, la biologie est centrale mais c’est contingent, et toutes les sciences nous intéressent), autant en philosophie, nous sommes plus restrictifs. On peut faire l’hypothèse raisonnable qu’une partie importante du milieu philosophique nous voit comme des scientistes ou nous ignore tout simplement. Mais les épistémologues, les philosophes de telle ou telle science, les philosophes analytiques, ou ceux issus de la tradition dix-huitièmiste, nous connaissent. À tel point que nous allons développer un projet d’histoire de la philosophie qui concerne des doctrines éloignées du matérialisme, mais qui, faisant partie de l’histoire des idées, intéresse un éditeur érudit comme nous. Ce qui nous importe beaucoup, c’est de nous faire admettre par les professeurs de philosophie du secondaire. Je crois que nos livres d’interdomaines sciences/philosophie sont utiles dans ce cadre.

Et pour le grand public ?

Difficile à dire. Mais je crois très sincèrement qu’on n’est pas connus du grand public (cependant, quel est son périmètre ?), qu’on ne peut l’être. Premièrement, nos livres, sauf exception, ne sont pas grand public, ne leurrons personne en ayant une telle illusion. Deuxièmement, pour l’être, y compris avec des livres difficiles, il faudrait bénéficier de deux soutiens dont nous sommes largement privés : primo des médias de masse qui parleraient de nous ; secundo des librairies qui, suite à de tels appuis médiatiques, accueilleraient nos livres sur les présentoirs et vitrines les plus en vue. Comme je dis souvent, nous ne promettons ni merveilleux ni extraordinaire dans nos livres ; pour prendre un exemple récent, nous évoquons un nouveau regard sur les cellules souches, là où un éditeur plus soucieux du marketing aurait titré un truc comme Les cellules souches et la fin du cancer… Cependant, force est de constater que la majorité de nos lecteurs ne sont pas scientifiques ou philosophes professionnels ; ce sont des gens cultivés, dotés notamment d’une culture scientifique et/ou philosophique forte, soucieux de contenus de haut niveau. Bien sûr, on ne peut pas regrouper ces lecteurs sous le terme « grand public », mais tout de même l’assimiler au lectorat, assez vaste et divers, d’une revue comme Pour la science (que je ne cite pas au hasard, cette revue est une des rares à avoir publié des recensions développées à propos de plusieurs de nos livres, reconnaissant ainsi notre place dans le paysage éditorial scientifique6

Quels ouvrages attendez-vous avec impatience ?

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Mario Bunge

Il y en a plusieurs… En tout premier lieu, une édition revue et augmentée du livre cité plus haut, Intrusions spiritualistes et impostures intellectuelles en sciences. Il portera un autre titre, sera dirigé par Olivier Brosseau (spécialiste des créationnismes) et Guillaume Lecointre (biologiste au MNHN). On aimerait avec ce livre inaugurer une nouvelle collection dédiée à ces problématiques, en un mot cortecsiennes. D’ailleurs, il y a des projets communs en discussion, ou en tout cas avec des membres du Cortecs, et, espère-t-on, avec la SFR « Pensée critique ». Il y a aussi l’autobiographie de Mario Bunge, Entre deux mondes. Mémoires d’un philosophe-scientifique, traduite bénévolement par un ami, le biologiste Pierre Deleporte. Bunge est un personnage hors normes, méconnu en France. On espère que ce livre, moins technique que ceux qu’il écrit généralement, sera un moyen (bien tardif, il a 97 ans !, et n’a jamais reçu en France l’attention qu’il mérite, malgré quelques traductions ces dernières décennies) de rendre justice au plus important penseur matérialiste actuel ; et d’autres encore, mais pas assez avancés pour que j’en parle maintenant.

Quelles thématiques aimeriez-vous développer ?

Deux domaines capitaux pour nous sont pourtant très lacunaires aux EM. Versant sciences : la physique. Versant philosophie : l’athéisme. Pour les raisons déjà évoquées, nous avons moins de lien avec le milieu des physiciens, et surtout cette science a des débouchés éditoriaux bien plus nombreux que d’autres sciences. J’ai des idées pour tenter de débloquer cette situation (la physique est le domaine scientifique que je trouve le plus passionnant), mais pas le temps de les mettre en œuvre… Quant à l’athéisme, il faut trouver de bons textes, et pas des exégèses d’exégèses sur la vie (ou l’inexistence) de Jésus, par exemple. Certes, il y a eu ces dernières années quelques rares autres traductions de bon livres sur l’athéisme. La piste que j’entraperçois, c’est une collaboration avec Éric Lowen, le principal animateur de l’Université populaire de philosophie, à Toulouse. On en a parlé quand j’y ai donné une causerie sur le matérialisme, en 2014. Ses cours sur l’athéisme sont remarquables, les rassembler en un ou plusieurs volumes serait important pour lancer une telle collection. Mais c’est un gros travail, il faut trouver le temps… (J’en profite pour signaler aux lecteurs de cet entretien que s’ils sont en région toulousaine, il faut fréquenter cette UP, son programme de conférences, d’ateliers, de cours est sensationnel.)

Quelle est la demande d’ouvrages des EM de la part des bibliothèques universitaires ?

Difficile de savoir si c’est dû à un manque de notoriété qu’il faut donc régler ou si ce sont les conditions économiques des BU qui priment, mais disons que nos livres ne sont pas suffisamment achetés par les BU. Là encore, peut-être que le fait que beaucoup de nos livres soient des interfaces disciplinaires ne facilite pas l’acquisition d’ouvrages qui ne rentrent pas dans les cases des nomenclatures, je ne sais pas, je réfléchis tout haut… Mais j’ai bon espoir qu’il en soit autrement dans quelques années, à condition bien sûr que l’université ne soit pas saccagée par le prochain gouvernement et les fossoyeurs du service public.

Où peut-on trouver les ouvrages des EM ?

C’est un peu le principe « Directement du producteur au consommateur » : donc principalement sur le site des EM pour les livres papier. Chez Eyrolles à Paris, on trouve une partie du catalogue, un peu chez Vrin. Chez les libraires, sur commande. Un gros tiers, si ce n’est plus, de notre chiffre d’affaires est réalisé avec les libraires, même si nous ne sommes pas distribués en librairies, au sens classique du terme. Pour les ebooks, sur de nombreuses librairies en ligne, et surtout sur Cairn.org, portail de revues et livres de sciences humaines, bien connu des milieux universitaires. On est à l’affût de tous circuits de vente, alternatifs ou pas, qui pourraient faire l’affaire. On regarde, on évalue. La vente de livres, a fortiori de livres de niches, est beaucoup moins standardisée qu’il y a encore cinq ans. Cela demande adaptation et réactivité.

qu-est-ce-que-la-technologie-

Nous te remercions Marc pour ces nombreuses précisions.

Si nous rêvons de parcourir l’intégralité des ouvrages des EM, nous pouvons en attendant recommander  quelques spécimens supplémentaires à ceux évoqués ci-dessus tels l’émergence de la médecine scientifique dirigé par Anne Fagot-Largeault en 2013, La morale humaine et les sciences dirigé par Alberto Massala & Jérôme Rava en 2011 et enfin Qu’est-ce que la technologie ? de Dominique Raynaud en 2015 (avec une mention spéciale pour ce dernier). Autant de matériaux pour alimenter la chaudière de ceux qui souhaitent faire carburer leur esprit critique !

AG