Tintin raciste, que ce soit au Congo ou en Amérique – Jugement au Canada

Nous avons parlé de Hergé à plusieurs occasions dans nos travaux. Récemment, lors de notre premier exposé du cycle « Connaissances censurées ? » à l’Université de Grenoble Alpes, le CORTECS a apporté des exemples de censures explicites ou implicites sur des supports artistiques. La bande dessinée a été l’objet de maintes critiques, des Pieds Nickelés aux super-héros de Marvel, sur lesquelles nous reviendrons dans un article spécifique. En attendant, Hergé, en toute cohérence avec son époque, fit de Tintin un réceptacle à clichés et stéréotypes racistes. Que ce soit chez les Soviets, au Congo, dans la version journal de L’étoile mystérieuse où se loge une stupéfiante série de cases lourdement caricaturales sur les Juifs, ou dans Tintin en Amérique, il y a matière à travaux pratiques scolaires.

CORTECS_Tintin_Amerique_poeleCela crée parfois des remouds juridiques intéressants, et c’est à notre avis une bonne chose, non que des ouvrages soient censurés ou mis à l’Index prohibitorum, mais qu’ils soient au contraire disponibles, si possible avec des mises en garde, des notices critiques pour les jeunes et moins jeunes, notices qui pourraient justement mettre en évidence que le racisme se loge parfois dans le recoin des BD les plus anodines (et dans les films les plus communs ! Voir par exemple notre article ici).

En attendant, voici de la matière à modeler pour enseignant du secondaire, avec cet article du 19 mars 2015 du journal Le Monde.

Après « Tintin au Congo », « Tintin en Amérique » jugé raciste au Canada

CORTECS_Tintin_Amerique_ChevalDes « Peaux-Rouges » qui capturent Tintin et veulent le scalper : ce genre de représentation véhiculée dans Tintin en Amérique ne cesse d’agacer certains membres de la communauté amérindienne. Des habitants de Winnipeg, capitale francophone de l’ouest canadien, ont ainsi obtenu que la librairie Chapters de leur ville retire l’album de ses rayons dimanche 15 mars… temporairement.

« Je crois que l’album alimente les stéréotypes. Les Indiens sont présentés comme des êtres sauvages et dangereux. Cela fait écho au racisme que nous subissons », estime ainsi une des plaignantes, l’avocate et activiste Leslie Spillett interrogée par Radio Canada.

La librairie a fini par remettre en vente le livre, un des premiers albums d’Hergé, publié au début des années 1930, jugeant qu’un tel sort ne devait être réservé qu’à des livres qui font la promotion de la violence ou qui contiennent de la pornographie infantile. Une porte-parole de Chapters a toutefois reconnu que Tintin représentait « une mentalité dépassée ».

Certains habitants de Winnipeg appellent maintenant au boycott de la librairie tant qu’elle continuera à vendre l’album.

Des albums « nourris des préjugés de son temps »

Dans la foulée, les bibliothèques publiques de la ville ont décidé de retirer la bande dessinée de leurs rayonnages. Dans un communiqué publié sur le site de Radio Canada, la direction explique que la décision avait déjà été prise en 2007 mais que les livres avaient été remis dans les collections « par erreur ».

Le biographe d’Hergé, Benoît Peeters, qualifie toute cette polémique de « grotesque » dans une interview au Figaro.fr. Selon lui, Tintin prend plutôt la défense des autochtones contre « des yankees à la recherche de pétrole ». « Hergé [mort en 1983] disait que les premiers Tintin étaient nourris des préjugés de son temps, de la société belge où il vivait. Il ne pouvait pas voyager, se documentait à peine », rappelle-t-il.

En décembre 2012, après une longue bataille juridique, la cour d’appel de Bruxelles avait estimé que l’album Tintin au Congo, qui date aussi des années 1930 et qu’Hergé lui-même avait qualifié de « péché de jeunesse », ne contenait pas de propos racistes et n’était pas une « œuvre méchante ».

Atelier Cinéma & stéréotypes : les Arabes, souffre-douleur du cinéma

Dans le cadre d’un atelier doctoral sur l’interaction entre sciences politiques et fictions réalisé à l’Université de Grenoble, Djamel Hadbi, doctorant en génie électrique nous propose une séquence éducative recoupant trois idées-force : la manufacture du consentement, la fabrication de la discrimination, et le rôle des médias, tout cela sous  la forme d’un débat entrecoupé d’un documentaire fractionné, Hollywood et les Arabes (Reel Bad Arabs: How Hollywood Vilifies a People) réalisé par Sut Jhally.

1. Pourquoi ce thème

L’objet de notre travail de recherche était le suivant : comment le cinéma est parfois utilisé à des fins politiques parfois moralement justifiables.

À ce titre, nous avons lu un certain nombre d’articles et visionné des documentaires et des séries, ainsi que bon nombre de blogs où des journalistes indépendants et des sociologues  expliquent les étapes d’une propagande pour justifier une guerre, et confèrent au cinéma un certain rôle. Pour ne citer qu’un article, voici celui de Nicolas Mettelet, Le cinéma : un outil de propagande pour faire accepter la guerre, dans Les cahiers de psychologie politique, numéro 12, Janvier 2008, ici). 

Sans revenir sur toutes ces étapes, mais je vais me concentrer sur ce qui nous intéresse : le mariage douteux du cinéma et de la politique et l’un des fruits de ce mariage : la diabolisation de l’ennemi. Le travail de diabolisation d’une population est une tâche de longue durée, qui possède différents niveaux ; au départ, ce ne sont que des stéréotypes, de type essentialiste (voir ici, ou ) qu’on relaye au cinéma de façon secondaire, puis ces stéréotypes prennent le pas sur la réalité, et figent une représentation de ce groupe social illusoire, généralement raciste. Enfin, lorsqu’on s’apprête à faire la guerre contre ladite population, on passe à la vitesse supérieure, et s’y entremêlent le mensonge, la calomnie pour affubler cette population d’une sorte de crime originel.

2. Support choisi et public

CorteX_Reel-bad-Arabs_mixChaque période et chaque région a semble-t-il sa population « souffre-douleur ». Il semble que dans les sociétés capitalisto-judéo-chrétiennes, la population Arabe soit l’un des souffre-douleur favoris des sociétés capitalisto-judéo-chrétiennes. En effet, sont mélangées dans les représentations populaires, les Arabes, les Musulmans, les Maghrébins, et les « Islamistes », dans un écheveau bien enchevêtré. Sans entrer dans le détail, rappelons d’emblée quelques faits :  

– tous les Arabes ne sont pas Musulmans

– une majorité de Musulmans ne sont pas Arabes ni Maghrébins (mais Indonésiens)

– tous les habitants du Maghreb et du Proche-Orient ne sont pas Arabes, ni locuteurs de l’arabe (Perses d’Iran, Kabyles, Touaregs, etc.)

– « Islamiste » est une notion fort imprécise. Si l’on entend par fondamentalistes du livre, ils ne sont qu’une portion ultraminoritaire, dans quelque groupe que ce soit.

Arabe est donc un mot à effet paillasson, sur lequel même les spécialistes ont du mal à s’entendre. En effet, sur le plan généalogique, serait Arabe celui ou celle qui situe certains de ses ancêtres dans l’une des tribus d’Arabie (définition médiévale, que l’on doit entre autres à Ibn Khaldûn1). Sur le plan national, serait Arabe l’habitant d’un des vingt-deux pays membres de la Ligue arabe – ce qui exclut une partie de la diaspora et phagocyte des minorités linguistiques (Coptes, Kabyles, Syriaques, Berbères, etc.). Sur le plan linguistique enfin, serait Arabe une personne dont la langue maternelle est l’arabe. Cela inclut les locuteurs des parlers locaux, appelés arabes dialectaux, qui ne se comprennent pas toujours entre eux.

Il est donc prévisible que, dans un tel flou scientifique, les stéréotypes aillent bon train, et alimentent un mélange d’Islamo-arabophobie.

Lorsque j’ai commencé à chercher des exemples de cette propagande, je me suis dirigé vers les grosses productions de films d’action d’Hollywood. En cherchant de façon plus approfondie, je me suis rendu compte que la propagande la plus insidieuse qui soit est celle qui passe pas des histoires où ce sont les sentiments et les passions qui sont manipulées. 

CorteX_Reel-bad-Arabs_Shaheen_DVDLe corps du matériel pédagogique est le documentaire Hollywood et les Arabes (Reel Bad Arabs: How Hollywood Vilifies a People) réalisé par Sut Jhally et produit par Media Education Foundation en 2006. De toutes les séquences que j’ai visionnées, c’est le support le plus synthétique et le plus éloquent que j’ai trouvé. Il reprend pratiquement tous les stéréotypes, et son auteur a fait un travail profond. Il ne s’arrête pas aux séquences mais fait un travail d’investigation sur les personnes qui sont derrières ces films et le contexte historico-critique associé, ce qui permet de bien voir les évolutions de l’image de l’Arabe selon la période.

La première partie du documentaire montre l’image stéréotypale de l’Arabe avant la Deuxième Guerre Mondiale, décrypté par le spécialiste de la question, Jack G. Shaheen, professeur émérite de communication de masse à la Southern Illinois University Edwardsville (EU).

[Dailymotion http://www.dailymotion.com/video/x8rkn2_hollywood-et-les-arabes-1-3_news]

La deuxième et troisième partie abordent l »image des Arabes après la Deuxième Guerre Mondiale.

[Dailymotion http://www.dailymotion.com/video/x84lcr_hollywood-et-les-arabes-2-3_news]

Ce documentaire fut notre source principale, et mérite pratiquement une diffusion in extenso.

3. Enchainement de la séquence

Nous encourageons à une démarche socioconstructive basée sur le débat et la construction du savoir grâce aux apports des camarades et sous forme de débat argumenté.

Nous recommandons de commencer par la diffusion d’un extrait de film hollywoodien dénigrant les Arabes de façon complètement insensée : ainsi en est-il de Retour vers le futur  (Back to the Future) de Robert Zemeckis (1985) (sous les traits de fanatiques Lybiens, et ce gratuitement, puisque cela ne concourt en rien à l’intrigue !).

Télécharger ici.

On peut faire le choix de diffuser d’abord l’extrait sans le son, puis avec, et stimuler la réflexion générale : qu’est ce qui attire votre attention, vous choque ? En amenant progressivement à la question suivante : que font des « terroristes » Libyens (Arabes sur le plan national et linguistique) dans un film de science-fiction aux Etats-Unis ?

Ensuite, élargissons la gamme stéréotypale avec Gladiator, de Ridley Scott (1999). Télécharger ici.

Par une maïeutique socratique, amenons le questionnement légitime : que fait une caravane de vendeurs d’esclaves arabes en plein territoire romain ?

Exemple qui semble plus innocent : l’image de l’Arabe barbare est fortement appuyée dans Aladdin, des studios Walt Disney (1992) – dans lequel le héros, lui, est typé eurocaucasien. Télécharger ici.

Enfin, nous vous suggérons également des extraits du film L’enfer du devoir (Rules of engagement) de William Friedkin, sorti en 2000, qui pousse la caricature loin, en faisant des Marines des victimes en situation de défense au Yémen, et tendant à justifier ainsi le  meurtre et l’agression d’enfants. Télécharger là

 

4. Public et déroulement recommandé

La séquence s’adapte bien à des élèves de lycée ou dans le supérieur,  avec une diversité socio-culturelle de préférence. L’introduction à la complexité de la définition d’Arabe sera à placer avant, pendant ou après les séquences vidéos, selon que votre public est non-arabe, mixé ou majoritairement arabe. Ainsi, si le public est complètement naïf de la question « arabe », une introduction sur ce thème éclaircira les idées. Si par contre cette séquence se déroule en France avec des Français se revendiquant Arabes, ou des Arabes en pays « arabe », il sera tout indiqué d’attendre la fin pour complexifier une question que votre public pensait être acquise (de la même façon qu’on peut questionner l’identité nationale de tout pays, depuis le Français aux racines gauloises, inventée à la fin du XIXe siècle, au Magyar descendant des Huns, thèse ouraniste construite par le parti nationaliste Hongrois Jobbik, en passant par le Juif, notion au moins aussi floue qu’Arabe et élégament décryptée par Sholomo Sand dans Comment le peuple juif fut inventé (Fayard, 2008).

  • Parler des guerres en général, comment on les justifie et comment on pCorteX_Reel-bad-Arabs_bugs_bunnyrépare l’opinion ça (voir à ce propos la séquence de C. Egger & R. Monvoisin sur la propagande de guerre).

  • Lancer les extraits pour mCorteX_Arabe_Aladinontrer des exemples et susciter le débat, éventuellement permettre à l’audience d’interrompre la projection pour commenter, vu que le degré de propagande n’est pas le même ante et post-Deuxième Guerre Mondiale. Il y aura forcément une réaction différente, selon l’ancienneté des films.

  • Projeter le dernier extrait flagrant qui montre la manipulation des esprits  en passant le message: les armées d’occupation en Irak, en Afganistan et ailleurs dans le monde sont des gentils et sont en auto défense. A ce propos, nous ne pouvons que recommander les ouvrages de décryptage majeurs que sont la manufacture du consentement, de Noam Chomsky et Edward Herman (Contre-feux, 2008), et Impérialisme humanitaire. Droit de l’Homme, droit d’ingérence, droit du plus fort ? de Jean Bricmont (Agone, 2009). 

Pour creuser encore le sujet, nous recommandons le livre Reel BadCorteX_Reel-bad-Arabs_Shaheen CorteX_jack-shaheen Arabs de Jack Shaheen (Olive Branch Press, 2010) et indiquons la page du site Sens Critique, qui recense certains des films propagandistes listés par J. Shahenn.

Et pour faire le lien avec d’autres discriminations en public jeune, nous recommandons, voir  ici.

 Djamel Hadbi

Réalisé dans le cadre des ateliers du DFI, service Doctoral pour la Formation, l’Initiation et l’insertion professionnelle de l’Université de Grenoble. Encadrement R. Monvoisin, C. Egger