Dans les années 1580, un certain Lodewiejk Elzevir (1542–1617), typographe de Louvain, monta à Leyde une entreprise de publication et de vente de livres, en particulier des classiques latins mais aussi des livres plus engagés, dont ceux d’Erasme ou Galilée. La boîte ferma en 1712, mais c’est en hommage à cette vieille maison qu’en 1880, à Amsterdam, naquit Elsevier sous sa forme moderne… et tentaculaire. L’entreprise a tellement grandi en un siècle que la marque couvre désormais une importante part de la publication scientifique dans le monde. Propriétaire de la revue Cell, du Lancet, de collections de livres comme Gray’s anatomy, elle publie 250 000 articles par an, dans 2000 journaux. En 1993, Reed International PLC et Elsevier PLC fusionnent et forment ce qui est actuellement le deuxième diplodocus de l’édition au monde. Les profits, eux aussi, sont colossaux (plus précisément, l’EBITDA [0] est de l’ordre de 36% sur un chiffre d’affaire de 4,3 milliards de dollars en 2010, ce qui représente plus de 1,5 milliards de dollars), avec une pratique de prix d’accès à leur catalogue agressive et, pour tout dire, assez choquante. Pour avoir un ordre d’idée, certaines bibliothèques payent pour l’abonnement aux revues d’Elsevier près de 40 000 dollars [1].
La situation se résume grosso modo ainsi :
Une personne produisant un savoir, généralement avec de l’argent public, doit publier coûte que coûte pour survivre dans son métier. Or publier signifie apporter son travail à une revue. Vend-elle son travail ? Non, elle l’offre. Et pour être précis elle paye même pour soumettre son article (sans assurance d’être acceptée). Qu’a-t-elle en échange ? Du capital symbolique sur le marché du travail, car la publication est intégrée dans le Curriculum Vitae du chercheur. Qui va accepter ou non l’article ? Des collègues plus ou moins lointains de la personne, spécialistes du sujet, que la maison recrute mais ne paye pas (car là encore, être relecteur se vend bien sur un CV). Que fait ensuite la revue ? Elle revend les articles aux universités, à un prix exorbitant [2].
Comme on ne manquera pas de le remarquer, il s’agit, dans cette marchandisation du savoir, d’un quintuple effet kiss cool, ou d’une quintuple tonte gratis :
– le contribuable paye par ses impôts une recherche (bruit de machine à sous)
– que le chercheur publiera en payant [3] (bruit de machine à sous),
– que d’autres chercheurs devront relire gratuitement (bruit de machine à sous,
– car c’est sur du temps de travail du chercheur payé par le contribuable)
– que les universités doivent racheter à prix d’or un couteau sous la gorge, (bruit de machine à sous) perdant à peu près la moitié du budget fonctionnement des bibliothèques universitaires, et excluant d’office les universités les moins riches
Tout ceci a des répercussions sur les frais de scolarité des étudiants, voués probablement à devenir chercheurs, qui devront publier, etc.
Arrive soudain que souffle le vent de la contestation.
Logo d’ElsevierUn vieux sage, près d’un orme servant de tuteur à une vigne, allégorie du rôle symbiotique « éditeur/chercheur ». Non solus signifie « pas seul » | Logo Boycott Elsevier (parmi d’autres créé par Michael Leisen)Le vieux sage se tourne cette fois vers la planète de PLoS, Public Library of Science, pour un accès libre, et laisse l’arbre mort seul. |
De fait, des chercheurs se sont fâchés. Des mathématiciens, d’abord, souvent il faut bien le dire, à l’avant-garde contestataire en science.
Leur vase déborda lorsqu’en décembre 2011 fut présenté au Congrès états-unien un projet de loi sur les travaux de recherche interdisant aux agences fédérales d’exiger le libre accès à des résultats scientifiques, et ce même lorsque ces recherches sont financées par l’Etat fédéral états-unien. C’en était trop. Le 21 janvier 2012, le matheux Timothy Gowers, médaille Fields en 1998, annonça publiquement son boycott d’Elsevier. Un article du Guardian [4] puis du New York Times [5] relatèrent la chose, et trente-quatre autres mathématiciens suivirent. Une pétition naquit, intitulée The Cost of knowledge (« le coût de la connaissance ») enjoignant à ne pas soumettre d’articles à des revues de l’entreprise, ne pas se réferer à des articles d’Elsevier et ne participer d’aucune manière à ses éditions.
The Cost of knowledge a été signée par désormais plus de 10 000 chercheurs académiques. L’Université française P. & M. Curie a relayé le boycott, elle qui dépense 1,02 millions d’euros pour ces abonnements. Puis l’Université de Harvard a suivi car bien qu’elle soit la deuxième institution à but non lucratif la plus riche dans le monde, ses comptes sont gravement amputés par les abonnements aux revues académiques : il semble que le prix des abonnements lui coûte chaque année en moyenne 3,75 millions de dollars. Le directeur de la bibliothèque, Robert Darnton, a déclaré dans le Guardian :
« J’espère que d’autres universités vont faire des actions similaires. On est tous confrontés au même paradoxe. Nous faisons les recherches, écrivons les articles, œuvrons au référencement des articles par d’autres chercheurs, le tout gratuitement… Et ensuite nous rachetons le résultat de notre travail à des prix scandaleux. »
S’il était des étudiants Québecois en lutte qui se demandaient encore à quoi pouvaient servir des frais d’inscription croissants à l’université, ils ont là un élément de réponse.
A Grenoble ? Le laboratoire de mathématiques de l’Institut Fourier a, selon Le Monde, renégocié son contrat en février 2012 pour une durée de trois ans avec l’éditeur Springler. Chaque année, il dépense en moyenne 135 000 euros pour l’achat de ses revues, pour un budget total de fonctionnement d’environ 400 000 euros.
Au cours des négociations, l’Institut a lancé un appel pour tenter d’être en position de force face à l’éditeur. « Ce n’était pas un boycott », explique Benoît Kloeckner, de l’Institut Fourier de Grenoble (…) :
« Les contrats sont pluriannuels donc il est impossible de se désabonner d’une revue et l’éditeur prévoit des augmentations des prix supérieurs au coût de la vie, de l’ordre de 3 à 4% à chaque négociation. » Son Institut a réussi à limiter la hausse à 2% mais « sur l’essentiel, le désabonnement, on n’a pas eu gain de cause ». (…) « les éditeurs sont en position de force car paraître dans ces revues participent à la réputation d’un chercheur. » [6]
Publicisation des coûts, privatisation des profits, mise en concurrence, cela nous rappelle d’autres modèles économiques.
Alors ? Les solutions sont « pirates ». La publication libre et gratuite s’impose lentement, sous forme de revues électroniques gratuites, de plates-formes d’archives ouvertes, arXiv ou Hal. Reste encore le problème de relecture par les pairs, qui n’est pas encore réglé. Une note publiée sur le site de Harvard et envoyée aux 2 100 professeurs et chercheurs les encourage à mettre à disposition, librement, en ligne leurs recherches.
Le corteX, dont les ressources pédagogiques sont libres, s’inscrit complètement dans cette démarche, depuis le début, et ne peut qu’encourager ses membres, son réseau et tous les chercheurs à publier librement, à construire le nouveau système de relecture de la publication libre, et à boycotter les poulpes comme Elsevier.
La charte se trouve ici.
Le choix de cette déclaration ne va pas sans douleur pour nous. Deux exemples : Nicolas Pinsault et moi-même avons un ouvrage sur le feu (un manuel critique pour kinésithérapeutes) que nous pensions éditer chez Masson. Or Masson, c’est Elsevier. Nous n’irons donc pas proposer notre manuscrit chez Masson. Quant aux revues d’Elsevier qui nous publiaient, nous allons devoir nous en éloigner un peu, souvent à regret. Certains de nos articles sont dans les tuyaux de Kiné la revue, hélas propriété d’Elsevier aussi. Il va être coûteux de ne plus écrire là-bas. Ceci étant, les revues auront tout loisir de citer nos publications une fois mises en ligne gracieusement par nos soins.
Richard Monvoisin
[0] L’EBITDA (Earnings before Interest, Taxes, Depreciation, and Amortization) est un indicateur classiquement utilisé pour mesurer la rentabilité d’une activité économique. Il est différent du résultat net de l’entreprise puisqu’il ne prend en compte ni les amortissements, ni les charges financières (comme le coût de la dette, par exemple), ni l’impôt sur les sociétés. Il permet notamment d’évaluer la marge générée par l’activité de l’entreprise indépendamment de sa structure de financement. Merci à Léonore et Baptiste pour ces renseignements généreux.
[1] A titre indicatif, les 127 établissements français dont les achats d’abonnements électroniques sont gérés par la structure centrale ABES (Agence Bibliographique de l’Enseignement Supérieur), le montant 2010 des abonnements Elsevier s’est élevé à 13,6 millions d’Euros (soit 69% du total des abonnements électroniques gérés). On lira les rapports d’activité annuels ici.
[2] Pour donner un ordre d’idée : si vous ou moi voulons obtenir par exemple, au hasard, l’article The DRESS syndrom : litterature review, de Cacoub & al, dans The American Journal of Medicine Volume 124, Issue 7, juillet 2011, pages 588–597, il nous en coutera la bagatelle de 31,50 dollars US.
[3] Pour avoir un ordre d’idée, Nicolas Pinsault m’indique que par exemple pour Nanomedicine: Nanotechnology, Biology and Medicine, revue prise parmi les titres Elsevier, le coût de soumission (submission fee), non remboursable est de 100 US$ (voir ici). Mais les sommes peuvent grimper un peu, comme dans le domaine de la science économique. 175 US$ pour soumettre au Journal of Monetary Economics (Elsevier), 5 US$ de plus pour le Journal of Banking and Finance (Elsevier), et jusqu’à 400US$ pour le Journal of Financial Economics. Toujours Elsevier. (Source Laurent Linnemer).
[4] Alison Flood, Scientists sign petition to boycott academic publisher Elsevier, The Guardian, 2 février 2012.
[4] Thomas Lin, Mathematicians Organize Boycott of a Publisher, New York Times, 13 février 2012.
[5] Anne Benjamin, Harvard rejoint les universitaires pour un boycott des éditeurs, Le Monde, 25 avril 2012.
Le blog Rédaction Médicale et Scientifique réagit à notre article ici.
Nous avons pris note des remarques et souhaitons user d’un droit de réponse.
– L’article nous fait un procès d’intention en affirmant que nous sommes des « donneurs de leçon ». A moins d’en apporter la preuve, nous n’avons jamais prétendu donner des leçons, plutôt apporter des informations critiques sur un sujet complexe.
– Ecrire que « Se battre pour l’Open Access va dans le sens de l’histoire, mais se battre pour la qualité est tout aussi important » est un argument fallacieux (un homme de paille pour être précis) puisque l’auteur travestit notre propos (qui n’a jamais été de baisser la qualité des publications scientifiques, bien au contraire).
– L’auteur instille que « Cortex semble se rapprocher d’un groupuscule militant en médecine, le Formindep » : cette scénarisation rappelle plus une nébuleuse terroriste qu’un réseau intellectuel. Formindep et CorteX collaborent effectivement et en toute transparence. Il nous semble étrange que cela inquiète.
– Enfin, l’article fait état que « La pseudo sagesse des donneurs de leçons ne tient pas toujours avec l’expérience et le temps« . Sauf incompréhension de notre part, cette phrase n’a aucune portée autre que de prêter des intentions, saper les rares énergies vivaces, et entretenir le calme plat et la bonace sur des processus délétères.
L’équipe du CorteX