Décortiqué – Phobie des serpents, dans la Tête au carré , sur France Inter

Si vous arrivez à cette page, c’est que vous avez écouté l’extrait radio (tiré de la minute 18 à la minute 22 de l’émission du 21 juin 2011 Serpents et venin).
Non ? Alors vous pouvez retourner ici.
Oui ? Alors ci-dessous, analyse de l’extrait point par point, par Richard Monvoisin (en bleu).

CorteX_serpent_Kaa

Je reprends la transcription.

Xavier Bonnet, herpétologue, et Nicolas Vidal, biologiste herpétologue, répondent à la question du présentateur Mathieu Vidard (MV).

MV : Pourquoi les serpents suscitent autant de rejet et de phobie ? Est-ce qu’il y a des explications rationnelles à ces phénomènes ?

Le premier intervenant, Nicolas Vidal :

– « Moi j’en vois deux : il y a une explication culturelle religieuse , puisque c’est le symbole du mal, le symbole sexuel (1) dans nos religions (2), enfin, dans nos sociétés occidentales (3), par contre en Inde ils sont vénérés , symboles de fertilité, d’immortalité, donc la connotation négative elle est quand même bien occidentale (4).

(1) Comme nous le verrons plus bas, cette affirmation est fausse : le serpent n’est partiquement jamais le symbole du mal, ni un symbole sexuel, mais couramment  un symbole de protection et de connaissance.

(2) Je suis très méfiant sur ce genre d’expression inclusive ; « dans nos religions » signifie « à nous, moi, vous auditeurs et le présentateur, et je n’ai pas besoin de le préciser« , sous-entendant un judeo-christinanocentrisme. Or « nos » religions, si tant est qu’on parle de la France, comprend également l’Islam, certaines formes de bouddhisme, et bien d’autres choses diverses. Il s’agit finalement, de manière non voulue, d’un avatar des racines chértiennes de la France.

(3) Nos sociétés occidentales : mot-valise que ce mot « occident », qui me perturbe à chaque fois. Occident peut tout aussi bien désigner

– l’Europe chrétienne et la culture grecquo-romaine

– l’Occident capitaliste opposé au bloc communiste

– l’Occident (scientifique, rationnel, etc.) opposé à un Orient fantasmagorique (sage, intuitif, contemplatif)  

– l’Occident comme ensemble des pays développés, opposé à l’Afrique et l’Asie, en voie de développement. C’est l’Occident « au sens large », tel que présenté sur la carte ci-contre.alt

Ce terme est si peu précis, et véhicule tant de représentations que lorsque je l’entends, ma méfiance est grande.

(4) J’imagine que c’est le format radio qui crée cela, et pourtant : le scientifique donne un contre-exemple (l’Inde) qui selon lui vient confirmer son hypothèse.

C’est un sophisme courant  qui se classe dans la catégorie des « biais de confirmation d’hypothèse » (voir Outillage Critique, à paraître ) et qui  peut s’illustrer ainsi : l’un de mes voisins a une poutre dans l’oeil, donc je n’ai pas de paille dans le mien. Ou encore : le camembert est bien de chez nous. La preuve, en Indonésie, ils n’ont pas de camembert.

 

Et l’autre explication qui est très intéressante d’un point de vue biologique, c’est qu’on s’est séparé des grands singes il y a sept millions d’années, (…) et que les serpents venimeux étaient déjà là, et évidemment il n’y avait pas d’hôpitaux, pas de sérum donc on avait un avantage sélectif énorme à ne pas se faire mordre. »(5)

 (5) Expliqué comme cela, ce n’est pas clair du tout. Bien sûr que ne pas se faire mordre est un avantage. Mais ce n’est pas un avantage « séléctif » à proprement parler. L’avantage séléctif est « la capacité à déclencher un comportement d’évitement du serpent suffisamment rapide pour ne pas se faire mordre », ce qui fait que sont moins morts (et se sont donc plus reproduits) les Humains  plus enclins à fuire les serpents. D’où une descendance plus encline à fuire les serpents.

 

MV :donc on l’aurait inscrit dans notre mémoire ? (6)

(6) Là, le journaliste induit son auditoire en erreur avec un raisonnement dit « larmarckien » (voir un exemple simple ici ). Il s’agit de cette idée de la transmission des caractères acquis du type : si mes parents apprennent quelque-chose, je naîtrai avec cette mémoire. Or l’hérédité des caractères acquis est montrée comme fausse depuis Weismann (1883). La réaction de M. Vidard, intuitive, est contre-productive dans le cadre d’une émission de popularisation des sciences, puisqu’elle appuie une idée fausse depuis plus de 130 ans, et qui est le B-A.BA de la culture scientifique moderne. Mais la (non-)réaction des deux herpétologues, probablement par politesse, est assez fâcheuse.

 

– « Donc le serpent est très bien détecté par les primates et puis on a des réactions de panique donc on a, oui, y a eu des publications là-dessus, ce qu’on appelle un module inné de la peur chez l’Homme (7)« .

(7) Nous aurions préféré Humain que Homme bien sûr, étant donné que la moitié des Hommes sont des femmes, mais là n’est pas le propos : chose surprenante, Nicolas Vidal tombe ici dans un nid d’idées reçues.

Oui, le serpent est très bien détecté par les primates. Mais ça ne fait pas de la peur des serpents une peur « instinctive ». On sait depuis vingt ans, avec les travaux de Robert A. Hinde en 1991 (A Biologist Looks at Anthropology. Man (New Series) 1991 26(4) pp. 583-608) que les primates élevés en laboratoire ne détectent plus les serpents. Depuis plus longtemps encore, contrairement à l’idée d’un module inné de la peur chez l’Humain , on sait que cette peur des serpents chez les singes est transmise par observation, comme l’a montré Susan Mineka et ses collègues Davidso, Cook et Keir en 1984 (Observational conditioning of snake fear in rhesus monkeys, Journal of Abnormal Psychology, Vol 93(4), Nov 1984, pp. 355-372) : un singe développera sa peur simplement en observant un autre singe avoir peur d’un serpent. C’est ce qui semble être le cas également pour l’Humain  (ce que confirmera d’ailleurs un peu plus loin Xavier Bonnet) : le stimulus clé semble être non pas la vue de l’ennemi, mais la vue d’un congénère ayant vu l’ennemi, ce qu’on appelle un mécanisme d’imprégnation.

Ceci dit, il a été montré récemment  (par Vanessa LoBue et de Judy S. DeLoache, en 2008) que l’Humain  possède une capacité innée à reconnaître beaucoup plus rapidement et efficacement la forme des serpents (et des araignées) que celle de tout autre objet (Detecting the Snake in the Grass: Attention to Fear-Relevant Stimuli by Adults and Young Children. Psychological Science, mars 2008, p. 284-289 – On lira aussi LoBue, Rakison & DeLoache, Threat Perception Across the Life Span : Evidence for Multiple Converging Pathways, Current Directions in Psychological, Dec 2010 ; vol. 19, 6 : pp. 375-379). Mais comme nous l’avons abordé plus haut, on trouvera une explication dans l’avantage sélectif à être flippé des serpents, d’où une descendance avec plus de chances d’être flippée elle aussi – ce qui pose le problème de l’inné : à partir de quelle fraction de population possédant un caractère avantageux peut-on considérer que ce caractère est inné ? Voir à ce propos les réflexions de G. Lecointre sur la notion d’espèce (ici, vidéo 9 ).

Et pour faire encore un pont avec entre autres les travaux de notre collègue Guillemette Reviron, ce que fait l’intervenant ici est de la même forme que l’essentialisme racial ou sexuel : on naturalise un comportement alors qu’il est social (voir pour une introduction à cette question cet article, et pour aller plus loin celui de G. Reviron – à paraître ).

MV : En tout cas il suffit de faire le tour de son entourage pour s’apercevoir que quasiment tout le monde déteste les serpents (8) (…) 

(8) Faire le tour de son entourage pour valider une hypothèse est un biais de séléction tout à fait classique, que le plus jeune des étudiants de sociologie apprend au premier cours (faire une enquète dans son entourage cible une population qui sera de manière privilégiée de la même couleur de peau, du même statut social, de la même catégorie socio-professionnelle, de la même orientation sexuelle, etc.). Mais plus ennuyeux, le journaliste n’a pas travaillé son sujet, comme la suite va le lui montrer. Car justement, tout le monde ne déteste pas les serpents, au contraire, comme dirait Simone de Beauvoir, « on ne naît  pas peureux des serpents, on le devient ».

MV : Quelle est votre explication à vous, Xavier Bonnet ?

– « Je pense effectivement qu’il y a une composante culturelle, mais (…) si l’on regarde les cultures à travers la planète, les principales symboles associés au serpent sont des symboles positifs. CorteX_Serpent_GeneseIl y en a très peu de sexuels (…) et essentiellement c’est un animal qui est le véhicule de la connaissance, et guérisseur et avec les mythes fondateurs de l’Humanité. De temps en temps c’est une sale bête, un sale monstre, mais c’est vraiment très rare . Il a été diabolisé assez récemment, et même dans la Genèse, (…) vous verrez que le serpent n’est pas le symbole du mal, il informe simplement Adam et Ève de leur condition, et ça se termine très mal, cette histoire-là, car non seulement Adam et Ève sont non seulement immortels mais en plus éclairés, évidemment il y a un conflit avec Dieu, et c’est là que ca se passe mal (9).

(9) Ici, Xavier Bonnet met une lourde charge à la première explication de Nicolas Vidal – voir la suite au point (11).

Ensuite l’étude à laquelle se réfère Nicolas, ces plusieurs études (…) ne sont pas très convaincantes, et nous on s’est amusés à faire pas mal de tests..

M.V : ….sur la théorie des primates ?

Oui, elles ne sont pas très convaincantes. Déjà il y a plusieurs erreurs dans l’étude en question, mais bon on n’a pas le temps là-dessus (10)… Il est (…) possible qu’il y ait une partie de la peur des serpents qui soit codée, en tout cas on a fait pas mal d’expériences avec des enfants, et on a eu le problème inverse, c’est qu’ils n’ont pas l’air d’avoir trop peur, les gamins. On a dû réviser nos protocoles expérimentaux parce que les enfants, la peur phobique instinctive elle (n’)est pas tellement là. On avait le problème inverse : ils n’avaient pas assez peur dans nos manips et ça devenait parfois un peu inquiétant (11)« .

(10) X. Bonnet ne donne pas les références exactes des publications en question. Je n’ai pas su de quelles études il parlait

(11) Xavier Bonnet met une autre charge à la seconde affirmation de Nicolas Vidal. On pourrait alors penser que la contradiction serait apparente, mais… – voir point (12)

 

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MV : D’accord, donc vous n’êtes pas convaincu, vous Xavier Bonnet.

– « Pas trop. Je suis tout à fait d’accord avec Nicolas sur cette dimension culturelle mais récente, elle (n’)est pas profondément ancrée, répandue sur la planète, même avec les serpents dangereux (12), parce que Bouddha a été sauvé par le cobra, et les cobras qu’on voit partout dans les temples en Asie, sont là pour protéger ; les serpents arc-en-ciel en Australie aussi, en Afrique dans pas mal de pays, les indiens Hopi c’est encore la même chose, parce qu’ils sont associés à des mythes hydrauliques, essentiels, vitaux (13). Maintenant il n’y a aucun doute, et là Nicolas a parfaitement raison, que les Hommes depuis belle lurette ont compris qu’il y avait des serpents venimeux, ils savent les reconnaître et ils font attention (14)« .

(12) XB vient de démolir les deux hypothèses de NV, et pourtant, il se déclare « tout à fait d’accord. » On a l’impression que la politesse, pour la deuxième fois, passe devant la teneur scientifique – voir suite point (14).

(13) Je ne suis pas expert des questions de construction de l’imaginaire, mais je suis circonspect : peut-être XB fait-il référence aux célèbres « structures anthropologiques de l’imaginaire », du maître  Gilbert Durand ? 

Rappel : G. Durand, fondateur du courant de la sociologie de l’imaginaire, toujours en vie, a pour haut fait d’avoir été résistant, et d’avoir tenté une définition de l’imaginaire ;  il a par contre pour faits criticables d’avoir gobé la mystique de Jung et ses archétypes, et d’avoir été un chef de file d’un courant où, de l’extérieur il semble que l’on peut à peu près tout dire, rien dire, dire n’importe quoi (M .Maffesoli, qui fut élève de Durand, incarne ce courant à mes yeux). Bilan, non seulement cette anthropologie de l’imaginaire est dure à lire, mais me semble pêcher par irréfutabilité, parce que les catégories qui sont tracées (régime diurne nocturne, métaphore hydraulique, etc.) me paraissent bien mal délimitées. Je laisse le soin aux sociologues d’analyser plus précisément ce sujet, mais quoi qu’il en soit, expliquer que les serpents sont bien vus dans le monde entier parce qu’ils relèvent  d’un mythe hydraulique-essentiel-vital (trois notions qui ne me paraissent pas bien claires) est une hypothèse qui peut être vraie, mais mériterait quelques éclaircissements.

(14) « Nicolas a parfaitement raison« . Complaisance entre collègues, ou politesse exacerbée, alors que justement, il n’a pas parfaitement raison. Quel étrange ballet, dans lequel l’auditeur non spécialiste ne peut que se perdre. Voir la suite point (15).

Surprise : XB, qui avait complexifié la discussion, retombe sur des interprétations innéistes ! « iI n’y a aucun doute que (…) les Hommes depuis belle lurette ont compris qu’il y avait des serpents venimeux, ils savent les reconnaître et ils font attention« . Justement, non : les humains  réapprennent à chaque fois par imprégnation la peur des serpents, sans savoir s’ils sont venimeux ou non, d’ailleurs. Ils ne savent pas les reconnaître, ils apprennent de leurs aînés.

 

MV : Nicolas Vidal ?

– « Je suis tout à fait d’accord avec Xavier (15), puisque je l’ai noté, moi, quand j’étais en Guyane par exemple et qu’on montrait des serpents y compris des serpents dangereux autant les adultes crient et s’éloignent autant les enfants, il faut dire aux parents attention ce sont quand même des serpents dangereux, gardez vos enfants (16). Les enfants ont moins peur que les adultes

(15) ??? NV est tout à fait d’accord avec Xavier, alors que Xavier a démoli ses deux explications. Il semble que quoi qu’il puisse être dit, tout le monde est d’accord.

(16) NV nous donne une information en contradiction avec le début de son intervention. Autre point ennuyeux : il nous livre une observation personnelle qui ne fait pas office de preuve, alors qu’il y a des preuves bien élaborées sur cette question.

MV : Donc il y a certainement un impact culturel qui fait qu’il y a un mimétisme ensuite sur la peur liée à ces petites bêtes. (17)

 

Est-ce le format radio (ça parle vite, le flux est continu et certains détails échappent donc à la vigilance du présentateur) ou bien les faiblesses épistémologiques du journaliste ? Toujours est-il que cet extrait nous a laissé perplexe tant l’absence de modération des propos (parfois faux) ainsi que les contradictions dans les arguments avancés étaient manifestes.

A vous ! Vous êtes d’accord, pas d’accord, souhaitez apporter un complément ? Ecrivez-nous : contact@cortecs.org

 
 
 
 
 

www.jstor.org/stable/2803771