Droit d'ingérence et impérialisme humanitaire : les rouages de la propagande de guerre

« La propagande est un ensemble de moyens psychologiques développés pour influencer la perception publique des événements ou des enjeux, de façon à endoctriner ou embrigader une population et la faire agir et penser d’une manière prédéfinie » (Edward Bernaÿs). La propagande de guerre a ceci de particulier qu’elle est extrêmement facile à décrypter et pourtant très fréquemment utilisée et très efficace. En 2013-2014, le CorteX a proposé deux ateliers pour en décortiquer les rouages.
Nos deux ateliers ont eu lieu à Montpellier et à Grenoble et chacun d’eux a rassemblé un public d’une dizaine de personnes principalement constitué d’étudiant.e.s, d’universitaires, de personnels administratifs et de quelques curieux.
Voici comment nous avons procédé pour chacun d’eux.


La défense des droits humains peut-elle justifier une guerre ? – Midi critique animé par Guillemette Reviron à l’Université de Montpellier II

En guise de remarque préalable, il faut souligner que je n’ai aucune expertise spécifique en histoire ou en sciences politiques. J’ai donc choisi pour ce midi critique de me concentrer sur l’analyse critique des arguments régulièrement utilisés pour tenter justifier ce qu’on qualifie de « guerres humanitaires » ou de « guerres justes » et pour construire notre opinion en matière d’interventionnisme, plutôt que d’analyser des situations particulières comme par exemple les interventions françaises au Mali, en Syrie ou en Afghanistan.

Quand j’ai commencé à préparer cet atelier, j’ai beaucoup réfléchi à la manière de sortir des réactions émotionnelles. Comment faire surgir les questions que soulèvent ce qu’on appelle le droit d’ingérence quand on est imprégné depuis des années par un discours parfois culpabilisant qui prône ce droit (voire ce devoir) d’ingérence ? Comment mettre en évidence que l’émotion engendrée par des situations dramatiques nous empêche souvent de raisonner et de prendre le temps de l’analyse avant de prendre une décision ou de se faire un avis, alors même que ces réactions émotionnelles dépendent de nombreux paramètres dont on est peu conscient ? Je ne trouvais pas de solution satisfaisante à partir d’extraits vidéos traitant d’une situation particulière. Je craignais en effet d’embarquer le public dans des débats très (trop ?) pointus sur les motivations réelles ou prétendues d’une guerre ou d’une autre, débat qui m’aurait fait m’aventurer sur un terrain que je ne maîtrisais pas. J’ai finalement eu l’idée de découper ce midi critique en deux phases : l’une qui avait pour objectif de faire émerger les différents types de critères que l’on évalue consciemment ou non avant d’agir, l’autre qui se proposait de questionner ledit droit d’ingérence à travers la grille des critères élaborée dans la phase 1.  

Phase 1
Dans un premier temps, je voulais faire réfléchir le public aux raisons qui nous poussent ou nous retiennent d’intervenir dans un conflit. J’ai eu l’idée de partir de situations quotidiennes où les enjeux me semblaient plus facilement identifiables. J’ai donc commencé par un exercice de positionnement stratégique en matérialisant avec des panneaux deux axes perpendiculaires dans un coin de la salle (un axe d’accord / pas d’accord et un axe perpendiculaire capable / pas capable). Ces deux axes définissaient alors quatre zones différentes. J’ai ensuite retenu quatre situations concrètes problématiques :

  • Situation 1 : vous emmenez vos deux enfants au bac à sable. L’aînée tape violemment sur le petit. Vous vous levez et vous donnez une fessée à votre fille aînée.
  • Situation 2 : vous êtes dans un parc public et vous voyez un enfant taper violemment un autre enfant plus petit. Sans discuter, vous lui donnez une fessée.
  • Situation 3 : vous êtes à un arrêt de tramway et vous voyez un homme frapper sa compagne. Sans discuter, vous le frappez.
  • Situation 4 : un collègue vous raconte qu’hier, il a entendu son voisin frapper sa compagne. Vous demandez l’adresse du voisin et vous allez lui mettre une rouste.

Après présentation de chaque situation et sans avoir évoqué les suivantes, j’ai demandé aux participants de se placer dans l’espace : par exemple, une personne qui  pense qu’il faut intervenir et qu’elle le ferait, se placera dans le carré d’accord/capable ; si elle pense qu’il faudrait intervenir mais qu’elle ne le ferait pas, elle se placera dans la zone d’accord/pas capable etc. Les personnes qui le souhaitaient pouvaient rester en observation, mais « ne pas se positionner dans une case » ne faisait pas partie des options possibles pour ceux qui avaient décidé de participer (en effet, comme le disait Howard Zinn, on ne peut pas être neutre dans un train en marche). Le fait de devoir se positionner est parfois très difficile, surtout quand on ressent des tensions internes, et c’est justement l’intérêt de ce type d’exercice : pour décider d’aller dans une case ou dans une autre, il nous faut identifier les contradictions potentielles ou les principes qui sous-tendent notre décision. Les participants avaient également la possibilité de changer de case lorsqu’ils adhéraient aux arguments présentés par quelqu’un d’autre. Chaque personne qui le souhaitait pouvait ensuite exposer les raisons qui expliquaient son positionnement, éventuellement les raisons qui l’avaient poussée à de déplacer par rapport aux situations précédentes ou encore ce qui avait suscité un dilemme le cas échéant.

Mon objectif était de faire sortir les arguments types qui sont invoqués pour justifier ou rejeter le recours à l’ingérence. J’avais au préalable pensé aux critères suivants :
1 – Légalité de l’intervention
2 – Gravité de la situation
3 – Légitimité du recours à la violence (ultime recours, médiation ou négociation préalables, situation d’urgence)
4- Effets attendus de l’intervention (efficacité sur le court/long terme)
5- Légitimité individuelle de l’intervention (plus précisément, le recours à la violence me paraît légitime mais suis-je légitime, moi, pour l’exercer ?)
6 – Arguments moraux (angle déontologique ou angle conséquentialiste)
7 – Capacité physique / moyens
8- Connaissance du contexte / fiabilité de l’information difficile à évaluer

J’ai noté tous les critères énoncés par les participants sur de grands panneaux au fur et à mesure pour m’appuyer dessus dans la deuxième phase.

Retour de la phase 1
Même si cette phase a été très riche – presque tous les arguments sont ressortis -, j’ai réalisé en cours de route que cet exercice était peut-être trop intrusif. Il faudrait modifier les règles pour que les participants s’exposent moins. J’ai réalisé après coup qu’il n’est pas si facile de donner son avis à des inconnus sur un sujet aussi engageant. Si je devais le refaire, je suggérerais aux participants de se glisser dans la peau d’une autre personne de leur choix, qu’ils connaissent bien, sans avoir à dire de qui il s’agit, et d’imaginer dans quelle case cette personne se positionnerait afin de minimiser la violence que l’on peut ressentir quand on est en position minoritaire.

Les critères mentionnés par les participants pour justifier ce qu’ils feraient ou ne feraient pas furent les suivants :

D’accordPas d’accord
Pas capable
Situation_1– dissuasion
– limite dépassée
– ultime recours
– si le dialogue a précédé
– on ne connaît pas assez le contexte
– on ne résout pas la violence par la violence
– pas efficace
personne ne s’est dit « pas capable »
Situation_2personne ne s’est dit d’accord– on ne connaît pas assez le contexte
– on ne résout pas la violence par la violence
– pas efficace
– ce n’est pas à moi de gérer
– on n’est pas légitime
Situation_3– urgence
– réaction émotionnelle
– besoin personnel (culpabilité, responsabilité)
– gravité
-la violence engendre la violence
-faire appel aux institutions/autorités
– pas les moyens physiques
– peur des représailles
– peur des conséquences
Situation_4personne ne s’est dit « d’accord »– violence engendre la violence
– pas efficace sur le long terme
– difficile de jauger la fiabilité de l’info
– éloignement de la situation
– moins d’émotions
– d’autres réactions possibles :
faire appel aux institutions / autorités ; possibilité d’établir un autre rapport de force
– peur des représailles
– peur des conséquences

Phase 2

Cette seconde phase avait pour objectif de revenir sur le droit d’ingérence en situation de guerre, en raccrochant les discussions aux critères vus dans la phase 1. J’ai repris la forme classique du midi critique et projeté des extraits vidéos. Pour chaque extrait, j’ai demandé aux participants s’ils y retrouvaient des critères abordés dans la première phase de l’atelier.

Extrait 1 : l’affaire Nayirah, Zapping, 1993
Le contexte : en 1990, l’armée Irakienne envahit le Koweit. Le gouvernement états-unien projette d’intervenir en Irak mais ne bénéficie d’aucun soutien de la population états-unienne. Jusqu’au jour où une jeune femme koweitienne, prénommée Nayirah, témoigne devant le congrès et raconte avoir vu des soldats irakiens jeter des bébés hors des couveuses. Cet épisode, très médiatisé, retourne « l’opinion publique » et les états-unis entrent en guerre contre l’Irak en janvier 1991. On apprendra par la suite grâce au journaliste John Martin que Nayirah n’est jamais allée au Koweit, qu’elle est en fait la fille de l’ambassadeur Koweitien et que tout a été orchestré par l’entreprise de relations publiques Hill and Knowlton.

Nayirah_Zapping_1993

J’ai choisi cet extrait, volontairement lointain, pour introduire les éléments classiques de la propagande de guerre (diabolisation de l’ennemi, appel à l’émotion, fabrication de preuves,…). Elle a aussi permis d’alimenter la réflexion sur d’autres exemples de fausses preuves (armes de destruction massive en Irak, soi-disant bombardement de manifestants à Tripoli par des avions de chasse de Kadhafi le 21 février 2011) ou de faits dont la réalité est encore discutée aujourd’hui (armes chimiques en Syrie)
Critères concernés : 2,7 et 9

Extrait 2 : Michel Collon – Ce soir où jamais, France 3, le 6 septembre 2013
Présentation : Michel Collon, journaliste, énonce les différents principes de propagande de guerre.

[youtube=http://www.youtube.com/watch?v=9GDFi4KP6bE]

Cet extrait m’a donné l’occasion du discuter des effets bi-standard, et des techniques de sélection et d’ordonnancement des informations. Bi-standard car les médias condamnent à des degrés variables l’utilisation des armes chimiques par les états qui y ont recours. La théorie du « mort au kilomètre » et de l’extra-ordinarité explique pourquoi nous sommes plus touchés par des morts proches de chez nous que par des drames plus lointains.
Critères concernés :  1, 6, 8

Extrait 3 : Journal Télévisé, France 2, le 2 mai 2001 sur la situation des femmes afghanes
Contexte : cet extrait date de mai 2001 (avant les attentats du World Trade Center). La situation des femmes afghanes est déjà régulièrement médiatisée en France et le soutien de la France à cette population est débattue (voir par exemple dans le Journal Officiel du Sénat du 15 mars 2001).

La condition des femmes en Afghanistan_Journal Televise_France 2_2 mai 2001

Cet extrait met en lumière un argument couramment invoqué par les tenants de l’interventionnisme : celui de la défense des droits des femmes. Sur la base de cette justification, j’ai introduit un débat sur l’évaluation de l’efficacité d’une intervention. Se soucie-t-on / les médias se soucient-ils de la situation des femmes afghanes aujourd’hui ? Si c’est un des arguments qui a poussé le gouvernement français à entrer en guerre, comment se fait-il que nous n’ayons aucune idée de ce qu’il en est aujourd’hui ? Comment mesure-t-on l’efficacité de notre guerre ? Combien de femmes ont été tuées dans les bombardements ? A partir de combien juge-t-on la guerre efficace ? Quels sont nos critères d’évaluation ?
Critères abordés : 5, 7

Extrait 4 : extrait d’une interview de J. Bricmont (jusqu’à 5min06)

Propagande_jean-bricmont_l imperialisme humanitaire_1_news

La suite de l’interview est disponible ici.

Notre légitimité à intervenir pour secourir une population menacée ou exterminée est l’un des critères les plus difficiles à questionner. En revenant sur l’exemple des Sudètes, J. Bricmont montre que c’est pourtant loin d’être aussi simple.

Ce fut aussi l’occasion de revenir sur le pseudo-concept de droit d’ingérence sous l’angle du droit international : la Charte des Nations Unies donne aux états membres un devoir de non-ingérence dans les affaires intérieures d’un autre état. Le dit droit d’ingérence n’existe donc pas en droit. Toutefois on peut mentionner l’existence du principe de responsabilité de protéger (très contesté et invoqué pour intervenir en Libye).
Pour plus d’information sur ces débats juridiques, on pourra se référer à l’ouvrage de Jean-Baptiste Jeangème Vilmer, La guerre au nom de l’humanité (Paris, PUF, 2012).
Critères abordés : 1,2 et 6

Conclusion
Le problème fondamental dans le recours au droit à l’ingérence, c’est qu’il permet de passer sous silence de nombreux aspects de la question qui ne sont ainsi jamais débattus ni soupesés. Pire, il devient même immoral de demander que les critères d’intervention ou de non intervention soient explicités (comment oser se demander si notre intervention est légitime quand des enfants meurent tous les jours ?). Les guerres se succèdent ainsi, sans qu’on ne sache jamais quels sont les enjeux réels, sans qu’on n’évalue l’efficacité d’une intervention, sans qu’on n’ait même défini les critères d’évaluation, sans qu’on ne puisse jamais affirmer qu’elles ont apporté plus qu’elles n’ont détruit.


Les rouages de la propagande de guerre : des Sudètes (1938) à la Syrie (2013) – Atelier de l’info animé par Clara Egger et Richard Monvoisin

Puisque cet atelier est disponible ici dans sa version intégrale, nous nous limiterons à expliciter nos choix avant de présenter les suites qui ont été données à cet atelier.

Deux questions ont motivé cet atelier :

  • Comment se fait-il, dans un contexte où la guerre est impopulaire, que la France finisse toujours de s’engager dans un conflit ?
  • Comment comprendre que, bien que chaque guerre soit toujours un fiasco, la France n’ait cessé d’être impliquée directement ou indirectement (via l’envoi de troupes au sein de missions multilatérales régionales ou globales) dans des conflits?

Pour obtenir un soutien aux entreprises guerrières, il y a des stratégies de manufacture de l’opinion qui sont récurrentes dans tous les conflits du XXème siècle. L’objectif de l’atelier fut alors de développer les points centraux d’un cycle qui se répète à chaque fois ou presque. Nous avons choisi d’analyser les mécanismes de propagande présents :

  1. avant le conflit, pour justifier l’entrée en guerre
  2. pendant le conflit pour assurer un soutien à l’entreprise guerrière
  3. après le conflit, pour éviter de poser la question du bilan de la guerre

La principale difficulté a été de choisir nos cas d’étude car une analyse exhaustive de tous les cas de guerres était impossible. Nous avons brièvement mentionné le cas de l’annexion des Sudètes par Hitler qui fut justifiée au nom de la protection des droits de la minorité allemande. L’objectif était de montrer que la justification de la guerre par de nobles causes existe depuis longtemps et qu’elle est le fait de tous les états. L’actualité récente nous livrait des exemples nombreux de guerres dites humanitaires ou justes (cas de la Syrie, intervention en Libye, au Mali,…).

Nous avons choisi de sélectionner des cas emblématiques pour lesquels nous disposions de ressources (extraits de journaux, de journaux télévisés, de documentaires,…) et que nous maîtrisions. Nous avons commencé par des exemples connus et anciens, notamment des entreprises guerrières menées par les Etats-Unis pour terminer sur des cas plus complexes, impliquant la France. L’objectif était d’incrémenter un débat sur le rôle des médias dans la fabrique d’une opinion favorable à la guerre.

Nous avons conclu l’atelier en élargissant la discussion sur les critères possibles pour décider, rationnellement, de s’engager dans une intervention militaire. A ce propos, l’ouvrage de Jean-Baptiste Jeangème Vilmer propose une analyse détaillée des différents critères juridiques encadrant la doctrine de la « guerre juste » (La guerre au nom de l’humanité. Tuer ou laisser mourir, Paris, PUF, 2012).

La trame de cet atelier a été approfondie dans deux de nos cours. Le premier a été co-animé par Clara Egger et Richard Monvoisin dans le cadre de l’UE transversale de Richard Monvoisin « Zététique et auto-défense intellectuelle » (Université de Grenoble) en décembre 2013. Le second a été animée par Clara Egger à l’Université de Sudbury (Canada) en mars 2014.

Sources et références :

Jean Bricmont, Impérialisme humanitaire. Droits de l’Homme, droit d’ingérence, droit du plus fort ? Editions Aden, 2005- 2e édition 2009.

Edward Bernaÿs, Propaganda, Horace Liveright, 1928. Traduit en français sous le titre Propaganda, Comment manipuler l’opinion en démocratie, Zones, 2007.

Edward Herman & Noam Chomsky, La Fabrication du consentement. De la propagande médiatique en démocratie, Agone, 2008.

Norman Solomon, War Made Easy : How Presidents and Pundits Keep Spinning Us to Death, 2006.

Noam Chomsky, Comprendre le pouvoir, T.1, 2, 3 éditions Aden, coll. « Petite bibliothèque d’Aden », 2006.

Noam Chomsky, 11-9 : autopsie des terrorismes, Serpent à Plumes, 2001.

Noam Chomsky, Autopsie des terrorismes. Les attentats du 11 septembre 2001 et l’ordre mondial, Agone (2011)

John R. MacArthur, Second Front : Censorship and Propaganda in the 1991 Gulf War, Hill and Wang (1992) 2e édition University of California Press (2004)

Serge Halimi et Dominique Vidal avec Henri Mahler, L’opinion ça se travaille, Les médias et les guerres justes : Kosovo, Afghanistan, Irak, Agone, 2006 (1ère édition en 2000).

Documentaires

War Made Easy: How Presidents and Pundits Keep Spinning Us to Death, de Sean Penn 2007

Chomsky & Cie, d’O. Azam et D. Mermet, Mutins de pangée (2008)

Entrevue politique – décorticage

CorteX_SeilliereNous avons utilisé l’exercice suivant dans le cadre de la séance dédiée aux sophismes et « argumentocs » du cours spécialisé Sciences et pseudo-sciences politiques pour étudiant.e.s de l’Institut d’Études Politiques de Grenoble (voir ici).  A vous de jouer !

Il s’agit d’un extrait d’une entrevue d’Ernest-Antoine Seillière dans les matinales de France Inter (2 mars 2012). Nous avons proposé aux étudiant.e.s d’y repérer le plus grand nombre de sophismes possible.

Les étudiant.e.s devaient décortiquer la vidéo de la minute 2’26 à la minute 5’30. Notre analyse est .

 

 

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J'apprends en m'amusant – Corrigé de dissection d'un discours politique de Klaar Monvegger

Voici l’analyse des biais du texte de Klaar Monvegger présenté ici. Nous (CE et RM) en avons repéré 62. N’hésitez pas à nous faire part de biais en plus.

Quel est le véritable sens caché de la polycrise ?

« Il n’aura échappé à personne que notre civilisation moderne va mal. Le monde occidental est, en effet, frappé de tous les symptômes de ce que de nombreux politistes renommés ont qualifié de polycrise organique. Car la crise qui touche notre monde est plurale. Crise identitaire tout d’abord, puisque, partout, la démocratie libérale est contestée par un obscurantisme moyenâgeux puisant sa source dans un intégrisme rigoriste et agressif – rappelons-nous de Bâmiyân 2001. Ces attaques de l’étranger se couplent à une véritable démission sur le plan de la Morale. Les jeunes déboussolés sombrent dans la délinquance ou s’orientent vers un avenir fait de télé-réalité ou de culture fast-food. Mais la crise est aussi économique et sociale : la fraude sociale est érigée en modèle alors que, on le sait bien, la réforme est rendue impossible par l’action conjuguée de corporations intouchables et d’un archaïsme latent. Alors ? Les loups bêleront-ils avec les brebis ? »

Klar Monvegger, L’abîme de la civilisation occidentale, coll. la vieille martre, Presses Universitaires de Champagne-Mouton, pp. 212-213.

Quel est le véritable sens caché de la polycrise ?

1 & 2 – Double Plurium interrogatum1 –  : la façon dont cette question est posée conduit à avaler deux « couleuvres », une prémisse, sans l’avoir négociée. En y répondant, on adhère à deux prémisses : 1) nous vivons une « polycrise » ; 2) dotée d’un sens caché.

3 – Carpaccio (scénario artificiel) du sens caché, de la révélation.

4 – Effet puits sur « polycrise » : terme aussi profond que creux (pas de définition claire, non-présence dans le dictionnaire ATLIF, seules quelques références chez E. Morin, M. Rocard, et quelques autres, semble-t-il depuis le début des années 2010). « Polycrise » n’aurait de sens qu’au travers d’une définition de crise, ce qui n’est pas le cas (cf. point 24).

Il n’aura échappé à personne

5 – Technique d’engluement : rhétorique ratissant large par appel au bon sens / à l’évidence. C’est une technique qui englue le public, qui ne peut de fait plus remettre en cause le propos tenu.

que notre civilisation moderne

6 – Technique d’engluement : « notre » inclusif artificiellement.

7 – Ciblage forcé de public : avec « notre », l’auteur présume que son lectorat appartient à la même civilisation que lui.

8 – Plurium affirmatum n°1 : « notre » civilisation (sous-entendue « occidentale ») est « une ». C’est un argument typiquement essentialiste (voir à ce sujet Guillemette Reviron, Biologie, essentialisme – Nature, écologisme, sexisme, racisme, spécisme).

9 – Effet paillasson : « moderne » a deux sens différents. Le premier est un sens historique et qualifie la période qui va de la Renaissance à la Révolution française (les XIXe et XXe siècles étant qualifiés de contemporains). Le second signifie : qui est soit de notre temps, soit d’un temps plus ou moins rapproché du nôtre, par opposition à antique, à ancien, et n’a donc par conséquent de sens que relatif.

10 & 11 – Plurium affirmatum n°2 : déclarer « notre » civilisation moderne. En outre c’est un propos qui relève de l’erreur historique classique dite d' »anachronisme psychologique« 2.

va mal.

12 & 13 – Effet paillasson sur « mal ». Soit il s’agit d’un jugement moral de type mal / bien – et nous sortons derechef de l’analyse scientifique -, soit il s’agit, ce qui est plus probable, d’un jugement sanitaire, ce qui nécessite une métaphore organique qui ne va pas de soi : la (notre !) civilisation ici comparée à un organisme vivant, habituellement en bonne santé mais souffrant désormais d’une pathologie.

Le monde occidental

14 – Pente savonneuse : « notre civilisation moderne » devient « le monde occidental », ce qui a au moins le mérite de préciser enfin de quelle civilisation on parle.

15 – Effet puits : le mot « occidental » est la notion-valise par excellence puisqu’elle inclut, en réalité, l’ensemble des pays judéo-chrétiens dotés d’une économie capitaliste de marché. 3

 est, en effet,

16 – Usurpation de connecteur logique. « En effet » est un connecteur (ou opérateur) logique causal, qui n’a pas d’autre utilité ici que de faire croire en la démonstration d’une thèse de toutes les façons fumeuse (notre civilisation va mal) par ce qui suit.

frappé

17 – Deus ex machina : le mot « frappé » instille l’idée d’une action divine, d’une fatalité.

de tous les symptômes

18 – Métaphore organique – voir point 13.

de ce que de nombreux politistes renommés

19 – Argumentum ad verecundiam : les « politistes » cités ici sont présentés comme des figures d’autorité, oublieux du fait qu’il est de bons et de médiocres politistes. Qu’ils soient en outre « renommés », célèbres, n’augure en rien de leur compétence.

20 – Argumentum ad populum : le fait que ces « politistes renommés » soient nombreux n’est en rien un argument.

ont qualifié de polycrise organique

21 – Effet puits sur « polycrise » – voir point 4.

22 – Métaphore organique.

Car

23 – Usurpation de connecteur logique. « Car » est un connecteur (ou opérateur) logique causal mal employé ici.

la crise

24 – Effet paillasson : le terme « crise », employé sans définition préalable, souffre de multiples acceptions et rend redondante la métaphore organique avec le mot « crise » en médecine (manifestation aiguë d’une maladie à l’échelon d’un individu ou d’une population). Pour information, voici une liste non exhaustive de sens du mot « crise » :

Crise :

  • politique
  • économique
  • monétaire
  • financière
  • systémique
  • monétaire
  • financière
  • dans les organisations
  • bancaire
  • du disque
  • pétrolière
  • de la presse quotidienne française
  • alimentaire
  • de natalité
  • d’extinction
  • de l’énergie
  • écologique
  • climatique
  • sanitaire
  • du logement

qui touche

25 – Deus ex machina.

notre monde est plurale.

26 – Technique d’engluement.

27 – Pente savonneuse, avec un « monde » considéré comme unique et homogène – cf. 14.

Crise identitaire tout d’abord, puisque, 

28 – Usurpation de connecteur logique. « Puisque » est un connecteur logique causal mal employé ici, car la contestation en question n’est pas une cause de crise identitaire (si tant est que ce syntagme ait un sens : voir plus loin).

29 – Effet puits, « crise identitaire » n’ayant pas de définition en sciences politiques, tant cela recouvre de réalités possibles : primo parce que le mot « crise » n’a pas de sens précis – cf. X -, secundo parce l' »identité » ou l' »identitaire » se réfère une culture. Dans ce cas, l’auteur postule donc une identité culturelle commune au monde « occidental », ce qui, au vu de l’étendue dudit monde, est pour le moins surprenant.

partout, la démocratie libérale

30 – Exagération abusive.

partout, la démocratie libérale

31 & 32 – Double effet paillasson :

  • sur le mot « démocratie », qui reçoit de multiples acceptions et une définition floue pour un concept qui est plutôt vectoriel (on « tend » vers un état de démocratie, par le peuple et pour le peuple : ainsi la démocratie athénienne est moins démocrate que la démocratie représentative, qui elle-même… etc.)
  • sur le mot « libéral » qui fait étymologiquement référence à des choses très diverses. Le libéralisme politique, qui promeut la fixation des limites des actions de l’État ; le libéralisme économique, qui défend l’idée que les libertés économiques sont nécessaires à un fonctionnement pérenne de l’économie et que l’intervention de l’État doit y être aussi limitée que possible. Ici, il est probable que l’auteur veuille signifier le social-libéralisme, c’est-à-dire le développement et l’épanouissement des êtres humains pris dans leur interaction sociale. Par conséquent il désigne un système dans lequel la démocratie représentative défend les droits des individus, et la liberté personnelle (aussi bien celle de pratiquer sa sexualité que celle d’accumuler sans limites des richesses). .

est contestée par un obscurantisme

33 – Effet puits – « obscurantisme » désigne dans le vocabulaire des héritiers des Lumières une attitude d’opposition à la diffusion du savoir, dans quelque domaine que ce soit.

Note : ce terme dérive d’une satire datée de 1515-1519 intitulée Epistolæ Obscurorum Virorum (Lettres d’hommes obscurs), centrée sur une dispute intellectuelle entre l’humaniste allemand Johann Reuchlin et des moines Dominicains dont Johannes Pfefferkorn portant sur l’obligation ou non de brûler ou non des livres Juifs, car non-Chrétiens.

moyenâgeux

34 – Argument d’historicité, ou argumentum ad antiquitatem.

35 – Misreprésentation historique : le Moyen-Âge, catégorie temporelle immense (1016 ans), n’a été obscur, ou obscurci, que pour mieux faire ressortir les fastes de la Renaissance. à en croire Miglio (2006) et Albrow (1997), le terme lui-même apparut pour la première fois en latin en 1469 comme media tempestas (« saison intermédiaire ») puis medium aevum (« moyen âge ») en 1604.

puisant sa source dans un intégrisme rigoriste et agressif

36 – Effet impact : l’intégrisme est un mot qui possède une forte connotation négative.

37 – Effet paillasson : le terme « intégrisme » désigne des courants traditionalistes prétendant représenter l’orthodoxie catholique, comme lors du schisme de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie-X de M. Lefebvre, en 1988. Par une analogie discutable et discutée, le terme désigne plus généralement toute attitude doctrinale de conservatisme intransigeant, en particulier le fondamentalisme musulman (qui est « fondamental » au sens où il revendique la religion de la période des quatre premiers califes.

38 – Pléonasme : « rigoriste » souligne un respect strict des règles de la religion ou de la morale. Or l’intégrisme (ainsi que le fondamentalisme, d’ailleurs) est rigoriste.

39 – Effet impact : « agressif » est un mot jouissant d’un sens péjoratif.

rappelons-nous de Bâmiyân 2001

40 – Argumentum ad verecundia, ou argument de respect– imposé par une référence probablement peu connue du lecteur, en tout cas sous cette forme. De fait, c’est une technique d’engluement par élitisme.

41 – Désyncrétisation historique : en ne rappelant qu’une date et un lieu, on gomme les racines profondes d’un phénomène social.

Pour rappel : en 2001, à Bâmiyân (Afghanistan), d’immenses statues bouddhistes furent décrétées idolâtres par Mohammed Omar puis dynamitées. Cet événement fut mobilisé dans les médias pour illustrer la « sauvagerie » et la « barbarie » du régime taliban.

Ces attaques de l’étranger

42 & 43 – Rhétorique de repoussoir et effet impact. L’auteur re-situe encore son propos : « étranger » est à mettre ici en opposition « au monde occidental », et les « attaques » sont bien sûr celle des « intégristes rigoristes et agressifs » qui sont responsables de « l’obscurantisme moyenâgeux ».

Pour rappel : c’est une version un peu caricaturée de la thèse (qu’on pourrait désigner comme pseudo-scientifique) du choc des civilisations de Samuel Huntington, défendue en 1993 (dans l’article The Clash of Civilizations, dans la revue Foreign Affairs) puis en 1996 (dans le livre The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order).

se couplent à une véritable démission sur le plan de la Morale.

44 – Effet paillasson : « Morale » est utilisée sans précision, avec un M majuscule.

45 – Glissement diabolisant : l' »intégrisme » est perçu comme démissionnaire sur le plan de la morale – ce qu’est absurde, puisque justement, toute la démarche est d’ancrer un code moral, justement, religieux. C’est une rhétorique efficace : l’ennemi n’a pas de morale, puisque ce n’est pas la nôtre.

Les jeunes déboussolés

46 – Métaphore oiseuse : la « M »orale ferait office de boussole, comme un sur-moi qui tournerait l’individu vers un Nord sans ambiguïté. Sans elle, les jeunes seraient perdus.

sombrent dans la délinquance

47 – Effet cigogne : est instillée une causalité entre intégrisme – perte de repères – délinquance.

48 – Effet paillasson : le mot « délinquance » a une définition juridique très problématique (voir ici).

49 – Métaphore sclérosante : on « sombrerait » dans la délinquance comme un corps dans l’océan. Par cette formule, on instille l’idée que potentiellement, une personne peut se débattre, s’en « sortir », alors que les processus de délinquance sont plus insidieux et englobants.

ou s’orientent vers un avenir fait de télé-réalité ou de culture fast-food.

 

50 – Effet puits : un avenir fait de télé-réalité ou de culture fast-food est faussement clair, faussement précis.

51 – Généralisation hâtive : tous les jeunes, « déboussolés », s’orientent vers un tel avenir.

Mais la crise est aussi économique et sociale :

52 – Effet paillasson sur le mot « crise ». Cf. biais 24.

53 – Amalgame entre « économique » et « social ». Notons que d’un point de vue philosophique, le premier devrait être assujetti au second.

la fraude sociale est érigée en modèle 

54 & 55- Technique du bouc émissaire et rhétorique « populiste » dilatoire : la fraude aux prestations sociales est couramment amplifiée, détournant du coup d’autres « trous » budgétaires plus importants, comme l’évasion fiscale, et incriminant facilement les « petites bourses » qui sont les principales bénéficiaires des prestations sociales.

alors que, on le sait bien,

56 – Technique d’engluement.

la réforme

57 – Effet puits : le terme « réforme » n’est pas défini précieusement (structurelles, économiques, … ?)

est rendue impossible par l’action conjuguée de corporations intouchables

58 – Effet cigogne : « par » introduit un lien causal non démontré.

59 – Rhétorique conspirationniste, rappelant les dénonciations de complots judéo-maçonniques.

et d’un archaïsme latent

60 – Effet puits : cela ne veut rien dire de précis – et c’est pourtant une cause de « l’action conjuguée »…

Alors ? Les loups bêleront-ils avec les brebis ?

 61 – Effet puits : cette question ne veut rien dire de précis, mais feint de le faire.

62 – Argumentum ad verecundiam : cette question n’est que de la poudre aux yeux, afin de se donner une certaine morgue faussement spirituelle.

Nous avons un peu coupé les cheveux en quatre ? L’auteur ne nous en voudra pas. CaCorteX_Klaar_Monveggerr est-il nécessaire de préciser l’imposture ? Klaar Monvegger est une hasardeuse chimère entre Clara Egger et Richard Monvoisin. L’abîme de la civilisation occidentale est un livre aussi captivant qu’inexistant, la collection la vieille martre une référence facile à une défunte maison d’édition, La vieille taupe, connue pour ses diffusions de textes négationnistes. Quant aux Presses Universitaires de Champagne-Mouton, elles sont en devenir probable, malgré le moins d’un millier d’habitants de ce village de Charente.

 Richard Monvoisin, Clara Egger

 

J'apprends en m'amusant : réponses au quiz de datation d'acquis sociaux

Voici les réponses au quiz de datation des acquis sociaux (voir le descriptif ici). Les questions portent toutes sur la France, sauf les questions 16 et 18.

  1. L’obtention d’un droit de vote pour la première fois pour les femmes
  2. L’octroi du droit de vote des femmes au suffrage universel
  3. La première nomination d’une femme à un poste ministériel
  4. L ‘inscription dans la loi du droit de grève
  5. L’inscription dans la loi du droit syndical
  6. L’abolition de l’esclavage
  7. La création obligatoire d’écoles de filles dans les communes de 800 habitants
  8. La suppression de l’incapacité juridique de la femme mariée
  9. L’autorisation, pour les femmes mariées, d’exercer une profession sans l’autorisation de leur mari
  10. La légalisation de la contraception
  11. L’institution du congé de maternité
  12. L’institution du congé de paternité
  13. L’autorisation de l’Interruption volontaire de grossesse (IVG)
  14. La reconnaissance du viol comme un crime
  15. L’instauration de la procédure d’éviction du conjoint violent
  16. L’exclusion de l’homosexualité des maladies mentales par l’Organisation mondiale de la santé
  17. Le dernier condamné à mort (qui fut d’ailleurs le dernier guillotiné dans le monde)
  18. L’octroi du droite de vote au femmes en Arabie Saoudite

1) Des femmes eurent pour la première fois le droit de vote en France lors des États généraux convoqués par Philippe le Bel en 1302. Elles furent convoquées jusqu’aux États généraux de 1789, date à laquelle furent contraintes de se faire représenter par un homme (noble ou clergé).

2) Les femmes obtinrent le droit de vote au suffrage universel direct en France le 21 avril 1944,  par le Comité français de la Libération nationale. Ce droit est confirmé par l’ordonnance du 5 octobre sous le Gouvernement provisoire de la République française, mais il n’est utilisé que le 29 avril 1945 pour les élections municipales, puis en octobre pour les élections à l’Assemblée constituante.

3) Le gouvernement du Front Populaire de 1936 nomma trois femmes (alors que ces dernières n’avaient pas le droit de vote, ce qui ne manque pas de faire sourire). Il s’agissait de Cécile Brunschvicg (Éducation nationale, tutelle de Jean Zay), Suzanne Lacore (chargée de la Protection de l’enfance, tutelle de Henri Sellier) et Irène Joliot-Curie (Recherche scientifique : elle démissionnera trois mois plus tard en désaccord avec la non-intervention en Espagne). Anecdote : si elles siégèrent, jamais elles ne prirent jamais la parole dans l’hémicycle du Palais Bourbon.

4) L’inscription dans la loi du droit de grève en France  date de la loi du 25 mai 1864 portée par le député Émile Ollivier (qui abroge la loi Le Chapelier de délit de coalition du 14 juin 1791).

5) Le droit syndical fit son entrée dans la loi avec la loi Waldeck-Rousseau du 21 mars 1884.

6) L’abolition de l’esclavage a été proclamée une première fois en France pendant la Révolution, à l’initiative de l’abbé Henri Grégoire le 4 février 1794 (16 pluviose an II). Mais Napoléon Bonaparte rétablit l’esclavage par la loi du 20 mai 1802. Il faudra attendre ensuite le décret d’abolition de l’esclavage du 27 avril 1848 (et encore ! En Algérie par exemple, cette abolition ne fut pas effective, de même que dans les colonies postérieures à 1848.

7) La création obligatoire d’écoles de filles dans les communes de 800 habitants est rendue obligatoire par la loi Falloux du 15 mars 1850.

8) La suppression de l’incapacité juridique de la femme mariée prévue dans le code Napoléon (code qui considérait celle-ci comme mineure, entièrement sous la tutelle de ses parents, puis de son époux) date de 1938. L’époux conserve toutefois le droit d’imposer la résidence et l’autorité parentale sur les enfants.

9) L’autorisation pour les femmes mariées d’exercer une profession sans l’autorisation de leur mari date de 1965.

10) L’autorisation légale de la contraception date de la loi Lucien Neuwirth du 19 décembre 1967.

11) L’institution du congé de maternité de huit semaines, sans rupture de contrat de travail mais sans traitement date de la loi Fernand Engerand du 27 novembre 1909 (les institutrices conservent leur traitement en 1910).

12) l’institution du congé de paternité date de la loi du 4 décembre 2001. Le droit est effectif le 1er janvier 2002.

13) La loi Simone Veil du 17 janvier 1975 légalise l’Interruption volontaire de grossesse (au prix de violents débats, voir Reductio ad hitlerum – Simone Veil et l’IVG).

14) Depuis 1810, la loi définit le viol, mais c’est seulement en 1980 qu’il a acquis sa définition actuelle, désignant toute forme de pénétration non-consentie quelle qu’elle soit. Il fallut pour cela le procès très dur d’Aix-en-Provence en 1980, appelé « le procès du viol » (voir le documentaire du même nom ici).

15) La création d’une procédure d’éviction du conjoint violent date (seulement) du 26 mai 2004.

16) L’Organisation mondiale de la santé exclut l’homosexualité des maladies mentales en 1980.

17) Le dernier condamné à mort en France est Hamida Djandoubi, guillotiné le 10 septembre 1977.

18) En Arabie Saoudite, ni les femmes, ni les hommes ne disposent du droit de vote aux élections nationales (c’est une monarchie). Seuls les hommes peuvent voter aux municipales.

Ce quiz permet de montrer :

-qu’une mémoire des luttes qui permirent de les obtenir est à entretenir.

– que présenter seulement une date désyncrétise et gomme les processus, parfois longs, violents, qui présidèrent à ces acquis. Les droits des femmes sont par exemple un combat qui a au minimum deux siècles.

Clara Egger, Richard Monvoisin

J'apprends en m'amusant : quiz de datation d'acquis sociaux

Voici un quiz de datation utilisé en introduction du cours Histoire & pseudo-histoire, dans le cadre de l’enseignement Sciences et pseudosciences politiques de Clara Egger et Richard Monvoisin, à l’Institut d’études politiques de Grenoble (2014). Vous voulez jouer ?

Avec une marge d’erreur de cinq ans, pouvez-vous dater de quand datent les événements suivants en France (sauf questions 16 et 18) ?

  1. L’obtention d’un droit de vote pour la première fois pour les femmes
  2. L’octroi du droit de vote des femmes au suffrage universel
  3. La première nomination d’une femme à un poste ministériel
  4. L ‘inscription dans la loi du droit de grève
  5. L’inscription dans la loi du droit syndical
  6. L’abolition de l’esclavage
  7. La création obligatoire d’écoles de filles dans les communes de 800 habitants
  8. La suppression de l’incapacité juridique de la femme mariée
  9. L’autorisation, pour les femmes mariées, d’exercer une profession sans l’autorisation de leur mari
  10. La légalisation de la contraception
  11. L’institution du congé de maternité
  12. L’institution du congé de paternité
  13. L’autorisation de l’Interruption volontaire de grossesse (IVG)
  14. La reconnaissance du viol comme un crime
  15. L’instauration de la procédure d’éviction du conjoint violent
  16. L’exclusion de l’homosexualité des maladies mentales par l’Organisation mondiale de la santé
  17. Le dernier condamné à mort (qui fut d’ailleurs le dernier guillotiné dans le monde)
  18. L’octroi du droite de vote au femmes en Arabie Saoudite

Vous avez trouvé ? Les réponses ici.

Renversement de sociologie – Quand les étudiants du 9.3. enquêtent sur le 8ème arrondissement

Il nous faut rendre hommage à ce spectaculaire renversement qu’a opéré Nicolas Jounin dans ses travaux pratiques de sociologie : envoyer non plus des « bourgeois » enquêter sur des « primitifs » ou des « défavorisés », mais l’inverse, envoyer des étudiants de Seine-Saint-Denis enquêter chez les indigènes des beaux quartiers. Dépaysement garanti !

Quelques stations de métro séparent les quartiers parmi les plus pauvres de France de ses zones les plus riches. Partis de Saint-Denis (93), dans la banlieue nord de Paris, une centaine d’étudiants ont fondu sur trois quartiers bourgeois du VIIIe arrondissement de la capitale pour enquêter. Afin de s’initier à la démarche sociologique, ils ont dû se familiariser avec un monde nouveau et étrange, dont les indigènes présentent des coutumes et préoccupations insolites. Nicolas Jounin, leur enseignant, sociologue qui enseigne à l’Université Paris-8 à Saint-Denis, décrit leur appropriation des méthodes et outils de la sociologie, les formes de discrimination sociale à leur égard et leur exploration des rapports de classe.CorteX_Nicolas_Jounin

Autant donner la parole à l’auteur lui-même, qui a été invité dans Comme un bruit qui court sur France Inter le 27 septembre 2014, et dans La suite dans les idées, sur France Culture le 6 décembre 2014.

 L’ouvrage relatant cette expérience vient de paraîtreCorteX_Jounin_Voyage_de_classe : Voyage de classes : des étudiants de Seine-Saint-Denis enquêtent dans les beaux quartiers (éditions La Découverte, octobre 2014).

Ce livre est un guide précieux pour tous ceux qui souhaitent s’engager dans une démarche ethnographique. Tout est passé en revue avec rigueur et méthode : des premiers contacts avec les « indigènes » du terrain, aux dépassements des préjugés par la confrontation aux données statistiques, en passant par les ficelles pour mener un entretien. On ne peut regretter d’ailleurs que le livre laisse peu la parole aux étudiants, convoqués seulement en filigrane par le recours à des citations parfois croustillantes, et toujours très pertinentes. Au final, le défi d’inverser la charge de la domination sociologique est relevé avec un brio doublé d’un humour piquant. Terminons en mentionnant les autres travaux que Nicolas Jounin a réalisé sur d’autres travaux réputés difficiles en sociologie, en particulier l’ouvrage tiré de sa thèse de doctorat : Chantier interdit au public. Enquête parmi les travailleurs du bâtiment, La Découverte, Collection « Textes à l’appui », 2008.

Richard Monvoisin et Clara Egger

 

 

 

Peur sur la ville : les médias, le terrorisme et le djihad global

Retour sur le traitement médiatique de l’attaque de Westgate, au Kenya, par Clara Egger. Cet article a été également publié en octobre 2013 sur le site d’Action Critique Média (ACRIMED).

Du 21 au 24 septembre, alors qu’un centre commercial luxueux de Nairobi est l’objet d’une prise d’otage, les grands médias français1choisissent, une fois de plus, de donner dans le sensationnel2. Entre appel à la peur, images voyeuses, et analyses tantôt tâtonnantes, tantôt farfelues, la Corne de l’Afrique est, pour quelques jours seulement, de retour sur le devant de la scène médiatique.

21 septembre, premier acte, Laurent Delahousse nous prévient : « certaines images sont difficiles ». Claire Chazal préfère parler d’emblée d’une « tuerie ». L’attaque dure depuis quelques heures et le bilan est déjà « très lourd ». Des images de personnes affolées se succèdent courant « pour sauver leur vie », « les blessés se comptent par dizaines », on trouve « plusieurs cadavres par terre ». Qu’importe si l’on ignore tout du « commando armé », de « leur nationalité, leur motivation », le correspondant de TF1 lui est formel : c’est « une méthode, une méthode à la Al Shebab, avec des armes… et une méthode qui… qui est celle de, de ces gens-là ».

22 septembre, deuxième acte, plus dramatique encore : France 2 titre sur le « carnage de Nairobi », un véritable « bain de sang » aux images, encore une fois, « très difficiles ». Les journaux télévisés passent en boucle les images de personnes « abattues », victimes d’un commando qui « sème la panique et la mort ». Puis l’antenne est laissée aux témoins. On y parle de « scènes d’horreur », d’« exécutions sommaires », comme cet homme qui affirme avoir vu « des dizaines, je dis bien des dizaines de corps déchiquetés un peu partout ». L’attaque est d’autant plus abominable qu’elle est, de l’avis de plusieurs témoins, « très surprenante ». Peu importe si, depuis plusieurs mois, les centres commerciaux kényans sont considérés comme une cible prioritaire pour des attaques terroristes par les chancelleries du monde entier 3.

23 septembre, troisième acte : entrée en scène de la presse écrite, un brin plus lente, qui titre : « Horreur à Nairobi » (Libération), « Massacre islamiste au Kenya » (Le Monde) ou « l’interminable assaut contre les islamistes somaliens » (Le Figaro). Les télévisions qui couvrent l’information depuis déjà deux jours s’efforcent de ne pas lasser l’audience à une heure de grande écoute, d’autant plus que de l’avis du correspondant de TF1 « c’est très compliqué d’avoir des informations sur ce qu’il se passe ». Alors pour rendre attrayant ce brouet d’informations déjà servies la veille, on pimente à outrance. Qu’à cela ne tienne, on ressort les images des jours derniers et on les agrémente de commentaires évocateurs. Ainsi la police doit enjamber «  des cadavres criblés de balles », France 2 parle de « scènes de guerre », de personnes « exécutées froidement » et « d’assaillants qui n’hésitent pas à cribler de balles la porte des toilettes ».

24 septembre, dernier acte : c’est le « dénouement », un soulagement pour « toute une population horrifiée par ces images de terreur ». Une coupable est démasquée : « une femme occidentale qu’on appelle la veuve blanche »… « Elle a les yeux verts de son Irlande du Nord natale » mais s’est engagée dans « une croisade djihadiste ». Pour mieux retracer son histoire, une animation la fait passer en moins de dix secondes du jean-baskets au niqab noir. Pour faire durer le plaisir, le 25 septembre, France 2 en guise d’épilogue, peindra le portrait des héros dans le carnage, risquant leur vie pour sauver celles des autres.

Quand il s’agit de terrorisme, les médias français sont passés maîtres dans l’art du carpaccio, c’est-à-dire de maquiller la pauvreté des informations qu’ils servent : de même que, sur le menu du restaurateur indélicat, une tomate tranchée devient un carpaccio de tomates, les médias rehaussent à coups de techniques de scénarisation hollywoodienne, une information médiocre. Et c’est réussi. Le public, lui, n’a sans doute pas saisi les tenants et les aboutissants de la prise d’otage de Nairobi, et n’a eu droit à aucune analyse critique. Mais il a tremblé trois jours durant.

Car c’est bien là que le bât blesse : les informations sont floues, partielles. Qu’elles le reconnaissent ou non, les rédactions des médias français sont bien en peine d’expliquer en cinq minutes ou six cents mots les ressorts d’une crise somalienne qui n’intéresse plus vraiment personne.

Alors quitte à risquer l’amalgame, on pare l’analyse des oripeaux et du vernis de la science politique. Ainsi le concept d’« arc terroriste » ou d’« arc de crise djihadiste » est consacré en quelques jours. Michel Scott, sur TF1, en propose la description suivante, carte à l’appui : « D’ailleurs quand vous voyez l’arc terroriste, ce qu’on appelle l’arc terroriste qui traverse le continent et qui va de l’Atlantique jusqu’au Yémen eh bien le Kenya représente la zone limitrophe qui comporte le plus d’intérêts occidentaux aussi proche de cette zone de non-droit ». France 2 reprendra le même concept, allant jusqu’à se poser la question de l’existence d’une « Internationale terroriste » alors que Libération titrera sur « l’arc de crise jihadiste », détaillant : « les terroristes sont actifs de Nouakchott jusqu’à Mogadiscio ».

La clef d’explication du drame est toute trouvée, elle parait logique. Il faut dire que le concept est séduisant, car arc djihadiste est une notion « puits » : elle semble parlante, tout en donnant à l’argumentaire un air calé et profond… mais elle est creuse. Le concept ne repose sur aucune étude scientifique (qui est-ce « on » qui l’a forgé ?), seulement sur des amalgames douteux. En effet, si les groupes actifs le long de cet arc ont des modes opératoires similaires et revendiquent tous leur allégeance à Al Qaeda, les agendas politiques d’AQMI, du Mujao, de Boko Haram et des Shebab somaliens, censés formés cet « arc djihadiste » sont radicalement différents et se comprennent avant tout dans leur dimension locale. Bien que les médias ne retiennent que la dimension internationaliste liée à Al Qaeda, la plus importante partie du mouvement Shebab est ancrée dans un agenda intérieur lié au nationalisme somalien. Comme l’explique le spécialiste de l’Afrique sub-saharienne, Roland Marchal, la mouvance salafiste d’Al-I’tissam a fusionné en 2004 avec celle issue du recrutement de jeunes instruits par les tribunaux islamiques. Cette entité, d’abord groupusculaire, a été considérablement renforcé par la politique anti-terroriste des États-Unis et des Européens. De plus, la dimension internationale du recrutement des Shebab somaliens est liée avant tout à la présence forte de la diaspora somalienne dans le mouvement.CorteX_islamophobie_Martial

Dès lors, mettre sur un même niveau l’attentat sur l’ambassade étasunienne à Nairobi (1998), les attentats de Bombay (2008), et la prise d’otage sur le complexe gazier d’In Amenas (2013) n’a aucune valeur explicative, sauf à persuader le public qu’il est face à un choc de civilisations, au devant d’une menace djihadiste globale susceptible de frapper partout même sur le lieu de ses vacances…. Un expatrié français, interviewé sur TF1, fait même le parallèle entre cet événement et la fusillade de la rue des Rosiers à Paris en 1982 lors de laquelle un restaurant juif fut pris pour cible. Logique une fois encore, puisque les médias vont rapidement annoncer la présence d’un commando spécial israélien agissant aux côtés de l’armée kényane.

L’avantage de tels amalgames est qu’ils évitent de s’interroger sur les ressorts du conflit somalien et sur l’implication du Kenya, et plus largement de l’ONU et de l’Union Européenne dans le conflit. Les revendications des Shebab, ces « islamistes somaliens qui portent la guerre sainte au Kenya » seraient de l’ordre de la vengeance contre un pouvoir kényan soutenant militairement un gouvernement somalien tentant de rétablir un semblant de stabilité. D’ailleurs, la Somalie est caractérisée par le « chaos », et les images de TF1 montrent « des bâtiments criblés de balles », l’« épave d’un avion en plein centre ville, une capitale ravagée par vingt ans de guerre ».

 

Or depuis juin 2013 et la création de la nouvelle mission intégrée des Nations-Unies, l’UNSOM, visant à soutenir les institutions du gouvernement somalien, des voix n’ont cessé d’alerter les Nations-Unies et l’Union Européenne sur les dangers de son optimisme béat4. La prise d’otages de Nairobi semble démontrer que les Shebab somaliens, bien que rejetés par la majorité de la population ne sont pas si moribonds qu’espéré. L’action des Nations Unies et de l’Union Européenne, pilotée à distance depuis Nairobi, est mal perçue par les populations locales qui peinent à percevoir les bénéfices de vingt années d’assistance. Le nouveau gouvernement est quant à lui exclusivement identifié à Mogadiscio, dans un pays où le Somaliland et le Puntland au Nord, jouissent d’une autonomie considérable, imités par le Djubaland au Sud. Dès lors l’agenda des Nations Unies et de l’UE uniquement centré sur le Sud et le centre de la Somalie et sur les zones « libérées » des Shebab somaliens risque d’accroître les tensions inter-claniques, principal facteur d’explication du conflit somalien. L’implication de la diaspora somalienne dans le conflit joue un rôle majeur bien qu’occulté par les médias internationaux, et ce d’autant plus que la banque Barclays vient d’annoncer la clôture prochaine de ses comptes de transferts de fonds depuis le Royaume-Uni vers la Somalie. Enfin, imposer une analyse du conflit en termes de « djihad international » accroît les risques de représailles sur les populations musulmanes d’Afrique de l’Est, et sur les réfugiés somaliens présents en grand nombre au Kenya et qui paient déjà un lourd tribut à ce conflit 5.

Clara Egger

1 L’analyse du traitement médiatique de la crise mobilise les journaux et médias télévisés à la plus forte audience : les journaux télévisés de 20 heures de France 2 et de TF1 et les manchettes du Monde, de Libération et du Figaro. Si l’intégralité des Journaux Télés a été analysée, l’analyse des journaux s’est limitée aux manchettes qui participent à créer un certain nombre d’effets autour d’une information.

2 Pour une analyse très complète du rôle des mécanismes de fabrique de l’opinion par les médias, se référer à Edward Herman & Noam Chomsky, La Fabrication du consentement. De la propagande médiatique en démocratie, Agone (2008) »

3 A titre d’exemple, le Ministère des Affaires Etrangères, sur son site Internet, donne la recommandation suivante aux touristes français voyageant au Kenya : « ll est recommandé de limiter autant que possible les déplacements dans les lieux publics les plus fréquentés, notamment par les ressortissants étrangers (centres commerciaux, bars, hôtels…) ».

4 Ainsi, très peu de médias ont relayé la décision de l’ONG Médecins Sans Frontières de fermer la totalité de ses programmes en Somalie, faute de disposer de conditions satisfaisantes pour l’exercice de son mandat.