Anglais, dramaturgie, philosophie morale et santé – La « pièce à problème » Doctor's dilemma, de George B. Shaw

CorteX_GB_ShawL’irlandais George B. Shaw (1856 – 1950) est un écrivain assez peu connu en France, et pourtant : il est caustique, il écrit remarquablement bien, et il affiche un goût assez prononcé pour les controverses politiques. On l’entendra promouvoir l’eugénisme, s’opposer à la vaccination, avoir de l’admiration pour Mussolini et Staline, mais aussi contester la notion de religion, dénoncer les deux camps à la guerre de 14, ou refuser systématiquement toute récompense, médaille ou honneur. Il aura un pied dans l’anarchisme et le soutien aux figures anarcho-féministes comme Charlotte Wilson, mais adhérera aussi au mouvement néolibéral dit « fabien », qui existe toujours1.

L’une des pièces de G. B. Shaw s’intitule Doctor’s dilemma, et a été mise en scène pour la première fois à Londres en 1906. J’apprécie cette pièce pour les dilemmes moraux de type médical, engendrés par des moyens médicaux limités et les contradictions dans les revendications à une médecine privé : de fait, cela range cette pièce dans ce que les francophones appellent les « pièces à problème », et les anglophones « problem plays ».

Pour la savourer on peut :

  • la lire en français – Paris : Aubier, 1941.
  • la lire en anglais (ici)
  • l’écouter en anglais : j’ai eu le plaisir de dénicher l’enregistrement de la pièce sur Librivox. Le voici, en cinq épisodes.

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Le synopsis :

À la fin de l’époque victorienne à Londres, l’artiste-peintre Louis Dubedat est atteint de la tuberculose. Sa femme Jennifer, follement amoureuse d’un mari qu’elle idéalise, ne peut se résoudre à le voir disparaître. Elle va demander au célèbre spécialiste Sir Ridgeon de tenter le tout pour le tout afin de le sauver. Le docteur a tellement de patients qu’il ne peut traiter en priorité que certains cas extrêmes et Jennifer le convainc (en même temps qu’il est séduit par son charme) en lui présentant des œuvres de son mari en qui le docteur reconnaît un grand artiste. Mais en prenant Louis en charge, le docteur et son équipe découvrent que l’artiste est doublé d’un escroc qui est, de surcroît, bigame, marié à une autre femme qu’il a abandonnée. Le docteur est confronté à un dilemme, entravé, en plus, par les sentiments qu’il éprouve pour Jennifer : soit laisser l’artiste s’éteindre en préservant les illusions de Jennifer, soit tenter de le sauver en dévoilant à celle-ci la bigamie et les autres travers de son mari.

L'Histoire officielle a parfois mauvaise vue – Travail sur l'image de Carlos et Smith, poings gantés, aux Jeux Olympiques de 1968

Il est des images qui marquent les esprits, ancrant un événement dans une sorte de culture collective. Seulement une image n’est pas un fait historique. Son cadre, son grain, son plan, sont autant de manières d’orienter le propos. Et en l’absence de légende ou de notice, la photographie peut occulter des éléments nécessaires à la compréhension pleine et entière du sujet abordé. Faisons nôtre ici le travail d’enquête de Riccardo Gazzaniga : il permet à un-e enseignant-e non seulement d’aborder la sémiotique de l’image, mais également des pans assez méconnus de l’Histoire des États-Unis et de l’Australie, notamment la ségrégation racial pour les premiers, une politique d’apartheid pour la seconde. Pour ma part, il m’a suffisamment frappé pour que j’envisage d’incorporer le sujet dans mes enseignements de critique des médias, en particulier dans les parties traitant du poids des images, de leur construction, de leur viralité.

Merci à l’inconnu-e qui m’a fait suivre cet article – impossible de me rappeler.

Cet article a été écrit et publié originalement ici en italien par l’écrivain gênois Ricardo Gazzaniga, et en français.

Parfois, les images peuvent nous tromper.
Prenez cette photographie, par exemple. Vous la reconnaissez sans doute, elle est extrêmement célèbre et se trouve dans tous les livres d’histoire : c’est le geste de rébellion de deux coureurs afro-américains, John Carlos et Tommie Smith, brandissant le poing pour protester contre la ségrégation raciale, alors qu’ils se trouvaient sur le podium après avoir couru les 200 mètres lors des Jeux Olympiques de 1968, à Mexico.

CorteX_Norman_Carlos-Smith-1Eh bien cette photo m’a trompé, pendant très longtemps… Et il est probable qu’elle vous ait trompé, vous aussi. J’ai toujours vu cette photo comme une image extraordinairement puissante de deux hommes de couleur, pieds nus, tête baissée, leur poing ganté de noir brandi vers le ciel tandis que l’hymne national Américain retentissait.  J’ai toujours vu dans cette image un geste symbolique fort (note RM : le salut Black Power) pour défendre l’égalité des droits pour les personnes de couleur, dans une année notamment marquée par la mort de Martin Luther King et de Bobby Kennedy. J’ai toujours vu dans cette image une photographie historique de deux hommes de couleur. Et c’est pour ça, sans doute, que je n’ai jamais vraiment fait attention à ce troisième homme. Un blanc, immobile, figé sur la deuxième marche du podium. Il ne brandit pas le poing en l’air. J’ai toujours vu dans ce troisième homme une sorte d’intrus, une présence en trop, arrivé là un peu par hasard et malgré lui.

En fait, je pensais même que cet homme représentait, dans toute sa rigidité et son immobilité glacée, l’archétype du conservateur blanc qui exprime le désir de résister à ce changement que Smith et Carlos invoquaient en silence derrière lui.  Mais je me trompais. Pire que ça : je ne pouvais pas mieux me tromper.

La vérité, c’est que cet homme blanc sur la photo, celui qui ne lève pas le bras, est peut-être le plus grand héros de ce fameux soir d’été 1968.

Il s’appelait Peter Norman, il était australien et ce soir-là, il avait couru comme un dingue, terminant la course avec un temps incroyable de 20 s 06. Seuls l’Américain Tommie Smith avait fait mieux, décrochant la médaille d’or tout en inscrivant un nouveau record du monde, avec un temps de 19 s 78. Un deuxième Américain, un certain John Carlos, se trouvait sur la troisième marche avec seulement quelques millisecondes d’écart avec Norman.

En fait, on pensait que la victoire se départagerait entre les deux américains. Norman, c’était un coureur inconnu, un outsider, qui a soudain eu un coup de fouet inexpliqué dans les derniers mètres et s’est retrouvé propulsé sur le podium. Cette course, c’était la course de sa vie.

Pourtant, le plus mémorable ne fut pas la performance en elle-même, mais bien les événements qui s’ensuivirent lors de la montée des coureurs sur le podium après la course. 

Smith et Carlos allaient bientôt montrer à la face du monde entier leur protestation contre la ségrégation raciale. Ils se préparaient à faire quelque chose d’énorme, d’un peu risqué aussi, et ils le savaient. 

Norman, lui, était un blanc d’Australie. Oui, d’Australie : un pays qui avait à l’époque des lois d’apartheid extrêmement strictes, presque aussi strictes que celles qui avaient cours en Afrique du Sud. Le racisme et la ségrégation étaient extrêmement violents, non seulement contre les Noirs mais aussi contre les peuples aborigènes.

Les deux afro-américains ont demandé à Norman s’il croyait aux droits humains. Norman a répondu que oui.
« Nous lui avions dit ce que nous allions faire, nous savions que c’était une chose plus glorieuse et plus grande que n’importe quelle performance athlétique » racontera plus tard John Carlos.  « Je m’attendais à voir de la peur dans les yeux de Norman… Mais à la place, nous y avons vu de l’amour. »

Norman a simplement répondu : « Je serai avec vous ».

CorteX_Norman_Carlos-Smith-2Smith et Carlos avaient décidé de monter sur le podium pieds nus pour représenter la pauvreté qui frappait une grande partie des personnes de couleur. Ils arboreraient le badge du Projet Olympique pour les Droits de l’Homme, un mouvement d’athlètes engagés pour l’égalité des hommes. CorteX_Norman_Carlos-Smith-3

Mais ils ont bien failli ne pas porter les fameux gants noirs, le symbole des Black Panthers, qui ont finalement fait toute la force de leur geste.

C’est Norman qui a eu l’idée. En fait, juste avant de monter sur le podium, Smith et Carlos ont réalisé qu’ils n’avaient… qu’une seule paire de gants. Ils allaient renoncer à ce symbole, mais c’est Norman qui a insisté, en leur conseillant de prendre un gant chacun.
Et c’est ce qu’ils ont fait.

Si vous regardez bien le cliché, vous verrez que Norman porte, lui aussi, un badge du Projet Olympique pour les Droits de l’Homme, épinglé contre son cœur1.

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Les trois athlètes sont montés sur le podium ; le reste fait partie de l’Histoire, capturé par la puissance de cette photo qui a fait le tour du monde.

« Je ne pouvais pas voir ce qui se passait derrière moi » se souviendra plus tard Norman, « mais j’ai su qu’ils avaient mis leur plan à exécution lorsque la foule qui chantait l’hymne national Américain s’est soudainement tue. Le stade est devenu alors totalement silencieux. »

Cet événement a provoqué l’immense tollé que l’on sait. Les deux coureurs ont été immédiatement bannis de la discipline et expulsés du village olympique. Une fois de retour aux États-Unis, ils ont fait face à de nombreux problèmes et ont reçu d’innombrables menaces de mort. 

Ce que l’on sait moins, c’est que Peter Norman, lui aussi, a subi de lourdes conséquences. Pour avoir apporté son soutien à ces deux hommes, il a dû dire adieu à sa carrière qui aurait pu être extrêmement prometteuse.

Quatre ans plus tard, malgré son excellence dans la discipline, il n’est pas sélectionné pour représenter l’Australie pour les Jeux Olympiques de 1972. Il ne sera pas non plus invité pour les JO qui se dérouleront dans son propre pays, en 2000.

Dégoûté, Norman a laissé tomber les compétitions athlétiques, et s’est remis à courir au niveau amateur. En Australie, où le conservatisme et la suprématie raciale avait la peau dure, il a été traité comme un paria, un traître. Sa famille l’a renié, et il n’arrivait pas à trouver de travail à cause de cette image qui lui collait à la peau. Il a travaillé un temps dans une boucherie, puis en tant que simple prof de gym.
Après une blessure mal soignée, il a fini ses jours rongé par la gangrène, la dépression et l’alcoolisme.

Pourtant, Norman a eu pendant des années une chance de se racheter, de sauver sa carrière et d’être à nouveau considéré comme le grand sportif de talent qu’il était : Il a maintes fois été invité à condamner publiquement le geste de John Carlos et de Tommie Smith, de demander pardon, bref de se repentir face à ce système qui avait décidé de l’exclure.

Un simple pardon aurait pu lui permettre de revenir dans la discipline, et plus tard de faire partie des organisateurs des jeux olympiques de Sydney en 20002.  Mais il n’en a rien fait. Norman n’a jamais laissé ses opinions faiblir, et n’a jamais accepté de trahir les deux américains pour se « racheter ».

Avec le temps, Carlos et Smith ont été considérés comme de véritables héros ayant défendu la cause de l’égalité raciale envers et contre tous. En Californie, une statue a même été érigée en hommage à ces deux athlètes aux poings levés…Sauf que l’Australien ne figure pas sur cette statue3.

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Gommé, supprimé de l’histoire et pourtant détesté de tous en son pays, voilà ce qu’il était devenu.  Son absence semble être l’épitaphe d’un héros que personne n’avait remarqué, et que l’histoire n’aura malheureusement pas retenu.

En 2006, Peter Norman décède finalement à Melbourne, en Australie. Pendant des décennies, il a a donc été pour beaucoup « l’homme qui n’a pas levé le poing » tout en étant complètement déconsidéré par son propre pays puis, pire encore, oublié.

À son décès, les deux sprinteurs américains ont tenu à porter son cercueil.CorteX_Norman_Carlos-Smith-6

N’oublions jamais Peter Norman, héros sans gants, effacé de l’histoire, qui n’a jamais cessé de lutter pour l’égalité des hommes.

Pour aller plus loin : le réalisateur et acteur Matt Norman, neveu de Peter, a réalisé et produit un documentaire intitulé Salute (2008) sur les trois coureurs.

L'autobiographie de Dawkins sur la plage

CorteX_An_Appetite_for_Wonder_Dawkins_couvUSJ’ai eu le plaisir de lire cet été (2016) le premier volume de l’autobiographie de Richard Dawkins, An Appetite for Wonder: The Making of a Scientist, (non traduit) qui racontait la vie du scientifique depuis l’enfance jusqu’à l’écriture du célèbre Gène égoïste (The selfish gene) en 1976. Dawkins a toujours cette plume qui enchante, alternant passages croustillants d’humour et exposés scientifiques. J’ai regretté un certain nombre de poésies incrustées dans le texte, probablement parce que mon anglais ne me permet pas d’en saisir les subtilités. N’empêche, cela montre aux tristes sires qu’on peut être un scientifique matérialiste athée et pourtant aimer la poésie.

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Comme j’aime bien fureter, j’ai trouvé le pdf du livre. Comme j’aime bien partager, je voulais le mettre ici (en anglais). Et comme Dawkins n’est pas pauvre, je ne pensais pas le léser (et je vais lui écrire quand même pour le prévenir). Mais… je ne remets plus la main dessus. Je vais farfouiller mes archives, comptez sur moi.

Le deuxième volume de l’autobiographie, Brief candle in the dark: my life in science, a paru en septembre 2015, n’est pas traduit non plus. Je pensais que le titre faisait explicitement filiation avec le bouquin de Carl Sagan The demon-haunted world: Science as a candle in the dark (dont nous avons déjà parlé à propos du Dragon dans le garage) et cela semble le cas, comme il le dit quelque part dans le bouquin. Mais cela aurait pu être aussi un clin d’œil au livre Candle in the Dark: Or, A Treatise Concerning the Nature of Witches & Witchcraft, du médecin anglais Thomas Ady de 1656 (que la Cornell Library met à disposition ici pour les curieux fans de démonologie). Peu de gens connaissent Ady, mais pour qui est friand d’anecdotes, on lui doit entre autres une ancienne dénonciation du pseudo-Latin de la formule Hocus Pocus.1

Bref, dans ce tome, Richard Dawkins continue son autobiographie jusqu’au présent, donne ses idées, et convoque son panthéon, de Darwin à Attenborough, de Medawar à Hamilton, autant de noms qui chanteront aux oreilles des biologistes.
Je n’ai pas la version e-book, mais j’ai la version lue par Dawkins lui-même, en 15 épisodes.

De quoi écouter en effectuant vos tâches ménagères.

Épisode 1. Télécharger ou écouter ci-dessous

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Épisode 9. Télécharger ou écouter ci-dessous

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Épisode 11. Télécharger ou écouter ci-dessous

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Épisode 15. Télécharger ou écouter ci-dessous

 En bonus, voici le texte d’une conférence de Dawkins donnée à la BBC1 le 12 novembre 1996, intitulée Science, delusion and the appetite for wonder (en anglais). Télécharger

La loi de Stigler (qui n'est pas de Stigler)

Oeuvre "Palimpseste" de l'artiste RERO (Allemagne, 2011)
Oeuvre « Palimpseste » de l’artiste RERO (Allemagne, 2011)

En 2013, alors que nous passions nos nuits sur le K, notre projet de manuel sur les thérapies manuelles, qui parut à l’orée de l’année suivante chez les PUG (voir ici), Nicolas Pinsault et moi illustrions la loi de Stigler : « Une découverte scientifique ne porte jamais le nom de son auteur ».

Nous travaillons à l’époque sur un paradoxe statistique appelé paradoxe de Simpson (à venir). En creusant un peu, nous avons constaté que cet effet statistique est notoirement attribué au statisticien Edward Hugh Simpson qui l’exposa en 1951 dans son article The Interpretation of Interaction in Contingency Tables. Pourtant, près de cinquante ans plus tôt, en 1903, George Udny Yule en faisait état1. Aussi Nicolas et moi nous sommes dit : il est légitime de parler désormais du paradoxe de Yule-Simpson. Las ! Farfouillant encore un peu, on se  rend compte que quatre ans plus tôt, en 1899, le paradoxe était déjà découvert par Karl Pearson et son équipe2. Là, nous avons arrêté de creuser.

C’est la confirmation d’une autre loi dite loi de Stigler, du nom de son présumé auteur Stephen Stigler : « Une découverte scientifique ne porte jamais le nom de son auteur ». C’est d’ailleurs le cas de cette loi, que Stigler lui-même attribue à Robert K. Merton3.

Comme l’aurait prétendument dit le mathématicien Alfred North Whitehead, à moins que ce ne soit quelqu’un d’autre, « tout ce qui compte a déjà été dit par quelqu’un qui ne l’a d’ailleurs pas découvert lui-même ».

Cet article est tiré du livre « Tout ce que vous n’avez jamais voulu savoir sur les thérapies manuelles« , pp. 206-207, écrit par Pinsault et Monvoisin, mais il est probable que l’essentiel de ce qui y est écrit a déjà été dit ailleurs, et mieux.

Promenade sceptique dans le paranormal – Henri Broch sur France Culture

BROCH PARANORMAL.jpgHenri Broch, fondateur historique du laboratoire zététique de l’Université de Nice-Sophia-Antipolis, a causé dans le poste avec Stéphane Desligeorges sur France Culture le 9 mai 2016.

Télécharger ici.

Que du grand classique pour les amateurs du genre, et un lexique un peu narquois et « charlatanesque » côté radio, mais ça fait toujours plaisir d’entendre la bonne gouaille du père Henri, sans lequel nous serions assez nombreux à en être encore à jouer avec nos crottes de nez.

Richard Monvoisin

Lecture – Altersciences, d'Alexandre Moatti

CorteX_Moatti_Altersciences Alexandre Moatti, ingénieur chercheur associé en histoire des sciences et des idées à l’université Paris-VII-Denis-Diderot, a commis en 2013 un excellent livre intitulé Altersciences, Postures, dogmes, idéologies.

Voici la présentation qu’en fait son éditeur :

Remise en cause de la théorie d’Einstein, de celle de Darwin, créationnisme et fondamentalismes, cosmologies païennes, mouvements technofascistes, idéologies radicales anti-science… Pourquoi des personnes formées à la science en viennent-elles à adopter une attitude en opposition virulente à la science de leur époque ? Comment mobilisent-elles leur capacité de raisonnement au service de dogmes et d’idéologies sans rapport avec la science ? Peut-on tirer un fil historique entre ces postures depuis la naissance de la science moderne au XVIe siècle ? De nos jours, quel est l’impact sur les rapports entre science et société de ces attitudes, diffusées et multipliées par le canal de l’Internet ?
Rejet de la science contemporaine, de la spécialisation et de l’abstraction mathématique ; appel au bon sens et à une science globale ; vitupération pouvant aller jusqu’à l’invocation de la théorie du complot ; instrumentalisation de la science à des fins idéologiques ou religieuses : voilà les principales caractéristiques des mouvements ou des individus étudiés dans cet ouvrage.CorteX_Alexandre_Moatti

 

David Larousserie en fit un compte-rendu dans les pages du Monde le 17 janvier 2013, intitulé Casseurs de science, une histoire des malsavants, et Podcast science a réalisé dans son épisode 146 du 4 octobre 2013 une longue et excellente entrevue avec l’auteur, à écouter ci-dessous ou dont on peut lire la retranscription ici.

Télécharger.

Pour aller plus loin, on pourra zieuter L’alterscience, une autre forme d’opposition à la science, par Alexandre Moatti – SPS n° 292, octobre 2010.

Bonne lecture.

RM

Les lois de l'attraction mentale – Documentaire

CorteX_la_TeBOyez ! Nos copains de la Tronche en biais préparent un documentaire fait-maison. Comme ils travaillent très bien, sont sympathiques, corrosifs, et aussi sceptiques que la bande de Sextus Empiricus, nous vous enjoignons à sinon contribuer au financement, au moins relayer l’information autour de vous. Le CorteX y participera du mieux qu’il le pourra. Car les lois de l’attraction mentale sont retorses et planquées dans les recoins les plus sombres de notre cerveau, et pour s’en défier, nous serons pas de trop. Et comme le dit souvent Broch, plus on est de fous, plus Henri1.

Voici leur annonce.

Au cours des derniers mois, notre équipe s’est penchée sur un dossier particulier, celui de La Révélation des Pyramides (LRDP). Ce film défend des thèses antiscientifiques au sujet de la conception des pyramides et présente un faisceau de faits triés sur le volet pour accréditer l’idée qu’il existerait un message caché dans les dimensions de la grande Pyramide de Gizeh et dans l’agencement géographique de nombreux sites archéologiques. Les auteurs ont récolté plus de 100 000€ sur Ulule pour financer leur deuxième film…

Nous avons publié sur La Menace Théoriste  plusieurs analyses de ces thèses, et notamment leur histoire. Nous avons également rassemblé autour de nous une équipe de réflexion sur les réseaux sociaux, composée des blogueurs qui se sont intéressés au sujet au cours des dernières années dans le but de partager leurs analyses et de préparer avec nous une émission spéciale de La Tronche en Live au cours de laquelle nous avons reçu Jacques Grimault, qui se présente comme l’auteur des thèses présentes dans LRDP.

Dans le cadre de cette émission, nous avons réalisé rapidement un court métrage de 17 min qui reprend et parodie les méthodes de LRDP afin de les dénoncer. Nous voulons aller plus loin dans ce travail.

 

 

Le documentaire

Nous souhaitons écrire et réaliser un documentaire pour expliquer comment certaines idées peuvent se transmettre de façon virale et de quelle manière elles peuvent séduire les gens au travers de vidéos comme LRDP, Alien Theory ou encore d’autres productions audiovisuelles ; et jusqu’aux diverses propagandes fanatiques que l’on retrouve sur Internet où a lieu, désormais, une part importante du recrutement de ceux qui commettront des actes violents.

 

  • Pourquoi certains discours nous séduisent ?
  • Comment ces discours séduisant sont-ils construits ?

Le film a pour but d’analyser la manière dont ces programmes sont construits, et les raisons pour lesquelles ils suscitent l’adhésion d’un public non négligeable.

À cette fin, nous réaliserons une version améliorée de notre « équateur penché » et nous interrogerons des chercheurs dans toutes les disciplines pertinentes (psychologie, sociologie, archéologie, anthropologie, sciences cognitives, sciences du langage, etc.) afin de décrypter les mécanismes à l’origine de l’attraction qu’exercent ces pseudo-théories sur le cerveau de tout un chacun. Nous comparerons les récits fantasmés avec les versions scientifiquement étayées qu’ils cherchent à concurrencer afin de mettre en évidence les difficultés auxquelles doit faire face une parole qui n’a pour elle que d’être conforme à l’état des connaissances, mais ne saurait jouir des avantages des récits qui flattent complaisamment les intuitions et les idées reçues de leur public.

Le film offrira également une réflexion sur la manière de lutter contre les influences des discours anti-scientifiques et, de manière générale, des discours séduisants… mais faux.

 

  • Propagande. Manipulation. Radicalisation. Dérives sectaires…

On ne lutte pas contre les pseudosciences et la propagande par voie de censure, mais en proposant une offre cognitive concurrente, en produisant un contenu solide, en offrant un regard intelligent qui permet aux individus de se débarrasser de leurs anciennes croyances sans éprouver un manque puisqu’on leur aura proposé des concepts de meilleure qualité pour remplacer ceux qu’ils abandonnent.

 

Livraison prévue en Décembre 2016 (à deux patates près, hein)…

 

Pour les suivre sur les réseaux (non sans avoir lu l‘entrevue avec Thomas VO auparavant)

L'effet cerceau, tautologie ou raisonnement circulaire

On appelle effet cerceau l’erreur logique qui consiste à admettre au début du raisonnement ce que l’on entend prouver par la démonstration que l’on va faire. Le point de départ est quelquefois sous-entendu et l’effet devient ainsi un type de raisonnement circulaire difficile à détecter. Sont présentés ici quelques exemples.

La reconstitution tridimensionnelle du « saint-suaire »

Broch dans son livre le paranormal déconstruit l’un des plus beaux effets cerceau qu’il ait été donné de voir dans le champ zététique. Il est dû à Jackson et Jumper sur le « suaire » dit de Turin :

« Jackson & Jumper ont recouvert d’un drap un volontaire choisi pour sa ressemblance avec l’image du « linceul », puis ils ont mesuré les distances corps-tissu en de nombreux points ; ces données ont ensuite été mises en relation avec les différences de densité relevées sur l’image du « saint-suaire ». Les premiers essais pour reconstituer une représentation en volume de l’ « homme du suaire » montraient une figure humaine assez distordue. Pour en améliorer l’aspect, la disposition de drap sur le volontaire a été changée de manière à affiner le résultat (l’argument était sans doute : après tout, personne ne sait comment ce suaire a été drapé sur un corps dans une tombe en Palestine, il y a presque 2000 ans !). On modifia également, de façon ad hoc, d’autres paramètres de cette fameuse analyse, jusqu’à obtenir une figure offrant un aspect humain, excepté pour une chose : si le visage est ajusté pour un relief normal, le corps apparaît en bas-relief.  Ce que Jackson et Jumper ont démontré, c’est qu’ils peuvent obtenir une bonne corrélation entre la densité de l’image sur le suaire et la distance linge-corps correspondante qu’ils obtiennent quand un modèle humain de la taille appropriée est recouvert d’un linge drapé de manière à optimiser le résultat. » (Mueller MM., 1982, The shroud of turin : a critical appraisal, Skept Inq. 6 (3) p. 92). (…) la « démonstration » de J & J pèche par un côté : elle exige que l’on admette au départ ce qu’elle entend prouver ».

(H. Broch, Le paranormal, 1989, Seuil, pp. 57-58).

La torsion de barres

« Les sempiternelles déclarations, dans toute expérience sur un « sujet psi », visant à faire prendre en compte le fait que le sujet ait échoué lors de tests destinés à déterminer si l’habileté ou la force nécessaire au trucage étaient présentes chez lui. Pour tout bon tordeur (de petites cuillères ou autres ustensiles) dont on veut démontrer l’honnêteté, on trouve des tests de ce type :
a. on admet que M. Tordant ne triche pas (cette « hypothèse » est très souvent sous-entendue !)
b. le pauvre « sujet psi » n’a pas réussi à tordre par sa seule force physique les barres de métal qu’on lui présentait à cet effet,
c. ces barres, par contre, « se » sont tordues lorsqu’il s’est simplement concentré dessus,
d. conclusion : ces barres n’ont donc pu être tordues que par son pouvoir « psi ».
e. re-conclusion : M. Tordant n’est pas un tricheur. »

(P-E. Blanrue, in H. Broch, Au coeur de l’extraordinaire, Book-e-book.com 2001, ouv.cité, pp. 196-197).

L’argument de Dieu

Prémisse 1 : La Bible est la parole de Dieu
Prémisse 2 : La parole de Dieu ne peut pas mentir
Prémisse 3 : La parole de Dieu dit que Dieu existe
Conclusion : Donc Dieu existe

L’argument du Colonel Wilford

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Le colonel Derek Wilford revient ici sur le rôle de ses hommes dans le massacre du Bogside, appelé aussi Bloody Sunday (Domhnach na Fola en irlandais) le 30 janvier 1972 en à Derry Irlande du Nord, lors duquel l’Armée britannique a réprimé sévèrement une marche pacifiste pour les droits civiques, faisant 14 morts et des dizaines de blessés. Extrait de l’émission du 25 janvier 2016 Affaires sensibles, sur France Inter.

(tiré de R. Monvoisin, Pour une didactique de l’esprit critique, 2007, téléchargeable ici).

Pour les facebookiens, youtubers, twittors et gmaileux – Entrevue avec Thomas vO

https://cortecs.org/materiel/pour-les-facebookiens-youtubers-twittors-et-gmaileux-entrevue-avec-thomas-vo/attachment/cortex_dew_on_spider_web_luc_viatour/Bonjour Thomas vO,
le CorteX te connaît depuis quelques années, et t’as vu user tes fonds de culotte lors de permanence de Grésille 1 dans nos locaux. Pour te situer, peux-tu nous dire qui tu es, ton parcours, tes compétences ?

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Je suis professionnellement administrateur systèmes & réseaux, c’est-à-dire que je m’occupe de serveurs (et des applications qui tournent dessus) et de routeurs et switchs (pour que tout ce petit monde puisse communiquer). Je suis actif dans plusieurs associations autour d’Internet et de logiciels libres (au niveau national ou local) et moins actif dans d’autres structures (Réseau salariat, syndicat…). J’ai un diplôme d’ingénieur (généraliste) et un doctorat en systèmes industriels (discipline étudiant la conception, le contrôle, la commande et la mise en œuvre de systèmes intégrés à travers plusieurs spécialités complémentaires). J’ai renoncé à essayer de devenir chercheur devant l’ampleur de la tâche, et me suis ensuite réorienté vers l’administration systèmes & réseaux. Je suis grenoblois depuis fin 2010, et j’ai découvert le CorteX à l’occasion de nos permanences communes avec Grésille.

Peux-tu expliquer pourquoi tu es rétif aux outils actuels les plus utilisés du web ? Est-ce juste une question de goût ? Est-ce juste que tu n’aimes pas Bill Gates et que Mark Zuckerberg t’agace ?

En vrac, voici quelques raisons.

Ce que tu appelles les outils actuels les plus utilisés du web sont généralement de gros silos centralisés, propriétés d’une entreprise privée. Généralement, le modèle économique de ces entreprises est la vente de données personnelles ou de temps de cerveau disponible de « ses » utilisateurs, via de la publicité, à d’autres entreprises ; j’étais déjà très réticent à aller bosser dans le privé pour ne pas enrichir un actionnaire à la sueur de mon front. Mais faire cadeau de ma vie numérique, que ce soit mes données personnelles ou mes productions, comme les photos, etc. — ce qui est stipulé dans les conditions d’utilisation de Facebook — typiquement à des vendeurs de publicité, il n’en est pas question.

Or le point précédent a un corollaire souvent négligé : contre mon gré, mes données personnelles sont analysées et utilisées par ces entreprises, via les contacts que j’ai avec des abonnés gmail (par exemple). Que ces utilisateurs m’obligent à passer sous les fourches caudines des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon & Microsoft, alias les géants du web) sans même qu’ils se posent la question, je leur en veux. Les gens sont relativement conscients des données qu’ils offrent à Google avec une boîte gmail, ils sont moins conscients des données d’autrui qu’ils offrent avec. Je leur en veux d’autant plus que c’est un sujet quasiment impossible à évoquer posément sans passer pour le paranoïaque ou l’emmerdeur de service.

Qu’on te comprenne bien : en quoi un·e de mes camarades sous gmail me fait passer sous des fourches caudines de nos grands mammouths du web ?

Si tu échanges des mails avec lui ou elle, gmail va pouvoir analyser ces mails (ceux que tu envoies et ceux que tu reçois), éventuellement corréler ces données avec l’adresse IP d’où tu envoies tes mails et les recherches qui sont faites sur Google depuis cette IP, et ainsi de suite. Si tu parles régulièrement de barbus avec ton ou ta camarade, il est possible que tu voies arriver des publicités pour des rasoirs lorsque tu navigues sur le web (exemple complètement caricatural).

En termes de neutralité du réseau et de protocoles et standards ouverts, il suffit que ces quelques acteurs ferment le jeu pour obliger le reste du monde à les suivre (deux exemples : le « standard » de fait qu’est devenu le format Microsoft Word, et les « normes » de lutte anti-spam imposées par les gros fournisseurs de mail, en particulier yahoo et gmail. Cette centralisation du réseau (que Benjamin Bayart 2 appelle « minitel 2.0 ») tend à renforcer les positions dominantes, qui sont déjà celles de gros acteurs, et à étouffer toute voix dissidente : les gros points de centralisation sont plus faciles à contrôler, principalement parce qu’ils sont peu, que beaucoup d’acteurs différents. Cette velléité de contrôle peut être le fait de plusieurs entités : états (par exemple, la coupure d’Internet en Égypte en 2011), entreprises ou « puissants ». Plus généralement, les personnes qui contrôlent l’ancien monde, j’entends par là les médias traditionnels, aimeraient avoir le même type de pouvoir sur Internet. Or Internet a justement été conçu pour être résilient et incontrôlable. Permettre un contrôle d’une autorité (politique, financière, ou autre), c’est casser Internet.

Les outils type GAFAM sont gérés par des capitalistes — c’est-à-dire des gens dont l’objectif n’est pas le bien commun, mais l’accumulation des richesses — et même s’ils ont des effets de bord sympathiques sur la liberté d’expression et ce genre de choses, ils constituent aussi un outil de contrôle des populations, ce que la NSA 3 a très bien compris. À travers des dizaines de programmes 4, les agences gouvernementales mettent en place des « accords » avec les géants du web pour profiter des immenses connaissances que la population leur livre sur elle-même (qui connaît qui, etc.).

J’ajoute d’autres points encore.

Je ne trouve pas le format « web » particulièrement pratique à utiliser ; sur une page web, les informations sont souvent mises en valeur d’une façon qui ne me convient pas (pour lutter contre ça, le mode « lecture » de firefox est assez pratique), sans même mentionner la publicité. De plus, la souris (quasiment indispensable sur le web) n’est pas une interface avec la machine très efficace ; elle est simple d’utilisation, mais permet beaucoup moins d’interactions beaucoup moins rapidement que dix doigts posés sur un clavier.

Y a-t-il de simples biais dans l’accès à l’information ? Lesquels ? Y a-t-il d’autres types de dévoiement potentiels ?

Sur la question du biais dans l’accès à l’information, j’ai l’impression qu’il y en a toujours. Par exemple, quand on va lire le Figaro, on sait qu’il y a un biais, et on sait lequel – en l’occurrence, une distorsion de la réalité par le prisme « conservateur libéral néo-gaullien ». Le seul souci quand on tombe sur une page web d’info « au hasard », c’est qu’on ne connaît pas forcément le biais. Du coup, se renseigner pour savoir duquel il s’agit, ça prend du temps : parcourir des articles du site, se renseigner sur l’auteur si c’est signé… Ceci dit, cette réponse concerne le biais dans l’information, pas dans l’accès.

Sur l’accès, j’ai du mal à répondre, ne connaissant pas les réseaux sociaux (si la question porte bien là-dessus). Un biais possible que je vois, c’est que l’on a tendance à rester entre soi, c’est-à-dire à ne consulter que les informations partagées par ses « amis » sans essayer de trouver de nouvelles sources. C’est un biais qui se présente sur le web / Internet 5 aussi, mais de façon moins forte, j’ai l’impression.

Nous pensions au fait qu’une recherche sur un moteur par exemple ne donne pas forcément le même contenu selon si on est connecté à son gmail, par exemple, ou Facebook.

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Oui, c’est juste. Dans la présentation des résultats de la plupart des moteurs de recherche, plusieurs critères peuvent rentre en compte, sans que l’on puisse savoir quel poids a chacun de ses critères :
– la pertinence ;
– les sommes payées (résultats publicitaires) ;
– les résultats que le moteur de recherche estime coller à vos opinions, via toutes les informations collectées sur vous (compte gmail, Facebook, cookies de régies publicitaires,…) ;
– les moyens mis en œuvre par un site pour arriver le plus haut possible dans les résultats de recherche (tentatives plus ou moins fructueuses de contourner les points précédents).
Pour éviter d’autres types de dévoiement, il y a deux axes sur lesquels se baser.

Primo, la neutralité du réseau.
C’est le fait que le réseau soit neutre par rapport à l’information qu’il transporte (ni sa vitesse, ni le fait qu’elle passe ou non, ni son contenu ne doivent être « touchés »). Ce principe fait que nous pouvons avoir confiance dans ce qu’il passe dans les tuyaux : qu’une information émise par un point A est bien reçue telle quelle par un point B… Actuellement, ce point fait l’objet d’attaques, principalement pour des raisons commerciales, comme la publicité ou la revente de données, etc… mais pas seulement. Nous pouvons citer :

  • le blocage : chez certains fournisseurs d’accès à Internet, le port 25 est bloqué pour lutter contre le spam. Or le port 25 permet d’échanger du mail, ce n’est donc pas possible d’héberger un serveur de mail chez ces fournisseurs d’accès ;
  • les conflits commerciaux : qui va payer pour augmenter la capacité d’un lien entre fournisseur d’accès et fournisseur de contenu ? (conflit entre Google, avec Youtube, et Free) ;
  • le changement à la volée de trafic : certains fournisseurs changent les réponses sur les noms de domaine pour orienter vers des sites de publicité si le nom n’est pas déposé.

Secundo, l’acentralisation du réseau.
Quand Internet était tout petit (à l’époque des dinosaures de plus de 35 ans), c’était un réseau acentré : il n’existait pas de centre. Ça permettait à chaque point du réseau d’être le strict équivalent d’un autre point, et donc d’équilibrer les pouvoirs : personne sur le réseau ne pouvait attenter à la libre expression d’un autre point du réseau ou le contrôler totalement. Nous assistons actuellement à une recentralisation sur quelques acteurs (les GAFAM) qui concentrent donc les pouvoirs : ils ont accès à quasiment toute la vie numérique de leurs utilisateurs. Pour éviter que ces points de centralisation puissent prendre trop de pouvoir sur nos données, il vaut mieux faire confiance à de petites entités, qui ne peuvent pas affecter la vie numérique de plusieurs millions (milliards ?) d’utilisateurs.

Petite note en passant : les non-utilisateurs des GAFAM ont aussi tout un tas de données les concernant sur les serveurs de ces entreprises, via leurs échanges de mails (les mails que j’échange avec des abonnés gmail sont stockés et analysés par Google), des photos ; j’ai certainement des amis — dans la vraie vie — qui ont publié des photos de moi sur Facebook, sans que je sois au courant. D’après les conditions d’utilisation de Facebook, ces photos leur appartiennent aussi et l’entreprise pourrait utiliser ces informations (données et métadonnées) pour faire de la publicité par exemple, pour eux-mêmes ou après revente à d’autres entreprises.

Que peut faire un-e étudiant-e qui voudrait se libérer de ces chaînes ? (dans l’ordre crescendo) ?

1) Comprendre les enjeux !

Dans l’ordre :

les enjeux des données : par défaut, un document que je produis devrait rester sous mon contrôle ; il faut donc comprendre où nous stockons nos données, qui peut y accéder,… Faire confiance à Google ou Facebook pour garder nos données est un choix éventuellement acceptable s’il est conscient, et non effectué par défaut. Concomitamment à l’enjeu des données (qui en est le propriétaire, où sont-elles stockées, qui y a accès…) se trouvent les enjeux de vie privée et de formats (le format dans lequel la donnée est stockée est-il ouvert ? C’est-à-dire que le format est décrit dans une « norme » publique : c’est le cas des formats pdf ou libreoffice, ce n’est pas le cas des formats de Microsoft Office) et pérenne : généralement, un format pérenne est ouvert. Un format fermé est généralement propriété d’une entreprise. Que se passe-t-il si cette entreprise ferme ?

les enjeux des logiciels : il s’agit aussi de la confiance potentielle que nous pouvons accorder aux logiciels que nous utilisons : un logiciel libre peut être étudié par tout le monde – moyennant une connaissance technique, mais cette confiance peut être transitive ou déléguée : si quelqu’un n’a pas les moyens techniques de s’assurer du fonctionnement d’un logiciel, il ou elle peut faire confiance à quelqu’un qui a fait cette analyse, ou mandater quelqu’un pour le faire. Nous pouvons vérifier ou faire vérifier qu’il fonctionne comme annoncé ; un logiciel non libre ne peut de toutes façons pas être étudié (sauf procédures compliquées), on ne peut donc pas être sûr qu’il fait bien ce qu’il dit. Comme exemples, nous pourrions citer les nombreuses backdoors, ou portes dérobées, des failles de sécurité introduites volontairement dans des logiciels pour accéder à des informations censées être privées ou le récent cas du logiciel Volkswagen pour contourner les contrôles anti-pollution 6.

les enjeux du réseau : l’excellente présentation aux ateliers de l’information faite par Julien Peccoud, un membre de Rézine bien connu de vos services au CorteX permet de comprendre les enjeux du réseau et du choix d’un fournisseur d’accès, souvent négligé en première approche. Généralement, une fois les enjeux compris, on est prêts à faire des efforts pour se « libérer » — ou on peut consentir, mais en pleine connaissance de cause et en sachant qu’on réduit la liberté des autres, pas que la sienne.

2) Se renseigner : il existe plein d’initiatives pour aider les gens à lâcher leurs chaînes, que ce soit juste par des informations, ou des vrais coups de main.
Au niveau national, on peut citer :

  • La Quadrature Du Net, pour tout ce qui est protection de ses données, de sa vie privée,… Je pense en particulier à ce tract distribué pendant les événements militants comme les « nuitdebout » ;
  • Framasoft, en particulier avec sa campagne « dégooglisons Internet ».

Grenoble fourmille d’associations qu’on peut rencontrer (et donc parler avec des humains, et obtenir de l’aide en pratique) pour commencer à reprendre le contrôle de sa vie  numérique, je peux citer :

  • Grésille, diffusion de savoirs autour d’Internet et fourniture d’outils (boîtes mail, liste de diffusion,…) ;
  • Rézine, fournisseur d’accès Internet associatif ;
  • La Guilde, groupe d’utilisateurs d’informatique libre ;
  • L’ABIL, Ateliers de Bidouille Informatique Libre ;
  • Les ateliers d’informatique libre à la BAF.

3) Les premiers pas, auxquels les associations citées au point 2 pourront aider.

  • Les données et services en ligne : préférer utiliser des services en ligne de petits fournisseurs éparpillés. L’exemple bête qui me vient en tête est le service que rend Doodle ; ce service est assuré aussi bien par Framasoft qui fournit Framadate, que par Grésille qui fournit un outil de sondage. Pour Framasoft comme pour Grésille, le logiciel est le même : c’est un logiciel libre et il est fourni par deux structures différentes, et aucune des deux ne vend de publicité. Elles n’ont donc aucun intérêt à étudier les traces que laissent leurs utilisateurs. La bonne association grenobloise à rencontrer pour parler de ça est Grésille ;
  • Les logiciels : commencer à utiliser des logiciels libres, même sur un poste de travail équipé d’un système d’exploitation propriétaire (Windows, MacOSX, Androïd,…). Pour ça, les bonnes associations sur Grenoble sont la Guilde et l’ABIL. Les logiciels les plus connus, faciles d’accès sont :
    Firefox (navigateur web)
    VLC (lecteur multimédia)
    LibreOffice (suite bureautique)
    Thunderbird (client mail)
    mais si vous cherchez un logiciel pour une tâche spécifique, demandez à la Guilde, ses adhérent·es devraient pouvoir vous renseigner ;
  • Le réseau : choisir son fournisseur d’accès Internet pas seulement en fonction du prix (même s’il est difficile de s’affranchir de ce critère, surtout pour les petites bourses). Pouvoir avoir confiance en son fournisseur d’accès, dans les gens qui s’occupent de technique comme ceux qui s’occupent de l’administratif, cela n’a pas de prix : pour évoquer ces sujets, il faut aller voir Rézine.

Précisons toutefois ceci : généralement, les alternatives aux GAFAM sont moins faciles d’utilisation (en tout cas au début), et nécessitent un changement qui peut être douloureux, comme beaucoup de changements ; il faut en être conscient, et revenir au point 1 pour les baisses de motivation.

Personnellement, je n’ai jamais utilisé de services de GAFAM. J’utilise exclusivement des systèmes d’exploitation et des logiciels libres depuis 2003, et un fournisseur d’accès Internet associatif depuis 2007. Refaire le chemin en sens inverse reviendrait à me ligoter moi-même, au-delà de l’épreuve connue que représente tout changement.

4) Faire un deuxième pas, puis un troisième, puis…

5) Répandre la « bonne » parole, bonne parce que libératrice : expliquer le point 1 à d’autres, puis rejoindre des associations pour aider d’autres à faire ces pas.

Merci à toi Thomas vO. Veux-tu être mon ami sur Facebook ? Aïe ! On plaisantait, on n’a même pas de compte.

Pour aller plus loin, voici une excellente petite conférence introductive de Silvie Renzetti, bibliothécaire de la bibliothèque des sciences de Grenoble, sur la neutralité du réseau.