Sciences politiques et Statistiques – TP Analyse de chiffres sur la délinquance – 1/3

Chiffres et statistiques pleuvent régulièrement dans les nombreux débats sur la délinquance(*), la plupart du temps sans qu’aucune précaution ne soit prise pour replacer ces chiffres dans leur contexte ou pour expliquer ce qu’ils traduisent réellement. Pourtant, ces chiffres, particulièrement difficiles à obtenir aussi bien pour des raisons techniques qu’éthiques, ont un impact très fort sur les représentations que nous nous faisons. Il m’a donc semblé important de faire un bilan de ce qui était vérifié et ce qui ne l’était pas.
Le matériau de base de cet article est le fameux débat entre B. Murat et E. Zemmour chez T. Ardisson.
Une des notions statistiques clés abordées ici est la notion de surreprésentation.

Dans cette première partie, nous nous intéressons à l’élaboration des chiffres de la délinquance.

* Il y a un effet paillasson dans le mot délinquance, ainsi qu’un effet impact à très forte consonnance négative. Délinquance, violence ou insécurité sont en effet souvent utilisés à tort et à travers, comme s’il étaient tous trois synonymes et interchangeables. Pourtant, cela ne va pas de soi (voir l’article de Les Mots Sont Importants) : certains actes délinquants -dans le sens illégaux ne sont pas violents tandis que d’autres actes violents ne sont pas considérés comme de la délinquance. Comme ce mot est ambigu, l’idéal serait de ne plus l’utiliser.


Extrait de Salut les terriens, 6 Mars 2010 :

Retranscription de la fin de la discussion :
B. Murat :
Quand on est contrôlé 17 fois dans la journée, ça modifie le caractère.
E. Zemmour :
Mais pourquoi on est contrôlé 17 fois par jour ? Pourquoi ? Parce que la plupart des trafiquants sont noirs et arabes. C’est comme ça, c’est un fait !
B. Murat :
Pas forcément, pas forcément.
E. Zemmour :
Ben, si.

A la suite de cette émission, E. Zemmour déclare dans Le Parisien du 08.03.2010 :
Ce n’est pas un dérapage, c’est une vérité. Je ne dis pas que tous les Noirs et les Arabes sont des délinquants ! Je dis juste qu’ils sont contrôlés plus souvent parce qu’il y a plus de délinquance parmi eux. Demandez à n’importe quel policier.


Avant-propos

Si le but premier de ce travail est d’analyser ces échanges d’un point de vue statistique, il me semble tout de même nécessaire de commencer par faire quelques remarques :

  • Autorité
    Quelle est la l’expertise de E. Zemmour et B. Murat sur le sujet ? Ont-ils une expertise scientifique c’est-à-dire dépassant le cadre de la simple opinion ? Ont-ils réalisé une étude sociologique sur la question ? Ont-ils réalisé un bilan des connaissances sur le sujet ? Si la réponse est non, il y a de fortes chances qu’ils n’expriment sur ce plateau qu’une opinion personnelle.

Se poser cette question (et aller chercher la réponse) est essentiel pour déceler d’éventuels arguments d’autorité.

  • Source de l’information – Le témoignage
    Quelles sont les sources des deux protagonistes ?
    Pour B. Murat, on ne sait pas.
    Pour E. Zemmour, n’importe quel policier. Mais n’oublions pas ce proverbe critique (ou facette zététique) : un témoignage, mille témoignages, ne font pas une preuve. Le fait que mille personnes assurent avoir vu des soucoupes d’extra-terrestres n’est pas une preuve de leur existence.
  • Prédiction auto-réalisatrice
    Les propos d’E. Zemmour constituent une prédiction auto-réalisatrice. Considérons en effet qu’un délinquant est quelqu’un qui a été qualifié comme tel après avoir été arrêté par la police et acceptons momentanément les prémisses d’E. Zemmour :(a) La plupart des trafiquants sont Noirs et les Arabes
    (b) Le contrôle d’identité est efficace pour détecter des trafiquantsSi une majorité de policiers pensent que la phrase (a) est vraie, ils tendront à contrôler plus les Noirs et les Arabes. Et si la phrase (b) est vraie, ils tendront à trouver, de fait, plus de délinquants Noirs et Arabes. Ils conforteront ainsi les dires d’E. Zemmour. Le fait que les policiers trouvent plus d’Arabes et de Noirs peut donc être une conséquence, et non seulement une cause, du nombre de contrôles accru.
  • Plurium interrogationum, essentialisation et effet cigogne
    Dans la dernière partie de ce travail, nous discutons du sens et de la validité statistique de la phrase Il y a plus de délinquance chez les Noirs et les Arabes, mais nous n’aborderons pas une autre prémisse qui, même si ce n’est pas l’intention de l’auteur, est très souvent entendue dans cette même phrase : Les Noirs et les Arabes sont plus délinquants (par essence) que les Autres.
    L’analyse de cette prémisse, ou plus exactement du raisonnement « Il y a plus de Noirs et d’Arabes en prison ; on peut en déduire que les Noirs et les Arabes sont plus délinquants que les non-Arabes et les non-Noirs » fera l’objet d’un TP à part entière. C’est un bel exemple d’effet cigogne.
    En attendant, vous pouvez lire un article sur ce sujet dans le livre Déchiffrer le monde de Nico Hirtt, intitulé Méfiez-vous des grandes pointures ; il y est expliqué comment d’autres variables sont corrélées, tout autant que la variable « être Noir ou Arabe », à la fréquentation des prisons : pauvreté économique mais aussi niveau scolaire faible, avoir des parents analphabètes ou… avoir de grands pieds – nous laissons soin au lecteur de trouver une raison à cette dernière observation. Ce dernier exemple permet de mesurer à quel point une corrélation interprétée sans précaution comme une causalité peut se révéler être un non-sens total.


Que représentent les chiffres de la délinquance ?

B. Murat comme E. Zemmour s’appuient sur des chiffres pour étayer leurs propos et placent ainsi le débat dans le domaine des statistiques. Ils ont tous les deux beaucoup d’assurance et s’expriment comme si les chiffres allaient de soi et étaient connus de tous.
Or, quand des chiffres sont avancés pour étayer un argumentaire sur la délinquance, il est parfois très difficile de comprendre de quoi l’on parle exactement, ce que l’on aurait voulu dénombrer et ce que l’on a vraiment compté.
D’ailleurs, les organismes qui produisent ces chiffres précisent et décrivent très minutieusement ce qu’ils ont dénombré exactement ; leurs chiffres sont à prendre pour ce qu’ils sont, et non pour ce qu’on voudrait qu’ils soient.

Voici quelques citations parmi d’autres issues de la description de la méthodologie utilisée par la Direction Centrale de la Police Judiciaire pour réaliser le rapport intitulé Criminalité et délinquance constatées en France (2007).

  • Que choisit-on de compter pour décrire la criminalité et la délinquance en France ?

    Page 12 :
    B – LA REPRÉSENTATIVITÉ DES STATISTIQUES
    Que représentent les statistiques de la criminalité et de
    la délinquance constatées par les services de police et les unités de gendarmerie ? Autrement dit, quelles en sont les limites dans le champ des infractions ?
    1 – LE CHAMP DES STATISTIQUES
    Il
    ne comprend pas les infractions constatées par d’autres services spécialisés (Finances, Travail…), les contraventions, les délits liés à la circulation routière ou à la coordination des transports.
    La statistique ne couvre donc pas tout le champ des infractions pénales. Elle est limitée aux crimes et délits
    tels que l’opinion publique les considère. Elle correspond bien à ce que l’on estime relever de la mission de police judiciaire (police et gendarmerie).
Tri sélectif de données : on peut constater un premier tri sélectif des données. Ne sont comptés que les crimes et délits constatés. On sait cependant que dans certains cas, les victimes n’osent pas parler, comme par exemple les victimes de viols, les hommes et les femmes battus ou le harcèlement au travail…Opinion publique pour légitimer un second tri sélectif :

on peut également se demander qui est l’opinion publique et le on qui définissent si clairement ce qu’est ou non une infraction pénale. Et quelles sont les bases qui permettent à l’auteur du rapport d’affirmer que l’opinion publique ne considère pas comme infraction relevant du pénal des infractions au droit du travail, ou les circuits financiers clandestins, le blanchiment d’argent, voire le financement du terrorisme(*), qui relèvent du service TRACFIN du ministère des finances. Un deuxième tri sélectif des données est opéré.

* Le mot terrorisme est un mot qui mériterait un travail à part entière : effet paillasson et effet impact démultipliés.
  • Plus précisément, comment sont créées les variables statistiques (ici, les désignations de tel ou tel délit) ?
Page 13 : 2 – LE RAPPORT DES STATISTIQUES À LA RÉALITÉ
Il n’y a pas de criminalité « en soi » mais des comportements désignés comme illicites par la collectivité. Tout naturellement, ces
comportements sont alors dénombrés à partir des « désignations » que constituent les procédures judiciaires. Un comportement illicite non « désigné » aux autorités judiciaires n’est donc pas pris en compte.
 
« comportements désignés » : par qui ? – Comme illicites : donc en vertu d’une loi, qui peut changer. L’adultère, par exemple, n’est plus puni pénalement depuis 1975.
par la collectivité : qui est la collectivité ? Comment s’exprime-t-elle ?
Au regard des trois derniers points, le Tout naturellement semble pour le moins incongru ; d’autant plus quand, dans la phrase précédente, il est explicitement dit Il n’y a pas de criminalité « en soi ». Il semble donc, au contraire, que la désignation des délits relève d’un choix : il est décidé que l’on comptera un acte comme délit s’il peut être désigné par une des procédures judiciaires répertoriées au préalable, cette liste étant décidée par la collectivité. Et ce choix peut évoluer. Rien de naturel donc.

  • Comment interpréter la variation d’une variable ?
Page 13 : Par ailleurs, il faut noter que le nombre de faits constatés peut s’accroître ou diminuer selon l’importance des moyens mis en oeuvre pour combattre un phénomène (comme par exemple la toxicomanie) ou à la suite de variation dans le mode de sanction des infractions (par exemple, la dépénalisation en 1991 des chèques sans provision d’un faible montant).
Effet cigogne : ce qui se dit ci-dessus permet de prédire une floppée d’effets cigogne dans les médias, lors de repas dominicaux ou sur les terrasses de cafés : la variation d’un chiffre ne reflète pas nécessairement la variation du nombres de délits effectifs mais peut refléter une hausse des moyens mis en oeuvre pour le combattre. C’est un biais très sérieux. Par exemple, plus il y a d’agents sur le terrain pour mesurer la vitesse des automobilistes, plus il y a d’excès de vitesse constatés. Il n’est absolument pas possible d’en conclure qu’il y a de plus en plus de chauffards.
Vous repèrerez quasiment tous les jours des effets cigogne à ce sujet dans vos médias préférés.
  • Comment sont produites les données ?
Page 13 : 3 – LA QUALIFICATION DES FAITS
[…] Chaque fait à comptabiliser est affecté à tel ou tel index de la nomenclature de base en fonction des incriminations visées dans la procédure. Naturellement, il ne s’agit que d’une qualification provisoire attribuée par les agents et officiers de police judiciaire en fonction des crimes et délits que les faits commis ou tentés figurant dans les procédures sont présumés constituer. Seules les décisions de justice établiront la qualification définitive, quelques mois et parfois plus d’une année après la commission des faits. Or, il ne saurait être question d’attendre les jugements pour apprécier l’état de la criminalité, de la délinquance et de ses évolutions.
 
Effet paillasson : une fois les variables créées, il est explicitement dit que, par manque de temps, il n’est pas possible d’attendre une désignation définitive des faits, ce qui rajoute un biais. Comment, en effet, s’assurer que la qualification des faits par un agent de police est celle qui sera retenue par la suite ? D’autant plus que l’agent n’est pas un observateur neutre, la qualification des faits pouvant influencer sa propre évaluation par ses supérieurs ; il est alors envisageable que cela puisse modifier, même de manière involontaire, son évaluation de la situation. Par ailleurs, rien n’assure que la personne poursuivie pour ce crime ou ce délit sera jugée coupable.
  • Conclusion
  • Tris sélectifs et invocation de l’opinion publique pour définir ce qui constitue un acte de délinquance, non indépendance des variables « nombre de délinquants » et « nombre d’agents luttant contre la délinquance », relevé des données biaisé : ces chiffres sont à utiliser avec de nombreuses précautions.
      G.R.

Cliquez ici pour la lire la 2ème partie.

CorteX_Magazine_Sante

Janvier 2011 Le CorteX sur France 5 – Magazine de la santé

L’équipe de Magali Cotard est venue suivre un cours de Richard Monvoisin sur l’homéopathie à l’université de Grenoble en octobre 2010.

CorteX_Magazine_SanteLe mardi 11 janvier 2011, le documentaire « L’homéopathie : mystère et boules de sucre » est diffusé à 20h35, dans la catégorie Enquête de santé du Magazine de la santé de Marina Carrère d’Encausse et Michel Cymes.

Y apparait Richard Monvoisin, dans le cadre de son cours « Zététique & autodéfense intellectuelle » à la Direction des Licences Sciences et Techniques de l’Université Joseph Fourier, Grenoble. Cet enseignement était consacré à l’analyse critique des pseudomédecines, et au cas particulier de l’homéopathie. corteX homéopathie

La petite histoire :

« Après avoir passé un peu de temps au téléphone avec Magali Cottard pour donner quelques éléments pour leur trame, j’ai accepté que son équipe vienne dans mon cours sur le campus, ce qu’ils ont fait. Le caméraman, le preneur de son et la journaliste ont écouté les deux heures d’enseignement en amphithéâtre et, tenant leur engagement, ont débattu avec les étudiants sur le sujet du rôle des médias dans le colportage de fausses informations (sujet récurrent des cours précédents).

Avec les étudiants, l’idée était de leur faire vivre un tournage de 2h30 au total, qu’ils voient ce qu’il en reste après montage et en fassent une analyse. J’ai par contre , certainement pour en avoir trop décortiqué, une très grande méfiance vis-à-vis des plateaux TV ; aussi ai-je décliné l’invitation qui m’était faite de venir débattre en direct à Paris. J’ai l’impression (peut-être fausse) que ce sont moins les théories valides que les beaux parleurs qui gagnent de tels débats. C’est l’ami Florent Martin, de l’Observatoire Zététique, qui finalement y représentera le regard sceptique.« 

A décortiquer : Le professeur Montagnier et la “mémoire de l’eau”

Voici un article du blog Le Monde, envoyé mi-décembre 2010 par notre talentueux ami François B. et qui soulève à nouveau la question de ladite mémoire de l’eau. Nous n’avons pas eu le temps de la décortiquer. Le ferez-vous pour nous ?

07 décembre 2010


Le professeur Montagnier et la “mémoire de l’eau”

Le codécouvreur du virus du sida et Prix Nobel de médecine 2008 a été recruté par une université chinoise. Luc Montagnier va diriger une équipe de chercheurs au sein du département des sciences de l’université Jiaotong de Shanghaï. A 78 ans, c’est la deuxième fois que le chercheur s’exile. La première fois, c’était à ses 65 ans, quand il a dû prendre sa retraite de l’université française. En lisant les commentaires postés ça et là sur le Web, beaucoup de gens rappellent cet épisode, mais peu de souviennent de son peu glorieux soutien à une théorie jamais prouvée : la mémoire de l’eau.

Le principe de l’homéopathie. Le professeur Montagnier, à de nombreuses reprises, pris la défense de cette théorie et de celui qui en fut à l’origine, Jacques Benveniste. La théorie de la mémoire de l’eau, si elle avait été avérée, aurait expliqué le principe de l’homéopathie. Rappelons-le brièvement : un remède homéopathique s’obtient en diluant maintes fois ce que la discipline considère comme le principe actif du remède. Par exemple, la fiche technique du Diaralia des laboratoires Boiron indique que ce remède, censé soigner les diarrhées, contient de l’“arsenicum album, 9 CH“.

9 CH ? CH signifie centésimale hahnemannienne, du nom du père de l’homéopathie, Samuel Hahnemann. Cette valeur indique la dilution du principe actif, en l’occurrence un dérivé de l’arsenic. La quantité d’arsenic utilisée a subi 9 dilutions successives. En clair, il reste un milliardième de milliardième (10-18) de la quantité de départ, ce qui correspond, peu ou prou, à un mètre cube d’eau dilué dans l’ensemble des océans de la planète. Dans le médicament final, il ne reste pas grand chose du “principe actif”, voire rien du tout si la dilution est supérieure à 12 CH. Comment explique-t-on alors le principe de l’homéopathie ? Vaste question.

La mémoire de l’eau. Dans les années 1980, on avait cru pouvoir l’expliquer grâce à cette théorie de la “mémoire de l’eau” chère au professeur Montagnier. Ce fut l’une des plus belles controverses scientifiques de la fin du XXe siècle.

Pour faire (très) court, le Français Jacques Benveniste a publié dans Nature, en 1988, une étude expliquant que l’eau gardait une “mémoire” des composés avec lesquels elle a été en contact. Cette étude validerait donc les principes de l’homéopathie. Et Benveniste lui-même se rendait compte de la portée de ses travaux, comme il l’écrivait dans Le Monde du 30 juin 1988 :

“Les résultats de notre recherche imposent à tous, et surtout à la communauté scientifique, un considérable effort d’adaptation. Il s’agit d’entrer dans un autre monde conceptuel. Le changement de mode de pensée n’est pas moins grand que lorsqu’on est passé avec la Terre de la platitude à la rotondité. (…)

Les études que nous présentons montrent l’existence d’un effet de type moléculaire spécifique en l’absence de molécule. La procédure utilisée s’apparente à celle qui ferait agiter dans la Seine au pont Neuf la clé d’une automobile puis recueillir au Havre quelques gouttes d’eau pour faire démarrer la même automobile, et pas une autre. On comprend dès lors les réticences, voire l’agressivité, au nom de la déesse Raison, des adversaires de ce type d’expériences.”

Ces travaux ont immédiatement été très critiqués et Benveniste soupçonné de conflit d’intérêt, de légèreté, voire même d’avoir bidonné ses résultats. D’autres doutaient que ces expériences soient reproductibles, condition sine qua none de recherches dignes de ce nom. Nature a tenté de reproduire ces travaux. En vain. Dans un papier titréHigh dilution” experiments a delusion, les scientifiques concluent que cette expérience n’est pas reproductible.*

Benveniste, “un nouveau Galilée”. La page de la mémoire de l’eau est tournée depuis plusieurs années et rares sont ceux qui la défendent encore. Mais régulièrement, le Pr Montagnier prend la défense de Benveniste. Et il dit même de lui que c’est un “nouveau Galilée” ; un lieu commun quand on parle d’une personne que l’on pense être un génie incompris…

Une des dernières fois où le professeur Montagnier a tenté de réhabiliter la mémoire de Benveniste, c’était dans le 7-9 de France Inter, en mai, consacré à ceux qui ont passé leur vie à “être en contre”.

Peu bousculé par un Stéphane Paoli qui ponctuait les phrases de Montagnier par d’horripilants “bien sûr”, Montagnier a rendu hommage à ce “grand chercheur” :

“Pour moi Jacques Benveniste est un grand chercheur, comme vous avez dit, et c’est vraiment scandaleux la façon dont il a été traité. Il est mort comme vous savez en 2004, on peut dire épuisé par toutes ces luttes, et je crois qu’un jour prochain, il sera complètement réhabilité. (…) Les biologistes en sont restés encore à Descartes. Descartes, l’animal machine, les rouages, les engrenages… Or, après Descartes, il y a eu Newton, la gravité, une force qui se transmet à distance, il y a eu Maxwell, et la découverte des ondes électromagnétiques, donc tout ceci les biologistes l’ignorent totalement. Les biologistes actuels, biologistes moléculaires, imaginent les contacts entre les molécules par des contacts physiques n’est-ce pas alors que les molécules, c’est ce que disait Benveniste, peuvent correspondre également à distance. Donc c’est une révolution mentale et ça prend du temps.”

Les biologistes qui en sont “restés à Descartes” ont dû apprécier le jugement de leur pair… Montagnier tente désormais de reprendre le flambeau des recherches de Benveniste (lire le résumé du professeur Alain de Weck, qui a côtoyé les deux hommes).

On verra s’il arrive à de meilleurs résultats que Benveniste dans son nouveau laboratoire chinois.

[On peut réécouter l’émission en .ram, format bien peu commode, en suivant ce lien (après 1 h 42) ou en lire le transcript fait par… l’association Jacques Benveniste pour la recherche.]

* Cette explication est issue d’un précédent billet sur l’homéopathie. Billet qui avait suscité de vifs échanges dans les commentaires. L’un de ces commentaires, de notre camarade du C@fé des sciences, le Dr Goulu, liait vers un de ses propres billets où il rappelait qu’il est “absolument certain que chaque fois que vous buvez un verre d’eau, vous ingérez des milliers de molécules d’eau bues en de grandes occasions par des gens célèbres, car le nombre de molécules dans un verre d’eau est incroyablement grand”. Une autre version de cette réflexion, par Paul-Emile Victor : “L’eau que vous buvez a été pissée six fois par un diplodocus.” Je vous laisse imaginer les implications si la théorie de la mémoire de l’eau était vraie…

Photo : AFP/THOMAS COEX

http://sciences.blog.lemonde.fr/2010/12/07/le-professeur-montagnier-et-la-memoire-de-leau/

CorteX_Bricmont

Entrevue – Outillage critique de Jean Bricmont

Nous avons reçu Jean Bricmont à Grenoble le 3 décembre 2010, et l’avons séquestré dans la cave du Tonneau de Diogène, avec la complicité de Geneviève Journault la libraire. Nous lui avons posé une rafale de questions, dans une ambiance de taverne. On y trouvera de la philosophie des sciences, de l’histoire des idées, de l’épistémologie, de la science politique et de la science historique, avec les débats moraux que cela implique.

Cliquez sur chaque catégorie de question pour voir les vidéos.

Philosophie, histoire des idées

  • Comment définis-tu le relativisme cognitif, et en quoi est-ce une erreur ?
  • Qu’est-ce qu’on appelle le post-modernisme, ou POMO, et en quoi est-ce une impasse ?
  • Le relativisme cognitif est-il une spécificité française ?

Physique quantique et implications philosophiques

  • Quelles sont les trois ou quatre plus récurrentes bêtises que tu entends sur le monde quantique ?
  • Peux-tu tirer un bilan de l’affaire Sokal, 15 ans après ?

Science politique, science historique, liberté d’expression

  • Quel lien fais-tu entre ton travail scientifique et tes engagements politiques ?
  • Quels sont tes partenaires dans cette démarche, outre Chomsky ?
  • Science politique, science historique : loi Gayssot et lois mémorielles

Interview & Montage, Richard Monvoisin.

Merci à Nicolas Gaillard, Anaïs Goffre, Eric Bevillard, Olivier Dufour et Geneviève Journault.

Article à analyser : une jeune Croate sort du coma en parlant couramment allemand ?

Qu’en est-il des fantasmes sur les comas ? Les cas comme celui présenté ci-contre sont-ils réels ? Devant les dérives interprétatives, comme dans l’affaire Rom Houben, il convient d’être prudent devant les déclarations fracassantes des médias, comme celle du 22 avril 2010, dans Le Monde
Objectif : détecter les rhétoriques, raccourcis, scénarisations, arguments d’autorité, puis comparer l’étude en question et l’article qu’en tire le journal. Sommes-nous vraiment devant un vrai phénomène ? Nous vérifierons la « transposition médiatique » de ladite découverte quand nous trouverons le temps.
Ecrivez-nous pour toute suggestion.

Une jeune Croate sort du coma en parlant couramment allemand

Le cerveau humain est encore très loin d’avoir livré tous ses secrets. Une adolescente croate de 13 ans, hospitalisée à l’hôpital de Split mi-avril, a perdu conscience durant vingt-quatre heures pour se réveiller, en parlant couramment allemand. Ce qui a stupéfié son entourage et l’équipe médicale. La collégienne venait tout juste de débuter l’apprentissage de la langue de Goethe à l’école. Elle cherchait à l’assimiler rapidement en lisant des ouvrages ou en regardant la télévision allemande.

« Depuis, elle ne communique qu’en allemand et pas en croate même si elle le comprend. Elle répond à toutes les questions dans un allemand trop riche pour une fille de son âge et de son niveau d’instruction », selon plusieurs soignants cités, sous couvert d’anonymat, par le journal croate Slobodna Dalmacija. « Après une perte de conscience ou un coma, on ne sait jamais comment le cerveau va réagir et ce qui va s’activer en premier. Mais, elle commence à parler croate, maintenant », a déclaré il y a quelques jours à la presse locale Dujomir Marasovic. Depuis, le directeur de l’établissement refuse de s’exprimer publiquement sur le sujet évoquant la protection du secret médical.

« COMME UN MAGNÉTOPHONE »

Ce cas suscite interrogation et perplexité chez les spécialistes. Ils admettent, seulement, connaître le phénomène de patients qui se réveillent du coma en parlant une langue apprise plutôt que leur langue maternelle. « C’est rare mais cela arrive. En vingt ans de carrière, j’ai soigné cinq patients français qui se sont réveillés en parlant anglais », raconte Philippe Azouri, neurologue à l’hôpital de Garches, en région parisienne. Il suffit que la zone qui s’active lorsque le sujet utilise sa langue maternelle soit endommagée, pour qu’une autre région du cerveau, utilisée lorsque le sujet parle une langue apprise, prenne le relais.

Et l’adolescente croate a bien dû apprendre l’allemand même sans en avoir conscience, selon Mijo Milas, neuropsychiatre et expert judiciaire à Split : « Son cerveau a, sans doute, ingurgité davantage de connaissances en allemand que ce qui apparaissait à la surface. Elle a dû assimiler, un peu comme un magnétophone en mode enregistrement, davantage que ce qu’elle avait été capable de reproduire consciemment. »

Loin d’être un « miracle », ce cas pourrait simplement illustrer l’existence de capacité d’apprentissage non-consciente. Les scientifiques, qui commencent à s’y intéresser, se sont méfiés longtemps du phénomène. Aujourd’hui, ils admettent que ce n’est pas de la science-fiction mais une réalité. Ce qui n’étonne qu’à moitié Henriette Walter, linguiste réputée. « Un de mes anciens étudiants avait entendu sa famille parler le dialecte breton toute son enfance. Lui avait interdiction de le faire et devait s’exprimer exclusivement en français. Pourtant, à 24 ans, il s’est mis à parler couramment breton. »

ÎLOTS DE « CAPACITÉ COGNITIVE »

Des études récentes ont montré que la perception, la mémorisation et l’utilisation des informations qui parviennent du monde extérieur, sont en grande partie effectuées de manière non-consciente. « Pour le flux permanent d’informations que nous traitons en permanence, l’accès à la conscience est plus une exception qu’une règle », analyse Stein Silva, chercheur en neurologie à l’Inserm de Toulouse. « Je prendrais un exemple de la vie courante : la conduite automobile. Une quantité importante d’informations visuelles sont perçues et intégrées pour permettre la mise en place de comportements automatiques, en dehors de la focalisation de l’attention et de l’émergence des processus conscients. »

Autre exemple : des études sur la perception des visages ont montré que le cerveau humain est capable de détecter les états d’âme des personnes rencontrées. « Si je pénètre dans une pièce en percevant sans en être conscient l’hostilité que je suscite, j’adopte mon comportement en fonction », poursuit M. Silva. Le chercheur explique que la mémoire et l’apprentissage sont en partie dissociés du niveau de conscience. Son équipe vient de prouver que même le cerveau des patients dans le coma, est loin d’être au repos. Des îlots de « capacité cognitive » continuent d’exister.

Certains peuvent percevoir des sons, des mots ou des phrases donc poursuivre un processus d’apprentissage. Le développement des nouvelles technologies devraient permettre aux chercheurs, dans les années qui viennent, de mieux comprendre les capacités fonctionnelles du cerveau humain.

Mersiha Nezic

Objectif : détecter les rhétoriques, raccourcis, scénarisations, arguments d’autorité, puis comparer l’étude en question et l’article qu’en tire le journal. Sommes-nous vraiment devant un mystère levé ? Nous vérifierons la « transposition médiatique » de ladite découverte quand nous trouverons le temps. Ecrivez-nous pour toute suggestion.

Deus ex machina

Deus ex machina : locution latine signifiant « dieu issu de la machine ».

 Les médias ont tendance à « déhistoriciser » ou désyncrétiser les connaissances. Déhistoriciser, c’est en gros gommer toute l’histoire de la construction du savoir connaissance. Désyncrétiser, c’est cacher les cheminements, les hésitations, les errements, c’est présenter le résultat, par exemple E=mc2 comme un cri de génie venu du plus profond d’un cerveau parfait. Un peu comme lorsque le gamin que j’étais trime pendant des heures sur une énigme, trouve la solution et vient raconter à tout le monde qu’il lui a fallu moins d’une minute.

En vulgarisation des sciences, nous dénonçons la désyncrétisation, ou déhistoricisation des connaissances, le fait d’extraire les informations sans les inscrire dans le processus humain qui amène à leur découverte. Du fait que le phénomène ou que la découverte apparaît sans cause apparente, ils deviennent très facilement interprétables en terme de destin, de fatalisme, de faveur ou de défaveur des dieux. La présentation de l’événement comme le fruit, dans le théâtre du monde, d’un Deus ex machina qui conduit tout en fonction de ses desseins secrets.

D’une part, ça ne montre pas du tout comment la méthode scientifique fonctionne, par essai, par erreur. D’autre part, ça appuie l’idée qu’il y a des gens qui ont la « bosse » des sciences (comme à l’époque de la phrénologie, en 1820), ou qui sont des purs êtres de lumière, nés pour ça – comme si on naissait pour quelque chose. Dans les deux cas, cela contribue à éloigner le quidam de la démarche scientifique. On entretient  le « eurêka », le mythe de la « création spontanée » de savoir sans trace de la moindre hésitation, de la plus infime goutte de sueur ou soupçon de doute.

Les journalistes font régulièrement la même chose en science politique. L’exemple le plus frappant en 2010 fut certainement la « malédiction » d’Haïti.

Haïti : La malédiction. Avec le tremblement de terre en Haïti, la nature semble s’acharner avec une terrible cruauté sur l’un des pays les plus pauvres et les plus vulnérables de la planète. (…) Le Figaro, 13 janvier 2010, Pierre Rousselin.

Haïti, la malédiction.  C’est un pays dont la naissance sonnait comme une promesse universelle, et qui semble depuis plus de deux siècles condamné au malheur (…). Le Monde, 14 janvier 2010, Jérôme Gautheret.

La malédiction, le sort, la condamnation au malheur, autant de techniques sémantiques pour effacer les raisons sociopolitiques qui ont fait que Haïti soit resté si pauvre. Marines, Armée française, coups d’état, dépôt de président, spoliations, tout cela nous fait une belle malédiction que même la plus hideuse des momies n’aurait osée lancer sur un pays.

Le journalisme en panne de talent invoque, comme dans les vieilles tragédies d’Horace, un Deux ex machina, un dieu qui intervient dans le cours des humains et vient d’un doigt noueux fourrer le pli des fesses des populations pécheresses. Finalement, avec ces titres de journaux, on n’est pas bien loin des anathèmes de Pat Robertson, qui voit dans le 11/9 une punition divine, et dans l’ouragan Katrina une conséquence d’une trop grande libéralité en matière de gay-pride et d’avortement.

Vous m’arrêtez si je me trompe, mais j’ai tendance à penser que la malédiction est à la science politique ce que le blanchiment d’argent est à la finance, un savant mélange d’enfarinage de connaissance, de théorie du complot et de théologie à la mords-moi la quenelle.

Richard Monvoisin


1 Voir le concept de Good-enough Mother, dans Winnicott, La mère suffisamment bonne, 2006.

2 Bettelheim était convaincu, alors même que les preuves s’accumulaient contre sa théorie, que l’autisme n’avait pas de bases organiques mais était dû à un environnement affectif et familial pathologique. Voir Bettelheim, la forteresse vide, l’autisme des enfants et la naissance du moi, 1969. Pour un début de critique, voir Hacking, Philosophie et histoire des concepts scientifiques, sur le site du Collège de France, p. 391. Pour aller plus loin, lire Pollack, Bruno Bettelheim ou la fabrication d’un mythe (2003). Un autre trop rare livre critique de Bettelheim est également paru sous la plume de Peeters, La forteresse éclatée (1998).

CorteX_diaporama_militant_argument_base_sur_scenarii_du_COR

Sciences politiques – Atelier Analyse d’arguments fallacieux sur les retraites

Nous proposons dans cet atelier une analyse critique de plusieurs arguments souvent invoqués dans les discussions ou les débats sur la réforme des retraites actuelle (2010).
Nous ne prétendons pas être exhaustifs, nous avons seulement recensé plusieurs arguments avancés par les uns ou par les autres, et proposons pour chacun d’eux d’en relever certains biais.
Le sujet évoqué – la réforme du système de retraites – est très politique, mais une analyse scientifique de ces arguments ne doit pas l’être. Notre but n’est donc pas de convaincre qu’il faut soutenir le gouvernement dans sa réforme ou au contraire qu’il faut descendre dans la rue pour s’y opposer ; il est simplement de tester la validité des arguments avancés pour permettre à chacun de se faire sa propre opinion sur ce sujet.
Attention : comme me l’a fait remarqué un lecteur attentif que nous remercions sincèrement, des erreurs se sont glissées dans cet article. Elles sont signalées par une étoile et commentées.

Avant de démarrer : Les mots sont importants 

Vous ne pourrez probablement pas rester « neutres » ou « objectifs » : à partir du moment où vous choisissez d’utiliser un mot plutôt qu’un autre, vous aurez pris parti, même malgré vous. Avant de commencer, il est bon de rappeler ce fait essentiel à votre public, pour qu’il s’empresse de l’appliquer sur vos propres propos.
Pour exemple, nous avons recueilli plusieurs définitions des expressions « système de retraites par répartition » et « système de retraites par capitalisation ». L’intérêt ici n’est pas de discuter de la pertinence de telle ou telle définition, mais plutôt de mettre le doigt sur le fait que la manière dont on définit l’un ou l’autre système peut avoir une grande influence sur l’idée que l’on se fait de son efficacité/légitimité/viabilité… 

Retraites par répartition :
Définition 1 (solidarité) : les actifs payent des cotisations qui ne contribueront pas à payer leurs propres retraites (comme dans la capitalisation), mais qui servent immédiatement au paiement des pensions des retraités. On parle ainsi de « solidarité inter-générationnelle », et de solidarité collective.

Définition 2 (aucun droit) : les cotisations basées sur les revenus professionnels de travailleurs actuels sont immédiatement utilisées pour financer les pensions des retraités. Les versements effectués par un travailleur au cours de sa vie ne sont pas directement liés au montant de la pension de retraite qu’il recevra. Chaque actif prend en charge une quote-part des retraités du moment, et sera (théoriquement, si le système existe toujours lorsque le temps viendra) pris en charge lui-même par les cotisants futurs, mais selon les conditions du moment. Dans cette logique, le cotisant d’aujourd’hui n’a aucun droit réel.

Définition 3 (salaire continué) : les retraités qui sont en bonne santé et dont le niveau des pensions est suffisamment élevé ne sont pas inactifs ; ils ont un jardin potager, s’occupent de leurs petits enfants, prennent part à l’activité politique ou associative locale, lisent, peuvent prendre le temps pour réfléchir ou pour échanger… Les retraités ne se sont donc pas retirés du monde économique, les retraites ne doivent donc plus s’appeler retraites mais pensions, et l’on peut penser la pension comme un salaire, un salaire continué, mais sans emploi, c’est-à-dire sans contrepartie d’une activité prédéfinie. 

Définition 4 (charge) : les retraites par réparition sont payées (sous-entendu sont une charge) par les générations suivantes.


Retraites par capitalisation :
Définition 1 (épargne individuelle) : Dans un régime de retraite par capitalisation , les actifs d’aujourd’hui épargnent en vue de leur propre retraite.

Définition 2 (épargne+rentabilité): Dans un régime de retraite par capitalisation , les actifs d’aujourd’hui épargnent en vue de leur propre retraite. Les cotisations font l’objet de placements financiers ou immobiliers, dont le rendement dépend essentiellement de l’évolution des taux d’intérêt.

Définition 3 (garantie de revenus) : La retraite par capitalisation a pour objectif d’assurer à chaque génération des revenus. Ces derniers peuvent être proportionnels aux montants épargnés et à la rentabilité des placements faits, dans le cadre d’une capitalisation à cotisations définies, avec un aléa sur le revenu constitué. Ils peuvent être certains dans le cadre d’une capitalisation à prestations définies, faisant supporter le risque de marché sur un tiers tel qu’un assureur.

Argument n°1 : « Nos difficultés économiques ne nous permettent plus de financer notre système de retraite par répartition »

Effets :  Plurium interrogationum + Le contexte est important + Pangloss

Plurium interrogationum + Le contexte est important : Cette affirmation en contient une autre : il est fortement sous-entendu qu’auparavant (sans préciser quand ?), les conditions étaient plus favorables. Or le système par répartition tel que nous le connaissons aujourd’hui, développé dans le programme du Conseil National de la Résistance (CNR), a été mis en place en 1945. Dans la vidéo ci-dessous, des images d’archives ainsi qu’un extrait d’une interview  de Raymond Aubrac – membre du CNR – nous rappellent dans quel état désastreux se trouvaient les infrastructures et l’industrie françaises à cette époque.

Précautions à prendre si vous décidez de projeter cette vidéo :
Il est bon de discuter de la scénarisation de l’information dans ce document (présentation de Charles de Gaulle en héros, musique dramatique qui a pour effet d’accentuer le côté désastreux de la situation).

Effet Pangloss (relecture de l’histoire a posteriori)

On a souvent le sentiment que les progrès sociaux ont toujours été acceuillis à bras ouverts par l’ensemble de la population et qu’ils n’ont jamais été remis en question, sauf aujourd’hui ; mais, à cause de la crise, on ne peut vraiment pas faire autrement entend-on souvent… Par exemple, on se souvient rarement qu’il y a eu de fervents opposants aux congés payés et au passage de la semaine de 48h à 40h et que le gouvernement de Vichy a fait paraître des décrets pour s’opposer à ces acquis.

Ce court extrait d’une interview de Maurice Voutey, membre du CNR, revient sur l’accueil des congés payés et du passage aux 40 heures
 
https://www.dailymotion.com/video/xgq5or
 
Vous pouvez discuter de la question suivante avec votre public :
Comment expliquer qu’il n’y ait pas eu plus de résistances à la création de la sécurité sociale et des retraites par répartition en 1945 ?

Eléments de réponse : le contexte n’était vraiment pas favorable aux classes sociales élevées. Une grande partie des gens qui sont encore aisés à la sortie de la guerre ont, sinon collaboré, du moins profité économiquement de la situation. À la libération, ils font plutôt profil bas. En revanche, le CNR a pris une part active à la libération de la France et a acquis ainsi le soutien de la population. S’opposer au CNR, c’est s’opposer à ceux qui se sont battus, les armes à la main, pour libérer la France. C’est physiquement et « éthiquement » difficile.

Argument n°2 : Quand il a  fallu sauver les banques en 2008, ils ont trouvé des centaines de milliards d’euros du jour au lendemain; et aujourd’hui, ils viennent nous dire qu’on n’a plus d’argent pour sauver les retraites ?
 

Effet : Effet paillasson + Plurium interrogationum :

Effet paillasson : le verbe sauver dans l’expression « sauver les banques » n’a pas le même sens que celui de l’expression « sauver les retraites ». En effet, sauver le système de retraites par répartition nécessite un plan de financement réel ; il faut effectivement trouver tous les ans suffisamment d’argent pour redistribuer à chaque retraité sa pension. 
Le cas du sauvetage des banques est très différent. F. Lordon explique dans l’extrait suivant qu’il n’a a posteriori rien coûté à l’état français et même que cela lui a rapporté des intérêts ; en effet, le sauvetage des banques a essentiellement consisté :
 

1. à bloquer de l’argent pour garantir les prêts des banques -> cet argent n’a pas eu à être débloqué ;
2. à prêter des fonds aux banques -> ces emprunts ont été remboursés avec intérêts ;
3. à prendre des parts dans les banques -> ces parts ont été revendues avec plus-values.
Ce qui a coûté cher à l’état n’est pas le sauvetage des banques à proprement parler, mais le soutien à l’économie, soutien qui il est vrai, de manière indirecte, a aussi permis de sauver une deuxième fois les banques car, si la précarité augmente, le nombre de personnes qui ne peuvent plus rembourser leurs emprunts augmente.

Extrait d’un entretien avec F. Lordon, par D. Mermet, émission Là-bas si j’y suis, 1er Mars 2010 :

Effet Plurium interrogationum

 
L’argument n°2 sous-entendque les bénéficiaires du sauvetage des banques ne sont pas ceux qui bénéficieraient du sauvetage du système de retraites par répartition. Cependant, s’il est vrai que le sauvetage des banques bénéficie directement à leurs actionnaires, un « naufrage » des banques aurait eu d’énormes conséquences sur l’économie réelle ; les premières personnes touchées par la dégradation de l’économie auraient fait partie des populations les plus pauvres et dont la situation laurait été la plus précaire, celles-là même auxquelles pensent probablement les personnes qui utilisent l’argument n°2.  
 

Argument n°3 : « Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Vous ne pouvez pas le nier : l’espérance de vie augmente
 

Voici un extrait présentant Nicolas Sarkozy énonçant l’argument n°3 :

Effets : Celui qui ra-compte n’est pas neutre + Les mots sont importants + Cigogne renversé + Une estimation reste une estimation.

Celui qui ra-compte n’est pas neutre : avant de rentrer dans la bataille des chiffres, il est toujours bon de se demander : qui les produit ? Qui les a sélectionnés ? Qui les a analysés ? Les chiffres peuvent être neutres, le sens qu’on leur donne l’est rarement. Il est intéressant d’observer qu’en ce qui concerne le débat sur les retraites, que ce soient les défenseurs ou les détracteurs de la réforme, tout le monde va puiser ses chiffres à la même source, le Conseil d’Orientation des Retraites (COR), mais qu’ils n’en tirent pas du tout les mêmes conclusions. Ce qui illustre bien le fait que les chiffres ne parlent pas d’eux-mêmes et qu’on les « fait parler »  en les sélectionnant, en choisissant de les associer ou non, en les cachant derrière un mot ou un autre…
 
À votre disposition, ce petit montage mettant en scène un journaliste de Sciences et Avenir, D. Larousserie, qui nous explique tout cela très rapidement, suivi de deux exemples d’analyse de chiffres.

Précautions à prendre si vous diffusez ce document : il est bon de préciser que B. Filoche est membre du PS. Par ailleurs, son ton est très ironique, ce qui est particulièrement désagréable et qui peut même entraîner de la dissonance cognitive si on n’est pas du même avis que lui. Il est souhaitable d’en discuter avant ou après la diffusion.

Les mots sont importants + Effet impact:  vous pouvez discuter a priori de la définition de l’espérance de vie, de son évolution et de son estimation actuelle. On donne ici un extrait de l’article de wikipédia (18 Octobre 2010) sur l’espérance de vie :

L’espérance de vie à la naissance est égale à la durée de vie moyenne d’une population fictive qui vivrait toute son existence dans les conditions de mortalité de l’année considérée. Ainsi, contrairement à ce que l’intitulé « espérance de vie » peut laisser penser, ce n’est pas une prévision quant aux probabilités de décès des années ultérieures : dire par exemple que l’espérance de vie des hommes en 2000 est de 75 ans ne signifie pas que les hommes nés en 2000 vivront en moyenne 75 ans. Ils vivront en moyenne 75 ans seulement si les conditions de mortalité qu’ils vont rencontrer tout au long de leur vie vont correspondre à celles de l’année 2000. Donc, si les progrès continuent, les hommes nés en 2000 devraient vivre en moyenne plus de 75 ans. Mais il est possible aussi que les conditions se dégradent dans le futur. Entre 1900 et 2000, elle est passée de 48 à 79 ans.

 
Puis montrer la vidéo précédente, discuter des différentes définitions en particulier celle de l’espérance de vie en bonne santé et de l’impact que cela peut avoir sur la réponse à la question : « Est-il légitime de travailler jusqu’à 65 ans ? » 
 

 

Effet cigogne renversé : l’espérance de vie est aujourd’hui, en 2010, de 82 ans. Un enfant qui naît aujourd’hui vivra – en moyenne – jusqu’à 82 ans, À CONDITION qu’il vive dans les mêmes conditions qu’aujourd’hui. Or le fait d’avoir droit à la retraite à 60 ans fait partie de ces conditions. Si cet âge augmente jusqu’à 65 ans, entre 60 et 65 ans, les enfants devenus grands seront soit toujours en poste (ce que l’on dit si l’on défend la réforme) soit en situation précaire (ce que l’on dit si l’on s’oppose à la réforme). L’une ou l’autre de ces situations diminue l’espérance de vie*.
 
* Ceci est faux : a priori, il n’y a pas de corrélation avérée entre l’espérance de vie et l’âge de départ à la retraite.
 

 

Une estimation reste une estimation : tous les chiffres avancés pour 2050 sont basés sur des estimations. Or, si certains modèles sont très fiables pour simuler certains phénomènes, il ne faut pas oublier d’exiger qu’une mesure de la fiabilité du modèle choisi soit effectuée. Sinon, les chiffres du COR ou ceux issus de ma boule de cristal sont équivalents. Or simuler notre économie et notre démographie sur 50 ans n’a rien d’évident : G. Filoche, qui avait déjà analysé les chiffres du rapport Charpinavancés lors de la réforme des retraites de 2003, affirme que toutes les prévisions faites à cette époque pour 2010 sont fausses.  
 
https://www.dailymotion.com/video/xgq5pw
 
Vous pouvez aussi aller jeter un oeil sur un Dossier Technique du COR (pris un peu au hasard) et relever les précautions prises pour faire face à la difficulté de simuler l’avenir (plusieurs scénarios possibles, conditionnel…), précautions qui disparaissent du débat public. On trouve par exemple :
 
page 3 : Du fait de l’incertitude entourant les perspectives à long terme, plusieurs scénarios économiques, différant par les hypothèses de chômage et/ou de croissance de la productivité à long terme, ont été retenus.
 
page 5 : À la demande du secrétariat général du COR, des projections relatives à l’UNEDIC ont ainsi été réalisées par la Direction générale du trésor, sur la base des trois scénarios économiques retenus pour l’actualisation des projections5, qui renvoient aux incertitudes sur les perspectives de croissance et d’emploi à long terme. Les résultats détaillés sont présentés dans le document 5 du dossier. Ces projections indiquent que, à taux de cotisation et réglementation inchangés, le régime d’assurance chômage pourrait retrouver un solde annuel excédentaire à partir du milieu des années 2010, les déficits cumulés étant apurés à l’horizon 2020. Une baisse du taux de cotisation de 1 ¾ point dans les scénarios A et B et de ¾ point dans le scénario C – ce qui correspond à un transfert de recettes potentielles de l’ordre de 0,4 point de PIB dans les scénarios A et B, et 0,15 point de PIB dans le scénario C – serait alors compatible avec le maintien d’une situation financière équilibrée à long terme de l’UNEDIC.
 
Remarquons que les chiffres du COR sont aussi repris par des opposants de la réforme. Ci-dessous une page d’un diaporama qui circule sur internet : 

CorteX_diaporama_militant_argument_base_sur_scenarii_du_COR

Si les 4 scénarii évoqués dans le rapport du COR sont bien repris dans le graphe, son auteur l’utilise comme une prédiction du futur, sans préciser les hypothèses faites pour élaborer ces scénarii. Il reprend le pire scénario en ce qui concerne le chiffre du déficit pour justifier que, même si le pire arrive, il existe une solution. Mais est-il bien sûr que les 4 scénarii élaborés par le COR sont les seuls possibles ? Comment et pourquoi seules ces quatre versions ont été retenues ? Peut-on garantir qu’aucun scénario plus favorable ou bien moins favorable ne peut se réaliser ? 

Argument n°4 : Si l’âge du départ à la retraite augmente, les jeunes auront encore plus de mal à trouver du travail. 

Extrait d’un journal télévisé, BFM TV, Octobre 2010 :

Remarque sur l’extrait : il existe une foule d’extraits sur ce sujet, mettant en scène des jeunes remontés utilisant cet argument. Dans celui-ci, les jeunes ne sont pas très à l’aise face à la caméra, mais le niveau sonore n’est pas insupportable – dans tous les autres extraits que j’ai trouvés, les « jeunes » sont interviewés dans les manifestations, et cela me semblait inaudible.
 


Effets : Effet paillasson + Détachement de données importantes 

Effet paillasson : reculer l’âge de la retraite signifie deux choses différentes qui sont souvent amalgamées : « reculer l’âge du versement des pensions » et « reculer l’âge où l’on quitte son dernier emploi » sont deux choses bien distinctes. Dire l’un en pensant l’autre introduit de la confusion.

Depuis 1993 où les mesures d’augmentation des durées de cotisations sont censées pousser les gens à travailler plus longtemps, nous avons 17 ans de statistiques : il n’y a pas de prolongement de la durée d’activité. La cessation d’activité se fait toujours actuellement à moins de 59 ans: elle est à 58 ans et 9 mois. En revanche, quel est le résultat de la réforme? C’est que la liquidation de la pension est retardée. Actuellement, il est à 61 ans et demi.  
                                                                    B. Friot, Là-bas si j’y suis, 23 Juin 2010

Détachement de données importantes : d’une manière générale, on ne parle de chômage que pour la population dite active.

Il y a effectivement 23% de chômage dans la tranche des moins de 25 ans, mais c’est 23% de la population active de moins de 25 ans. Ce qu’il ne faut pas détacher d’une donnée importante, le taux d’activité dans cette tranche d’âge : en 2010, le taux d’activité chez les 15-24 ans était de 36,5% (site de l’insee) ce qui signifie que 63,5% des personnes de cette tranche d’âge ne sont pas considérées actives. En effet, une grande partie d’entre elles fait des études. Celles et ceux qui travaillent ou qui sont au chômage, ce sont donc tous les autres et, par conséquent, ce sont les moins qualifiés.
Il n’y a donc pas vraiment de phénomène spécifique chez les « jeunes » en ce qui concerne le chômage * : quelle que soit la tranche d’âge considérée, le taux de chômage est toujours plus élevé chez les populations les moins qualifiées. Le chiffre de 23% n’est pas faux en soi. C’est simplement qu’il est souvent mal interprété : nous imaginons 23% de l’ensemble des jeunes dans les agences du pôle emploi, au lieu de n’en imaginer « que » 23% de 36,5%, c’est à dire environ 8,3%.

* Cette phrase n’est pas juste ; il aurait fallu dire : « Ce chiffre de 23% de chômage chez les jeunes ne démontre pas l’existence d’un phénomène spécifique chez les jeunes en ce qui concerne le chômage. » Mais cela ne démontre pas non plus qu’il n’y a pas de phénomène spécifique.

Dans la suite, nous supposons que les chiffres avancés sont de bonnes estimations, que notre économie évoluera suivant un des 4 scénarii du COR, et nous discutons, sur cette base, de la validité de certains autres arguments.

Argument n°5 : « Il y a de plus en plus d’inactifs, les actifs ne pourront plus payer les retraites des inactifs. Il ne reste que deux solutions : diminuer les retraites ou augmenter la durée de cotisation »

Effets :Détachement de données importantes + Petit ruisseau + Non sequitur + Faux dilemme


Cet argument est riche en effets et sophismes. On peut le décomposer comme suit :
Prémisse A : il y a de moins en moins d’actifs
Prémisse B : quelle que soit l’époque et la situation économique, la part reversée par un actif au système de retraite est stable
Conclusion : donc les actifs ne pourront plus payer la retraite des inactifs.

Prémisse A : Détachement de données importantes + Effet petit ruisseau :on entend que le taux de chômage est élevé et que l’on vit plus longtemps et on en déduit que le rapport actifs/inactifs diminue, mais on ne prend pas en compte toutes les données. Par exemple, en 1962, le taux d’emploi des 20-59 ans n’était que de 67%  ; il est de 76% aujourd’hui.

Avez-vous une explication ?

Il n’y a pas si longtemps, les femmes étaient bien moins présentes sur le marché du travail. Il y avait donc bien plus d’inactifs réels dans la tranche des 20-59 ans il y a 40 ans qu’aujourd’hui  : les hommes chômeurs mais aussi beaucoup de femmes sans emploi, non comptabilisées dans les chiffres du chômage puisqu’elles n’étaient pas censées en chercher. 

En ce qui concerne le ratio inoccupés/occupés, il ne devrait pas augmenter tant que cela. Prudence toutefois, les estimations ne sont que des estimations :

Le ratio inoccupés / occupés était de 1,62 en 1995, il devrait se situer en 2040 entre 1,66 à 1,79 selon les projections en matière de chômage, la baisse du poids des enfants et des jeunes (qui coûtent aussi cher en dépenses publiques et privées que les retraités) compensant la hausse de celui des retraités.

B. Friot, L’enjeu des retraites, p115-116

         
Prémisse B : Petit ruisseau (si les petits ruisseaux font de grandes rivières, les petits oublis peuvent conduire à de grandes erreurs) : comme le souligne B. Friot, on peut calquer le raisonnement de l’argument n°5 en imaginant un quidam en 1900 qui dirait : « Aujourd’hui, les agriculteurs représentent 30% de la population active. En 2010, les agriculteurs représenteront moins de 3% de la population active. Il y aura donc une terrible famine en 2010 ! »
 
Dans un cas comme dans l’autre, une donnée fondamentale a disparu du propos : la productivité. Ce chiffre, pourtant très commenté dans d’autres contextes, n’est plus jamais évoqué dans le débat sur les retraites. Pourtant, dans les scénarii du COR, la productivité augmente bel et bien : chacun des actifs produira dans 20 ans bien plus que chacun de nous aujourd’hui. C’est ce qu’il s’est passé dans les 50 dernières années et un actif d’aujourd’hui alimente bien plus le système de retraite qu’un actif il y a 50 ans.
 
Explication de l’argument de B. Friot  mise en scène par F. Lepage  (le ton ironique peut déranger; risque de dissonance cognitive)
 
https://www.dailymotion.com/video/xgq5um
 
Plutôt que de montrer la vidéo à votre public, vous pouvez leur faire faire le petit exercice suivant :
 
Exercice :
En reprenant les chiffres avancés par le COR :
1950 : le PIB est de 1 000 milliards (Mds) d’euros et la somme consacrée aux pensions représente 5% du PIB.
2000 : le PIB a doublé et on en réserve 13% pour les retraites.
2050 : le PIB aura encore doublé et, pour garantir les droits dont on dispose aujourd’hui (même durée de cotisation, même âge de départ à la retraite, mêmes montants), il faudra consacrer 18% du PIB aux retraites.
 
Remarque : nous raisonnons ici avec les chiffres avancés par le COR, sans nous prononcer sur leur fiabilité.

Questions :

1. Vérifiez qu’une croissance de 1,7% par an, prévue par le COR, entraîne bien le doublement du PIB entre 2000 et 2050. Cela peut paraître contre-intuitif, comme souvent lorsqu’on rencontre un croissance exponentielle. 

Réponse : Si l’on note P(blabla) le PIB de l’année blabla, on obtient :
P(2001) = P(2000) + 1,7/100 * P(2000) = 1,017 * P( 2000)
P(2002) = 1,017 * P(2001) = (1,017) ² * P(2000)

P(2 050) = (1,017) ^ 50 * P(2000) = 2,3 * P(2 000)

2. Une fois les retraites financées, combien reste-t-il en 1950, 2000 et 2050 pour tout le reste (les actifs, les investissements et les profits) ?

Réponse : En 1950, il reste 95% * 1000 = 950 Mds;
En 2000, il reste 87% * 2000 = 1740 Mds
En 2050, il resterait 82% * 4000 = 3280 Mds
Prenez quelques secondes pour regarder ces chiffres résumés dans les diagrammes suivants.
On peut remarquer qu’entre 1950 et 2000, la part du PIB consacrée aux retraites est passée de 5% à 13% sans que cela ne pose de problèmes.

CorteX_Retraites_Graphique_PIB_retraites

Remarque : ce paragraphe n’a pas été pensé pour initier un débat politique concernant la répartition les richesses – Taxes ? Augmentation des salaires ? Quels salaires ? -, ni pour se demander s’il est souhaitable ou non de doubler le PIB ; il a plutôt pour objectif de mettre en évidence l’impact que peut avoir la suppression d’une donnée importante dans le débat.

Le raisonnement de l’argument n°5 est donc basé sur deux prémisses fausses.

Sophisme Non sequitur + Pétition de principe : dans le sophisme Non sequitur, la conclusion est tirée de deux prémisses qui ne sont pas logiquement reliées, voire fausses. On crée alors l’illusion d’un raisonnement et d’une conclusion valides.

Dans le raisonnement :

Prémisse A : il y a de moins en moins d’actifs occupés
Prémisse B : quelle que soit l’époque et la situation économique, la part versée par un actif occupé au système de retraite est stable. 
 
Conclusion : donc les actifs ne pourront plus payer la retraite des inactifs.

C’est le donc qui est important car il relie les deux prémisses, valide le raisonnement et clôt la conclusion. Le problème réside dans le fait que les prémisses sont fausses ou partiellement fausses : le taux d’actifs occupés reste plutôt stable et depuis 50 ans, chacun des actifs occupés voit la part de richesse produite consacrée au financement des retraites augmenter.

Par ailleurs la prémisse B est une pétition de principe : on sous entend comme valide quelque chose que l’on souhaite prouver et on passe sous silence des données fondamentales, comme la productivité.

Faux dilemme : une fois la conclusion faussement validée, il ne reste plus qu’à poser un faux dilemme pour y répondre. « Il n’y a que deux solutions… » Pourquoi seulement deux ? Sur quels critères écarte-t-on d’emblée toutes les autres du débat, certaines plus absurdes que d’autres ? Comme les autres solutions ne sont pas envisagées, il n’est plus possible d’en discuter et le débat en est sévèrement réduit.
 

Bonus : Argument n°6 :  » Si le PIB ne croît pas autant que prévu ou en cas de crise, il vaut mieux avoir anticipé et avoir capitalisé »
 

Effet : Petit ruisseau

Les estimations restent des estimations ; il est donc possible que le PIB ne soit pas de 4000 milliards d’euros en 2050 et qu’il soit difficile de financer les retraites. Et on peut se dire que, si c’est le cas, on aura au moins son petit pécule, épargné tout au long de sa vie active. Il ne faut cependant pas oublier de prendre en compte dans cette réflexion que l’argent capitalisé ou épargné n’est pas « sorti » de l’économie, qu’il n’est pas totalement déconnecté du reste.
 
On ne met pas notre épargne sous notre matelas, on la pose sur un quelconque plan épargne retraite ou sur une assurance vie qui nous rapporte de surcroît quelques % tous les ans. Et votre banquier ne range pas vos économies dans un coffre fort, il les place, c’est-à-dire qu’il achète des titres avec – c’est pour cela qu’il peut vous « garantir » une certaine rentabilité – et il les revendra le jour où vous viendrez chercher votre argent.
 
Dans l’hypothèse où nous ne produirions pas autant de richesses en 2050 que prévu, les titres perdraient aussi probablement de la valeur : en caricaturant, si personne n’est riche, personne ne pourra racheter mes titres qui perdront de la valeur. Et puis un titre représente une part de la richesse d’une entreprise – réelle ou estimée par l’acquéreur. Si l’entreprise produit moins, le titre vaut moins. Si la confiance dans les marchés n’est plus au rendez-vous, le titre vaut moins.
Pour être moins caricaturale, la valeur de mon épargne n’est pas forcément stable ; elle peut évoluer à la hausse comme à la baisse.

Cet atelier sous sa version initiale a été testé le 21 octobre 2010, en amphithéâtre, par R. Monvoisin lors de la grève. Public : étudiants de L1 et L2 scientifiques. Durée de la séance : 35mn. On peut télécharger la version pdf ici.

La version présentée ici est une version retravaillée suite aux commentaires de RM et aux remarques des autres membres du CorteX.

GR, avec la participation de RM, NG et DC.

 

 

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Sciences politiques – Exercice – Fabrique de l’information, affaire Le Point Bintou

Voici un exercice idéal pour comprendre certains procédés de manufacture de l’information.

Le 30 septembre 2010 paraît dans Le Point un article sur une femme polygame intitulé « Un mari, trois femmes ».

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Voici deux manières possibles d’animer un atelier sur ce thème.

  • Distribuer les scans de la couverture et de l’article aux étudiants, puis passer le document d’Arrêt sur Images où on voit l’origine de l’information (un faux témoignage orchestré et filmé par un jeune homme du nom d’Abdel) ; chercher dans l’article les données rajoutées par le journaliste Jean-Michel Décugis.
  • Démarche inverse : passer le document vidéo, puis distribuer l’article et y pointer les rajouts.

Voici la vidéo en question :

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Il est tout à fait possible ensuite de rentrer dans les règles de fabrique ce genre d’information : un rédacteur en chef qui fait des « commandes » précises (trouver le témoignage qui « fit« , qui va bien), un journaliste pressé par le temps et empressé de garder son travail qui va répondre à la « commande », en passant par des « fixeurs » qui ont pour tâche, moyennant finance, de trouver le bon personnage – ici, la fameuse Bintou. C’est l’occasion de montrer que si le journaliste a des responsabilités gravissimes, elles ne sont pas les seules, et que le journal, mais aussi la clientèle avide d’information rapide en flux tendu, joue un rôle dans ce genre de manufacture de toute pièce.alt

Il faut également faire saisir l’intentionnalité de cet article : depuis la couverture (jouant sur une liste d’effets impact et l’association subreptice entre elles – Immigration, Roms, Allocation, Mensonges… Ce qu’on n’ose pas dire« ) le scénario préétabli est assez simple à retrouver : corroborer l’idée que les béances des finances de l’Etat sont dues à des fraudes orchestrées par des étrangers qui profitent du système et mangent le pain des Français. C’est la vieille antienne des conservatismes de droite, que l’on voit ici fabriquée de toute pièce.

On pourra également pointer les occurrences de racisme ordinaire autour de Bintou (femme noire, peu lettrée, vaguement malienne, avec une brouette d’enfants) et l’imagerie utilisée (photographie d’une vilaine HLM, une femme noire avec poussette, accompagnée de deux enfants). Mais en poussant plus loin, on pourra même noter que personne ne relèvera vraiment qu’un accent africain a autant de sens qu’un accent « européen » et n’existe que dans notre stéréotype français du « parler petit nègre ».

Ce travail a été introduit dans l’atelier Critique des Médias de la Maison d’Arrêt de Varces le mardi 5 octobre, puis dans le cours Zététique & Autodéfense intellectuelle le 6 octobre 2010 à l’université de Grenoble.


Ressources :

  • Scans de l’article (p58, p59) et couverture.

Couverture-Le-Point-30sept2010
Faux-Point-30sept2010p58
Faux-du-Point-30sept2010p59

  • Là-bas si j’y suis, France Inter – émission du 4 octobre 2010 consacrée à cette affaire.
  • Arrêt sur Images, l’article. Télécharger la vidéo (mp4).

On lira avec profit :

  • F. Aubenas & M. Benasayag, La fabrication de l’information, les journalistes et l’idéologie de la communication, La Découverte (1999)
  • F. Ruffin, Les petits soldats du journalisme, Les Arènes (2003).

RM