Affiche d'Opération Lune

« Opération Lune », un documenteur en faveur de l’esprit critique

Affiche d'Opération Lune

Le 16 octobre 2002, les téléspectateurs des Mercredis de l’Histoire sur ARTE découvrent un documentaire étonnant. Réalisé par William Karel, Opération Lune défend la thèse selon laquelle les images du premier pas de l’Homme sur la Lune lors de la mission Apollo 11 auraient été tournées en studio par Stanley Kubrick. Ce documenteur, jouant avec habileté des codes télévisuels, mélange intelligemment le vrai et le faux afin d’interroger nos processus de croyances. C’est un magnifique outil pédagogique en faveur de l’esprit critique. Nous vous proposons ici de nombreuses ressources afin de nourrir et construire une séquence pédagogique autour de ce film.

Ce dossier est également disponible en format PDF.

Introduction

Le Cortecs n’ayant encore jamais communiqué autour de ce film, je propose de corriger cette infamie en réalisant cet article qui se veut le plus complet possible afin que chacun puisse l’utiliser à des fins pédagogiques. D’une durée de 52min, il peut facilement être projeté dans les milieux scolaires et post-scolaires. Il va de soi qu’une discussion doit impérativement suivre la découverte du film afin d’éviter toute mécompréhension. Pour cela, nous allons étudier en détail la construction de ce documenteur. Il n’aura bientôt plus de secret pour vous.

Le film est disponible en intégralité sur Youtube :

Version complète d’Opération Lune, William Karel (2002), Arte / Point du Jour

Fiche technique

RéalisationWilliam Karel
CoproductionArte / Point du Jour
PaysFrance 🇫🇷
Durée52 min
Première diffusionMercredi 16 octobre 2002 dans l’émission Les Mercredis de l’Histoire
Rediffusion1er et 11 avril 2004
Parution en DVD14 novembre 2006
Intervenants/intervenantesBuzz Aldrin (Astronaute d’Apollo 11)
Loïs Aldrin (Femme de Buzz Aldrin)
Jan Harlan (Directeur de production de Kubrick)
Farouk El-Baz (Directeur technique de la Nasa)
Christiane Kubrick (Femme de Stanley Kubrick)
Lawrence Eagleburger (Conseiller de Nixon)
Henry Kissinger (Secrétaire d’État)
Jeffrey A. Hoffman (Astronaute)
Richard Helms (Directeur de la CIA)
Alexander Haig (Chef d’État Major)
Donald Rumsfeld (Secrétaire à la Défense)
David Scott (Astronaute)
Vernon Walters (Ancien directeur de la CIA)
Faux personnages [Acteurs/actrices]David Bowman (Centre de Houston) [joué par Tad Brown] ;
Maria Vargas (Sœur de Buzz Aldrin) [Jacquelyn Toman] ;
Dimitri Muffley (Ancien agent du KGB) [Bernard Kirschoff] ;
W.A. Koenigsberg (Rabbin) [Binem Oreg] ;
Eve Kendall (Secrétaire personnelle de Nixon) [Barbara Rogers] ;
Ambrose Chapel (Ancien agent de la CIA) [John Rogers] ;
Jack Torrance (Producteur) [David Winger]
Voix offPhilippe Faure
ExtraitsAustralie, route de Tanami (H. Rébillon, A. Mansir)
L’archipel des savants (L. Graffin, F. Landesman)
La vallée des rizières éternelles (P. Boitet)
Païlin, le refuge des criminels (H. Dubois)
Chine, union furtive (W. Fanghi)
Laos, les montagnards de l’opium (E. Pierrot)
ArchivesArchives S. Kubrick
NARA
NASA
MusiquesTheme From Ghost World de David Kitay
Old Newspaper de Angelo Badalamenti, BO du film Arlington Road
Jordania de Alberto Iglesias, BO du film Parle avec elle
– BO du film Vertigo
– BO du film Le Parrain
Le Danube bleu, BO du film 2001 L’odyssée de l’espace
Bahire ful de Lalita Sinha, BO du film Prem Juddho
End credits de Danny Elfman, BO du film Black Beauty
Castle Keep de Howard Shore, BO du film Panic Room
Ainsi parlait Zarathoustra, de Richard Strauss, BO du film 2001 l’odyssée de l’espace
– The Beautiful de Stephen Quinn
Louis’ Revenge de Elliot Goldenthal, BO du film Entretien avec un vampire
Back To The Pier de John Ottman, BO de The Usual Suspects
Ele Chomdo Libi – Yismechu Hashamayim (May the Heavens Rejoice) – Yossel Yossel
Dionysos Avenge – Epilogue de Petros Tabouris
Clarice de Vince Giordano & the Nighthawks, BO du film Ghost World
Conseillers historiquesYves Le Maner (Centre d’Histoire et de Mémoire du Nord Pas-de-Calais)
Jacques Villain
Prix– Prix du meilleur film Science et Société (Festival International du Film Scientifique du Québec « Va Savoir » – 2003) Canada
– Prix d’Excellence Cinématographique ou Télévisuelle (Festival International du Film Scientifique du Québec « Va savoir » – 2003) Canada
– Prix Adolf Grimme (2002) Allemagne

Opération Lune, un documenteur ?

Le film de William Karel s’ancre dans un genre bien particulier, le documenteur. « Documenteur » est un mot-valise apparu lors de la sortie du film éponyme d’Agnès Varda en 1981 (même si celui-ci ne rentre pas dans la catégorie des « documenteurs »). Dans sa large acception, il définit un faux-documentaire, c’est-à-dire une fiction qui adopte les codes esthétiques du cinéma documentaire. De nombreux films représentent ce genre avec brio : C’est arrivé près de chez vous (Rémy Belvaux, André Bonzel et Benoît Poelvoorde, 1992), La bombe (Peter Watkins, 1966), Spinal Tap (Rob Reiner, 1984), Forgotten Silver (Peter Jackson, 1995), etc.

J’appelle « documenteur » […] un faux documentaire qui, au lieu de vouloir se faire passer pour ce qu’il n’est pas (un documentaire), révèle progressivement qu’il a réussi à en produire l’illusion mais qu’il n’en est justement pas un. « Documenteur » correspond assez bien au mockumentary inventé par les anglophones, combinaison de documentary et mock qui comme adjectif veut dire « stimulé » et comme verbe « parodier, moquer ». Contrairement à la manœuvre frauduleuse, le documenteur trompe pour mieux détromper, tout comme un trompe-l’œil n’est apprécié et appréciable que s’il est reconnu comme tel, c’est-à-dire s’il fonctionne comme un détrompe l’œil.

François Niney, Le documentaire et ses faux-semblants, Klincksieck, 2009, p. 158-159.

Nicolas Landais, directeur du festival spécialisé dans le documenteur On vous ment ! y inclue même les found footage 1 à l’instar de Cannibal Holocaust (Ruggero Deodato, 1980), du Projet Blair Witch (Daniel Myrick et Eduardo Sánchez, 1999) ou de Paranormal Activity (Oren Peli, 2009). Ce sont en majorité des films qui reprennent des codes (caméra portée, interview, montage cut 2, etc.) qui créent des effets de réalité qui permettent d’augmenter la croyance du spectateur dans ce qu’il voit. On comprend ainsi l’intérêt qu’y porte le cinéma d’horreur et d’épouvante ; ce sont des procédés simples et peu coûteux qui favorisent grandement la suspension d’incrédulité des spectateurs et donc la peur et le dégoût qu’on cherche à lui faire ressentir.

Avec cette définition plus large, Opération Lune correspond à un sous-genre du documenteur : le canular. En effet, de nombreux documenteurs, même s’ils utilisent des effets de réalité, ne cachent pas leur ambition fictionnelle. Le canular, quant à lui, cherche à nous tromper. À l’inverse du mensonge, il est révélé, il est désintéressé et ne vise aucun enrichissement. Il n’est par essence pas sérieux, très lié à la blague tout en ayant un aspect pédagogique :

« Il pousse sa dupe ainsi piégée, à s’interroger sur ses propres croyances et sur les mécanismes qui les enclenchent, sur sa capacité de distanciation par rapport à l’institution et sur son esprit critique. »

(Delaunoy, p. 10)

Le sociologue Florent Montaclair propose une définition du canular assez complète :

Le canular suppose d’abord une dimension ludique à la plaisanterie réalisée. (…). (Il) suppose ensuite une dimension sociale (par sa fonction de prendre à défaut l’institution qu’il vise). (Il) demande ensuite une médiatisation de la plaisanterie. (Enfin il implique) la révélation de la supercherie.

(Montaclair Florent, « La littérature fantastique romantique » in Majastre J-O., Pessin A. Du canular
dans l’art et la littérature
, p. 44 ; cité par Delaunoy, p. 10)

Opération Lune n’est cependant pas le seul canular audiovisuel. Il s’ancre dans la lignée de l’adaptation radiophonique de la Guerre des mondes d’Orson Welles (1938) ou des Documents interdits de Jean-Teddy Filippe diffusés sur Arte entre 1986 et 1989. En 1995, l’émission l’Odyssée de l’étrange diffuse la vidéo fake de Ray Santilli sur la dissection de l’extraterrestre de Roswell. Ce « canular » ne sera vraiment révélé que 10 ans plus tard. D’autres suivront à l’instar du faux journal de la RTBF (Bye bye Belgium, 2006).

L’honnêteté nous pousse cependant à dire que cette définition du documenteur n’est pas la seule. Une autre définition tendrait à le décrire comme un documentaire de propagande mensongère (ce qui est radicalement à l’opposé de la première définition). Elle est notamment de plus en plus utilisée dans les milieux dits « sceptique » ou « zététique »3.

Bien qu’on n’aille pas creuser les enjeux de distinction ici (c’est un travail à venir), la première définition est de loin la plus populaire dans l’usage ; du moins au niveau des milieux de la recherche en Études cinématographiques et en Sciences de l’information et de la communication – où la théorisation proposée par François Niney, bien qu’ultérieur à l’usage, semble faire autorité – et des milieux cinéphiles, en particulier par les revues et les festivals 4. L’usage du terme documenteur en ce qui concerne le cinéma de propagande est proposé par Jean-Pierre Bertin-Maghit, mais faute de théorisation valable, celle-ci ne fait pas date et n’est nullement réutilisée 5.

Un épisode du podcast Cinétique revient longuement sur Opération Lune : https://castopod.cinetique-asso.fr/@cinetique_cinema_et_scepticisme/episodes/operation-lune-s01e03

William Karel, un documentariste reconnu

William Karel, réalisateur d’Opération Lune, est né dans une famille juive à Bizerte en Tunisie en 1940. En 1964, il émigre en France, il a alors 23 ans. Il devient soudeur puis tourneur-fraiseur chez Renault tout en suivant des cours du soir de photographie à l’École Vaugirard. Il devient reporter-photographe pour le Nouvel observateur. Dans les années 1970, il vit dix ans dans un kibboutz en Israël. Il y rencontre sa femme, « la réalisatrice Blanche Finger, dont les grands-parents ont été assassinés par les nazis en Pologne pendant la guerre » [La Croix].

Pilier de l’extrême gauche pacifiste israélienne et sous la menace [Télérama], il revient en France dans les années 1980. Il rencontre Raymond Depardon puis travaille comme photographe pour les agences Gamma et Sigma. « Il côtoie François Truffaut, Gérard Lauzier, et surtout Maurice Pialat, qui lui fait prendre une caméra et l’engage comme scénariste » [La Croix]. Il devient documentariste et se spécialise dans les thèmes historique et politique.

Karel devient un réalisateur très reconnu dans les milieux télévisuels. Il signe des dizaines de documentaires pour les différentes chaînes (TF1, France 2, Arte, M6, etc.) sur la politique française, la politique internationale, la politique américaine, la Shoah et divers sujets de société.

Son unique objectif : inviter le spectateur à réfléchir, lui faire partager les interrogations du réalisateur, ses doutes, sans jamais lui dicter ce qu’il doit penser. Montrer sans démontrer.

Le Monde, 29 octobre 1999.

Il se lance dans le documenteur avec Hollywood en 2000 avant de récidiver avec Opération Lune soutenu par Thierry Garrel, le directeur de l’unité documentaire d’Arte, qui défend l’idée d’une télévision d’auteur (cf. Ledoux Alice). En effet, c’est Arte qui fait la proposition à Karel de travailler autour de la manipulation des images et des falsifications de l’histoire. Il choisit le complot lunaire afin d’éviter des sujets trop graves (mort d’homme ou enjeux décisifs) et pour avoir un thème qui puisse être universel, dont la terre entière avait entendu parler.

William Karel
© Roche Productions

La face cachée de la conquête lunaire

Contrairement à ce qui est souvent dit, Opération Lune n’a jamais avancé la thèse que l’homme n’avait pas marché sur la Lune. Ce qu’avance le film, c’est que dans un contexte de Guerre froide, les États-Unis n’avaient pas le droit à l’erreur et devaient largement communiquer sur leur réussite. Cependant, la précipitation des Américains face aux Soviétiques les pousse à lancer la mission alors que le programme voué à la transmission des images depuis la Lune n’est pas finalisé :

Le président s’est tourné vers le responsable de la NASA : « Est-ce qu’on est prêts ? ». le directeur du Centre spatial ne l’a rassuré qu’à moitié : « On ne prend qu’un risque : ne pas pouvoir envoyer d’images des premiers pas sur la Lune ». Mais le président Nixon a refusé : « Hors de question ! Le monde entier veut voir un Américain marcher sur la Lune ». […] Et brusquement, un de ses conseillers, je ne sais plus si c’était Alexander Haig ou Donald Rumsfeld, a demandé, timidement : « Et si on faisait tourner en studio les premiers pas sur la Lune ? En cas d’échec, on pourra toujours diffuser ces images ». […] Nixon s’est enfoncé dans son fauteuil, a fermé les yeux quelques minutes, puis s’est levé et a dit : « Messieurs, vous avez moins de deux semaines pour tout mettre en place ».

Eve Kendall (fausse ancienne secrétaire personnelle de Richard Nixon), Opération Lune, 24m45s à 26m35s

Cette thèse principale n’arrive qu’au milieu du film. Les 25 premières minutes sont vouées à créer la suspicion au travers de plusieurs sous-entendus. De vraies et de fausses informations sont minutieusement entremêlées (activités mafieuses de l’État, tractation avec Hollywood, impact de 2001, l’Odyssée de l’espace, etc.). Par la suite, le film décrit le tournage du film par Stanley Kubrick (nullement inventé par le film, c’est une théorie du complot déjà populaire) et la traque lancée par Nixon après l’équipe de tournage pour effacer toutes preuves. Les cibles se réfugient au Vietnam avant de fuir et de se faire éliminer les uns après les autres.

Créer le faux

Il n’est pas difficile dans le cadre d’un documentaire télévisé de créer le faux. En effet, l’image souvent utilisée comme illustration et non comme élément de preuve peut être très facilement détournée grâce à un montage habile et au texte de la voix off. Cette dernière nous flatte dès le début du film en nous positionnant dans la catégorie des « intelligents » face aux naïfs :

Il faut être d’une naïveté déconcertante pour croire qu’on a été sur la Lune pour rapporter quelques kilogrammes de roche lunaire.

Voix off

Ici, Karel insère le faux grâce à la voie off qui, dans la première partie du film, instille le doute. Elle permet également de créer artificiellement des liens entre les informations. Mais le réalisateur sait bien qu’il doit ruser un peu pour rendre plus crédible son message. C’est ainsi qu’il crée de faux témoignages grâce à l’aide d’acteurs et d’actrices dont les noms des personnages sont issus de grands films hollywoodiens (pouvant interpeller les plus cinéphiles)

C’est le dispositif même de l’interview : un témoin/spécialiste à l’écran s’adresse à un interlocuteur hors champ qui lui pose des questions dont on nous montre uniquement les réponses. Les témoins/spécialistes sont présentés par le biais d’un titre présentant la source de leur légitimité à intervenir dans ce documentaire. De fait, ces informations renforcent notre adhésion aux différents propos. En effet, si Dimitri Muffley est un ancien agent du KGB, il nous est plus difficile de douter de son expérience et de son expertise. Ce dispositif traditionnel des interviews télévisées donne de la crédibilité à ces personnages. L’intervieweur, par lequel transite le message, est alors considéré comme une personne de confiance (à l’instar du documentariste et de la voix off) qui atteste de l’authenticité de ce qui est présenté.

Comme vu plus haut, c’est le personnage de Eve Kendall qui évoque la thèse principale du film. En outre, le personnage de Dimitri Muffley (KGB) permet d’intégrer de nombreuses théories du complot déjà populaires à l’époque (le flottement du drapeau américain, pellicule inadaptée, problème de gravité et de l’empreinte sur le régolite, les ombres étranges dues à des projecteurs de studios). La plupart de ces arguments sont issus de l’ouvrage complotiste, We Never Went to the Moon : America’s Thirty Billion Dollar Swindle de Bill Kaysing (1974) 6.

Karel ne s’embête pas non plus pour mentir au niveau des sous-titres. S’il ne s’aventure pas à déformer les propos en anglais (bien que face à un public non anglophone cela pourrait parfaitement fonctionner), il modifie les sous-titres des Vietnamiens et Laotiens. Il y a ici peu de risque que la supercherie soit découverte. Ainsi, au lieu de parler d’espions américains, ces sympathiques agriculteurs partagent leur connaissance de la culture du riz et/ou du maïs.

Karel a également créé de faux doublages d’Armstrong sur la Lune. En effet, l’astronaute n’a jamais parlé de ce qu’il avait mangé à la cafétéria lorsqu’il était sur la Lune… Cet élément flatte une de nos représentations (pour ne pas dire préjugé) à propos des astronautes. En effet, ceux-ci sont souvent décrits dans la culture populaire comme des personnes détendus, en parfaite maîtrise du danger et de leurs émotions. Ainsi, dans de nombreux films, l’humour est utilisé pour dédramatiser des situations complexes ou comme un moyen de gestion du stress avant un événement notable (comme un décollage).

En termes d’effets spéciaux appliqués sur l’image elle-même, on ne relève que deux cas de falsification. La plus connue étant sans doute celle de la photo de Kubrick oubliée sur le sol lunaire. Mais cette image est plus un indice de la facticité qu’un véritable mensonge. La deuxième image falsifiée est celle de l’article du New York Herald Tribune à propos de la mort de Vernon Walters (bien que l’information, quant à elle, soit vraie). En vérité, c’est un article de Tina Kelley du New York Times, comme cela est indiqué en légende de la photo.

Plus retord, Karel aurait utilisé des images de films de fiction (notamment les images du décollage de la fusée), mais « cela passe d’ailleurs inaperçu tant information et fiction s’empruntent l’une à l’autre leurs codes narratifs dans la télévision d’aujourd’hui » (Delaunoy Elisa, p. 52).

Nous reviendrons aux indices plus tard. Dévoilons un autre procédé, bien plus sournois, qu’utilise Karel et les documentaires TV en général : le rythme. À la télévision, les documentaires ne font généralement pas plus d’une heure pour rentrer dans des cases spécifiques. De plus, on craint généralement que le téléspectateur s’ennuie et zappe chez une chaîne concurrente. Il faut donc attiser son intérêt et le rythme du montage sert généralement à ça. Ainsi, Opération Lune est un gigantesque millefeuille argumentatif qui se déroule à un rythme effréné. Le spectateur ne peut réfléchir 2 secondes à un argument avant qu’un autre ne soit présenté. Il ne propose aucun moment de pause ou de suspension permettant de prendre du recul sur ce qui nous a été dit (c’est généralement mauvais signe).

Il y a le commentaire qui vous prend aussi dès le début et ne s’arrête jamais de parler, donc il vous raconte une histoire et vous n’avez pas le temps de vous poser des questions sur ce qui vient de se passer déjà il vous entraîne dans une autre histoire, etc.

William Karel, conférence du CERIMES

Le téléspectateur doit donc maintenir sa concentration sur ce qui est dit pour suivre quitte à délaisser son esprit critique. Il y est également encouragé par la musique très présente en fond. Celle-ci, loin de marquer une distance avec les propos, fonctionne plutôt comme une redondance du discours complotiste. Elle appuie l’aspect mystérieux, dangereux et spectaculaire de l’enquête. Mis à part les musiques en référence à 2001, l’odyssée de l’espace et celles des génériques, toutes sont plutôt discrètes et renforcent insidieusement le rythme du documentaire. Une très grande part est d’ailleurs issue de métrages de fiction : de thrillers (Arlington Road, Panic Room, The Usual Suspects, Vertigo, Le Parrain), de drames mystérieux (Parle avec elle), de films d’aventures (Black Beauty) voire de films fantastiques et d’horreur (Entretien avec un vampire).

[La playlist de la musique d’Opération Lune est disponible ici].

Quand le vrai soutient le faux

Pour que le faux puisse être crédible, il faut qu’il soit emballé dans du vrai. Ici, ce sont les images d’archives qui, utilisées comme témoignage, semblent appuyer l’histoire racontée. Inconsciemment, on se dit qu’il y a eu de la recherche et que c’est un travail sérieux.

Par exemple, le personnage d’Eve Kendall est présenté en surimpression sur une image d’archive où l’on voit une jeune secrétaire. Le fondu, appuyé par la voix off, nous fait croire que c’est la même personne.

« Eve Kendall, l’ancienne secrétaire personnelle de Richard Nixon, nous avait laissés entendre qu’il ne lui déplairait pas…

…de remuer des souvenirs vieux de 30 ans…

… C’est Henry Kissinger, qui l’avait engagé comme stagiaire à la Maison-Blanche. Elle avait alors 20 ans. » [Voix off]

Mais le procédé le plus habile est sans doute de mélanger de vrais témoignages avec des faux. Parmi les vrais témoins, tout le monde connaît Buzz Aldrin par exemple, mais d’autres figures sont également très connues : Donald Rumsfeld, Henry Kissinger ou Christiane Kubrick. De plus, une courte recherche sur internet nous permet de savoir qui ils sont très rapidement.

La scène la plus parlante à ce propos est sans doute celle de la réunion au Pentagone réunissant (artificiellement) Donald Rumsfeld, Henry Kissinger, Alexander Haig, Richard Helms, Lawrence Eagleburger et Eve Kendall. Alors que cette dernière dévoile le complot, les paroles des véritables intervenants semblent aller dans son sens. Voici la retranscription du dialogue (en rouge : les propos créés dans le cadre du documentaire) :

Voix off : « L’histoire était stupéfiante, Nixon embourbé au Vietnam jusqu’au cou venait d’être élu. Il lui fallait un grand coup pour redonner un peu de lustre à l’image désastreuse qu’avait de lui une très large partie de l’opinion publique.

Eve Kendall : « Le Président Nixon, suspendu au téléphone, réfléchissait, jouant nerveusement avec le fil. Le bureau ovale était dans la pénombre. J’avais du mal à prendre des notes pendant la réunion. [C’est ici une description des images d’archive diffusées simultanément à l’interview donnant du crédit au discours (cf. ci-dessous)]

Donald Rumsfeld : « On s’est tous réunis pour en discuter. Il avait déjà pris certaines décisions, pour calmer un peu le jeu. »

Eve Kendall : « Le directeur de la CIA avait l’air affolé. Il surestimait depuis toujours la capacité des Soviétiques. « Les Russes vont envoyer un homme sur la Lune. C’est une question de mois, peut-être de jours. On a des informations très précises. On ne peut pas encore attendre un an. Il faut lancer Apollo 11, le plus vite possible ».

Richard Helms : « J’étais tout le temps au téléphone, essayant de les convaincre, leur demandant un peu plus d’énergie, d’agressivité. »

Lawrence Eagleburger : « J’ai dit au président : « Vous ne pouvez pas les laisser gagner. Il faut tout faire pour qu’ils n’y arrivent pas ». »

Eve Kendall : « Le président s’est tourné vers le responsable de la NASA : « Est-ce qu’on est prêts ? ». le directeur du Centre spatial ne l’a rassuré qu’à moitié : « On ne prend qu’un risque : ne pas pouvoir envoyer d’images des premiers pas sur la Lune ». Mais le président Nixon a refusé : « Hors de question ! Le monde entier veut voir un Américain marcher sur la Lune ». »

Richard Helms : « Il était en colère, hors de lui. Quelque chose avait mal tourné, et il s’estimait responsable. »

Donald Rumsfeld : « Le président était fou de rage. »

Henry Kissinger : « Je me souviens de cet événement, comme étant l’un des plus dramatiques. »

Eve Kendall : « Et brusquement, un de ses conseillers, je ne sais plus si c’était Alexander Haig ou Donald Rumsfeld [Fausse hésitation qui relie avec le dialogue suivant donnant l’impression que Rumsfeld se souvient mieux de la réunion qu’Eve Kendall], a demandé, timidement : « Et si on faisait tourner en studio les premiers pas sur la Lune ? En cas d’échec, on pourra toujours diffuser ces images ». »

Donald Rumsfeld : « J’en ai parlé au Président, et Kissinger m’a soutenu. » [la citation de Kissinger renvoie directement au dialogue suivant. Cet effet donne réellement l’impression que les interviewés se répondent]

Henry Kissinger : « Au début, je n’ai pas pris tout cela au sérieux, mais peu à peu, l’idée s’est imposée. »

Alexander Haig : « Le Président était prêt à le faire, et j’étais prêt à le soutenir. »

Lawrence Eagleburger : « La décision a été prise par Henry, Al Haig, et le Secrétaire à la Défense. »

Richard Helms : « Mais en fin de compte, la seule personne qui pouvait donner l’ordre, c’était le Président des États-Unis. Lui seul pouvait décider. »

Eve Kendall : Nixon s’est enfoncé dans son fauteuil, a fermé les yeux quelques minutes, puis s’est levé et a dit : « Messieurs, vous avez moins de deux semaines pour tout mettre en place ».

Donald Rumsfeld : « C’était grandiose, une idée géniale. Un premier pas important, qui a demandé beaucoup d’efforts. »

Alexander Haig : « Pour Nixon, c’était une décision douloureuse à prendre. Mais je pense qu’il a eu raison. »

Henry Kissinger : « C’était le Président… Et il a eu le courage de le faire. »

Lawrence Eagleburger : « Il l’a décidé tout seul. La seule chose à faire d’ailleurs. »

Eve Kendall : « Puis il s’est approché de moi, a pris mon carnet et mes notes, les a déchirés en petits morceaux et a jeté le tout dans la corbeille. »

Henry Kissinger : « A aucun moment de ma vie, je n’aurais pu imaginer qu’une chose pareille soit possible. Même lorsque j’étais conseiller du président au NSC. Que cela ai pu, ne serait-ce qu’être envisagé, est une preuve supplémentaire de la puissance des États-Unis. »

Donald Rumsfeld : « Il fallait le faire, afin de montrer que nous étions encore les USA. Nous sommes sortis dans le jardin et le Président Nixon m’a dit : « J’ai besoin de vous pour tout mettre au point. » C’était incroyable. Nous avons cherché qui pourrait le faire, quand et comment. Il fallait trouver la personne idéale pour ce travail. Quelqu’un de compétent et que nous connaissions bien. Je lui ai dit : « Je ne vois qu’une personne ».

Voix off : C’est Donald Rumsfeld qui, le premier, avance le nom de Stanley Kubrick. Il faut que ce film soit parfait… [La voix off se substitue à Rumsfeld pour le dévoilement du nom, qui n’aurait pas été celui de Stanley Kubrick]

On voit bien à travers la retranscription de ce dialogue que le faux se glisse au milieu du vrai. On voit également que les éléments des interviews des véritables protagonistes de l’époque ne sont absolument pas signifiants. Ils n’apportent aucune information, mais simplement des bribes de phrases qui semblent soutenir la thèse avancée par la voix off et le personnage de Eve Kendall. Pris dans le rythme du montage, le spectateur n’y voit que du feu. Il perçoit des discours allant tous dans le même sens et interprète donc les informations qu’il reçoit comme une vérité partagée par les différents interviewés.

Karel est allé piocher dans des interviews qu’il a menées dans le cadre d’un documentaire sur les conseillers des présidents américains (Les Hommes de la Maison Blanche (2000) disponible sur Youtube). Plusieurs scandales y sont abordés, notamment celui du Watergate, un véritable complot et scandale d’État, permettant de mettre dans la bouche des conseillers de Nixon des assertions exceptionnelles mais en changeant leur contexte grâce à l’art du montage. Ainsi, le projet de surveillance et d’écoute du Watergate se transforme dans Opération Lune en projet de tournage du film montrant les astronautes sur la Lune. Ce procédé de décontextualisation de l’image et des interviews est utilisé tout au long du film et notre cerveau trouve facilement du sens à ce grand collage.

D’autres interviews sont bel et bien menées dans le cadre d’Opération Lune : Vernon Walters, ex-directeur de la CIA ; Christiane Kubrick la veuve de Stanley et Jan Arlan, son directeur de production ; Buzz Aldrin et sa femme Loïs ; le scientifique de la NASA, Farouk Elbaz ; l’astronaute et représentant de la NASA à Paris Jeffrey Hoffman ; et l’astronaute David Scott. L’astuce de Karel est ici de se présenter comme réalisateur d’un documentaire sur Apollo 11 et de tenter de faire dire aux témoins certains mots-clés afin de pouvoir les intégrer au montage plus facilement. Il pose donc de vagues questions sur 2001, l’Odyssée de l’espace et sur les théories du complot lunaire.

Autre élément, il est fait mention d’un objectif prêté à Kubrick par la Nasa pour le tournage de Barry Lyndon (1975). Cette anecdote est vraie, sauf que l’objectif (Carl Zeiss Planar 50mm f/0,7) n’est pas unique et que la Nasa ne l’a pas prêté pour s’assurer du silence du réalisateur.

Pour finir, un élément va nourrir et offrir une fin à Opération Lune. Le décès de Vernon Walters survint réellement quelque temps après l’interview de celui-ci par Karel. Cet événement fut utilisé dans le film pour démontrer que ceux qui parlent sont surveillés et en danger de mort (l’assassinat est bien sûr complètement sous-entendu). Il n’est, en outre, fait aucune mention des autres interviewés…

Les indices

Qui dit canular dit révélation de la tromperie. En effet, William Karel n’est pas un partisan de la « théorie » comme quoi les images d’Apollo 11 auraient été tournées en studio (on remarque d’ailleurs qu’ici – et que bien souvent – les autres missions Apollo ne sont pas citées). Il dissémine ainsi différents indices censés nous mettre sur la piste du mensonge. Cependant, la plupart nous échappent étant donné le rythme effréné du documentaire comme nous l’avons vu plus tôt.

Le film est construit « de manière à ce que le doute advienne progressivement, partant du vraisemblable – et même de la vérité – pour se clore en un crescendo d’invraisemblance et d’absurdité » (cf. Aurélie Ledoux). William Karel commence à semer des indices à partir de 10 minutes de film (bien après que notre confiance ait été acquise) : l’usage de feuille d’or sur le réacteur du Module lunaire pour montrer le luxe de la conquête spatiale (en réalité des protections thermiques), le pas de tir déplacé pour mettre la fusée en contre-jour (alors qu’il suffit de bouger la caméra), disparition de Michael Collins (mort en 2021, après la sortie du film), Neil Armstrong qui se retire dans un monastère (il continue en vérité ses activités à la NASA), etc. Ces informations, transmises par la voix off, sont appuyées par des images d’archives (ou fictionnelles) détournées semblant illustrer les propos tenus. Cependant, les discours en eux-mêmes devraient être assez aberrants pour nous interpeller.

Revenons sur la conversation au Pentagone déjà évoquée plus haut. Le montage de cette séquence est un exemple typique du travail de William Karel dans son documenteur. Traditionnellement, pour filmer une conversation avec plusieurs locuteurs, différents points de caméra sont adoptés (divers angles de caméra, plans serrés et plans larges…). Ils enrichissent la lisibilité de l’espace et permettent un échange fluide entre les différents intervenants à l’image pour le spectateur. Cependant, dans la séquence qui nous concerne (22min-28min), rien ne fonctionne correctement. Les arrière-plans de chaque personnage montré à l’écran sont disparates. Ils laissent entrevoir que ces individus ne sont pas rassemblés dans la même pièce. D’ailleurs, il n’y a pas de plan d’ensemble, de plan large ou l’on peut voir tout le monde réuni. Les jeux de regards entre les interviewés sont impossibles dans un même espace. On peut néanmoins considérer qu’un spectateur non habitué à détecter ces techniques de montage ne verra probablement pas la duperie.

Dans ce montage lunaire, Karel s’amuse ici à jouer sur quelques correspondances entre les dialogues et les images : l’un parle de boire et un autre boit effectivement, quelques-uns discutent de la langue qu’ils doivent utiliser, tous ont l’air de rire de bon cœur, certains insistent sur les informations sensibles qu’ils vont révéler. Il en profite d’ailleurs pour faire se chevaucher les images et les bandes-son d’autres interviews pour donner l’illusion que tout se passe dans la même pièce. Karel utilise ici des « chutes » (enregistrements inexploitables) des moments où la caméra tourne mais avant que la véritable interview ne commence.

Mais c’est vraiment par la suite que les indices du canular s’accumulent. Leur nombre fait qu’il devient assez difficile de tous les lister : la formation d’une unité d’élite par le blanchisseur de la maison blanche originaire de Saïgon, le cadavre d’un espion américain conservé chez un Vietnamien (très probablement un squelette réel conservé dans le cadre d’une tradition locale), les déchets de McDo partout dans le village, les espions parfaitement déguisés en Vietnamiens alors qu’un d’eux est noir, 150000 hommes pour chercher 4 fugitifs, etc. Avec du recul, ces informations paraissent incroyables, mais pris dans le rythme du montage et dans les révélations successivement sans cesse confirmées par les conseillers de Nixon, de nombreux spectateurs n’en voient pas la facticité.

Les morts des espions sont sans doute les indices les plus visibles. Karel y met clairement à jour l’absence de lien entre les images et les discours et insiste également sur la non-concordance des discours entre eux (double mort de Vince Brown) :

« Le preneur de son, Andy Rogers, est mort brûlé vif dans un accident de voiture » [Ambrose Chapel]

« Jim Gow, l’assistant, a été découvert noyé dans la piscine de sa propriété » [Ambrose Chapel]

« Vince Brown fut retrouvé en Patagonie, découpé en morceaux, ce qui n’empêcha pas la police de conclure à un suicide » [Ambrose Chapel]

« Vince Brown, le régisseur, a été retrouvé et abattu sur un ilôt désert des îles Kerguelen. La CIA avait poussé le cynisme jusqu’à filmer son élimination » [Voie off]

Le bouquet final de l’absurdité se situe dans une Yeshiva de Brooklyn où Bob Stein, le décorateur, s’est réfugié, protégé par le Rabbin Koenigsberg. Celui-ci nous apprend que Stein ne travaillait plus et pointait aux « Hassidiques »… Karel enfonce le clou en mettant un bêtisier en générique de fin soutenu par une musique très légère (Clarice de Vince Giordano & the Nighthawks, BO du film Ghost World). Il y intègre une dernière fois de fausses informations avec la citation des conseillers historiques : Yves Le Maner du Centre d’Histoire et de Mémoire du Nord Pas-de-Calais et Jacques Villain (probablement en référence au physicien).

Mais même dans ce bêtisier, Karel maintient une confusion sur les acteurs. En effet, au milieu des acteurs qui rient au fait de buter sur leur texte, on retrouve Alexander Haig affirmant « Non, c’est mauvais. Laissez-moi recommencer » et Lawrence Eagleburger dire : « Vous verrez quand vous serez plus âgé, que votre mémoire vous jouera des tours… » et rigoler. Pour le spectateur la confusion subsiste : qui est réellement acteur dans ce film ? A la toute fin, Henry Kissinger déclare : « Le plus drôle c’est que si vous me demandiez de recommencer, je le referais », on peut alors penser que c’est aussi un acteur ou que Karel nous révèle ici ces intentions… Tout du moins le réalisateur insiste ici pour nous dire qu’aucune image ne dit la vérité par elle-même. Si les faux peuvent paraître vrais, les vrais peuvent aussi paraître faux.

Un contexte de réception

Autorité de l’énonciateur

Il est important d’étudier le contexte de diffusion afin de comprendre la réception de ce film. L’adhésion du téléspectateur au message est notamment renforcée par le fait que le film est diffusé lors des Mercredis de l’Histoire d’Arte (une chaîne considérée comme très légitime par une grande part de la population), une case consacrée à des documentaires historiques rigoureux. C’est avant tout le format documentaire qui lui attribue le sérieux. Ainsi, l’adhésion du spectateur se fait beaucoup plus par le biais de la confiance habituelle faite aux médias plutôt que par une attitude critique envers ce qu’il voit.

Le documentaire, et plus particulièrement le documentaire historique, assoit sa légitimité et sa crédibilité sur le recours à des faits scientifiques, à des témoins d’époque ou à des images d’archives, autant d’éléments qui doivent attester de la vérité de ce qui nous est conté sans laisser de place au doute. Et si le documentaire se distingue du reportage, parce qu’il ne traite pas de l’actualité immédiate, parce que le regard du réalisateur diffère de celui du journaliste en donnant souvent une vision partielle et partiale des évènements, il n’en est pas moins factuel et tributaire du vrai, si bien que personne ne viendrait a priori mettre en doute son authenticité.

Delaunoy Elisa, p. 41.

La forme documentaire fait tomber le spectateur dans des biais d’autorité : autorité de l’énonciateur, autorité des témoins et autorité des images.

Autorité des témoins

Dans la forme il est quasiment impossible pour le téléspectateur de distinguer les vrais témoins des faux. Il n’y a aucune différence de traitement visible entre les deux.

Karel joue sur la position d’autorité, d’authenticité qui leur est immédiatement conférée pour leur faire dire les choses les plus incroyables. Leurs paroles sont cautionnées par le média et le médiateur qui les diffusent et elles cautionnent le film en retour.

Delaunoy Elisa, p. 59.

« L’authenticité » de ces témoignages est renforcée par la présence de l’image des témoins qui nous permet de « confirmer leur identité ». Ces discours auraient eu bien moins de force en voix off. La présence des images les rend crédibles.

Autorité de l’image

Le téléspectateur n’ayant pas reçu de formation historique ne peut remettre en question le sens des images d’archives dont le discours semble aller de soi. Ici, pour le spectateur, l’image d’archive appuie le discours ; elle est un élément de preuve de ce qui est dit. Elle renforce le discours qui lui-même renforce les images dans le cercle vicieux de la croyance.

Le mélange de témoins, voix off et images d’archives est une caractéristique du documentaire historique qui les articule en un double mouvement. Les paroles viennent authentifier les images et les images authentifient à leur tour le discours.

En commentant les images d’archives, en mettant un nom sur les personnes qu’on y voit, le commentaire et le récit des témoins les ancrent dans le réel plutôt que dans la fiction. Ces images sont à elles seules vides de sens, elles pourraient dire mille choses, c’est le discours qui oriente leur interprétation. Si l’on dit que l’image est polysémique, toujours en attente de texte, c’est parce c’est leur légende, le commentaire qui y est apposé, qui leur donne un sens et encourage une certaine lecture de ce que perçoivent nos sens. Ce phénomène fait que bien souvent, on leur donne une signification qu’elles n’ont pas en elles-mêmes. 

Delaunoy Elisa, p. 61.
Le cercle infernal de la justification des discours

Cependant, comme toutes archives, elles devraient être contextualisées, authentifiées, discutées, etc. Malheureusement, trop souvent les documentaires (télévisés particulièrement) passent outre la méthodologie afin de faire de l’image d’archive une simple illustration du propos. Celui-ci peut donc être vrai ou faux, l’image n’en dira en fait absolument rien. C’est notamment des critiques qui ont été faites aux très populaires documentaires Apocalypse (cf. les critiques de Laurent Véray, de Lionel Richard et de Thierry Bonzon).

De plus, Opération Lune surfe sur une vague de méfiance envers les Américains augmentant de fait l’adhésion (Véronique Campion Vincent, La société parano, théories du complot, menaces et incertitudes, cité par Delaunoy Elisa).

Le malheur d’Opération Lune est que malgré les précautions prises par Arte lors de la première diffusion (suite à des projections tests qui révélaient que l’adhésion au film était plus forte que ce qui était envisagé), le film fut pris au sérieux par une part non négligeable de spectateurs. De plus, même si certains connaissaient le rôle parodique du documentaire, cela ne les a pas empêchés d’extraire des scènes de leur contexte sur internet afin de défendre les théories complotistes au grand dam de Karel. Bien sûr, il n’est rien indiqué d’autre que « documentaire Arte » (argument d’autorité), ni le titre, ni l’auteur…

Audience en 20024,3% de parts de marché et 2% de taux moyen
Audience en 20043,6% de parts de marché et 1,3% de taux moyen d’écoute
Médiamétrie cité par Delaunoy Elisa

Un outil de réflexion et d’éducation à l’esprit critique

Avec Opération Lune, William Karel remet en cause l’institution du documentaire télévisé. Comment peut-on croire ce qu’on nous raconte si un documentaire peut allègrement nous mentir sans qu’on s’en aperçoive ? Il nous fait prendre conscience que l’image n’est pas une preuve en soi et qu’elle peut être source des pires manipulations. Karel n’hésite d’ailleurs pas à dresser des liens avec les journaux télévisés (qu’il avait déjà critiqués dans Le journal commence à 20 heures en 1999) :

Si vous faites l’expérience de voir ces petits sujets d’une minute trente qui passent tous les soirs, les quinze sujets que vous voyez au journal télévisé. Si vous coupez le son, on ne sait même pas de quoi on parle, c’est des images mises bout à bout, moi ça me passionnait de voir ce qu’on pouvait faire croire, en changeant le commentaire vous racontiez exactement ce que vous vouliez.

William Karel, Conférence du CERIMES

Opération Lune nous rappelle que si les images en elles-mêmes ne peuvent pas mentir ce sont les discours et le sens qu’on leur donne qui peuvent être trompeurs ou mensongers. Le montage, par exemple, a recours à notre capacité de rationalisation. Si deux images se suivent, on leur donne alors un sens alors qu’il n’y a possiblement pas de liens réels entre ces deux images (précisons tout de même qu’on donne également un sens à une image isolée). Par le biais de primauté une première image peut par exemple modifier complètement la vision qu’on aura d’une seconde de par sa position. L’inverse est se fait également, c’est le principe même de ce qu’on appelle l’effet Koulechov 7.

Par exemple, la statue de la Liberté derrière le personnage de Jack Torrance est celle du pont de Grenelle à Paris et non de New York. Cependant, l’usage d’un plan aérien de la statue de New York en préambule et la transition en fondu enchaîné nous implante de fait l’idée que c’est bien celle-ci, malgré les problèmes de distance et d’échelle.

Le canular, comme il l’est souvent proposé dans les documenteurs, peut être par son aspect ludique et très réflexif un excellent outil de mise à distance et d’ouverture à la critique de l’image en général. Il a pour effet de nous dévoiler notre crédulité de manière innocente. Il nous interroge ici sur le rapport que nous entretenons avec le documentaire, la télévision, le cinéma et l’image en général. Si comme le dit François Jost, « Aucun apprentissage de l’image en termes de codes ne peut former à discerner la vérité du mensonge » on peut tout de même apprendre à porter un jugement sur ce qui nous est montré :

[…] ce qui peut, ce qui doit semer le doute dans l’esprit du téléspectateur, ce n’est donc pas la bonne ou la mauvaise utilisation des codes (à ce jeu-là ceux qui les utilisent chaque jour sont imbattables) mais les « inférences » comme disent les psychologues, à la fois sur les sujets présentés, leur contexte spatio-temporel, leur enchaînement, leur fonctionnement global. Comprendre une émission, c’est donc moins décrypter une vérité cachée que porter un jugement sur la possibilité matérielle de ce qui nous est montré. Or ces inférences sont très mal partagées car elles dépendent évidemment du savoir que nous avons, non seulement sur la réalité, mais aussi sur la fabrication de l’information. Elles dépendent aussi de notre capacité plus ou moins grande à garder la tête froide face à des évènements stupéfiants. (…) Il s’agit, comme dans le cas du docu-fiction, de faire perdre le cadre qui permet au téléspectateur de faire des inférences et d’éprouver leur validité, car il ne sait plus ce qui doit l’emporter, de la réalité ou de la fiction. (…) Aucune connaissance du langage de l’image ne peut lutter contre un tel procédé, car il s’en prend à ce qui fonde toute communication : la confiance en l’autre.

JOST François. La télévision du quotidien, entre réalité et fiction, p. 92 cité par Delaunoy Elisa, p. 89-90.

Bibliographie et sources

Sur Opération Lune

Delaunoy Elisa, « Le canular médiatique : une tromperie initiatique. Le docu-menteur Opération Lune ou la fabrication de l’illusion à la télévision », Mémoire de Master 2 Médias, information, communication, Spécialité Médias, langages, communication sous la direction de Frédéric Lambert, Université Panthéon-Assas Paris II, Institut Français de Presse, 18 juin 2008, 131 p.

Ledoux Aurélie, « La face cachée d’Opération Lune (William Karel, 2002) », dans Ledoux Aurélie et Zabunyan Dork (dir), Écrans, la preuve par l’image : nouvelles pratiques et enjeux contemporains, Classique Garnier, n° 18, 2022, pp. 71-84.

« Débat avec William Karel autour de son film Opération Lune« , Cerimes, Canal-u, janvier 2004 : https://www.canal-u.tv/chaines/cerimes/debat-avec-william-karel-autour-de-son-film-operation-lune

« Point du Jour International », Africiné.org : http://www.africine.org/structure/point-du-jour-international/2371

« Opération Lune (2002) de William Karel », Rembob’ina, magazine diffusé le 13 juin 2021 sur LCP : https://lcp.fr/programmes/rembob-ina/operation-lune-2002-de-william-karel-67434

« Master Class William Karel, autour de Opération Lune« , La Scam, Ina Sup et l’École Normale Supérieure de Cachan : https://www.dailymotion.com/video/x17sgzn

Podcast Cinétique, Opération Lune, saison 1 épisode 3, novembre 2021 : https://castopod.cinetique-asso.fr/@cinetique_cinema_et_scepticisme/episodes/operation-lune-s01e03

Sur William Karel

« William Karel », Film-documentaire, http://www.film-documentaire.fr/4DACTION/w_auteur_liste/1065

Carasco Aude, « Le documentariste William Karel, investigateur du réel », La Croix, 9 juin 2012 : https://www.la-croix.com/Culture/Le-documentariste-William-Karel-investigateur-reel-2021-06-09-1201160200

Perraud Antoine Le réel selon Karel, Télérama n° 2752, 9 octobre 2002, p. 86-87

Sur le documenteur

« On Vous Ment, festival de films Documenteur #8 », Super Nova Lyon, interview de Nicolas Landais par Tatiana Peyroux, 2 mars 2023 : https://www.nova.fr/news/on-vous-ment-festival-de-films-documenteur-8-228808-02-05-2023/

Page Wikipédia du Documenteur : https://fr.wikipedia.org/wiki/Documentaire_parodique

Dossier relu par : Jérémy Attard (Cortecs), Sohan Tricoire (Cortecs), Adeline Gillet (Cinétique), Jérôme Dubien (Cinétique) et Lokeye (Cinétique).

Notes

Avion repeint en vert par des militants de Greenpeace pour dénoncer le greenwashing. Mars 2021.

« Si ma grand-mère avait des ailes, ce serait un avion vert » : Flou sémantique et greenwashing

Avion repeint en vert par des militants de Greenpeace pour dénoncer le greenwashing. Mars 2021.

Si l’on me demandait si la transition vers une aviation verte est possible, il me semble que le plus sage serait de répondre : « Cela dépend de ce que l’on appelle transition, de ce que l’on appelle vert et de ce que l’on appelle aviation1… »
Suivant le cadre que l’on se fixe alors la réponse peut varier de « clairement oui » à « absolument pas » avec tout un éventail de nuances entre les deux. Dans cet article nous allons donc proposer de considérer différentes définitions à travers lesquelles nous posons la question de la transition vers une aviation verte.
En plus de faire le point sur l’impact écologique de l’aviation et ses perspectives d’avenir, cet article vise à appeler à la prudence face à l’ambiguïté cachée des mot – ambiguïté dont certains peuvent largement tirer profit. Dévoyer le sens d’un mot c’est aussi ce que l’on appelle l’« effet paillasson », vous pouvez retrouver un article du Cortecs à ce sujet.

Est-il possible de faire…

… un appareil volant qui n’émet pas de carbone pendant son vol ?

Oui et cela existe déjà plus ou moins. On peut penser tout d’abord aux « avions solaires », des appareils recouverts de panneaux photovoltaïques fournissant de l’énergie solaire. Ceux-ci sont testés depuis les années 1970 mais le modèle le plus performant en est probablement le Solar Impulse (I & II) qui aux dernières nouvelles est capable de transporter qu’une seule personne à une vitesse d’environ 80 km/h. On est loin des 4 milliards de passagers annuels.

On peut aussi évoquer les planeurs qui, une fois lancés, profitent des courants pour voler et n’utilisant aucun moteur n’émettent effectivement aucun gaz à effet de serre.

Les avions volant avec des huiles de friture ne rentrent pas vraiment dans cette catégorie : d’une part parce que celles-ci émettent du carbone (certes, en plus faible quantité) d’autre part parce qu’elles sont nécessairement mélangées avec du kérosène classique.

Jean-Baptiste Djebbari, alors ministre délégué chargé des Transports, se félicite d’un vol-test utilisant des huiles de cuisson faisant miroiter la promesse d’une aviation verte. Voir cet article de Révolution Permanente qui dénonce ce greenwashing.

… un avion avec des passagers qui n’émet pas de carbone pendant son vol ?

Alors là c’est déjà plus compliqué : les vols précédents ne peuvent transporter qu’une seule personne (ou à peine plus) et il y a un gouffre à franchir avant de pouvoir utiliser ces solutions pour des vols commerciaux. On peut identifier au moins trois obstacles majeurs pour y parvenir : trouver les solutions technologiques pour pouvoir transporter une masse très importante (ce qui est a priori impossible pour l’avion solaire 2 ou le planeur par exemple), rendre le prix du vol économiquement viable et obtenir les certifications nécessaires.
Certes on en est loin mais en théorie rien ne l’empêche. Toutefois il semble pertinent de se demander à quel date et à quel coût ces innovations pourraient être accessible ?
Les deux géants de l’aviation Boeing et Airbus ont annoncé la date de 2035 pour leurs premiers vols commerciaux bas-carbone. Le premier grâce à des agrocarburants, le second avec de l’hydrogène3. Notons ici deux choses : premièrement, cette annonce est probablement davantage influencée par son impact marketing et politique que par une réelle prédiction technologique. Deuxièmement, la réalisation de cet objectif ne peut se faire qu’au prix d’énormes moyens financiers et de choix politiques privilégiant le secteur aérien sur d’autres secteurs4.
Au vu de l’urgence climatique en cours, envisager d’utiliser l’aviation actuelle pendant encore une quinzaine d’années semble relativement déraisonnable.

… un avion avec des passagers qui n’émet pas de carbone pendant tout son cycle de vie ?

Reprenons l’exemple du planeur : certes en vol il n’émet aucun gaz à effet de serre mais encore faut-il le lancer. Il y a deux moyens pour cela : le treuillage ou le remorquage par un autre avion. Dans les deux cas ce sont des opérations qui demandent beaucoup d’énergie.

De la même manière, imaginons qu’il soit possible de faire des avions transportant des passagers qui volent en émettant peu (ou pas) de carbone. Est-il possible que l’ensemble des opérations en amont et en aval soient également peu émettrices ?

Cela pose en premier lieu la question de la création des vecteurs d’énergies, à savoir agrocarburant ou hydrogène. Pour le premier se pose, entre autres, la question de la déforestation et de l’utilisation des sols qui détruiraient des potentiels puits de carbone. Pour le second, la question de l’hydrogène décarboné reste aussi un défi à résoudre5.

D’autre part, le transport de ces carburants, la construction et le démantèlement des avions, la construction et la gestion des aéroports ainsi que de toutes les infrastructures physiques et logistiques sont d’autres défis pour parvenir à des vols émettant peu de carbone sur l’ensemble du cycle de vie.

… une aviation entièrement bas-carbone ?

Lorsque Airbus annonce le début de ces vols commerciaux bas-carbone pour 2035, il faut rappeler que cela ne concerne que ses vols les plus courts. D’après Carbone 4, seuls les vols inférieurs à 1500 km seraient concernés, ce qui représente 6 % des émissions de l’aviation. Toujours d’après cette source, pour les vols plus longs il faudrait attendre 2040 ou 2045, et la part de l’hydrogène en 2050 pourrait n’atteindre que 10 % des carburants utilisés…

… une aviation entièrement bas-carbone inscrite dans une société bas-carbone ?

Quand bien même, il serait possible d’avoir une aviation avec une empreinte carbone relativement faible, pour toute sa flotte et en considérant les éléments en amont et en aval (ce qui rappelons-le serait trop tardif, trop cher et en fait hautement improbable), pourrait-elle s’inscrire dans une société elle-même bas-carbone ?

Autrement dit, si l’on ne considère plus l’aviation comme un système isolé mais comme le rouage d’un système plus global, avec ce que ce secteur demande et ce qu’il implique, peut-on espérer atteindre des émissions carbone basses ?

C’est une question sur laquelle a travaillé Vincent Mignerot et qui montre qu’aujourd’hui il n’y a aucune preuve qu’il soit possible de se passer des énergies fossiles6. Au contraire, selon lui, dans notre système économique et politique, les liens entre le secteur aérien et le reste du système ne feraient que déplacer le problème. Les économies d’énergies faites au sein du sous-système « aviation » seraient en réalité déplacées à l’extérieur, voire pire elles pourraient contribuer à augmenter les dépenses énergétiques totales7.

Ainsi même une aviation bas-carbone, de part les interactions qu’elle entretient avec le reste de notre système économique, ne permettrait en aucun cas d’obtenir un système globalement bas-carbone.

… une flotte entière d’avions qui ne nuit pas aux conditions de vie ?

Voilà enfin la question qui est probablement la plus pertinente. Étant donné que la réponse aux questions précédentes est très probablement non et qu’elles sont des conditions nécessaires à cette question-là, on pourrait presque faire l’économie de développer ici.
Mais si l’on ne se contente pas de considérer l’empreinte carbone et que l’on envisage la possibilité d’une aviation ayant un impact « acceptable » sur le vivant en général et sur les humains en particulier, on se heurte à de nouveaux obstacles. En premier lieu le tourisme de masse qu’induit l’aviation est néfaste pour les écosystèmes ainsi que pour les populations et les cultures locales8.
D’autre part, les inégalités liées à l’aviation sont une grande injustice sociale9. Pour une justice sociale, il faudrait – en plus des défis précédents – réfléchir à une aviation accessible équitablement pour tous.

Différents cadres dans lesquels on peut parler d'avion vert.
Différents cadres dans lesquels on peut parler d’avion vert.

À qui profite le crime ?

Le plus souvent, quand on utilise ou que l’on entend le terme d’« avion vert », on ne distingue pas les différentes définitions que cela peut recouvrir. Ainsi suivant le contexte, l’un pensera à un prototype réduisant l’empreinte carbone alors que l’autre pensera à une flotte complète avec une empreinte écologique nulle. D’où l’importance d’éclaircir nos propos quand on discute de termes potentiellement ambigus comme ici.
Cette confusion peut être analysée d’un point de vue de notre système cognitif et de notre traitement du langage (possiblement que nous nous satisfaisons en partie de cette ambiguïté pour pouvoir conserver nos habitudes vis-à-vis de l’avion). Mais il semble plus pertinent de l’analyser d’un point de vue plus global. Que ce soit dans le traitement médiatique, dans les annonces politiques ou dans les discours d’industriels, il semble que jouer sur ces ambiguïtés linguistiques soit un ressort plutôt efficace de ce que l’on peut appeler du greenwashing.

Il y a tout intérêt de ce point de vue-là à annoncer un avion vert pour 2035 sans trop s’étaler sur ce dont on parle et également sur les moyens pour y arriver.

Pour approfondir

Cet article s’inscrit dans un travail plus global sur l’esprit critique et l’écologie. Concernant l’aviation en particulier, vous pouvez retrouver un panorama des enjeux actuels dans la vidéo ci-dessous.

« Faut-il vraiment vraiment vraiment arrêter l’avion ? » sur Enfin, peut-être

L’idée de cet article est née d’une discussion avec Vincent Mignerot où l’on s’est rendu compte que l’on ne disait pas tout à fait la même chose quand on parlait de transition vers un « avion vert ». Merci à lui pour son regard sur cet article.
Pour accéder à des références beaucoup plus pointues sur l’avion et le climat je vous invite à consulter les rapports Aviation et Cli

Internet et désinformation : une fake news ?

Internet est-il un vecteur puissant de désinformation ? Une vision très souvent partagée à ce sujet, notamment dans le milieu de la zététique (je l’avoue, je l’ai moi-même déjà fait) suggère le mécanisme suivant : 1/ internet est un marché de l’information dérégulé, c’est-à-dire que n’importe qui peut écrire et diffuser quasiment n’importe quoi sur internet ; 2/ cette dérégulation se couple à la propention naturelle des individus à tomber dans des pièges de la pensée (biais cognitifs et biais de raisonnement) ; 3/ ce couplage explique pourquoi tant de gens croient tant de choses fausses et les partagent massivement. On se propose dans cet article de regarder dans quelle mesure ce constat et l’explication convoquée sont soutenus par la littérature scientifique sur ce sujet. Deux aspects sont abordés conjointement. Premièrement, l’ampleur du phénomène : à quel point adhérons-nous à notre époque à des croyances non épistémiquement garanties ? À quel point partageons-nous, sur les réseaux sociaux, des « fakenews » et des narratifs dits « complotistes » ? Deuxièmement, le rôle spécifique d’internet dans ce phénomène : un tel marché de l’information dérégulé conduit-il, ou participe-t-il activement, à une diffusion et une adhésion accrues à ces thèses ? (Edit après reception de la première version de cet article.1)

N’y allons pas par quatre chemins : le constat alarmant d’un partage et d’une adhésion massive à des croyances fausses sur internet et son rôle actif dans ce processus est loin de faire consensus parmi les spécialistes du sujet. Même si la première étude s’intéressant au lien entre fakenews et nouveaux outils de communication remonte à 1925 2, c’est surtout avec le développement d’internet, et donc ces toutes dernières années, que la littérature scientifique sur le sujet s’est considérablement accrue. Pour autant, elle reste naissante, et aucun constat définif ne peut être tiré. Ceci est déjà un premier argument contre l’élan catastrophiste qui peut caractériser parfois certains discours sur internet et les fakenews. Mais de plus, on peut observer que rien ne semble aller dans ce sens. Au contraire même, la tendance générale qui se dégage de ces études est que la diffusion et le partage de fakenews est un phénomène extrêmement marginal. Par exemple, deux études ont porté sur la diffusion et le partage de fakenews pendant l’élection présidentielle de 2016, sur twitter 3 et facebook 4 respectivement. La première montre notamment que 1 % des comptes étudiés représentent à eux seuls 80 % des fakenews diffusées, et 0,1 % des comptes représentent 80 % des fakenews partagées. La seconde est du même acabit : le partage d’articles provenant de domaines identifiés comme produisant des fakenews est un phénomène rare : il touche environ 10 % à peine des comptes présent dans le panel de l’étude (les autres 90 % n’ont partagé aucun lien de ce type durant l’élection présidentielle.) Ce phénomène semble donc être assez marginal, au point que d’autres auteurs se sont même demandé « pourquoi si peu de gens partagent des fakenews ? » 5 Dans cet article, ils reviennent justement sur ce constat émergeant et assez contre-intuitif dans une période historique qui est sensée être celle de la « post-vérité », et tentent d’y apporter une explication.

Un second type de questions à se poser pour mesurer l’ampleur du phénomène est la relation entre le fait d’être exposé à des fakenews et le fait d’y croire. Si beaucoup de gens sont exposés à des fakenews (ce qui n’est déjà pas le cas), vont-ils pour autant y croire ? Et si c’est le cas, comment être sûr que ce n’est pas justement parcequ’ils y croient déjà qu’ils vont avoir tendance à s’y exposer selectivement ? Comme on le dit souvent, corrélation n’est pas causalité ! On reviendra sur cet argument plus loin, au sujet des théories du complot. Mais avant, une autre relation est à questionner : celle qui pourrait exister entre le fait de partager des fakenews et le fait d’y croire. Ici, cela semble a priori plus évident : si on partage une fakenews, c’est qu’on y croit forcément. De nouveau, les résultats des quelques études qui existent sur le sujet sont assez contre-intuitifs. Cette étude6 réfute la thèse selon laquelle les personnes partagent des fakenews car elles ne sont pas capables de faire la distinction avec une vraie information. Selon cette étude, c’est la polarisation politique qui joue un grand rôle dans le partage de fakenews, c’est-à-dire que l’on va partager principalement des informations qui confirment nos prédispositions politiques, sans forcément vérifier la véracité de ce que l’on partage – mais tout en étant capable de le faire. Celle-ci7 montre également que bien qu’elles partagent des fakenews, les personnes interrogées sont capables de différencier entre une vraie et une fausse information (en tout cas dans une proportion plus grande que ce qu’elles partagent.) Cette étude suggère que c’est principalement parce que le contexte des réseaux sociaux focalisent leur attention sur d’autres facteurs que la véracité, comme par exemple le fait de plaire aux yeux de ses suiveurs/amis sur ces mêmes réseaux, qui fait que des personnes partagent des fakenews. D’ailleurs, en primant les personnes à propos de l’attention avant qu’elles ne partagent quoique ce soit, ils observent en effet une diminution du partage de fakenews. Cette dernière étude8 a cherché à mettre en évidence la caractéristique que les fakenews devaient posséder pour être plus partagées. Elle a mis en évidence que le facteur « interestingness-if-true » était prépondérant, c’est-à-dire que les fakenews qui sont le plus partagées sont celles qui seraient vraiment intéressantes/pertinentes si elles étaient vraies. Pour approfondir ces questions, je ne peux que vous conseiller le visionnage de la conférence d’Hugo Mercier, l’un des auteurs de certains papiers sus-cités, intitulée: « Les fakenews doivent-elles nous inquiéter ? »

Parlons maintenant de ce qu’on appelle les « théories du complot ». On peut les définir9 comme la croyance que certains phénomènes sociaux et évènements politiques (voire une grande majorité d’entre eux) peuvent être expliqués par l’action concertée d’un petit nombre d’individus qui se réunissent en secret en vue d’orienter la marche du monde dans leur intérêt personnel. Nous ne reviendrons pas sur la façon de déconstruire certains narratifs complotistes, déjà exposée dans plusieurs articles sur ce site, en particulier ici. Les théories du complot représentent elles aussi un phénomène largement étudié dans la littérature spécialisée. Des enquêtes régulières montrent qu’une partie non négligeable de la population française croit à une ou plusieurs théories du complot. Ce n’est donc sûrement pas un phénomène marginal. Cependant, la question que l’on va se poser ici est la suivante : quel est le rôle d’internet, et plus spécifiquement des réseaux sociaux, dans la diffusion et la croyance dans les théories du complot ? L’article de Joseph E. Uscinski, Darin DeWitt et Matthew D. Atkinson intitulé « A web of conspiracy ? Internet and conspiracy theory »10 explore spécifiquement l’effet d’internet sur la diffusion et l’adhésion à des narratifs conspirationistes. Encore une fois, les preuves empiriques manquent pour soutenir l’idée qu’internet favorise ce phénomène. Trois points sont importants à retenir de cet article : 1/ les narratifs complotistes ont toujours existé et rien ne permet d’affirmer qu’internet, malgré le fait que l’information y circule beaucoup plus vite qu’avant, ait engendré une quelconque « nouvelle ère » du conspirationnisme ; 2/ les individus ne sont pas si malléables que cela et c’est principalement leurs dispositions a priori qui va les pousser à croire à telle ou telle chose, et non pas l’outil particulier qu’ils utilisent ; 3/ les sites conspirationnistes sont loin d’être les sites les plus fréquentés, et être exposé à une information ne signifie pas y croire – ce qui rejoint un constat déjà énoncé plus haut. Un article récent11 confirme ces tendances. Dans cet article, ils partent du constat que l’adhésion à des narratifs complotistes est fortement corrélé à l’usage des réseaux sociaux. Ce qu’ils explorent dans cette étude, c’est le lien de causalité sous-jacent : est-ce que c’est le fait d’utiliser beaucoup les réseaux sociaux qui rend complotiste, ou bien le fait d’avoir déjà des prédispositions à adhérer à ces formes d’explications qui pousse à aller voir et diffuser du complotisme sur internet ? Leur conclusion penche clairement pour la deuxième option, une fois controlés les potentiels facteurs confondants : « La relation conditionnelle que nous dévoilons suggère que l’impact des réseaux sociaux sur les croyances aux théories du complot et à la mésinformation est probablement négligeable, sauf sur les individus attirés ou autrement prédisposés à accepter de telles idées. »12

On pourrait reprocher au présent article de reposer sur du cherry-picking, c’est-à-dire de ne choisir que des études qui vont dans le sens de notre propos. C’est vrai qu’on ne peut clairement pas déduire un constat général et immuable à partir d’un petit nombre d’études. Si on s’est appuyé sur ces études, c’est pour deux raisons principales : 1/ voir comment de telles hypothèses peuvent être effectivement testées, ce qui est intéressant du point de vue méthodologique ; 2/ l’introduction de ces articles consiste souvent en un bon résumé de l’état de l’art sur la question, d’où le fait qu’on se soit appuyé sur des publications assez récentes. Il faut toutefois garder à l’esprit que les résultats de ces études sont conditionnés par la définition de « fakenews » adoptée. Dans nombre de ces études, par exemple, on mesure l’exposition à des fakenews en identifiant certains sites comme sources de fakenews et en comptant le nombre d’articles provenant de ces sites qui sont ensuite partagés sur les réseaux sociaux. Évidemment, ce ne sont qu’une partie des fakenews auxquelles nous sommes exposé-e-s, et ceci constitue une limite de ce type d’études. Mais dans tous les cas, cela montre aussi, comme on l’a déjà remarqué, que la thèse contraire – celle que l’on critique ici – n’a pas de raisons d’être affirmée avec autant d’assurance, en cela même que le phénomène que l’on souhaite étudier est, justement, technique et difficile à cerner.

Une dernière remarque s’impose sur le premier postulat de la thèse que l’on met à l’épreuve ici : le caractère « dérégulé » d’internet vu comme un marché de l’information. Ce que l’on entend par là habituellement, c’est que « tout le monde peut écrire et diffuser tout et n’importe quoi sur internet », sous-entendu sans la vérification rigoureuse que l’on pourrait attendre des médias et des journalistes professionnels. Ce que l’on peut sous-entendre aussi, c’est l’idée que le monde d’internet serait en quelque sorte déconnecté du monde « extérieur » des médias traditionnels, et que toutes les informations diffusées en ligne pourraient se retrouver sur un pied d’égalité en terme d’exposition. C’est une idée à balayer très vite. Dans sa conférence intitulée « Les infox et les nouveaux circuits de l’information numérique »13 le sociologue Dominique Cardon montre, entre autres choses extrêmement intéressantes pour notre propos, que la libéralisation du marché de l’information en ligne n’implique aucunement que ce dernier s’horizontalise d’une quelconque manière. Au contraire, il se trouve qu’il est fortement structuré et reproduit la hiérarchie déjà présente hors ligne. Plus précisément, lorsque l’on étudie l’architecture des citations entre les différents sites internet de médias via les liens hypertextes, on se rend compte que les sites des médias mainstream, c’est-à-dire ceux qui sont déjà en situation de domination du marché hors internet, restent de loin les sites qui se citent le plus entre eux et qui sont cités par les plus « petits » sites, alors que l’inverse n’est pas vrai. Cela signifie que la structure du marché de l’information, même si fondamentalement « tout le monde peut écrire ce qu’il veut sur internet », se modèle sur celle qui existe hors internet. Le fait qu’une information, même complètement aberrante, soit présente en ligne ne signifie pas qu’elle est vue et encore moins crue par beaucoup de personnes. Une synthèse de la littérature au sujet de la mésinformation en ligne14 va plus loin et tente de quantifier le rôle des médias mainstream dans la diffusion des fakenews. Ils partent d’une situation paradoxale dans laquelle se retrouvent ces médias : lorsqu’ils parlent des fakenews, ne serait-ce que pour les démentir, ils participent aussi à leur diffusion. Le résultat de cette étude est clair : les médias mainstream font partie du problème, dans le sens où il s’avère que ce sont eux qui sont les principales sources de diffusion de fakenews, bien devant les réseaux sociaux et sites conspirationnistes obscures. Ce résultat se comprend d’autant mieux en ayant en tête les résultats présentés par Dominique Cardon dans sa conférence sus-citée : les médias mainstream, sur internet ou ailleurs, restent – et de très loin – les médias les plus visibles. En partageant et en répétant des fakenews, même pour les démentir, ces médias les rendent probablement beaucoup plus visibles que si leur diffusion restait confinée à internet. Ils prennent également le risque que le « démenti » soit oublié et qu’à force de répétition, les personnes exposées à ces fakenews puissent finir par y croire. C’est bien entendu aussi quelque chose qu’il faut garder à l’esprit si l’on vulgarise du contenu sceptique, basé notamment sur du « débunkage », sur internet ou ailleurs.

De ces différents constats, il est clair qu’une tendance émerge : internet, en tant que « marché dérégulé de l’information » n’a pas l’air d’avoir d’impact spécifique (c’est-à-dire en lui-même) sur l’adhésion à des thèses conspirationnistes, ni sur la diffusion, le partage ou l’adhésion à des fakenews. La littérature spécialisée sur le sujet des théories du complot émet pourtant des hypothèses assez bien consensuelles sur des facteurs qui pourraient jouer sur l’adhésion, à l’échelle d’une population, à des narratifs conspirationnistes. Les premiers chapitre de la thèse d’Anthony Lantian15 ainsi que le chapitre « Sociologie, théorie sociale et théorie de la conspiration » de Türkay Salim Nefes & Alejandro Romero-Reche, dans le récent Routledge handbook of conspiracy theories (2020) reviennent sur ces aspects et précisent que l’adhésion aux théories du complot tend à augmenter lorsque la confiance dans les autorités epistémiques officielles diminue, ainsi que dans des contextes d’incertitude ou de tragédies, et seraient prépondérante dans des groupes sociaux se percevant comme exclus du pouvoir politique.

La conclusion de ces différents constats n’est pas qu’il est inutile d’enseigner comment fonctionne le cerveau, quels sont les pièges cognitifs à l’oeuvre, ou encore transmettre des outils pratiques pour dégager le vrai du faux sur internet, bien entendu. L’éducation aux médias et à l’information reste une nécessité. Il faut simplement remarquer qu’en mettant en exergue le narratif, soutenu de plus par aucune preuve empirique, que c’est principalement la dérégulation d’internet alliée à nos biais cognitifs qui produit une adhésion massive à des théories du complot ou à des fakenews, on met complètement de coté les aspects purement politiques de la question : pourquoi a-t-on moins confiance dans les autorités ? Cette confiance est-elle due, ou bien doit-elle se mériter ? Quel est l’impact et donc la responsabilité des médias de masse dans le maintien du lien entre décideurs, scientifiques et population ? Éluder ces questions fondamentales ne relève pas uniquement d’une certaine malhonnêteté intellectuelle (surtout lorsqu’on prétend combattre la désinformation!) mais nous condamne immanquablement à ne jamais combattre proprement le problème.

Physique-chimie, esprit critique et EMI

Julien Machet est professeur de Physique-Chimie dans l’académie de Lyon, et exerce au collège Saint André de Corcy. Il est également membre du Groupe de ressources académique « Esprit critique ». Julien a déjà publié son travail sur le tri de l’information (voir ici) et il nous propose à présent de partager une séquence entière, à destination des élèves de 5ᵉ, et qui vise à comprendre comment la médiatisation de contenus scientifiques, notamment sur les notions de risque et de danger, peut servir l’enseignement de savoirs disciplinaires (ici, l’électricité et la chimie). Bravo et merci (encore) à lui pour ce travail précieux !

Présentation rapide

La séquence abordée ici mélange des objectifs de transmission de savoirs disciplinaires d’électricité et de chimie avec des objectifs propres à l’enseignement de l’esprit critique et de l’éducation aux médias et à l’information. Elle est enseignée en classe de 5e.

Déroulé des activités et descriptifs des objectifs (cliquer sur l’image pour voir tout le document)

Lever la confusion entre danger et risque est présenté ici comme un véritable objectif, en soi, de l’enseignement de l’esprit critique. En effet, de nombreux débats de société liés aux questions de santé sont perturbés par les confusions communes entre l’existence d’un danger avéré et l’évaluation d’un risque (fort ou faible) et par la non-priorisation de traitement des risques forts face aux risques faibles.

Positionnement dans une progression pédagogique

Ce chapitre s’intitule, pour les élèves de 5e concernés : « Les scientifiques parlent au grand public ; exemple des dangers et des risques en physique chimie », il est inclus dans un thème intitulé « Communiquer en science » et répond à un autre chapitre centré sur un exemple de langage « de spécialistes » lui-même intitulé « Les scientifiques parlent aux scientifiques ; exemple de la schématisation en électricité ».

Documents à télécharger

Julien met à disposition l’ensemble de ses documents utilisés pour cette séquence, en format modifiable et pdf.

  • Le document de présentation de toute la séquence :

Pour tout contact : julien.machet-at-ac-lyon.fr

Tri de l'information et enseignement de l'esprit critique : une carte pour s'y retrouver

Julien Machet est professeur de Sciences Physiques et Chimiques dans l’académie de Lyon. Travaillant en collaboration avec le CORTECS et notamment notre collègue Denis Caroti depuis plusieurs années, il forme également les enseignants sur la thématique « Analyse de l’information et esprit critique ». Par ailleurs, il développe dans ses cours un enseignement de l’esprit critique incorporé à ses contenus disciplinaires. Julien a ainsi créé une carte conceptuelle à destination des élèves (et des enseignants), permettant de visualiser rapidement les outils méthodologiques d’analyse de l’information. Il nous présente ici la genèse de cette carte, ses objectifs ainsi que son contenu et ses réflexions sur ce sujet. Bien entendu, cet outil mérite d’être encore amélioré et adapté, mais c’est une base utile, fruit d’essais et erreurs fertiles. Bravo et merci à lui pour ce travail précieux !

Mise à jour (avril 2021)

Les cartes méthodologiques d’analyse de l’information ont été mises à jour et sont téléchargeables en format modifiable (voir dernière partie Enseigner l’esprit critique)

Objectifs

Deux grilles de lecture, sur deux plans différents : analyse de l’information et construction des connaissances & enseignement de l’esprit critique

  • Premièrement, cette carte présente différents axes de questionnement permettant de se positionner (ou non) face à une information, quelle qu’elle soit. De plus, elle permet de présenter en quoi la construction méthodologique et collective du savoir en sciences doit prendre en compte ces axes d’analyse de l’information, et les risques spécifiques qui y sont associés.
  • Deuxièmement, elle peut permettre à l’enseignant d’expliciter aux élèves en quoi les activités faites en classe permettent de se donner des outils de tri de l’information, de construction du savoir. Elle peut donc servir de base à la conception d’un enseignement de l’esprit critique à travers des enseignements disciplinaires classiques.

J’évoquerai donc ces différentes utilisations de la carte et j’en donnerai ensuite une version pour les élèves.
Précaution : j’utilise ici une définition large du mot information, je n’ai pas choisi de circonscrire ce mot à un fait vérifié qui intéresse un grand nombre de personnes comme cela est fait, par exemple, sur l’activité «  Qu’est-ce qu’une info ?  » publiée sur le site du CLEMI. Ainsi analyser une information signifie ici analyser une donnée, une affirmation qui nous parvient, quelle que soit sa forme.

Introduction

Cette carte conceptuelle (ou gros schéma…) à destination des enseignants intéressés par le tri de l’information et son enseignement est née d’un échange avec ma collègue Cécile Dussine (Sciences Physiques) qui a créé une activité d’introduction aux cours de sciences physiques en 6ème. Une version de cette activité devrait être publiée en 2019 dans l’ouvrage «  Développer l’Esprit critique : Outils et méthodes », aux éditions CANOPÉ, mais je vais en décrire les principales étapes sans entrer dans le détail.

  • Le professeur donne tout d’abord aux élèves deux résumés de deux textes issus de sites web existants. L’un porte une information vraie (validée par un consensus scientifique), l’autre une information erronée (sans que l’on sache si c’est intentionnellement ou non).
  • Les élèves sont ensuite amenés à se positionner face à ces affirmations. Le professeur met en lumière les désaccords au sein de la classe : certains élèves doutent du contenu de ces textes
  • Le professeur apporte ensuite une information dérangeante : un des deux textes donne une information erronée ! Plusieurs questions se posent alors :

Lequel est faux ? Comment faire pour le savoir ? Quelle(s) méthode(s) appliquer ?

  • S’ensuit la distribution des documents complets ainsi que leur étude selon différents axes. On demande alors aux élèves de se positionner à nouveau, de manière bien plus argumentée, cette analyse conduisant à un avis quasi-unanime sur le contenu des deux textes.

La carte suivante est donc née de cette dernière question (Quelle(s) méthodes appliquer ?) et de la volonté de clarifier et d’organiser les réponses possibles pour moi, pour les enseignants mais aussi pour les élèves.

CorteX_Carte_Analyse_information_Méthodologie_Enseignants
Carte méthodologique : analyse de l’information pour enseignants, par Julien Machet

Première utilisation : ANALYSER une information ou une affirmation : des axes de questionnement

Question préalable : a-t-on bien compris quelle était cette information ?

Pour cela un bon exercice est de voir si on arrive à résumer l’information en une phrase ou deux. Attention à ne pas se fier au titre (s’il y en a un) : il ne constitue pas forcément un résumé fiable.

Premier axe d’analyse : ÉTUDE DU CADRE

  • Une information nous arrive dans un cadre donné, qu’on le veuille ou non : elle n’arrive de facto pas seule. Elle ne peut être isolée de son contexte présent et de ce que l’on sait déjà. J’entends par cadre tout d’abord le cadre médiatique. On peut ainsi penser qu’une information aura un impact ou une réception différente si elle nous parvient en période électorale ou non, si elle suit ou en précède une autre, si elle est très médiatisée ou non. Je distingue ici le cadre médiatique de la source de l’information, qui mérite un travail approfondi en soi.
  • Lien avec nos connaissances initiales : une information vient s’imbriquer plus ou moins bien avec l’ensemble de nos connaissances actuelles. Il est donc intéressant de se demander si cette information remet en question des savoirs que l’on a déjà considéré comme acquis, et si elle remet en question des actes ou des choix que nous avons faits ? On pense évidemment à éviter le plus possible le biais de confirmation dont nous sommes toutes et tous victimes.
  • J’ai également placé sous cet axe de l’étude du cadre, un grand point un peu fourre-tout intégrant les liens personnels ou relationnels, sans se limiter aux relations affectives, et que l’on peut avoir avec la source de cette information, son auteur, avec le cadre en général ou encore avec la thématique, le sujet de l’information. En effet, avant même de savoir ce qui est dit, il faudrait avoir conscience de notre état émotionnel et affectif, et de ses effets sur le jugement que l’on porte sur l’information reçue. Ne sommes-nous pas déjà un peu d’accord ou pas avec le contenu de l’information avant même d’avoir lu son contenu, du simple fait du cadre médiatique ? Avoir en tête que notre avis va dépendre en partie de notre « proximité » idéologique avec le média qui transmet l’information est déjà un pas de côté nécessaire pour analyser celle-ci. À noter que ce lien au cadre n’est pas forcément un lien affectif et qu’il peut aussi être une confiance que l’on accorde à un cadre donné : si je choisis d’aller suivre un cours dans telle université réputée, il peut être efficace d’accorder au départ du crédit à ce qui va être dit.
  • Cas particulier d’une information reçue « à l’école » : l’étude du cadre scolaire et du cadre de la classe en particulier me semble un axe de travail inévitable. En effet, donner aux élèves un texte contenant une information fausse, ou simplement une information dont la fiabilité doit être étudiée est un acte qui bouscule le cadre « de ce qui se fait en classe » (au moins aux yeux des élèves). De plus, le professeur peut se sentir en difficulté, ou peut estimer prendre des risques, en incitant les élèves à adopter un regard critique sur l’information reçue. En effet il est possible, et souhaitable, que l’élève continue à avoir ce regard critique après l’activité … Notre cours passera-t-il l’examen de ce regard ? Et celui d’un autre collègue ? Avons-nous, en tant qu’enseignant·e, le temps et l’envie de tout justifier ? En sommes-nous capables ? Est-ce souhaitable ?
    Il convient donc à mes yeux d’utiliser simplement la grille d’analyse de la pensée critique pour améliorer et transformer nos cours (évidemment) mais aussi pour apprendre à justifier, à légitimer la confiance que les élèves peuvent avoir dans le contenu des enseignements (cf. conclusion de l’article). Si la parole donnée par l’enseignant·e n’est pas égale à celle de l’élève en ce qui concerne l’expression de faits scientifiques, c’est qu’elle se fait l’écho d’une démarche de construction des savoirs, démarche collective, exigeante et régulée.  La confiance que peut avoir l’élève est donc raisonnée et raisonnable. A ce titre, on est loin du registre de l’obéissance aveugle ou de la révélation.
    La démarche de construction de la connaissance est une démarche où seules la validité des preuves et la pertinence des arguments sont censées entrer en compte. Par conséquent, travailler et expliciter cette démarche en classe c’est aussi installer un cadre collectif où l’humilité, l’honnêteté, l’exigence et la bienveillance sont des valeurs qui guident les propos tenus et les relations humaines. Il faut donc jongler entre, d’une part le fait d’apprendre à être dans un cadre collectif, où chacun se doit d’être à l’écoute et respectueux de la parole de chacun (et cela ne se fait pas spontanément), et d’autre part le fait que l’enseignant·e « fasse autorité » dans la transmission du savoir.
    Au delà de l’équilibre que chacun doit trouver, au delà des évolutions nécessaires de notre système éducatif, il apparaît indispensable que l’élève puisse faire la différence entre un argument imposé via un biais d’autorité, et la parole d’un consensus d’expert·e·s dont on peut accepter raisonnablement qu’il fasse autorité. La limite est souvent subtile, mais les situations où les mécanismes de dominations et les positions d’autorités sont utilisées pour simplement clore la réflexion ou la discussion sont, elles, monnaies courantes.
    Il serait dommage que l’école soit un lieu où l’enfant prenne l’habitude de subir et d’arrêter de réfléchir… Travailler sur le cadre de la classe et la démocratie scolaire est certainement un point indispensable d’un réel enseignement de l’esprit critique. Vaste chantier !

Deuxième axe d’analyse : ÉTUDE DE L’ENJEU

Si cette information est vraie ou fausse, qu’est-ce que ça change pour moi, pour mes proches ou pour le monde en général ? Le principe journalistique de la loi de proximité, permet de relativiser, si cela était nécessaire, le fait que l’on juge spontanément et correctement l’enjeu d’une information. Si l’on ajoute à cela la complexité de notre monde et de son fonctionnement, il peut être très difficile de cerner l’enjeu (ou l’importance) de certaines informations. À noter tout de même que l’on peut émettre l’hypothèse suivante à peu de frais : plus on connait et on comprend notre monde, plus on est à même d’évaluer correctement l’enjeu d’une information.
Ainsi, de façon plus ou moins consciente, nous évaluons certainement l’enjeu (et donc l’intérêt) de l’information reçue : si celui-ci nous semble suffisamment faible, alors il est fort probable que nous n’en fassions pas une analyse poussée. Étant donné le nombre d’informations qui nous parvient chaque jour, il serait bien entendu utopique de s’interroger sur chacun d’entre elles, ce mode de fonctionnement (le tri par intérêt) est donc assez habituel. Pour autant, il est nécessaire d’en avoir conscience : nous laissons bien souvent de côté l’analyse d’informations que nous jugeons sans intérêt.
Par contre si l’enjeu est grand, si cette information nous parait importante, si l’affirmation n’est pas ordinaire alors nous devrions pousser plus loin notre analyse. Ceci fait écho à la maxime de Hume souvent résumée en zététique par « une affirmation extraordinaire nécessite des preuves plus qu’ordinaires ».
Dans notre vie quotidienne nous ne passons souvent pas le cap d’une analyse grossière et plus ou moins consciente du CADRE et de l’ENJEU. Il est probable que nous décidions à ce stade, la plupart du temps, de prendre en compte ou non une information. Or il faudrait, par souci « d’hygiène mentale », réaliser ces deux analyses plus finement et, si l’enjeu potentiel est important, décider alors de pousser l’analyse plus loin avant de se positionner ! Et dans ce cas, la suspension du jugement chère aux sceptiques ne devrait-elle pas être que provisoire ? C’est pourquoi même si je ne vois pas d’ordre chronologique évident selon lequel on devrait appliquer ces différents axes d’analyse, commencer par travailler à conscientiser ces deux là me semble un préalable tout à fait raisonnable et justifié.

Troisième axe d’analyse : Étude de LA SOURCE

Je ne m’étendrai pas sur le sujet, non pas qu’il ne soit pas important, mais il est très souvent traité quand on parle d’analyse de l’information. On peut facilement trouver des méthodes sur ce sujet. Par exemple le 3QPOC pour les sites internet. Il faut évidemment penser à vérifier si l’on peut recouper l’information, trouver d’autres sources (à évaluer également) qui disent la même chose.

Quatrième axe d’analyse : Étude de la FORME

On devrait dire étude des formes, car derrière chaque format de communication (texte écrit, discours oral, image, graphique et tableau, graphisme et mise en page, vidéos, etc.) se cachent des règles de langage, des registres, des styles, des codes culturels explicites ou implicites, des sous-entendus  et parfois des moyens de manipuler le futur récepteur de l’information ! L’étude de la FORME du support de l’information, des langages utilisés et de leur réception est évidemment une source infinie de créativité et d’analyse critique. Quelques exemples d’outils permettant de décrypter cela : effet puits, effet Impactimages mensongères, cadrage en photo, graphiques. On ne manquera pas d’ailleurs de noter que l’étude succincte de la forme de la carte donne quelques indices sur les talents graphico-informatiques de l’auteur de ses lignes. Ce qui n’arrêtera cependant pas le lecteur perspicace parcourant ces lignes…

Cinquième axe d’analyse : Étude du FOND, du propos, du sens

Je décompose ici l’étude du FOND en trois points :

  • L’étude du sens des mots utilisés, des concepts manipulés : sommes-nous d’accord sur leur définition ? Sur leur connotation ? Sont-ils utilisés de façon rigoureuse ? Les concepts manipulés sont-ils sortis abusivement de leur champ disciplinaire ?
  • L’étude des preuves, des références : à quoi se réfère l’affirmation ? Quelles sont les preuves explicites ou sous-jacentes qui viennent appuyer cette information ? Pour cela il est utile de se référer à l’échelle du niveau de preuve en science, illustrée avec talent ici.
  • L’étude des raisonnements, la logique : une fois les mots et les preuves posés, comment sont-elles ou sont-ils mis en rapport ? Comment les arguments sont-ils construits ? À noter que dans le Petit recueil de 25 moisissures argumentatives, on dénombre 5 erreurs classiques de logique « pure » (biais de généralisation, raisonnement panglossien, etc). De manière plus générale, la liste des biais cognitifs qui nous poussent à penser que quelque chose de faux est vraisemblable est très longue, voir par exemple ce codex fait en 2016 et résumant ceux-ci.

Ces axes d’analyse nous permettent de nous positionner de façon argumentée sur la vraisemblance de l’information reçue. Afin de mieux visualiser une échelle allant de l’information assurément fausse à l’information assurément vraie en passant par plusieurs niveaux de doute plus ou moins favorable à l’information, on peut utiliser une sorte de « curseur de vraisemblance » (l’original par Henri Broch ici) comme proposé sur la carte. L’important à mes yeux est de pouvoir se positionner de façon argumentée, et ce, en invoquant des résultats, plus ou moins poussés, des études précédentes sans forcément avoir étudié en détail tous les axes d’analyse !
Exemples de positionnement :

  • La source me semble fiable (auteur connu et respecté qui s’exprime sur son sujet) mais la forme est un peu bizarre (le graphique n’a pas d’axes clairs), et sur le fond il y a un mot qui me semble mal utilisé. Je trouve l’info plutôt fiable, au niveau 4/5.
  • L’enjeu est faible et j’ai plutôt confiance dans l’auteur (qui a écrit tel livre que je juge très bon): je vais considérer ça comme fiable : 3/5
  • Cette affirmation est en contradiction totale avec ce que je sais de la physique de base : information pas du tout fiable : 0/5.

En effet, au-delà de l’outil d’analyse individuelle, pouvoir se positionner de façon argumentée c’est pouvoir exposer sa pensée aux critiques (que l’on espère argumentées et bienveillantes) d’autres personnes, c’est donc pouvoir débattre de façon raisonnée et se laisser la possibilité de construire progressivement un avis plus construit, mieux argumenté et évitant ainsi d’autres erreurs de positionnement.
On peut également décider de suspendre son jugement, d’estimer que l’on n’a pas assez d’éléments pour se positionner, ou que les critères d’évaluation sont contradictoires. En cas de doute ou de suspension du jugement, si l’enjeu est important : il faudrait certainement entreprendre de se renseigner davantage sur le sujet.
On peut aussi dire qu’une information jugée fiable devient une nouvelle connaissance à condition d’avoir appliqué scrupuleusement tous les axes et les biais associés : la validation du savoir en science est une démarche collective, méthodique et exigeante. Apprendre à analyser une information c’est donc aussi se donner des outils méthodologique dont les principes sont les mêmes que ceux d’un chercheur.

Seconde utilisation : ENSEIGNER l’esprit critique. Expliciter les outils méthodologiques sous-jacents

Lors de l’activité menée en 6ème et évoquée en début de présentation, seuls trois axes d’analyse sont présentés aux élèves : la source, le sens des mots et les preuves. Les trois analyses convergent toutes dans le même sens mais c’est surtout l’étude du sens des mots qui nous permet de trancher, car le texte contenant de fausse informations utilise abusivement des concepts scientifiques de base.
Une fois la partie analyse de l’activité terminée, plusieurs points sont abordés en conclusion et apparaissent en général comme évidents pour élèves :

  • Se mettre d’accord sur le sens des mots est indispensable.
  • Il faut analyser la source d’une information.
  • Il va falloir déterminer quand une preuve est fiable ou non.

Et ce afin d’acquérir des savoir-faire, des techniques permettant de mieux trier l’information, de « ne pas se faire avoir ».
Ainsi, à chaque fois que de nouveaux mots de vocabulaire seront introduits, il sera pertinent de faire ressentir aux élèves (via la construction didactique de l’activité) l’aspect nécessaire de ces mots. Ceux qui ont plusieurs sens, ou dont le sens change en fonction du cadre (poids/masse par exemple) seront également présentés en lien avec cette activité introductive.
Pour le travail sur les sources, j’essaie de m’astreindre à deux règles en cours de sciences physiques :

  • Toujours citer la source, toujours évaluer sa fiabilité (même en se contentant souvent de : fiabilité du document selon le professeur : très bonne)
  • Donner parfois des documents aux sources douteuses et aux informations partiellement erronées.

Pour le travail sur les preuves, apprendre à évaluer une preuve et à construire des preuves via l’expérimentation est un travail continu en cours de sciences physiques.
En rajoutant l’étude de la FORME, des langages, j’obtiens une version de carte destinée à être collée dans les cahiers (l’utilité de ce document dans leur cahier est inconnue à ce jour) et surtout à être affichée en classe de manière à pouvoir s’y référer fréquemment en cours. Voici la version élève de cette carte :

Carte méthodologique : analyse de l’information pour les élèves par Julien Machet

J’ai choisi de ne pas détailler ici le CADRE et l’ENJEU mais de les laisser pour pouvoir m’y référer plus facilement, à l’oral, au besoin.

Une autre carte, destinée à rappeler les différentes postures à adopter face à l’information est, elle, affichée en classe

Carte méthodologique : analyse de l’information pour les élèves par Julien Machet (affiche)

Ces deux cartes sont à télécharger en version modifiable (ppt) ou pdf.

De la même manière, deux autres affiches sont présentes dans la classe : le curseur de vraisemblance (visible au centre de la carte) et l’échelle de la preuve en sciences.  Cette dernière affiche est très pratique pour aider à prendre l’habitude de distinguer une simple opinion d’une connaissance construite. De plus, par exemple, lors d’une démarche expérimentale si l’élève énonce une hypothèse ou une conclusion il peut dans les deux cas se positionner de façon argumentée sur le curseur de vraisemblance. L’expérimentation méthodique permet d’apporter (potentiellement) pour la conclusion une preuve plus solide que la simple opinion de départ.
Cette carte, comme la précédente, n’a pas la prétention de présenter une liste exhaustive. Il serait sûrement intéressant qu’elle soit déclinée à ce niveau de simplification (au minimum) dans toutes les matières.
Ce qui m’intéresse en produisant cette carte pour les élèves est d’essayer ainsi :

  1. de montrer que les savoirs, savoir-faire et savoir-être (en collectif) sont utiles voire absolument nécessaires pour trier correctement les informations ;
  2. de développer ainsi des attitudes, des savoir-faire et quelques savoirs propres à l’esprit critique ;
  3. de rendre explicite la méthodologie de la construction de connaissance en science dans l’enseignement des contenus habituels et surtout de justifier l’exigence d’honnêteté intrinsèque à cette méthodologie ;
  4. de tenter de faire toucher du doigt la montagne de travail rigoureux qui a été abattue avant nous et qui nous permet d’avoir toute cette connaissance à disposition. Et de les inciter à savoir également faire confiance de façon raisonnable et justifiée dans les connaissances enseignées.

Je développerai la manière d’intégrer ces différents axes d’analyses dans mes cours dans un prochain article.
Ces cartes et ces réflexions sont amenées à être modifiées et améliorées. N’hésitez pas à me contacter à ce sujet.

Julien Machet : julien_machet@hotmail.com

Déterminants des attentats islamistes: que disent les faits?

Alors que le procès en cours des attaques perpétrés en janvier 2015 contre Charlie Hebdo, une policière à Montrouge et l’Hyper Cacher a réouvert le débat public sur les causes de la violence islamiste, ce dernier est devenu plus vif encore suite à l’assassinat de Samuel Paty le 16 octobre 2020. Il est normal que lors de ces événements choquants, l’émotion rende difficile l’examen raisonné et froid des faits. Pourtant, les faits sont plus que jamais nécessaires pour se faire un avis éclairé sur les causes des attaques islamistes, leur recrudescence en France depuis 2015 et les meilleurs moyens d’y faire face. Nous regroupons dans cet article, les tentatives de Clara Egger et de Raul Magni-Berton – membres du CorteX et auteurs de travaux récents sur les causes de la violence islamiste – de remettre la raison et les faits au coeur des ces enjeux. Comme vous le verrez, la réaction des médias est édifiante.

Acte 1 – Vérités scientifiques et vérités judiciaires lors du procès Charlie Hebdo

Septembre 2020 : premier acte. Alors que la couverture médiatique du procès des attaques de janvier 2015 bat son plein, au CorteX, on trépigne et on fait le plein de matos pour nos cours de pensée critique. Las de lire dans tous les canards que ces attaques visent avant tout « la liberté d’expression », Raul est le premier à dégainer sur son blog de Médiapart 1 sur la base d’un travail de recherche récent co-écrit avec Clara Egger et Simon Varaine. 2

Croquis du procés des attaques de Charlie Hebdo, Montrouge et del’Hyper-Cacher

Le texte assez commenté et partagé, arrive aux oreilles d’un journaliste de Charlie Hebdo, Antonio Fischietti, qui traite pour le journal l’actualité et l’information scientifique. On ne le remerciera jamais assez d’être le seul à avoir pris le temps de lire l’article (c’est de plus en plus rare) alors qu’il fait partie de ceux qui ont directement perdu des proches et des collègues en 2015. Chapeau, Antonio ! Sa réponse , par contre, lapidaire et un peu moqueuse 3, ne nous convainc pas franchement et révèle un manque de compréhension des études statistiques en sciences sociales.

Elle offre toutefois l’occasion à Raùl de reprendre, point par point, les contre-arguments avancés 4.On retiendra de cet échange qu’en matière de violence islamiste, l’application du rasoir d’Occam est à la peine. Parmi toutes les hypothèses pouvant expliquer la survenue d’attentats, certaines sont a priori écartées malgré les preuves accumulées en leur faveur. On comprendra pourquoi dans le second acte de cette controverse.

Acte 2 – Cachez ces études statistiques que je ne saurai pas voir

Novembre 2020 : second acte. A l’occasion d’un débat opposant personnalités du monde académique, des arts et de la culture et chercheurs en études stratégiques sur l’impact de la guerre sur les attaques islamistes, Raul remet le couvert, cette fois accompagnée de Clara. Leur tribune publiée dans la section Débats de l’Obs 5, étaye l’argument selon lequel, il existe en France un déni sur le rôle que joue les interventions militaires extérieures dans les pays musulmans sur la probabilité d’être ciblé par une attaque islamiste. On ne s’attendait pas à ce que telle conclusion, banale dans les cercles d’experts sur le sujet, suscite autant de réactions négatives. La palme d’or à ce journaliste à qui revient le mérite de la réponse la plus explicite : « l’argumentation statistique ici donne presque l’illusion que la vengeance des terroristes est, sinon légitime, du moins compréhensible ».

Scepticothèque : films et esprit critique

Voilà plusieurs mois que Vivien Soldé, doctorant en sociologie à l’Université de Reims Champagne-Ardenne, nous a parlé de sa « scepticothèque : la cinémathèque sceptique et zététique » regroupant des œuvres cinématographiques en lien avec l’esprit critique, le scepticisme, l’autodéfense intellectuelle. C’est un travail précieux que nous partageons aujourd’hui car il regroupe et permet de (re)découvrir des films parfois anciens, mais dont l’objet interroge des thématiques que nous avons l’habitude de rencontrer dans notre vie de sceptiques… Du Procès du singe en passant par Contact, Yéti et compagnie, ou encore Experimenter, l’ensemble de ces œuvres peut aussi constituer un vivier pertinent de ressources pédagogiques, à exploiter avec élèves et étudiants, pour travailler sur les thématiques abordées.
Cerise sur le gâteau, Vivien a également concocté une sélection de 10 films pour le confinement (celui de mars-avril est ici), à déguster entre deux apéros à distance…
Merci et encore bravo à lui pour tout ce travail !

La scepticothèque est à découvrir ici

10 films « sceptiques » pour le confinement (1) à regarder entre deux apéros à distance : c’est là

10 filmes « sceptiques » pour le confinement (2) à regarder entre deux apéros à distance : c’est là

Cours Esprit critique et mathématiques au lycée : (se) tromper avec les graphiques

Louis Paternault est enseignant de mathématiques au lycée Ella Fitzgerald de Saint Romain en Gal (69). Il nous présente ici une séquence effectuée avec ses élèves de seconde et première S concernant l’analyse des graphiques, en étudiant les différents biais qui peuvent se glisser dans leur réalisation et interprétation. Un travail précieux qui utilise des informations réelles, parues dans différents médias, renforçant l’idée que notre esprit critique gagne toujours à être en éveil face aux chiffres et autres présentations numériques dans la vie quotidienne. Merci et bravo à Louis !

L’article rédigé par Louis est déjà publié et mis en forme sur son blog, nous le reproduisons ici avec son autorisation.

Objectif principal

Cette activité de lycée a pour but d’étudier différentes manières permettant de tromper (volontairement ou non) avec des graphiques. En d’autres termes, comment la représentation de vraies données statistiques permet de donner une impression erronée ?

Téléchargement

Pour les personnes pressées, commençons par les documents nécessaires pour réaliser cette séance en classes :

(fichiers LaTeX et images ; à décompresser avec le logiciel libre 7zip si votre système d’exploitation ne sait pas quoi faire de ce fichier).

Contexte

Cette séquence a été réalisée en accompagnement personnalisé, en seconde et en première S. Je pense qu’elle peut-être réalisée à n’importe quel niveau du lycée général.
Elle a été effectuée en demi-groupes (17 élèves environ).

Objectifs de la séquence

En ce qui concerne le programme de mathématique, cette séquence permet de :

  • lire, analyser, créer différentes représentations de séries statistiques ;
  • « faire réfléchir les élèves sur des données réelles et variées » (programme de seconde) ;
  • manipuler le tableur (principalement pour représenter une série statistique).

Pour l’esprit critique, cette séquence permet :

  • de voir comment les mêmes données peuvent donner une impression différente selon la manière dont elles sont représentée ;
  • d’apprendre à ne pas se laisser tromper par de telles erreurs (volontaires ou non).

Déroulement

Cette séquence se déroule en deux parties (d’environ une séance chacune) : dans un premier temps, les élèves étudient des graphiques « réels » (publiés dans des journaux, à la télé, par des partis politiques, etc.) pour établir une liste d’erreurs fréquentes ; dans un second temps, ils sont amenés à créer eux-même un graphique trompeur (qui, à partir de vraies données, donne une impression fausse ou fantaisiste).

Première séance : Analyse de graphiques

Note : J’ai réalisé d’abord cette séance ; ma collègue Céline l’a utilisée et améliorée. C’est sa version que je décris ici.
La professeure commence par présenter oralement l’objectif de la séance :

À partir de données réelles : répertorier différentes manières de tromper les autres en construisant des graphiques (et donc, répertorier aussi des pièges à éviter pour ne pas se tromper en observant des graphiques).

Travail en groupe

Les élèves sont séparés en deux groupes, et doivent prendre un stylo chacun. Chaque groupe se voit distribuer :

  • les polycopiés groupeA.pdf pour le premier groupe, groupeB.pdf pour le second groupe (dans chacun des deux polycopiés, les mêmes données sont représentées de deux manières différentes, menant à des conclusions différentes) ;
  • des post-it.

Les élèves ont eu quelques minutes pour analyser chaque graphique et prendre des notes de leurs idées (une par post-it).

Mise en commun

La professeure leur présente la première partie du diaporama (qui reprend les graphiques qu’ils ont eus entre les mains), en leur disant qu’il s’agit des graphiques qu’ils ont analysés sur polycopié, et qu’ils vont répertorier aux tableaux chacune des « manipulations » possibles.
Leurs idées (d’erreurs ou manipulation) sont relevées au cours du diaporama, à partir de leurs post-it, et des nouvelles idées qui peuvent alors venir.
À la fin de cette partie, une liste des erreurs possibles est disponible au tableau (voir ci-dessous).

Nouveaux graphiques

La seconde partie du diaporama est alors projetée, et les élèvent doivent identifier pourquoi les graphiques proposés sont trompeurs, en se référant à la liste construite précédemment.

Seconde séance : Création d’un graphique trompeur

Note : Cette séance n’a pas été réalisée entièrement ; je pense qu’elle prend une ou deux séances d’une heure.
Cette séance se déroule sur tableur, par binôme. Le but de la séance est de créer un graphique trompeur (réalisé à partir de vraies données, mais qui donne une impression fausse ou fantaisiste).

Première partie

Les élèves ont à disposition l’énoncé, et des séries de données statistiques (réelles, mais a priori sans lien entre elles).
Ils doivent tracer différents graphiques (le détail est dans l’énoncé) ; le but est de leur faire manipuler le tableur (différents types de graphiques, plusieurs axes pour un même graphique, axes ne commençant pas à zéro, etc.).

Seconde partie

Après avoir vu comment manipuler des graphiques, c’est au tour des élèves de produire un graphique trompeur : ils doivent produire un graphique qui montre une corrélation entre deux des séries données pourtant sans lien entre elles.
Les données (population, nombre de mariages, dépenses en fruit et légume, entrées au cinéma en France depuis 1960) sont dans un fichier donnees.ods (sur lequel ils ont travaillé dans la partie précédente). Les élèves peuvent sélectionner les données représentées, supprimer celles qui ne servent pas leurs objectifs, mais ils n’ont pas le droit d’inventer ou modifier des données.

Troisième partie

Enfin, il est possible de terminer (je ne l’ai pas fait ; voir la partie Bilan) en faisant présenter aux élèves leurs corrélations bidon de manière aussi convaincante que possible : en les faisant trouver des fausses explications (« la consommation de légumes favorise les mariages car… ») ou des conséquences (« il faut encourager les français à aller au cinéma pour que la consommation de fruits et légumes augmente »).

Bilan

Analyse de graphiques

Les élèves ont semblé apprécier cette séance : ils ont été très dynamiques. Ils ont bien détecté les problèmes et ont fait des commentaires intéressants sur les différents thèmes. L’objectif de la séance (remarquer des erreurs dans les graphiques) semble donc atteint.

Création d’un graphique trompeur

Je n’ai réalisé que partiellement cette séance (j’ai commencé, mais les vacances sont arrivées, et des séances ont été annulées, et finalement, la suite se serait déroulée plus de six semaines après la première partie ; j’ai préféré abandonner) ; ma collègue ne l’a pas réalisée (à cause de la fin de l’année), donc le bilan est très partiel.
La création de graphiques (pas encore trompeurs) a plutôt fonctionné, en demandant leur attention régulièrement pour expliquer comment faire certains gestes techniques (calcul en base 100, deux axes différents, etc.). Comme alternative, je vois :

  • faire un sujet très dirigé (mais je voulais les laisser tâtonner, pour qu’ils apprennent à chercher) ;
  • distribuer un mémo sur l’utilisation des graphiques avec LibreOffice.

Seuls quelques binômes se sont essayés à la création de graphiques trompeurs, et seul l’un d’entre eux a été jusqu’au bout, et a réussi à montrer une relation entre deux séries a priori indépendantes. Les autres n’ont pas terminé par manque de temps.
Je pense qu’une séance d’une heure ne suffit pas à faire cette partie : deux séances devraient convenir. La dernière partie (présenter à la classe son graphique) peut servir de variable d’ajustement si les élèves ont terminé trop tôt.

Liste des erreurs

Les erreurs analysées dans cette séquence sont les suivantes :

  • Utiliser une échelle logarithmique au lieu d’une échelle linéaire (cela peut être parfois très utile, mais c’est trompeur si on ne fait pas bien attention).
  • Ne pas faire commencer l’axe des ordonnées à 0 (très courant).
  • Utiliser la 2D ou la 3D pour donner de fausses impressions (doubler l’échelle multiplie les aires par quatre, et les volumes par huit).
  • Trier les données : effacer celles qui ne nous plaisent pas (particulièrement efficace en sélectionnant la période de temps qui sert notre propos).
  • Choisir la bonne année de référence pour des indices en base 100 (ce qui est la raison d’être des indices, mais qui peut créer un effet exagéré par rapport à la réalité des données).

Exemples traités

Je donne pour chacun des exemples la question posée aux élèves, sur laquelle porte la manipulation ou l’erreur du graphique.

Évolution des salaires

Qui, des cadres ou des ouvriers, a vu son salaire annuel net moyen augmenter le plus entre 1992 et 2012 ?

Le graphique de droite utilise une échelle logarithmique, alors que celui de gauche utilise une échelle linéaire (à laquelle nous sommes le plus habitués). Ce que montrent ces graphiques, c’est que le salaire des cadres augmente le plus en valeur absolue (graphique de gauche), alors que c’est le salaire des ouvriers qui augmente le plus en taux d’évolution (graphique de droite).
Laquelle des deux réponses est la bonne ? C’est une question politique, pas mathématique.

Évolution du chômage

Le chômage a-t-il :

  • un peu, ou pas augmenté ?
  • moyennement augmenté ?
  • beaucoup augmenté ?

Ces trois graphiques présentent la même information (les mêmes données) de trois manières différentes.

  • Sur aucun des trois graphiques, l’échelle verticale ne commence à zéro (et sur celui de France 2, elle n’est même pas présente) : cela augmente artificiellement les évolutions.
  • La légende de l’axe horizontal est difficilement lisible.

Évolution du taux de grévistes

Le nombre de grévistes a-t-il :

  • peu diminué ?
  • beaucoup diminué ?
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La légende a été effacée.
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Version originale de la SNCF.
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Version corrigée : les hauteurs des barres sont proportionnelles aux pourcentages.

D’après le communiqué de presse de la SNCF du 4 avril 2018 ; relevé par l’émission C’est à vous du 6 avril 2018 (France 5).

L’erreur ici est que l’échelle verticale ne commence pas à 0.
Il est intéressant de rappeler le contexte : ce communiqué a été publié durant une grève des cheminots contre la direction de la SNCF (et plus largement contre une mesure du gouvernement) ; la direction de la SNCF a tout intérêt à minimiser le succès de la grève, pour décourager les cheminots et rassurer les usagers.

Part de marché

Quelles sont (dans l’ordre) les trois premières marques de smartphones en fonction de leur part de marché ?

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La légende a été effacée.
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Version originale (avec légende).

La 3D donne l’impression que la section verte est plus grosse que la violette, mais c’est l’inverse qui est vrai.
D’une manière générale : ne jamais utiliser de 3D dans les graphiques : c’est joli, mais ça fausse très souvent les résultats.

Évolution de la fréquentation des cinémas

La démocratisation d’internet en France (à partir des années 2000) a-t-elle eu un effet négatif/neutre/positif sur la fréquentation des français au cinéma ?

Les personnes luttant contre le téléchargement illégal affirment souvent que le « piratage » tue le cinéma. Ces données le prouvent-elles ?
Si l’on regarde le premier graphique, qui ne présente que les données sur la période 2001—2007, on a l’impression que la fréquentation stagne, voire décroît. En revanche, en regardant les données depuis les années 50 (second graphique), on voit que la fréquentation a plutôt tendance à augmenter ces dernières années.
Ici, selon la période de temps présentée, on montre un effet ou son contraire.

Aires de disques

En regardant le premier graphique :

  • Le disque rose est « combien de fois » plus grand que le disque vert ?
  • Quel pourcentage représente-t-il ?
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Sans la légende. Source : Le Monde, édition du 12 juin 2012.
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Avec la légende. Source : Le Monde, édition du 12 juin 2012.

Source : Le Monde, édition du 12 juin 2012.

Les rayons des cercles sont proportionnels aux pourcentages, mais les aires donnent du coup une impression faussée. Si les rayons des cercles rose et vert sont proportionnels aux pourcentage (environ six fois plus grand), les aires ne le sont pas : l’aire du disque rose est 36 fois celle du disque vert.
Il y a deux problèmes ici.

  • D’une part, sur un graphique en deux dimensions (comme ici) ou en trois dimensions, une multiplication de l’échelle par deux produit une multiplication de l’aire par 4, et du volume par 8, ce qui est trompeur (attention donc aux graphiques qui, par exemple, pour représenter l’évolution des dépenses de santé, représentent un hôpital plus ou moins gros : est-ce que l’échelle est proportionnelle aux données, ou le volume ?).
  • D’autre part, l’œil et le cerveau humains savent bien comparer des distances (hauteur ou longueur), mais ne sont pas bons pour comparer des aires (cité par Vandy Berten dans la partie Confondre surface et taille de son article Comment mentir avec un graphique).

Conclusion : Ne pas utiliser de 2D ou 3D (ou alors faire très attention).

Radicalisation en France

Voir la version sans légende sur laquelle travailler en classe.

  • Classer les couleurs par nombre de cas signalés.
  • Quelle est la particularité des départements noirs ?

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Source : Journal du dimanche, d’après des données du ministère de l’Intérieur ; repéré par Le Monde (22 mai 2018).

Deux erreurs faussent cette cartographie :

  • Le choix des couleurs n’est pas usuel. Le plus souvent, pour montrer une gradation de données, les couleurs utilisées vont du plus clair au plus foncé (exemple), ou suivent plus ou moins le spectre lumineux (exemple). Sur cette carte, comparer deux départements sans se référer à la légende n’est pas évident.
  • Les données représentées sont des données brutes, et non pas relatives. Ce graphique montre que dans les départements les plus peuplés sont relevés le plus grand nombre de cas de radicalisation, ce qui est tout à fait normal si le taux de radicalisation est indépendant de la géographie (voir une présentation humoristique de ce problème).

Tract électoral

Quel procédé a été utilisé pour renforcer l’argument de ce tract électoral ?

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Source : Parti Socialiste, repéré par Vandy Berten.

L’échelle verticale ne commence pas à 0.

Chiffres de la délinquance

En quoi l’utilisation du graphique par Brice Hortefeux (alors ministre de l’intérieur, donc en charge de la délinquance) est-elle fallacieuse ?

Source : Journal télévisé du 20 janvier 2011, TF1 (repéré par le Cortecs).

  • Un premier problème classique est que l’échelle verticale est absente. Il est assez facile d’observer qu’elle ne commence pas à zéro.
  • Le titre est particulièrement vague : Qu’est-ce qui est mesuré ici ? La délinquance réelle ? Le nombre de plaintes ? On a vu des policiers jouer avec les chiffres (faire déposer une plainte par personne à un groupe de personnes pour augmenter ces chiffres ; requalifier une tentative de cambriolage en destruction de biens pour transformer un crime en délit). Les violences interpersonnelles (violences conjugales par exemple) semblent augmenter, mais c’est plutôt dû au fait que les victimes portent maintenant plus souvent plainte (pour une analyse plus approfondie, voir cet article écrit en réaction à ces annonces de Brice Hortefeux). Le nombre de plaintes n’est donc pas un bon indicateur de la délinquance.Est-ce la délinquance ressentie qui est mesurée ? Celle-ci augmente plutôt, alors que le monde n’a jamais été aussi peu violent.Bref, avec assez peu de rigeur (ou beaucoup de mauvaise foi), il est possible de faire dire à peu près n’importe quoi aux chiffres de la délinquance.

Production industrielle

Pouvez-vous classer les quatre pays représentés en fonction de leur production industrielle en 2015 ?

Source : Débat télévisé du 20 mars 2017 (durant la campagne pour l’élection présidentielle). Marine Le Pen a publié ce graphique sur son compte Twitter.

Ce classement n’est pas celui représenté sur le graphique qui représente des indices, base 100 en 2001 (année d’introduction de l’euro). En choisissant une autre année de référence, on obtient des graphiques dans lesquels l’effet annoncé par Marine Le Pen, s’il est toujours présent, est beaucoup moins impressionnant.
Les « décodeurs » du Monde font une analyse détaillée de ce graphique.

Corrélation n’est pas causalité 1

Quel est le lien entre le nombre de magasin Ikéa dans chaque pays, et son nombre de prix Nobel ?

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Sources : Wikipédia pour le nombre de magasins Ikea par pays ; La Croix pour le nombre de prix Nobel par pays.

Commençons par remarquer que j’ai supprimé de ce graphique les données qui ne servaient pas mon propos (comme la Chine, qui a beaucoup de prix Nobel, mais peu de magasin Ikéa).
Une règle bien connue des zététiciens est « Corrélation n’est pas causalité ». Il est probable que le nombre de magasins Ikéa dans un pays soit corrélé au nombre de prix Nobel, mais ce n’est pas pour autant que l’un est la cause de l’autre. Dans ce cas, il y a sans doute un troisième facteur qui est la cause de cette corrélation : le niveau de vie. Plus le niveau de vie d’un pays est élevé, plus il y aura de magasin Ikéa et de prix Nobel.
Un autre exemple célèbre est que dans les écoles, la taille des pieds (la pointure) est corrélée au niveau de lecture : en général, les élèves qui ont les plus grands pieds savent mieux lire que les autres. Bien qu’étrange à première vue, ce lien est parfaitement normal : les élèves plus agés ont des pieds plus grands, et savent mieux lire.
Conclusion : Ce n’est pas parce que deux mesures sont liées que l’une est la cause de l’autre.

Corrélation n’est pas causalité 2

Quel est le lien entre le nombre de divorces dans le Maine (un état américain) et la consommation de margarine (aux États-Unis ?) ?

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Source : Tyler Vigen, Spurious Correlation.

Encore une fois, corrélation n’est pas causalité. Mais cette fois-ci, contrairement à l’exemple précédent, il n’y a sans doute pas de liens entre les deux séries de données : ce n’est probablement qu’un hasard.
Les zététiciens disent également que « L’improbable est probable ». S’il est quasiment impossible que deux séries statistiques prises au hasard soient corrélées, il est tout à fait normal que, parmi les milliards de séries statistiques qui existent dans le monde, plusieurs séries sans lien entre elles varient de la même manière. C’est ce qui se passe ici.

Variations et Valeurs cumulatives

Je n’ai pas utilisé cet exemple avec mes élèves, mais en utilisant les valeurs cumulatives plutôt que les valeurs absolues, il est possible de donner une impression fausse. Vandy Berten donne un exemple dans Comment mentir avec un graphique.

Bibliographie

J’ai puisé mes exemples de graphiques trompeurs dans les articles suivants (mais pas uniquement).

Sondages d'opinion – Attention à l'intention

Vraiment, un grand merci à Fabien Tessereau, enseignant de mathématiques au collège du Mourion à Villeneuve-lez-Avignon, pour ce retour d’expérience sur un travail d’analyse critique de sondages d’opinion, mené en classe de 4ème. C’est toujours un plaisir de voir qu’on peut enseigner à repérer des biais méthodologiques importants, de manière ludique, y compris avec un public jeune. 

Sondages d’opinion : attention à l’intention !

Dans le cadre de la réforme du collège, nous avons projeté de monter en 4ème un Enseignement pratique interdisciplinaire (EPI) sur l’esprit critique avec mes collègues de français et d’histoire – géographie – EMC (enseignement moral et civique). Dans ce cadre, je me suis inscrit à un stage du Plan académique de formation (PAF) dont le thème était « Médias et esprit critique » mené par Guillemette Reviron du collectif « CORTECS ». C’est lors de ce stage qu’elle m’a donné l’idée de travailler avec les élèves sur les limites des sondages d’opinion en leur faisant construire une enquête sur la qualité de la cantine avec la consigne d’utiliser tous les biais possibles dans le recueil des données – mais sans modifier a posteriori ces données – pour que les résultats viennent confirmer une conclusion fixée préalablement. À notre connaissance, ce type de séquence pédagogique n’avait jamais été testée et le résultat n’était pas garanti. J’ai assumé la « prise de risque » et me suis lancé dans la mise en œuvre de cette idée en utilisant les différentes ressources présentées pendant le stage.

Séance 1 – Introduction

Diagrammes et graphiques

Dans mon cours sur les statistiques et la production de graphiques, j’ai intégré une première heure sur la sensibilisation au fait que les graphiques ne sont pas « neutres », même lorsqu’ils sont mathématiquement justes. L’objectif de cette première séance était de les sensibiliser au fait qu’un graphique ne donne pas seulement un résultat mathématique mais qu’il laisse aussi des impressions, et que celles-ci peuvent être orientées différemment par des représentations distinctes d’un même jeu de données. Après une introduction très courte, je leur ai présenté un extrait du journal télévisé de TF1 (20 janvier 2011) où Brice Hortefeux, alors ministre de l’intérieur, présente un diagramme sur l’évolution de la délinquance.

Ensuite, j’ai mis la vidéo en pause sur l’image du ministre présentant le graphique et j’ai demandé aux élèves de me décrire ce qu’ils voyaient. Au terme de l’échange – parfois relancé par mes questions – les élèves avaient pointé plusieurs choses sur la mise en forme : il est apparu que la couleur rouge avait été choisie pour la hausse de la délinquance et le vert pour la baisse. Les élèves ont réussi à analyser que le rouge est une couleur plutôt associée à ce qui n’est « pas bien » ou « interdit » contrairement au vert. Il a aussi été noté que les nombres en vert étaient écrits plus gros pour ressortir. Mais le principal argument mathématique n’est pas venu : aucun élève n’a remarqué l’absence d’échelle sur l’axe des ordonnées (si bien que l’on ne sait pas quels sont les nombres associés à la hauteur des rectangles), nous ne disposons donc que de pourcentages sans valeurs absolues ni ordre de grandeur. Cela pose pourtant au moins deux problèmes : 1) l’augmentation ou la diminution, qui peut paraître importante en pourcentage, peut en fait concerner un nombre très faible de délits, significatif statistiquement mais pas du tout d’un point de vue sociétal ; 2) l’impression d’augmentation ou de diminution peut être faussée si l’axe des ordonnées n’est pas gradué de manière régulière (de 5 en 5 par exemple), ce que nous ne pouvons pas vérifier ici.
Tout ce travail s’est fait à l’oral, en prenant la précaution de préciser que l’objectif n’était pas d’évaluer la pertinence du fond du propos (sur lequel il y aurait par ailleurs beaucoup à dire), mais de travailler sur sa mise en forme ; je notais simplement au tableau les différentes remarques.

J’avais prévu que les élèves ne remarqueraient pas l’absence de ces informations pourtant essentielles, et pour leur faire ressentir l’importance de préciser l’échelle sur les axes, j’ai choisi d’enchaîner avec la vidéo de Nicolas Gauvrit enregistrée pour le Cortecs.

La vidéo étant un peu longue (9 minutes), j’ai surtout fait des arrêts sur images sur les premiers diagrammes présentés (évolution de la délinquance et remboursement des médicaments) ; nous n’avons pas regardé la dernière partie trop complexe pour des élèves de 4ème. Pour chaque graphique, les élèves ont détaillé à l’oral ce qu’ils voyaient et leurs impressions. Ils se sont rendu compte de l’importance des axes, de la graduation choisie et donc de l’échelle utilisée. J’ai fait le rapprochement avec le dessin ou la peinture, quand l’artiste « représente » ce qu’il voit ou ce qu’il imagine (par exemple pour le tableau « Les Ménines » vu par Velasquez ou par Picasso). Il laisse ainsi une « impression » à ceux qui viennent voir l’œuvre. Nous avons alors repris le diagramme du journal de TF1, ils ont immédiatement remarqué qu’il manquait l’échelle et la légende sur l’axe des ordonnées. Là encore, nous avons conclu qu’il manquait des informations mathématiques, que cette omission était susceptible d’orienter notre jugement et que les couleurs choisies pouvaient avoir de l’importance. Les élèves ont très bien réagi à cette première partie en étant très actifs, même les moins à l’aise en mathématiques, les questions de description étant relativement simples et accessibles à tous.

Nous avons ensuite visionné un extrait du Petit journal de Canal+ (29 novembre 2011) qui compare les graphiques de l’évolution du chômage présentés le même jour par trois journaux télévisés différents : ceux de TF1, France 2 et France 3 sur un ton humoristique.

Nous en avons retenu que pour une même information, les trois graphiques – justes mathématiquement – ne laissaient pas la même impression.

Nous avons enchaîné sur un diaporama que j’ai réalisé à partir du travail d’Alain le Métayer sur le site du Cortecs sur les diagrammes en araignée des conseils de classe. Suivant l’ordre des matières sur la toile, les impressions données par les trois diagrammes sont différentes et pourtant les valeurs mathématiques sont exactement les mêmes. Là encore, les élèves ont très bien réagi, le but étant qu’ils se posent des questions et qu’ils doutent, sans tomber dans l’excès « Tout le monde nous ment ! ». J’ai bien insisté à chaque fois sur le fait de lire attentivement les éléments mathématiques et de faire attention aux impressions éventuellement données.

Tri sélectif des données et enquêtes d’opinion : les écueils du micro-trottoir

Nous avons ensuite réfléchi à la notion d’esprit critique dans le journalisme en visionnant un dernier extrait vidéo du Petit journal de Canal + (13 juin 2013).

On voit dans cette vidéo un micro-trottoir réalisé dans une gare parisienne un jour de grève des agents de la SNCF. Dans une première partie, les clients interrogés semblent particulièrement mécontents. Dans une deuxième partie, on voit les mêmes personnes bien plus nuancées voire même compréhensives envers les agents grévistes. Cela met en avant le fait que l’on peut fabriquer un point de vue en n’utilisant qu’une partie des réponses des personnes interrogées (c’est une illustration du tri sélectif des données). Les élèves ont été aussi bien surpris que choqués et ont vraiment pris conscience qu’un micro-trottoir, fruit d’une sélection de témoignages, peut être orienté dans un sens ou dans un autre. Toujours à l’oral, nous avons essayé de trouver un intérêt à ce reportage ; nous en sommes arrivés à questionner la pertinence du lieu utilisé pour réaliser le micro-trottoir. Nous sommes parvenus à la conclusion qu’en effet, à la gare un jour de grève, il y avait de grandes chances que les personnes présentes soient essentiellement celles qui n’étaient pas au courant de la grève, ou alors celles qui n’avaient pu faire autrement pour se déplacer, donc des gens probablement mécontents dans tous les cas (deuxième tri sélectif des données). J’ai saisi cette occasion pour parler d’échantillon représentatif.

Présentation du projet

Après ces réflexions, je leur ai présenté le projet : la classe serait divisée en deux groupes pour concevoir une enquête de satisfaction sur la cantine au sein du collège. Un groupe serait chargé de « s’arranger » pour que le recueil de données conduise à conclure que les élèves du collège apprécient la cantine, tandis que l’autre devrait « s’arranger » pour conclure l’inverse en jouant uniquement sur le mode de recueil des données mais en les traitant avec rigueur. La plupart des élèves se sont montrés immédiatement très motivés et investis. La classe a été répartie en deux groupes et chaque groupe a commencé à réfléchir chez soi, pour préparer la deuxième séance, à sa stratégie.

Séance 2 – Préparation de l’enquête

Pendant cette deuxième heure, un groupe est resté avec moi et l’autre groupe est allé réfléchir avec un collègue. Le but pour chaque groupe était de trouver les moyens d’arriver à sa fin. Nous avons réuni les deux groupes pour une mise en commun pour les dix dernières minutes. Il a été très intéressant de constater que les deux groupes ont choisi la même question : « qu’as-tu pensé du repas de la cantine aujourd’hui ? » (De son côté, le professeur de français travaillait avec les élèves sur les différentes façons de poser une même question mais pouvant aboutir à des réponses différentes pour une même personne interrogée).
Chaque groupe a décidé de proposer des réponses au choix (nous avions déjà vu dans un exercice qu’il pouvait être difficile pour le dépouillement de laisser les gens répondre ce qu’ils voulaient). Le groupe ayant pour mission d’obtenir une réponse positive a opté pour trois réponses au choix : 1 – Très Satisfaisant ; 2 – Plutôt  satisfaisant ; 3 – Pas du tout satisfaisant. L’autre groupe a choisi quatre réponse au choix : 1 – Excellent ; 2 – Satisfaisant ; 3 – Plutôt pas satisfaisant ; 4 – Pas du tout satisfaisant.
Pour le groupe dont j’ai eu la charge, je les ai laissé réfléchir entre eux sans intervenir pendant 10 minutes puis j’ai lancé quelques questions afin d’arriver à ce résultat. Comme leur but était de récupérer dans sa partie les personnes répondant plutôt au milieu (dans le plus ou le moins suivant le cas), la question s’est alors posée de savoir : qui interroger, où, et comment choisir les personnes interrogées ? Très rapidement la question du menu est arrivée – est-il prévu des épinards ou des frites ? Ensuite un élève a proposé d’interroger les élèves à la sortie du self à côté du tapis roulant où l’on dépose les plateaux : on ciblerait, suivant le groupe, les élèves dont le plateau déposé serait vide ou plein. Pour des questions d’organisation, je leur ai dit qu’ils ne pouvaient pas être plus de trois par jour à questionner leurs camarades. Enfin, le collège comptant 800 élèves, il a été décidé que chaque élève devait en interroger au moins 8 pour avoir environ 100 résultats pour chacune des deux versions de l’enquête. Afin d’être sûr de toucher un peu tous les élèves du collège, une deuxième question sur le niveau de l’élève a été ajoutée.

Séance 3 – Enquête et dépouillement

L’heure suivante, j’avais préparé dix questionnaires pour chacun (tous sur une même page pour des questions pratiques) et apporté les menus du mois suivant. Les élèves se sont alors répartis par groupe de 2 ou 3 sur les jours où ils allaient poser les questions en fonction des plats (la désignation des « bons » et des « mauvais » menus s’est faite sur des bases entièrement subjectives). Le recueil des données a duré un mois. Six élèves n’ont pas fait passer l’enquête par oubli ou par manque d’envie ou encore par timidité. À l’issue de cette collecte, trois élèves de chaque groupe ont dépouillé les réponses obtenues. Les tableaux avec les résultats ont été distribués à chacun (en fonction de son groupe de départ) et chaque élève a pu réaliser, grâce à l’assistant graphique du tableur, un diagramme circulaire avec les résultats obtenus. Et quels résultats ! Chaque groupe a en effet parfaitement réussi à obtenir les résultats attendus dès le départ. Un élève a aussi proposé de mettre en vert les réponses « positives » et en rouge les réponses « négatives » afin de voir le contraste entre les deux diagrammes. Nous avions donc une enquête sur la cantine rigoureuse sur le plan mathématique mais qui donnait deux résultats complètement différents.

Cortecs_Fabien Tessereau_Sondage_cantine_Non

Cortecs_Fabien Tessereau_Sondage_cantine_Oui

Cortecs_Fabien Tessereau_Sondage_cantine_donnees

 

Bilan

De façon générale sur l’ensemble du projet, les élèves ont été très motivés pour participer et le fait de pouvoir « manipuler » des résultats leur a beaucoup plu. Nous avons bien sûr aussi parlé du fait qu’ils pouvaient du coup, eux aussi être manipulés, malgré l’utilisation des mathématiques. Il nous a manqué du temps en fin d’année pour réaliser un panneau d’affichage avec les deux représentations graphiques sur la même page, mais c’est en projet pour cette année : même si les élèves sont en 3°. Cet esprit critique sur les statistiques me paraissant important, j’ai maintenant intégré à mon chapitre sur les statistiques la première heure de cours de ce projet (avec les vidéos) avec une trace écrite en plus.

Fabien Tessereau

Corrigé – La fabrique du consentement selon Mathieu Vidard

Voici le corrigé de « Entraînez-vous – La fabrique du consentement selon Mathieu Vidard« . Le texte de Mathieu Vidard est indiqué en italique.

Selon nous, les trois points centraux de la critique de ce texte sont :

  1. la technique de l’épouvantail,
  2. la technique du faux dilemme couplée à la rhétorique de repoussoir,
  3. et la fabrication scénaristique (que les journalistes appellent parfois technique du carpaccio, ou storytelling).

La technique de l’épouvantail

CorteX_epouvantail
Aperçu du champ rhétorique de Mathieu Vidard

Appelé également homme de paille ou strawman, nous y avons consacré une page, et c’est l’une des moisissures argumentatives les plus prisées (cf. Les 20 moisissures argumentatives). La méthode consiste à travestir d’abord la position de l’interlocuteur·rice de façon volontairement erronée et facile à réfuter puis détruire cet « épouvantail » en prétendant ensuite avoir réfuté la position. Quelques exemples :

(…) qui ont pris la plume pour dire tout le mal qu’ils pensaient des thérapies

« mal » est une notion morale caduque, et les auteurs de la tribune ne parlent jamais du mal qu’ils pensent de ces théories. Il est très difficile de s’entendre de manière consensuelle sur ce qu’est le « mal » et le « bien »1, sauf peut-être sous le couvert d’une morale déontologiste et de commandements d’ordre religieux, là encore souvent discutés. Il aurait été plus explicite, plutôt que d’évoquer le « mal », de dire que les auteurs·rices ont pris la plume pour évoquer les risques et les effets délétères des thérapies discutées, par exemple.

nos docteurs  (…) se drapent dans l’arrogance de leur respectabilité scientifique pour dézinguer (…)

Il n’y est pas question de « dézinguer » quoi que ce soit. Dézinguer est un mot à effet impact, qui donne une connotation négative à la tribune. Pour rappel, dézinguer, c’est faire du dézingage, c’est-à-dire enlever le revêtement de zinc sur une pièce ou retirer le zinc contenu dans un autre métal. Ça a pris le sens argotique de tuer (au même titre que « dessouder » par exemple, autre métaphore métallurgique).

Et d’en appeler au Conseil de l’ordre des médecins pour sévir contre les fous furieux de la granule et renvoyer au fin fond du Larzac ces dangereux baba cool qui empoisonnent les patients

« fous furieux de la granule » est une invention de Mathieu Vidard, tout comme « dangereux baba cool qui empoisonnent les patients » (voir plus bas la référence). Notons à nouveau l’usage de mots fortement connotés alors qu’ils ne sont pas employés par les rédacteurs et rédactrices de la tribune : « sévir », « fous furieux », « renvoyer au fin fond ».

La technique du faux dilemme, couplée à la rhétorique de repoussoir.

CorteX_faux-dilemme

Autre grand classique du sophisme, le faux dilemme. La méthode est efficace : elle consiste à n’offrir que deux alternatives déséquilibrées en omettant toute autre alternative pourtant possible. Il peut s’agir de réduire le choix à deux alternatives qui ne sont pas réellement contradictoires. Au final, le choix est confisqué et la décision étriquée. Cette stratégie est redoutable car elle oriente sournoisement le débat en le simplifiant en un unique antagonisme. Mais celui-ci n’est qu’apparent : le fait que deux propositions soient compétitives ne signifie pas forcément qu’elles soient contradictoires. Le faux dilemme crée l’illusion d’une « compétitivité contradictoire », qui permet en critiquant l’opposant, de se donner un crédit factice, ce que le monde anglo-saxon appelle le two wrongs don’t make a right, ou sophisme dit « de la double faute ». Dans l’affirmation « soit vous êtes avec nous, soit vous êtes contre nous », nous pouvons trouver des arguments acceptables pour ne pas être « avec eux » sans pour autant « être contre eux » : il n’y a pas contradiction.

Ici Mathieu Vidard applique à la truelle deux faux dilemmes, permettant par repoussoir de glisser un two wrong don’t make a right.

Le premier :

Lorsqu’on pense aux dizaines de milliers de personnes qui sont devenues gravement malades ou qui ont passé l’arme à gauche en raison des effets secondaires de médicaments allopathiques type Médiator ou Distilbène, ou lorsque l’on sait que les somnifères ou les anti-dépresseurs sont prescrits de façon excessive, qu’ils représentent des bombes à retardement tout en faisant la fortune de laboratoires pharmaceutiques véreux ; on se dit que notre club des 124 pourrait légèrement baisser d’un ton. 

Le journaliste, qui n’a pas bien fait son travail, ramène les signataires de cet appel au rang des pro-industries pharmaceutiques. Nous ne sommes pas très loin du célèbre dilemme de George W. Bush : « ou vous êtes avec nous, ou vous êtes avec les terroristes« 2. Cela nous touche d’autant plus que nous, enseignant·es au CORTECS, sommes à la fois critiques des effets négatifs occasionnés par les interactions entre les industries des produits de santé 3 et les systèmes publiques de santé (et investis pour les supprimer) et circonspect·es sur une grande majorité de thérapies dites « alternatives ».

Un second pour la route :

En conclusion de leur tribune, les 124 exigent que l’ensemble des soignants respectent une déontologie et qu’ils proposent à leurs patients une écoute bienveillante. Il fallait oser ! Car c’est précisément à cause d’une médecine conventionnelle déshumanisée que les malades fatigués d’être considérés comme de simples organes sur pattes, se tournent vers des praticiens capables de passer du temps avec eux et de les écouter.

Mathieu Vidard, qui décidément n’a pas creusé très loin, imagine un monde manichéen, dans lequel celui qui critique les médecines non basées sur des preuves est forcément un médecin « déshumanisé » qui considère ses malades comme de « simples organes sur pattes », filant ici le vieux cliché dualiste « médecine conventionnée organiciste froide versus médecine alternative holistique chaleureuse ». D’autre part, il y a un problème ici avec l’usage de l’expression « une médecine conventionnelle ». Deux sens sont souvent confondus à partir de ce mot :  « conventionnel » et « conventionné ». Conventionné signifie que les professionnel·les de santé signent avec l’Assurance maladie une sorte de contrat où il·elles s’engagent
à pratiquer selon des règles négociées avec l’Assurance maladie, à des conditions tarifaires fixées par avance, en échange de quoi l’Assurance maladie prend en charge une partie du coût de la consultation. Conventionnel a simplement le côté péjoratif de « répondant à une convention », ce qui nous renvoie à l’éternel représentation héritée du relativisme cognitif : les résultats scientifiques seraient le fruit de simples conventions (et la science un clergé comme un autre)4.

Heureusement, il existe des médecins conventionnés, répondant au bien public, ne faisant pas de dépassement d’honoraires, limitant voir supprimant leurs interactions avec les industries des produits de santé et chaleureux.

Admirons le magnifique repoussoir ici, que les puristes identifieront comme une variante du Tu quoque, confinant au sophisme de la solution parfaite (fondé sur l’idée que si une mesure prise, ici la médecine conventionnelle, ne constitue pas la solution parfaite à un problème quelconque, elle ne vaut pas un clou) :

est-ce que tous les allopathes peuvent se vanter de pouvoir soigner chaque maladie de façon rationnelle ? Non bien sûr.

En écoutant cet édito, il est difficile de ne pas penser à l’extrait de La crise, de Coline Serreau (1992).

Télécharger pour utiliser dans vos propres cours.

La fabrication scénaristique

(que les journalistes appellent parfois technique du carpaccio, ou storytelling).

© 2018 Tatiana Karaman
Faites des tranches de n’importe quoi, et vous aurez un carpaccio. © 2018 Tatiana Karaman

Se mélangent dans ce genre de narration des procédés rhétoriques comme ceux ci-dessus, avec des options lexicales et métaphoriques qui ancrent l’histoire, le carpaccio.

Le scénario dans l’esprit de Mathieu Vidard a déjà été présenté : il s’agit de défendre les gentils homéopathes « humains » contre les méchants médecins conventionnels « déshumanisés » qui les attaquent par opportunisme et par moralisme rigoriste. Outre les procédés techniques présentés, on trouvera des traces de ce carpaccio émaillant tout le texte. Quelques exemples, associés à leur analyse sommaire :

 professionnels de santé, qui ont pris la plume pour dire tout le mal qu’ils pensaient des thérapies non conventionnelles

Deux des auteurs principaux de la tribune
Deux des auteur·es de la tribune ?

Moralisation artificielle de la controverse, la tribune des 124 se basant d’ailleurs plus sur des données factuelles que sur des opinions (bien que son format ne prête pas à l’étayage bibliographique)

en dénonçant en particulier les médecins homéopathes

Moralisation artificielle de la controverse  : à moins que quelque-chose nous ait échappé, les auteur·es ne semblent « dénoncer » personne – et à qui, d’ailleurs ? Les destinataires principales de la tribune sont d’ailleurs plutôt les instances ordinales et étatiques. Mais elles non plus ne sont pas « dénoncées » : ce sont les conséquences de la tolérance de l’exercice de certaines pratiques qui sont mentionnées et remises en questions.)

Surfant sur le thème des fake news

Soupçon d’opportunisme : les auteur·es surferaient, tels Brice de Nice et Igor d’Hossegor, sur la mode des fake news)

nos docteurs déguisés en oies blanches se drapent dans l’arrogance de leur respectabilité scientifique

CorteX_deux_oies-blanches
Deux des médecins déguisés.

moralisation artificielle de la controverse, procès d’intention, attaque ad personam, prêtant à l’arrogance et à la morgue ce qu’on doit à une démarche scientifique simple ; instillation d’une sournoiserie – M. Vidard manie l‘oie blanche, qui dans le folklore est une personne niaise ou candide ayant reçu une éducation pudibonde. Volontairement ou non, les gens ayant écrit la tribune sont ainsi ramené·es artificiellement à la défense de valeurs morales rigoristes et datées)

pour dézinguer

(procès d’intention, épouvantail et effet impact)

pour sévir contre

procès d’intention, épouvantail et effet impact

les fous furieux de la granule

Epouvantail

et renvoyer au fin fond du Larzac ces dangereux baba cool qui empoisonnent les patients à coup de Nux Vomica et d’Arnica Montana 30 ch.

Épouvantail ; mots à effet impact comme empoisonnement tout droit sorti du cerveau enfiévré de l’auteur ; technique du chiffon rouge, ou hareng fumé ; et scénarisation contre-culture politique : les médecins conventionnels verraient les homéopathes et les acupuncteurs au mieux comme les paysans du Larzac en lutte de 1971 à 1978 contre l’extension de la base militaire du causse, au pire comme des babacool, référence vraiment péjorative aux courants contre-culturels non-violents des années 1960, prônant entre autres l’abandon du puritanisme sexuel – on voit bien que Mathieu Vidard file la vieille métaphore des médecines dites alternatives perçues comme des alternatives socio-politiques ; mais il n’est pas très regardant, car les modèles commerciaux par exemple, de l’entreprise mondiale d’homéopathie, Boiron, est exactement la même que les industries qu’il rejette, tandis que le modèle de santé du monde ostéopathique relève plus de la libre concurrence que du modèle de la sécurité sociale générale et inconditionnelle).

Si cette tribune n’était pas franchement insultante

Prétérition, et plurium de droit moral : une insulte est la négation d’une valeur du point de vue de celui qui la profère, or si tant est qu’il y ait insulte – ce qui n’est pas le cas – il faudrait comprendre quelle valeur fondamentale, et selon qui, est atteinte par la tribune

pour les praticiens comme pour les 40% de Français qui ont recours aux médecines alternatives

Très joli appel au peuple

on s’amuserait des arguments de ces pères la morale

Transformation artificielle des auteur·es de la tribune en moralisateur·rices, alors qu’il n’est fait qu’un rappel à la déontologie des professions de santé – référence ambiguë, soit au livre d’Alfred des Essarts, Le père la morale, 1863, soit au sénateur René Bérenger, considéré, par sa morale rigide et sa défense des bonnes mœurs comme un père-la-pudeur. Cela valut au sénateur une chanson anonyme, reprise dans les années 1950 par le fameux groupe de l’époque les quatre barbus.

Et pourquoi montent-ils au créneau ?

Expression métaphorique guerrière évoquant une époque féodale – fantasmée, d’ailleurs, si l’on en croit les expertes du sujet, Joëlle Burnouf et Isabelle Catteddu, dans Archéologie du Moyen-âge (INRAP, Ouest-France, 2015). On écoutera sur ce sujet l’excellente émission de Vincent Charpentier Carbone 14, sur France Culture, datée du 15 octobre 2016). 

 on se dit que notre club des 124 pourrait légèrement baisser d’un ton

Club : terme péjoratif évoquant une coterie ; baisser d’un ton est un plurium, sous-entendant que le ton était élevé, donc affectif.

Et ils ont raison puisqu’aucune étude sérieuse n’a prouvé à ce jour une quelconque efficacité de cette thérapie.

Méconnaissance scientifique entre efficacité propre/spécifique et efficacité globale, la base de l’étudiant·e en santé

Le contenu scientifique des médecines alternatives est vide.

Ce qui est inexact ; il est souvent faux, mais pas vide.

Rien d’autre que l’effet placebo. Et alors ?

Théoriquement nous devrions nous attendre à ce qu’un des journalistes scientifiques les plus écoutés de France soit pointu sur le sujet. Si l’objet placebo lui a toujours sa place dans la terminologie, le terme d’effet placebo est quant à lui désuet en santé, car il entraîne des représentations erronées : il ne s’agit pas d’un effet à proprement parler, mais d’un mille-feuilles d’effets (au pluriel) contextuels dont beaucoup s’expliquent très bien : régression à la moyenne, Yule-Simpson, migration des stades, etc.

Alors n’est-il pas possible d’admettre qu’il existe parfois une part de magie permettant de soigner ?

Incurie épistémologique : nous ne sommes pas si loin de l’intrusion spiritualiste en science

Comme le rappelle le pharmacologue Jean-Jacques Aulas

Que manifestement le journaliste n’a pas lu, car justement, notre ami Aulas est un des plus raides pourfendeurs des thérapies en question

l’illusion constitue un outil redoutablement efficace, qui peut avoir sa place dans l’art difficile de la thérapeutique.

effet paillasson : Vidard confond magie et illusion – qui n’a rien de magique

En conclusion de leur tribune, les 124 exigent que l’ensemble des soignants respectent une déontologie

Incurie en philosophie morale : il ne s’agit pas de respecter une déontologie, mais la déontologie professionnelle édictée par les conseils de l’Ordre. S’il est pertinent de remettre en question la façon dont les codes de déontologie ont été élaborés ou mis à jour (souvent de manière non collégiale et concertée), et si leurs contenus pourraient reposer beaucoup plus sur des bases empiriques, ils ont le mérite de déterminer un socle commun de pratiques autorisées parce que potentiellement bénéfiques au plus grand nombre.)

En accusant les médecins homéopathes de charlatanisme

épouvantail

et en dénigrant la fonction humaniste apportées par ces thérapeutes

Moralisation et repoussoir : sous-entend que les thérapeutes conventionnés n’ont pas cette fonction humaniste

les signataires de ce texte (…) et font courir le risque à des patients de se retrouver vraiment entre les mains de pseudo médecins.

pente savonneuse

On se demande bien quel est l’intérêt d’une tribune aussi péremptoire

moralisation artificielle

à l’heure où la médecine allopathique

Utilisation d’un terme obsolète, inventé par Samuel Hahnemann, fondateur de l’homéopathie, et désignant « tout ce qui n’est pas homéopathique »

pourrait largement balayer devant sa porte plutôt que d’avoir le mauvais goût de dénigrer le travail de ses confrères.

Majestueux repoussoir en sophisme de la double faute, couplé à moralisation artificielle – mauvais goût – et procès d’intention.

Remarque : ceci est le seul passage qui nous parait [presque] correct, même s’il s’agit d’un propos banal qu’on pourrait entendre au comptoir du coin.

Car c’est précisément à cause d’une médecine [conventionnelle] déshumanisée que les malades [fatigués d’être considérés comme de simples organes sur pattes] se tournent vers des praticiens capables de passer du temps avec eux et de les écouter.

Il faut néanmoins relever ceci : énoncé comme cela, M. Vidard désyncrétise et déplace le problème : la médecine conventionnelle (conventionnée, devrions-nous plutôt écrire, voir plus haut) n’est pas « déshumanisée » partout – et nous rendons hommage aux centres de santé, avec des médecins généralistes dévoué·es à des populations vulnérables ; et si elle l’est, particulièrement en milieu hospitalier, c’est bien plus par manque de moyens humains et politiques que par l' »allopathisme » des méthodes utilisées. Prudence, car en raisonnant comme cela, on loge le problème dans les thérapies employées, et non dans les rouages socioéconomiques qui les régissent.

RM & ND

Pour aller plus loin sur la question de l’homéopathie, le cours de Richard Monvoisin est là.

Sur la question de l’ostéopathie, on regardera avec plaisir (en mettant le son à fond) Albin Guillaud ici.

Sur les questions de thérapies manuelles, on dégustera Nicolas Pinsault là.

Sur les questions plus globales de santé publique, nous avons écrit un ouvrage qui plonge l’analyse dans les ramifications de notre système de santé. Achetez-le dans une petite librairie, et non chez les mastodontes type GAFAM ou FNAC qui en plus d’enrichir les mêmes personnes, réduisent drastiquement l’accès aux littératures les plus fragiles, dissonantes, ou contestataires.